ponts. L'ing©nieur avait ajout©: "L'int©rªt g©n©ral est form© des int©rªts particuliers: il ne justifie rien de plus." -- "Et pourtant, lui avait r©pondu plus tard Rivi¨re, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque chose d©passait, en valeur, la vie humaine... Mais quoi?" Et Rivi¨re, songeant   l'©quipage, eut le cœur serr©. L'action, mªme celle de construire un pont, brise des bonheurs; Rivi¨re ne pouvait plus ne pas se demander "au nom de quoi?" "Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-ªtre dispara®tre, auraient pu vivre heureux." II voyait des visages pench©s dans le sanctuaire d'or des lampes du soir. "Au nom de quoi les en ai-je tir©s?" Au nom de quoi les a-t-il arrach©s au bonheur individuel? La premi¨re loi n'est-elle pas de prot©ger ces bonheurs-l ? Mais lui-mªme les brise. Et pourtant un jour, fatalement, s'©vanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La vieillesse et la mort les d©truisent, plus impitoyables que lui-mªme. Il existe peut-ªtre quelque chose d'autre   sauver et de plus durable; peut-ªtre est-ce   sauver cette part-l  de l'homme que Rivi¨re travaille? Sinon l'action ne se justifie pas. "Aimer, aimer seulement, quelle impasse!" Rivi¨re eut l'obscur sentiment d'un devoir plus grand que celui d'aimer. Ou bien il s'agissait aussi d'une tendresse, mais si diff©rente des autres. Une phrase lui revint: "II s'agit de les rendre ©ternels..." Oé avait-il lu cela? "Ce que vous poursuivez en vous-mªme meurt." II revit un temple au dieu du soleil des anciens Incas du P©rou. Ces pierres droites sur la montagne. Que resterait-il, sans elles, d'une civilisation puissante, qui pesait, du poids de ses pierres, sur l'homme d'aujourd'hui, comme un remords? "Au nom de quelle duret©, ou de quel ©trange amour, le conducteur de peuples d'autrefois, contraignant ses foules   tirer ce temple sur la montagne, leur imposa-t-il donc de dresser leur ©ternit©?" Rivi¨re revit encore en songe les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leur kiosque   musique. "Cette sorte de bonheur, ce harnais...", pensa-t-il. Le conducteur de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-ªtre pas piti© de la souffrance de l'homme, eut piti©, immens©ment, de sa mort. Non de sa mort individuelle, mais piti© de l'esp¨ce qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le d©sert. XV Ce papier pli© en quatre le sauverait peut-ªtre: Fabien le d©pliait, les dents serr©es. "Impossible de s'entendre avec Buenos Aires. Je ne puis mªme plus manipuler, je re§ois des ©tincelles dans les doigts." Fabien, irrit©, voulut r©pondre, mais quand ses mains l¢ch¨rent les commandes pour ©crire, une sorte de houle puissante p©n©tra son corps: les remous le soulevaient, dans ses cinq tonnes de m©tal, et le basculaient. Il y renon§a. Ses mains, de nouveau, se ferm¨rent sur la houle, et la r©duisirent. Fabien respira fortement. Si le radio remontait l'antenne par peur de l'orage, Fabien lui casserait la figure   l'arriv©e. Il fallait,   tout prix, entrer en contact avec Buenos Aires, comme si,   plus de quinze cents kilom¨tres, on pouvait leur lancer une corde dans cet ab®me. A d©faut d'une tremblante lumi¨re, d'une lampe d'auberge presque inutile, mais qui eët prouv© la terre comme un phare, il lui fallait au moins une voix, une seule, venue d'un monde qui d©j  n'existait plus. Le pilote ©leva et balan§a le poing dans sa lumi¨re rouge, pour faire comprendre   l'autre, en arri¨re, cette tragique v©rit©, mais l'autre, pench© sur l'espace d©vast©, aux villes ensevelies, aux lumi¨res mortes, ne la connut pas. Fabien aurait suivi tous les conseils, pourvu qu'ils lui fussent cri©s. Il pensait: "Et si l'on me dit de tourner en rond, je tourne en rond, et si l'on me dit de marcher plein Sud..." Elles existaient quelque part ces terres en paix, douces sous leurs grandes ombres de lune. Ces camarades, l -bas, les connaissaient, instruits comme des savants, pench©s sur des cartes, tout-puissants,   l'abri de lampes belles comme des fleurs. Que savait-il, lui, hors des remous et de la nuit qui poussait contre lui,   la vitesse d'un ©boulement, son torrent noir? On ne pouvait abandonner deux hommes parmi ces trombes et ces flammes dans les nuages. On ne pouvait pas. On ordonnerait   Fabien: "Cap au deux cent quarante..." II mettrait le cap au deux cent quarante. Mais il ©tait seul. Il lui parut que la mati¨re aussi se r©voltait. Le moteur,   chaque plong©e, vibrait si fort que toute la masse de l'avion ©tait prise d'un tremblement comme de col¨re. Fabien usait ses forces   dominer l'avion, la tªte enfonc©e dans la carlingue, face   l'horizon gyroscopique, car, au dehors, il ne distinguait plus la masse du ciel de celle de la terre, perdu dans une ombre oé tout se mªlait, une ombre d'origine des mondes. Mais les aiguilles des indicateurs de position oscillaient de plus en plus vite, devenaient difficiles   suivre. D©j  le pilote, qu'elles trompaient, se d©battait mal, perdait son altitude, s'enlisait peu   peu dans cette ombre. Il lut sa hauteur: "Cinq cents m¨tres". C'©tait le niveau des collines. Il Les sentit rouler vers lui leurs vagues vertigineuses. Il comprenait aussi que toutes les masses du sol, dont la moindre l'eët ©cras©, ©taient comme arrach©es de leur support, d©boulonn©es, et commen§aient   tourner, ivres, autour de lui. Et commen§aient, autour de lui, une sorte de danse profonde et qui le serrait de plus en plus. Il en prit son parti. Au risque d'emboutir, il atterrirait n'importe oé. Et, pour ©viter au moins les collines, il l¢cha son unique fus©e ©clairante. La fus©e s'enflamma, tournoya, illumina une plaine et s'y ©teignit: c'©tait la mer. Il pensa tr¨s vite: "Perdu. Quarante degr©s de correction, j'ai d©riv© quand mªme. C'est un cyclone. Oé est la terre?" Il virait plein Ouest. Il pensa: "Sans fus©e maintenant, je me tue." Cela devait arriver un jour. Et son camarade, l , derri¨re... "II a remont© l'antenne, sërement." Mais le pilote ne lui en voulait plus. Si lui-mªme ouvrait simplement les mains, leur vie s'en ©coulerait aussität, comme une poussi¨re vaine. Il tenait dans ses mains le cœur battant de son camarade et le sien. Et soudain ses mains l'effray¨rent. Dans ces remous en coups de b©lier, pour amortir les secousses du volant, sinon elles eussent sci© les c¢bles de commandes, il s'©tait cramponn©   lui, de toutes ses forces. Il s'y cramponnait toujours. Et voici qu'il ne sentait plus ses mains endormies par l'effort. Il voulut remuer les doigts pour en recevoir un message: il ne sut pas s'il ©tait ob©i. Quelque chose d'©tranger terminait ses bras. Des baudruches insensibles et mobiles. Il pensa: "II faut m'imaginer fortement que je serre..." II ne sut pas si la pens©e atteignait ses mains. Et comme il percevait les secousses du volant aux seules douleurs des ©paules: "II m'©chappera. Mes mains s'ouvriront..." Mais s'effraya de s'ªtre permis de tels mots, car il crut sentir ses mains, cette fois, ob©ir   l'obscure puissance de l'image, s'ouvrir lentement, dans l'ombre, pour le livrer. Il aurait pu lutter encore, tenter sa chance: il n'y a pas de fatalit© ext©rieure. Mais il y a une fatalit© int©rieure: vient une minute oé l'on se d©couvre vuln©rable; alors les fautes vous attirent comme un vertige. Et c'est   cette minute que luirent sur sa tªte, dans une d©chirure de la tempªte, comme un app¢t mortel au fond d'une nasse, quelques ©toiles. Il jugea bien que c'©tait un pi¨ge: on voit trois ©toiles dans un trou, on monte vers elles, ensuite on ne peut plus descendre, on reste l    mordre les ©toiles... Mais sa faim de lumi¨re ©tait telle qu'il monta. XVI II monta, en corrigeant mieux les remous, gr¢ce aux rep¨res qu'offraient les ©toiles. Leur aimant p¢le l'attirait. Il avait pein© si longtemps,   la poursuite d'une lumi¨re, qu'il n'aurait plus l¢ch© la plus confuse. Riche d'une lueur d'auberge, il aurait tourn© jusqu'  la mort, autour de ce signe dont il avait faim. Et voici qu'il montait vers des champs de lumi¨re. Il s'©levait peu   peu, en spirale, dans le puits qui s'©tait ouvert, et se refermait au-dessous de lui. Et les nuages perdaient,   mesure qu'il montait, leur boue d'ombre, ils passaient contre lui, comme des vagues de plus en plus pures et blanches. Fabien ©mergea. Sa surprise fut extrªme: la clart© ©tait telle qu'elle l'©blouissait. Il dut, quelques secondes, fermer les yeux. Il n'aurait jamais cru que les nuages, la nuit, pussent ©blouir. Mais la pleine lune et toutes les constellations les changeaient en vagues rayonnantes. L'avion avait gagn© d'un seul coup,   la seconde mªme oé il ©mergeait, un calme qui semblait extraordinaire. Pas une houle ne l'inclinait. Comme une barque qui passe la digue, il entrait dans les eaux r©serv©es. Il ©tait pris dans une part de ciel inconnue et cach©e comme la baie des ®les bienheureuses. La tempªte, au-dessous de lui, formait un autre monde de trois mille m¨tres d'©paisseur, parcouru de rafales, de trombes d'eau, d'©clairs, mais elle tournait vers les astres une face de cristal et de neige. Fabien pensait avoir gagn© des limbes ©tranges, car tout devenait lumineux, ses mains, ses vªtements, ses ailes. Car la lumi¨re ne descendait pas des astres, mais elle se d©gageait, au-dessous de lui, autour de lui, de ces provisions blanches. Ces nuages, au-dessous de lui, renvoyaient toute la neige qu'ils recevaient de la lune. Ceux de droite et de gauche aussi, hauts comme des tours. Il circulait un lait de lumi¨re, dans lequel baignait l'©quipage. Fabien, se retournant, vit que le radio souriait. -- ‡a va mieux! criait-il. Mais la voix se perdait dans le bruit du vol, seuls communiquaient les sourires. "Je suis tout   fait fou, pensait Fabien, de sourire: nous sommes perdus." Pourtant, mille bras obscurs l'avaient l¢ch©. On avait d©nou© ses liens, comme ceux d'un prisonnier qu'on laisse marcher seul, un temps, parmi les fleurs. "Trop beau", pensait Fabien. Il errait parmi des ©toiles accumul©es avec la densit© d'un tr©sor, dans un monde oé rien d'autre, absolument rien d'autre que lui, Fabien, et son camarade, n'©tait vivant. Pareils   ces voleurs des villes fabuleuses, mur©s dans la chambre aux tr©sors dont ils ne sauront plus sortir. Parmi des pierreries glac©es, ils errent, infiniment riches, mais condamn©s. XVII Un des radiot©l©graphistes de Commodoro Rivadavia, escale de Patagonie, fit un geste brusque, et tous ceux qui veillaient, impuissants, dans le poste, se ramass¨rent autour de cet homme, et se pench¨rent. Ils se penchaient sur un papier vierge et durement ©clair©. La main de l'op©rateur h©sitait encore, et le crayon se balan§ait. La main de l'op©rateur tenait encore les lettres prisonni¨res, mais d©j  les doigts tremblaient. -- Orages? Le radio fit "oui" de la tªte. Leur gr©sillement l'empªchait de comprendre. Puis il nota quelques signes ind©chiffrables. Puis des mots. Puis on put r©tablir le texte: "Bloqu©s   trois mille huit au-dessus de la tempªte. Naviguons plein Ouest vers l'int©rieur, car ©tions d©riv©s en mer. Au-dessous de nous tout est bouch©. Nous ignorons si survolons toujours la mer. Communiquez si tempªte s'©tend   l'int©rieur." On dut,   cause des orages, pour transmettre ce t©l©gramme   Buenos Aires, faire la cha®ne de poste en poste. Le message avan§ait dans la nuit, comme un feu qu'on allume de tour en tour. Buenos Aires fit r©pondre: -- Tempªte g©n©rale   l'int©rieur. Combien vous reste-t-il d'essence? -- Une demi-heure. Et cette phrase, de veilleur en veilleur, remonta jusqu'  Buenos Aires. L'©quipage ©tait condamn©   s'enfoncer, avant trente minutes, dans un cyclone qui le dresserait jusqu'au sol. XVIII Et Rivi¨re m©dite. Il ne conserve plus d'espoir: cet ©quipage sombrera quelque part dans la nuit. Rivi¨re se souvient d'une vision qui avait frapp© son enfance: on vidait un ©tang pour trouver un corps. On ne trouvera rien non plus, avant que cette masse d'ombre se soit ©coul©e de sur la terre, avant que remontent au jour ces sables, ces plaines, ces bl©s. De simples paysans d©couvriront peut-ªtre deux enfants au coude pli© sur le visage, et paraissant dormir, ©chou©s sur l'herbe et l'or d'un fond paisible. Mais la nuit les aura noy©s. Rivi¨re pense aux tr©sors ensevelis dans les profondeurs de la nuit comme dans les mers fabuleuses... Ces pommiers de nuit qui attendent le jour avec toutes leurs fleurs, des fleurs qui ne servent pas encore. La nuit est riche, pleine de parfums, d'agneaux endormis et de fleurs qui n'ont pas encore de couleurs. Peu   peu monteront vers le jour les sillons gras, les bois mouill©s, les "luzernes fra®ches. Mais parmi des collines, maintenant inoffensives, et les prairies, et les agneaux, dans la sagesse du monde, deux enfants sembleront dormir. Et quelque chose aura coul© du monde visible dans l'autre. Rivi¨re conna®t la femme de Fabien inqui¨te et tendre: cet amour   peine lui fut prªt©, comme un jouet   un enfant pauvre. Rivi¨re pense   la main de Fabien, qui tient pour quelques minutes encore sa destin©e dans les commandes. Cette main qui a caress©. Cette main qui s'est pos©e sur une poitrine et y a lev© le tumulte, comme une main divine. Cette main qui s'est pos©e sur un visage et qui a chang© ce visage. Cette main qui ©tait miraculeuse. Fabien erre sur la splendeur d'une mer de nuages, la nuit, mais, plus bas, c'est l'©ternit©. Il est perdu parmi des constellations qu'il habite seul. Il tient encore le monde dans les mains et contre sa poitrine le balance. Il serre dans son volant le poids de la richesse humaine, et prom¨ne, desesp©r©, d'une ©toile   l'autre, l'inutile tr©sor, qu'il faudra bien rendre... Rivi¨re pense qu'un poste radio l'©coute encore. Seule relie encore Fabien au monde une onde musicale, une modulation mineure. Pas une plainte. Pas un cri. Mais le son le plus pur qu'ait jamais form© le d©sespoir. XIX Robineau le tira de sa solitude: -- Monsieur le Directeur, j'ai pens©... on pourrait peut-ªtre essayer... Il n'avait rien   proposer, mais t©moignait de sa bonne volont©. Il aurait tant aim© trouver une solution, et la cherchait un peu comme celle d'un r©bus. Il trouvait toujours des solutions que Rivi¨re n'©coutait jamais: "Voyez-vous, Robineau, dans la vie, il n'y a pas de solutions- II y a des forces en marche: il faut les cr©er et les solutions suivent." Aussi Robineau bornait-il son räle   cr©er une force en marche dans la corporation des m©caniciens. Une humble force en marche, qui pr©servait de la rouille les moyeux d'h©lice. Mais les ©v©nements de cette nuit-ci trouvaient Robineau d©sarm©. Son titre d'inspecteur n'avait aucun pouvoir sur les orages, ni sur un ©quipage fantäme, qui vraiment ne se d©battait plus pour une prime d'exactitude, mais pour ©chapper   une seule sanction, qui annulait celles de Robineau, la mort. Et Robineau, maintenant inutile, errait dans les bureaux, sans emploi. La femme de Fabien se fit annoncer. Pouss©e par l'inqui©tude, elle attendait, dans le bureau des secr©taires, que Rivi¨re la re§ët. Les secr©taires,   la d©rob©e, levaient les yeux vers son visage. Elle en ©prouvait une sorte de honte et regardait avec crainte autour d'elle: tout ici la refusait. Ces hommes qui continuaient leur travail, comme s'ils marchaient sur un corps, ces dossiers oé la vie humaine, la souffrance humaine ne laissaient qu'un r©sidu de chiffres durs. Elle cherchait des signes qui lui eussent parl© de Fabien. Chez elle tout montrait cette absence: le lit entrouvert, le caf© servi, un bouquet de fleurs... Elle ne d©couvrait aucun signe. Tout s'opposait   la piti©,   l'amiti©, au souvenir. La seule phrase qu'elle entendit, car personne n'©levait la voix devant elle, fut le juron d'un employ©, qui r©clamait un bordereau. "...Le bordereau des dynamos, bon Dieu! que nous exp©dions   Santos." Elle leva les yeux sur cet homme, avec une expression d'©tonnement infini. Puis sur le mur oé s'©talait une carte. Ses l¨vres tremblaient un peu,   peine. Elle devinait, avec gªne, qu'elle exprimait ici une v©rit© ennemie, regrettait presque d'ªtre venue, eët voulu se cacher, et se retenait, de peur qu'on la remarqu¢t trop, de tousser, de pleurer. Elle se d©couvrait insolite, inconvenante, comme nue. Mais sa v©rit© ©tait si forte que les regards fugitifs remontaient,   la d©rob©e, inlassablement, la lire dans son visage. Cette femme ©tait tr¨s belle. Elle r©v©lait aux hommes le monde sacr© du bonheur. Elle r©v©lait   quelle mati¨re auguste on touche, sans le savoir, en agissant. Sous tant de regards elle ferma les yeux. Elle r©v©lait quelle paix, sans le savoir, on peut d©truire. Rivi¨re la re§ut. Elle venait plaider timidement pour ses fleurs, son caf© servi, sa chair jeune. De nouveau, dans ce bureau plus froid encore, son faible tremblement de l¨vres la reprit. Elle aussi d©couvrait sa propre v©rit©, dans cet autre monde, inexprimable. Tout ce qui se dressait en elle d'amour presque sauvage, tant il ©tait fervent, de d©vouement, lui semblait prendre ici un visage importun, ©go¯ste. Elle eët voulu fuir: -- Je vous d©range... -- Madame, lui dit Rivi¨re, vous ne me d©rangez pas. Malheureusement, Madame, vous et moi ne pouvons mieux faire que d'attendre. Elle eut un faible haussement d'©paules, dont Rivi¨re comprit le sens: "A quoi bon cette lampe, ce d®ner servi, ces fleurs que je vais retrouver..." Une jeune m¨re avait confess© un jour   Rivi¨re: "La mort de mon enfant, je ne l'ai pas encore comprise. Ce sont les petites choses qui sont dures, ses vªtements que je retrouve, et, si je me r©veille la nuit, cette tendresse qui me monte quand mªme au cœur, d©sormais inutile, comme mon lait..." Pour cette femme aussi la mort de Fabien commencerait demain   peine, dans chaque acte d©sormais vain, dans chaque objet. Fabien quitterait lentement sa maison. Rivi¨re taisait une piti© profonde. -- Madame... La jeune femme se retirait, avec un sourire presque humble, ignorant sa propre puissance. Rivi¨re s'assit, un peu lourd. "Mais elle m'aide   d©couvrir ce que je cherchais..." II tapotait distraitement les t©l©grammes de protection des escales Nord. Il songeait: "Nous ne demandons pas   ªtre ©ternels, mais   ne pas voir les actes et les choses tout   coup perdre leur sens. Le vide qui nous entoure se montre alors..." Ses regards tomb¨rent sur les t©l©grammes: "Et voil  par oé, chez nous, s'introduit la mort: ces messages qui n'ont plus de sens..." II regarda Robineau. Ce gar§on m©diocre, maintenant inutile, n'avait plus de sens. Rivi¨re lui dit presque durement: -- Faut-il vous donner, moi-mªme, du travail? Puis Rivi¨re poussa la porte qui donnait sur la salle des secr©taires, et la disparition de Fabien le frappa, ©vidente,   des signes que Madame Fabien n'avait pas su voir. La fiche du R.B.903, l'avion de Fabien, figurait d©j , au tableau mural, dans la colonne du mat©riel indisponible. Les secr©taires qui pr©paraient les papiers du courrier d'Europe, sachant qu'il serait retard©, travaillaient mal. Du terrain on demandait par t©l©phone des instructions pour les ©quipes qui, maintenant, veillaient sans but. Les fonctions de vie ©taient ralenties. "La mort, la voil !" pensa Rivi¨re. Son œuvre ©tait semblable   un voilier en panne, sans vent, sur la mer. Il entendit la voix de Robineau: -- Monsieur le Directeur... ils ©taient mari©s depuis six semaines... -- Allez travailler. Rivi¨re regardait toujours les secr©taires et, au-del  des secr©taires, les manœuvres, les m©caniciens, les pilotes, tous ceux qui l'avaient aid© dans son œuvre, avec une foi de b¢tisseurs. Il pensa aux petites villes d'autrefois qui entendaient parler des "Iles" et se construisaient un navire. Pour le charger de leur esp©rance. Pour que les hommes pussent voir leur esp©rance ouvrir ses voiles sur la mer. Tous grandis, tous tir©s hors d'eux-mªmes, tous d©livr©s par un navire. "Le but peut-ªtre ne justifie rien, mais l'action d©livre de la mort. Ces hommes duraient par leur navire." Et Rivi¨re luttera aussi contre la mort, lorsqu'il rendra aux t©l©grammes leur plein sens, leur inqui©tude aux ©quipes de veille et aux pilotes leur but dramatique. Lorsque la vie ranimera cette œuvre, comme le vent ranime un voilier, en mer. XX Commodoro Rivadavia n'entend plus rien, mais   mille kilom¨tres de l , vingt minutes plus tard, Bahia Blanca capte un second message: "Descendons. Entrons dans les nuages..." Puis ces deux mots d'un texte obscur apparurent dans le poste de Trelew: "...rien voir..." Les ondes courtes sont ainsi. On les capte l , mais ici on demeure sourd. Puis, sans raison, tout change. Cet ©quipage, dont la position est inconnue, se manifeste d©j  aux vivants, hors de l'espace, hors du temps, et sur les feuilles blanches des postes radio ce sont d©j  des fantämes qui ©crivent. L'essence est-elle ©puis©e, ou le pilote joue-t-il, avant la panne, sa derni¨re carte: retrouver le sol sans l'emboutir? La voix de Buenos Aires ordonne   Treiew: "Demandez-le-lui." Le poste d'©coute T.S.F, ressemble   un laboratoire: nickels, cuivre et manom¨tres, r©seau de conducteurs. Les op©rateurs de veille, en blouse blanche, silencieux, semblent courb©s sur une simple exp©rience. De leurs doigts d©licats ils touchent les instruments, ils explorent le ciel magn©tique, sourciers qui cherchent la veine d'or. -- On ne r©pond pas? -- On ne r©pond pas. Ils vont peut-ªtre accrocher cette note qui serait un signe de vie. Si l'avion et ses feux de bord remontent parmi les ©toiles, ils vont peut-ªtre entendre chanter cette ©toile... Les secondes s'©coulent. Elles s'©coulent vraiment comme du sang. Le vol dure-t-il encore? Chaque seconde emporte une chance. Et voil  que le temps qui s'©coule semble d©truire. Comme, en vingt si¨cles, il touche un temple, fait son chemin dans le granit et r©pand le temple en poussi¨re, voil  que des si¨cles d'usure se ramassent dans chaque seconde et menacent un ©quipage. Chaque seconde emporte quelque chose. Cette voix de Fabien, ce rire de Fabien, ce sourire. Le silence gagne du terrain. Un silence de plus en plus lourd, qui s'©tablit sur cet ©quipage comme le poids d'une mer. Alors quelqu'un remarque: -- Une heure quarante. Derni¨re limite de l'essence: il est impossible qu'ils volent encore. Et la paix se fait. Quelque chose d'amer et de fade remonte aux l¨vres comme aux fins de voyage. Quelque chose s'est accompli dont on ne sait rien, quelque chose d'un peu ©cœurant. Et parmi tous ces nickels et ces art¨res de cuivre, on ressent la tristesse mªme qui r¨gne sur les usines ruin©es. Tout ce mat©riel semble pesant, inutile, d©saffect©: un poids de branches mortes. Il n'y a plus qu'  attendre le jour. Dans quelques heures ©mergera au jour l'Argentine enti¨re, et ces hommes demeurent l , comme sur une gr¨ve, en face du filet que l'on tire, que l'on tire lentement, et dont on ne sait pas ce qu'il va contenir. Rivi¨re, dans son bureau, ©prouve cette d©tente que seuls permettent les grands d©sastres, quand la fatalit© d©livre l'homme. Il a fait alerter la police de toute une province. Il ne peut plus rien, il faut attendre. Mais l'ordre doit r©gner mªme dans la maison des morts. Rivi¨re fait signe   Robineau: -- T©l©gramme pour les escales Nord: "Pr©voyons retard important du courrier de Patagonie. Pour ne pas retarder trop courrier d'Europe, bloquerons courrier de Patagonie avec le courrier d'Europe suivant." II se plie un peu en avant. Mais il fait un effort et se souvient de quelque chose, c'©tait grave. Ah! oui. Et pour ne pas l'oublier: -- Robineau. -- Monsieur Rivi¨re? -- Vous r©digerez une note. Interdiction aux pilotes de d©passer dix-neuf cents tours: on me massacre les moteurs. -- Bien, monsieur Rivi¨re. Rivi¨re se plie un peu plus. Il a besoin, avant tout, de solitude: -- Allez, Robineau. Allez, mon vieux... Et Robineau s'effraie de cette ©galit© devant des ombres. XXI Robineau errait maintenant, avec m©lancolie, dans les bureaux. La vie de la Compagnie s'©tait arrªt©e, puisque ce courrier, pr©vu pour deux heures, serait d©command©, et ne partirait plus qu'au jour. Les employ©s aux visages fermes veillaient encore, mais cette veille ©tait inutile. On recevait encore, avec un rythme r©gulier, les messages de protection des escales Nord, mais leurs "ciels purs" et leurs "pleine lune" et leurs "vent nul" ©veillaient l'image d'un royaume st©rile. Un d©sert de lune et de pierres. Comme Robineau feuilletait, sans savoir d'ailleurs pourquoi, un dossier auquel travaillait le chef de bureau, il aper§ut celui-ci, debout en face de lui, et qui attendait, avec un respect insolent, qu'il le lui rend®t, l'air de dire: "Quand vous voudrez bien, n'est-ce pas? c'est   moi..." Cette attitude d'un inf©rieur choqua l'inspecteur, mais aucune r©plique ne lui vint, et, irrit©, il tendit le dossier. Le chef de bureau retourna s'asseoir avec une grande noblesse. "J'aurais dë l'envoyer promener", pensa Robineau. Alors, par contenance, il fit quelques pas en songeant au drame. Ce drame entra®nerait la disgr¢ce d'une politique, et Robineau pleurait un double deuil. Puis lui vint l'image d'un Rivi¨re enferm©, l , dans son bureau, et qui lui avait dit: "Mon vieux..." Jamais homme n'avait,   ce point, manqu© d'appui. Robineau ©prouva pour lui une grande piti©. Il remuait dans sa tªte quelques phrases obscur©ment destin©es   plaindre,   soulager. Un sentiment qu'il jugeait tr¨s beau l'animait. Alors il frappa doucement. On ne r©pondit pas. Il n'osa frapper plus fort, dans ce silence, et poussa la porte. Rivi¨re ©tait l . Robineau entrait chez Rivi¨re, pour la premi¨re fois presque de plain-pied, un peu en ami, un peu dans son id©e comme le sergent qui rejoint, sous les balles, le g©n©ral bless©, et l'accompagne dans la d©route, et devient son fr¨re dans l'exil. "Je suis avec vous, quoi qu'il arrive", semblait vouloir dire Robineau. Rivi¨re se taisait et, la tªte pench©e, regardait ses mains. Et Robineau, debout devant lui, n'osait plus parler. Le lion, mªme abattu, l'intimidait. Robineau pr©parait des mots de plus en plus ivres de d©vouement, mais, chaque fois qu'il levait les yeux, il rencontrait cette tªte inclin©e de trois quarts, ces cheveux gris, ces l¨vres serr©es sur quelle amertume! Enfin il se d©cida: -- Monsieur le Directeur... Rivi¨re leva la tªte et le regarda. Rivi¨re sortait d'un songe si profond, si lointain, que peut-ªtre il n'avait pas remarqu© encore la pr©sence de Robineau. Et nul ne sut jamais quel songe il fit, ni ce qu'il ©prouva, ni quel deuil s'©tait fait dans son cœur. Rivi¨re regarda Robineau, longtemps, comme le t©moin vivant de quelque chose. Robineau fut gªn©. Plus Rivi¨re regardait Robineau, plus se dessinait sur les l¨vres de celui-l  une incompr©hensible ironie. Plus Rivi¨re regardait Robineau et plus Robineau rougissait. Et plus Robineau semblait,   Rivi¨re, ªtre venu pour t©moigner ici, avec une bonne volont© touchante, et malheureusement spontan©e, de la sottise des hommes. Le d©sarroi envahit Robineau. Ni le sergent, ni le g©n©ral, ni les balles n'avaient plus cours. Il se passait quelque chose d'inexplicable. Rivi¨re le regardait toujours. Alors, Robineau, malgr© soi, rectifia un peu son attitude, sortit la main de sa poche gauche. Rivi¨re le regardait toujours. Alors, enfin, Robineau, avec une gªne infinie, sans savoir pourquoi, pronon§a: -- Je suis venu prendre vos ordres. Rivi¨re tira sa montre, et simplement: -- Il est deux heures. Le courrier d'Asuncion atterrira   deux heures dix. Faites d©coller le courrier d'Europe   deux heures et quart. Et Robineau propagea l'©tonnante nouvelle: on ne suspendait pas les vols de nuit. Et Robineau s'adressa au chef de bureau: -- Vous m'apporterez ce dossier pour que je le conträle. Et, quand le chef de bureau fut devant lui: -- Attendez. Et le chef de bureau attendit. XXII Le courrier d'Asuncion signala qu'il allait atterrir. Rivi¨re, mªme aux pires heures, avait suivi, de t©l©gramme en t©l©gramme, sa marche heureuse. C'©tait pour lui, au milieu de ce d©sarroi, la revanche de sa foi, la preuve. Ce vol heureux annon§ait, par ses t©l©grammes, mille autres vols aussi heureux. "On n'a pas de cyclones toutes les nuits." Rivi¨re pensait aussi: "Une fois la route trac©e, on ne peut pas ne plus poursuivre." Descendant, d'escale en escale, du Paraguay, comme d'un adorable jardin riche de fleurs, de maisons basses et d'eaux lentes, l'avion glissait en marge d'un cyclone qui ne lui brouillait pas une ©toile. Neuf passagers roul©s dans leurs couvertures de voyage s'appuyaient du front   leur fenªtre, comme   une vitrine pleine de bijoux, car les petites villes d'Argentine ©grenaient d©j , dans la nuit, tout leur or, sous l'or plus p¢le des villes d'©toiles. Le pilote,   l'avant, soutenait de ses mains sa pr©cieuse charge de vies humaines, les yeux grands ouverts et pleins de lune, comme un chevrier. Buenos Aires, d©j , emplissait l'horizon de son feu ros©, et bientät luirait de toutes ses pierres, ainsi qu'un tr©sor fabuleux. Le radio, de ses doigts, l¢chait les derniers t©l©grammes, comme les notes finales d'une sonate qu'il eët tapot©e, joyeux, dans le ciel, et dont Rivi¨re comprenait le chant, puis il remonta l'antenne, puis il s'©tira un peu, b¢illa et sourit: on arrivait. Le pilote, ayant atterri, retrouva le pilote du courrier d'Europe, adoss© contre son avion, les mains dans les poches. -- C'est toi qui continues? -- Oui. -- La Patagonie est l ? -- On ne l'attend pas: disparue. Il fait beau? -- Il fait tr¨s beau. Fabien a disparu? Ils en parl¨rent peu. Une grande fraternit© les dispensait des phrases. On transbordait dans l'avion d'Europe les sacs de transit d'Asuncion, et le pilote, toujours immobile, la tªte renvers©e, la nuque contre la carlingue, regardait les ©toiles. Il sentait na®tre en lui un pouvoir immense, et un plaisir puissant lui vint. -- Charg©? fit une voix. Alors, contact. Le pilote ne bougea pas. On mettait son moteur en marche. Le pilote allait sentir dans ses ©paules, appuy©es   l'avion, cet avion vivre. Le pilote se rassurait, enfin, apr¨s tant de fausses nouvelles: partira... partira pas... partira! Sa bouche s'entrouvrit, et ses dents brill¨rent sous la lune comme celles d'un jeune fauve. -- Attention, la nuit, hein! Il n'entendit pas le conseil de son camarade. Les mains dans les poches, la tªte renvers©e, face   des nuages, des montagnes, des fleuves et des mers, voici qu'il commen§ait un rire silencieux. Un faible rire, mais qui passait en lui, comme une brise dans un arbre, et le faisait tout entier tressaillir... Un faible rire, mais bien plus fort que ces nuages, ces montagnes, ces fleuves et ces mers. -- Qu'est-ce qui te prend? -- Cet imb©cile de Rivi¨re qui m'a... qui s'imagine que j'ai peur! XXIII Dans une minute, il franchira Buenos Aires, et Rivi¨re, qui reprend sa lutte, veut l'entendre. L'entendre na®tre, gronder et s'©vanouir, comme le pas formidable d'une arm©e en marche dans les ©toiles. Rivi¨re, les bras crois©s, passe parmi les secr©taires. Devant une fenªtre, il s'arrªte, ©coute et songe. S'il avait suspendu un seul d©part, la cause des vols de nuit ©tait perdue. Mais, devan§ant les faibles, qui demain le d©savoueront, Rivi¨re, dans la nuit, a l¢ch© cet autre ©quipage. Victoire... d©faite... ces mots n'ont point de sens. La vie est au-dessous de ces images, et d©j  pr©pare de nouvelles images. Une victoire affaiblit un peuple, une d©faite en r©veille un autre. La d©faite qu'a subie Rivi¨re est peut-ªtre un engagement qui rapproche la vraie victoire. L'©v©nement en marche compte seul. Dans cinq minutes les postes de T.S.F, auront alert© les escales. Sur quinze mille kilom¨tres le fr©missement de la vie aura r©solu tous les probl¨mes. D©j  un chant d'orgue monte: l'avion. Et Rivi¨re,   pas lents, retourne   son travail, parmi les secr©taires que courbe son regard dur. Rivi¨re-le-Grand, Rivi¨re-le-Victorieux, qui porte sa lourde victoire.