it le roi, et vous vous en rapporterez   ce que dira M. de La Tr©mouille ? -- Oui, Sire. -- Vous accepterez son jugement ? -- Sans doute. -- Et vous vous soumettrez aux r©parations qu'il exigera ? -- Parfaitement. -- La Chesnaye ! fit le roi. La Chesnaye ! " Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait toujours   la porte, entra. " La Chesnaye, dit le roi, qu'on aille   l'instant mªme me qu©rir M. de La Tr©mouille ; je veux lui parler ce soir. -- Votre Majest© me donne sa parole qu'elle ne verra personne entre M. de La Tr©mouille et moi ? -- Personne, foi de gentilhomme. -- A demain, Sire, alors. -- A demain, Monsieur. -- A quelle heure, s'il pla®t   Votre Majest© ? -- A l'heure que vous voudrez. -- Mais, en venant par trop matin, je crains de r©veiller Votre Majest©. -- Me r©veiller ? Est-ce que je dors ? Je ne dors plus, Monsieur ; je rªve quelquefois, voil  tout. Venez donc d'aussi bon matin que vous voudrez,   sept heures ; mais gare   vous, si vos mousquetaires sont coupables ! -- Si mes mousquetaires sont coupables, Sire, les coupables seront remis aux mains de Votre Majest©, qui ordonnera d'eux selon son bon plaisir. Votre Majest© exige-t-elle quelque chose de plus ? qu'elle parle, je suis prªt   lui ob©ir. -- Non, Monsieur, non, et ce n'est pas sans raison qu'on m'a appel© Louis le Juste. A demain donc, Monsieur,   demain. -- Dieu garde jusque-l  Votre Majest© ! " Si peu que dormit le roi, M. de Tr©ville dormit plus mal encore ; il avait fait pr©venir d¨s le soir mªme ses trois mousquetaires et leur compagnon de se trouver chez lui   six heures et demie du matin. Il les emmena avec lui sans rien leur affirmer, sans leur rien promettre, et ne leur cachant pas que leur faveur et mªme la sienne tenaient   un coup de d©s. Arriv© au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi ©tait toujours irrit© contre eux, ils s'©loigneraient sans ªtre vus ; si le roi consentait   les recevoir, on n'aurait qu'  les faire appeler. En arrivant dans l'antichambre particuli¨re du roi, M. de Tr©ville trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu'on n'avait pas rencontr© le duc de La Tr©mouille la veille au soir   son hätel, qu'il ©tait rentr© trop tard pour se pr©senter au Louvre, qu'il venait seulement d'arriver, et qu'il ©tait   cette heure chez le roi. Cette circonstance plut beaucoup   M. de Tr©ville, qui, de cette fa§on, fut certain qu'aucune suggestion ©trang¨re ne se glisserait entre la d©position de M. de La Tr©mouille et lui. En effet, dix minutes s'©taient   peine ©coul©es, que la porte du cabinet s'ouvrit et que M. de Tr©ville en vit sortir le duc de La Tr©mouille, lequel vint   lui et lui dit : " Monsieur de Tr©ville, Sa Majest© vient de m'envoyer qu©rir pour savoir comment les choses s'©taient pass©es hier matin   mon hätel. Je lui ai dit la v©rit©, c'est- -dire que la faute ©tait   mes gens, et que j'©tais prªt   vous en faire mes excuses. Puisque je vous rencontre, veuillez les recevoir, et me tenir toujours pour un de vos amis. -- Monsieur le duc, dit M. de Tr©ville, j'©tais si plein de confiance dans votre loyaut©, que je n'avais pas voulu pr¨s de Sa Majest© d'autre d©fenseur que vous-mªme. Je vois que je ne m'©tais pas abus©, et je vous remercie de ce qu'il y a encore en France un homme de qui on puisse dire sans se tromper ce que j'ai dit de vous. -- C'est bien, c'est bien ! dit le roi qui avait ©cout© tous ces compliments entre les deux portes ; seulement, dites-lui, Tr©ville, puisqu'il se pr©tend un de vos amis, que moi aussi je voudrais ªtre des siens, mais qu'il me n©glige ; qu'il y a tantät trois ans que je ne l'ai vu, et que je ne le vois que quand je l'envoie chercher. Dites-lui tout cela de ma part, car ce sont de ces choses qu'un roi ne peut dire lui-mªme. -- Merci, Sire, merci, dit le duc ; mais que Votre Majest© croie bien que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. de Tr©ville, que ce ne sont point ceux qu'elle voit   toute heure du jour qui lui sont le plus d©vou©s. -- Ah ! vous avez entendu ce que j'ai dit ; tant mieux, duc, tant mieux, dit le roi en s'avan§ant jusque sur la porte. Ah ! c'est vous, Tr©ville ! oé sont vos mousquetaires ? Je vous avais dit avant-hier de me les amener, pourquoi ne l'avez-vous pas fait ? -- Ils sont en bas, Sire, et avec votre cong© La Chesnaye va leur dire de monter. -- Oui, oui, qu'ils viennent tout de suite ; il va ªtre huit heures, et   neuf heures j'attends une visite. Allez, Monsieur le duc, et revenez surtout. Entrez, Tr©ville. " Le duc salua et sortit. Au moment oé il ouvrait la porte, les trois mousquetaires et d'Artagnan, conduits par La Chesnaye, apparaissaient au haut de l'escalier. " Venez, mes braves, dit le roi, venez ; j'ai   vous gronder. " Les mousquetaires s'approch¨rent en s'inclinant ; d'Artagnan les suivait par-derri¨re. " Comment diable ! continua le roi ;   vous quatre, sept gardes de Son Eminence mis hors de combat en deux jours ! C'est trop, Messieurs, c'est trop. A ce compte-l , Son Eminence serait forc©e de renouveler sa compagnie dans trois semaines, et moi de faire appliquer les ©dits dans toute leur rigueur. Un par hasard, je ne dis pas ; mais sept en deux jours, je le r©p¨te, c'est trop, c'est beaucoup trop. -- Aussi, Sire, Votre Majest© voit qu'ils viennent tout contrits et tout repentants lui faire leurs excuses. -- Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le roi, je ne me fie point   leurs faces hypocrites ; il y a surtout l -bas une figure de Gascon. Venez ici, Monsieur. " D'Artagnan, qui comprit que c'©tait   lui que le compliment s'adressait, s'approcha en prenant son air le plus d©sesp©r©. " Eh bien, que me disiez-vous donc que c'©tait un jeune homme ? c'est un enfant, Monsieur de Tr©ville, un v©ritable enfant ! Et c'est celui-l  qui a donn© ce rude coup d'©p©e   Jussac ? -- Et ces deux beaux coups d'©p©e   Bernajoux. -- V©ritablement ! -- Sans compter, dit Athos, que s'il ne m'avait pas tir© des mains de Biscarat, je n'aurais tr¨s certainement pas l'honneur de faire en ce moment-ci ma tr¨s humble r©v©rence   Votre Majest©. -- Mais c'est donc un v©ritable d©mon que ce B©arnais, ventre-saint- gris ! Monsieur de Tr©ville, comme eët dit le roi mon p¨re. A ce m©tier-l , on doit trouer force pourpoints et briser force ©p©es. Or les Gascons sont toujours pauvres, n'est-ce pas ? -- Sire, je dois dire qu'on n'a pas encore trouv© des mines d'or dans leurs montagnes, quoique le Seigneur leur dët bien ce miracle en r©compense de la mani¨re dont ils ont soutenu les pr©tentions du roi votre p¨re. -- Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m'ont fait roi moi- mªme, n'est-ce pas, Tr©ville, puisque je suis le fils de mon p¨re ? Eh bien,   la bonne heure, je ne dis pas non. La Chesnaye, allez voir si, en fouillant dans toutes mes poches, vous trouverez quarante pistoles ; et si vous les trouvez, apportez-les-moi. Et maintenant, voyons, jeune homme, la main sur la conscience, comment cela s'est-il pass© ? " D'Artagnan raconta l'aventure de la veille dans tous ses d©tails : comment, n'ayant pas pu dormir de la joie qu'il ©prouvait   voir Sa Majest©, il ©tait arriv© chez ses amis trois heures avant l'heure de l'audience ; comment ils ©taient all©s ensemble au tripot, et comment, sur la crainte qu'il avait manifest©e de recevoir une balle au visage, il avait ©t© raill© par Bernajoux, lequel avait failli payer cette raillerie de la perte de la vie, et M. de La Tr©mouille, qui n'y ©tait pour rien, de la perte de son hätel. " C'est bien cela, murmurait le roi ; oui, c'est ainsi que le duc m'a racont© la chose. Pauvre cardinal ! sept hommes en deux jours, et de ses plus chers ; mais c'est assez comme cela, Messieurs, entendez-vous ! c'est assez : vous avez pris votre revanche de la rue F©rou, et au-del  ; vous devez ªtre satisfaits. -- Si Votre Majest© l'est, dit Tr©ville, nous le sommes. -- Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poign©e d'or de la main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d'Artagnan. Voici, dit-il, une preuve de ma satisfaction. " A cette ©poque, les id©es de fiert© qui sont de mise de nos jours n'©taient point encore de mode. Un gentilhomme recevait de la main   la main de l'argent du roi, et n'en ©tait pas le moins du monde humili©. D'Artagnan mit donc les quarante pistoles dans sa poche sans faire aucune fa§on, et en remerciant tout au contraire grandement Sa Majest©. " L , dit le roi en regardant sa pendule, l , et maintenant qu'il est huit heures et demie, retirez-vous ; car, je vous l'ai dit, j'attends quelqu'un   neuf heures. Merci de votre d©vouement, Messieurs. J'y puis compter, n'est-ce pas ? -- Oh ! Sire, s'©cri¨rent d'une mªme voix les quatre compagnons, nous nous ferions couper en morceaux pour Votre Majest©. -- Bien, bien ; mais restez entiers : cela vaut mieux, et vous me serez plus utiles. Tr©ville, ajouta le roi   demi-voix pendant que les autres se retiraient, comme vous n'avez pas de place dans les mousquetaires et que d'ailleurs pour entrer dans ce corps nous avons d©cid© qu'il fallait faire un noviciat, placez ce jeune homme dans la compagnie des gardes de M. des Essarts, votre beau-fr¨re. Ah ! pardieu ! Tr©ville, je me r©jouis de la grimace que va faire le cardinal : il sera furieux, mais cela m'est ©gal ; je suis dans mon droit. " Et le roi salua de la main Tr©ville, qui sortit et s'en vint rejoindre ses mousquetaires, qu'il trouva partageant avec d'Artagnan les quarante pistoles. Et le cardinal, comme l'avait dit Sa Majest©, fut effectivement furieux, si furieux que pendant huit jours il abandonna le jeu du roi, ce qui n'empªchait pas le roi de lui faire la plus charmante mine du monde, et toutes les fois qu'il le rencontrait de lui demander de sa voix la plus caressante : " Eh bien, Monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre Bernajoux et ce pauvre Jussac, qui sont   vous ? " CHAPITRE VII. L'INTERIEUR DES MOUSQUETAIRES Lorsque d'Artagnan fut hors du Louvre, et qu'il consulta ses amis sur l'emploi qu'il devait faire de sa part des quarante pistoles, Athos lui conseilla de commander un bon repas   la Pomme de Pin , Porthos de prendre un laquais, et Aramis de se faire une ma®tresse convenable. Le repas fut ex©cut© le jour mªme, et le laquais y servit   table. Le repas avait ©t© command© par Athos, et le laquais fourni par Porthos. C'©tait un Picard que le glorieux mousquetaire avait embauch© le jour mªme et   cette occasion sur le pont de la Tournelle, pendant qu'il faisait des ronds en crachant dans l'eau. Porthos avait pr©tendu que cette occupation ©tait la preuve d'une organisation r©fl©chie et contemplative, et il l'avait emmen© sans autre recommandation. La grande mine de ce gentilhomme, pour le compte duquel il se crut engag©, avait s©duit Planchet -- c'©tait le nom du Picard -- ; il y eut chez lui un l©ger d©sappointement lorsqu'il vit que la place ©tait d©j  prise par un confr¨re nomm© Mousqueton, et lorsque Porthos lui eut signifi© que son ©tat de maison, quoi que grand, ne comportait pas deux domestiques, et qu'il lui fallait entrer au service de d'Artagnan. Cependant, lorsqu'il assista au d®ner que donnait son ma®tre et qu'il vit celui-ci tirer en payant une poign©e d'or de sa poche, il crut sa fortune faite et remercia le Ciel d'ªtre tomb© en la possession d'un pareil Cr©sus ; il pers©v©ra dans cette opinion jusqu'apr¨s le festin, des reliefs duquel il r©para de longues abstinences. Mais en faisant, le soir, le lit de son ma®tre, les chim¨res de Planchet s'©vanouirent. Le lit ©tait le seul de l'appartement, qui se composait d'une antichambre et d'une chambre   coucher. Planchet coucha dans l'antichambre sur une couverture tir©e du lit de d'Artagnan, et dont d'Artagnan se passa depuis. Athos, de son cät©, avait un valet qu'il avait dress©   son service d'une fa§on toute particuli¨re, et que l'on appelait Grimaud. Il ©tait fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons d'Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans qu'il vivait dans la plus profonde intimit© avec ses compagnons Porthos et Aramis, ceux-ci se rappelaient l'avoir vu sourire souvent, mais jamais ils ne l'avaient entendu rire. Ses paroles ©taient br¨ves et expressives, disant toujours ce qu'elles voulaient dire, rien de plus : pas d'enjolivements, pas de broderies, pas d'arabesques. Sa conversation ©tait un fait sans aucun ©pisode. Quoique Athos eët   peine trente ans et fët d'une grande beaut© de corps et d'esprit, personne ne lui connaissait de ma®tresse. Jamais il ne parlait de femmes. Seulement il n'empªchait pas qu'on en parl¢t devant lui, quoiqu'il fët facile de voir que ce genre de conversation, auquel il ne se mªlait que par des mots amers et des aper§us misanthropiques, lui ©tait parfaitement d©sagr©able. Sa r©serve, sa sauvagerie et son mutisme en faisaient presque un vieillard ; il avait donc, pour ne point d©roger   ses habitudes, habitu© Grimaud   lui ob©ir sur un simple geste ou sur un simple mouvement des l¨vres. Il ne lui parlait que dans des circonstances suprªmes. Quelquefois Grimaud, qui craignait son ma®tre comme le feu, tout en ayant pour sa personne un grand attachement et pour son g©nie une grande v©n©ration, croyait avoir parfaitement compris ce qu'il d©sirait, s'©lan§ait pour ex©cuter l'ordre re§u, et faisait pr©cis©ment le contraire. Alors Athos haussait les ©paules et, sans se mettre en col¨re, rossait Grimaud. Ces jours-l , il parlait un peu. Porthos, comme on a pu le voir, avait un caract¨re tout oppos©   celui d'Athos : non seulement il parlait beaucoup, mais il parlait haut ; peu lui importait au reste, il faut lui rendre cette justice, qu'on l'©cout¢t ou non ; il parlait pour le plaisir de parler et pour le plaisir de s'entendre ; il parlait de toutes choses except© de sciences, excipant   cet endroit de la haine inv©t©r©e que depuis son enfance il portait, disait-il, aux savants. Il avait moins grand air qu'Athos, et le sentiment de son inf©riorit©   ce sujet l'avait, dans le commencement de leur liaison, rendu souvent injuste pour ce gentilhomme, qu'il s'©tait alors efforc© de d©passer par ses splendides toilettes. Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire et rien que par la fa§on dont il rejetait la tªte en arri¨re et avan§ait le pied, Athos prenait   l'instant mªme la place qui lui ©tait due et rel©guait le fastueux Porthos au second rang. Porthos s'en consolait en remplissant l'antichambre de M. de Tr©ville et les corps de garde du Louvre du bruit de ses bonnes fortunes, dont Athos ne parlait jamais, et pour le moment, apr¨s avoir pass© de la noblesse de robe   la noblesse d'©p©e, de la robine   la baronne, il n'©tait question de rien de moins pour Porthos que d'une princesse ©trang¨re qui lui voulait un bien ©norme. Un vieux proverbe dit : " Tel ma®tre, tel valet. " Passons donc du valet d'Athos au valet de Porthos, de Grimaud   Mousqueton. Mousqueton ©tait un Normand dont son ma®tre avait chang© le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore et plus belliqueux de Mousqueton. Il ©tait entr© au service de Porthos   la condition qu'il serait habill© et log© seulement, mais d'une fa§on magnifique ; il ne r©clamait que deux heures par jour pour les consacrer   une industrie qui devait suffire   pourvoir   ses autres besoins. Porthos avait accept© le march© ; la chose lui allait   merveille. Il faisait tailler   Mousqueton des pourpoints dans ses vieux habits et dans ses manteaux de rechange, et, gr¢ce   un tailleur fort intelligent qui lui remettait ses hardes   neuf en les retournant, et dont la femme ©tait soup§onn©e de vouloir faire descendre Porthos de ses habitudes aristocratiques, Mousqueton faisait   la suite de son ma®tre fort bonne figure. Quant   Aramis, dont nous croyons avoir suffisamment expos© le caract¨re, caract¨re du reste que, comme celui de ses compagnons, nous pourrons suivre dans son d©veloppement, son laquais s'appelait Bazin. Gr¢ce   l'esp©rance qu'avait son ma®tre d'entrer un jour dans les ordres, il ©tait toujours vªtu de noir, comme doit l'ªtre le serviteur d'un homme d'Eglise. C'©tait un Berrichon de trente-cinq   quarante ans, doux, paisible, grassouillet, occupant   lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait son ma®tre, faisant   la rigueur pour deux un d®ner de peu de plats, mais excellent. Au reste, muet, aveugle, sourd et d'une fid©lit©   toute ©preuve. Maintenant que nous connaissons, superficiellement du moins, les ma®tres et les valets, passons aux demeures occup©es par chacun d'eux. Athos habitait rue F©rou,   deux pas du Luxembourg ; son appartement se composait de deux petites chambres, fort proprement meubl©es, dans une maison garnie dont l'hätesse encore jeune et v©ritablement encore belle lui faisait inutilement les doux yeux. Quelques fragments d'une grande splendeur pass©e ©clataient §  et l  aux murailles de ce modeste logement : c'©tait une ©p©e, par exemple, richement damasquin©e, qui remontait pour la fa§on   l'©poque de Fran§ois Ier, et dont la poign©e seule, incrust©e de pierres pr©cieuses, pouvait valoir deux cents pistoles, et que cependant, dans ses moments de plus grande d©tresse, Athos n'avait jamais consenti   engager ni   vendre. Cette ©p©e avait longtemps fait l'ambition de Porthos. Porthos aurait donn© dix ann©es de sa vie pour poss©der cette ©p©e. Un jour qu'il avait rendez-vous avec une duchesse, il essaya mªme de l'emprunter   Athos. Athos, sans rien dire, vida ses poches, ramassa tous ses bijoux : bourses, aiguillettes et cha®nes d'or, il offrit tout   Porthos ; mais quant   l'©p©e, lui dit-il, elle ©tait scell©e   sa place et ne devait la quitter que lorsque son ma®tre quitterait lui-mªme son logement. Outre son ©p©e, il y avait encore un portrait repr©sentant un seigneur du temps de Henri III, vªtu avec la plus grande ©l©gance, et qui portait l'ordre du Saint-Esprit, et ce portrait avait avec Athos certaines ressemblances de lignes, certaines similitudes de famille, qui indiquaient que ce grand seigneur, chevalier des ordres du roi, ©tait son ancªtre. Enfin, un coffre de magnifique orf¨vrerie, aux mªmes armes que l'©p©e et le portrait, faisait un milieu de chemin©e qui jurait effroyablement avec le reste de la garniture. Athos portait toujours la clef de ce coffre sur lui. Mais un jour il l'avait ouvert devant Porthos, et Porthos avait pu s'assurer que ce coffre ne contenait que des lettres et des papiers : des lettres d'amour et des papiers de famille, sans doute. Porthos habitait un appartement tr¨s vaste et d'une tr¨s somptueuse apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque fois qu'il passait avec quelque ami devant ses fenªtres,   l'une desquelles Mousqueton se tenait toujours en grande livr©e, Porthos levait la tªte et la main, et disait : Voil  ma demeure ! Mais jamais on ne le trouvait chez lui, jamais il n'invitait personne   y monter, et nul ne pouvait se faire une id©e de ce que cette somptueuse apparence renfermait de richesses r©elles. Quant   Aramis, il habitait un petit logement compos© d'un boudoir, d'une salle   manger et d'une chambre   coucher, laquelle chambre, situ©e comme le reste de l'appartement au rez-de-chauss©e, donnait sur un petit jardin frais, vert, ombreux et imp©n©trable aux yeux du voisinage. Quant   d'Artagnan, nous savons comment il ©tait log©, et nous avons d©j  fait connaissance avec son laquais, ma®tre Planchet. D'Artagnan, qui ©tait fort curieux de sa nature, comme sont les gens, du reste, qui ont le g©nie de l'intrigue, fit tous ses efforts pour savoir ce qu'©taient au juste Athos, Porthos et Aramis ; car, sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens cachait son nom de gentilhomme, Athos surtout, qui sentait son grand seigneur d'une lieue. Il s'adressa donc   Porthos pour avoir des renseignements sur Athos et Aramis, et   Aramis pour conna®tre Porthos. Malheureusement, Porthos lui-mªme ne savait de la vie de son silencieux camarade que ce qui en avait transpir©. On disait qu'il avait eu de grands malheurs dans ses affaires amoureuses, et qu'une affreuse trahison avait empoisonn©   jamais la vie de ce galant homme. Quelle ©tait cette trahison ? Tout le monde l'ignorait. Quant   Porthos, except© son v©ritable nom, que M. de Tr©ville savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, sa vie ©tait facile   conna®tre. Vaniteux et indiscret, on voyait   travers lui comme   travers un cristal. La seule chose qui eët pu ©garer l'investigateur eët ©t© que l'on eët cru tout le bien qu'il disait de lui. Quant   Aramis, tout en ayant l'air de n'avoir aucun secret, c'©tait un gar§on tout confit de myst¨res, r©pondant peu aux questions qu'on lui faisait sur les autres, et ©ludant celles que l'on faisait sur lui-mªme. Un jour, d'Artagnan, apr¨s l'avoir longtemps interrog© sur Porthos et en avoir appris ce bruit qui courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une princesse, voulut savoir aussi   quoi s'en tenir sur les aventures amoureuses de son interlocuteur. " Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il, vous qui parlez des baronnes, des comtesses et des princesses des autres ? -- Pardon, interrompit Aramis, j'ai parl© parce que Porthos en parle lui- mªme, parce qu'il a cri© toutes ces belles choses devant moi. Mais croyez bien, mon cher Monsieur d'Artagnan, que si je les tenais d'une autre source ou qu'il me les eët confi©es, il n'y aurait pas eu de confesseur plus discret que moi. -- Je n'en doute pas, reprit d'Artagnan ; mais enfin, il me semble que vous-mªme vous ªtes assez familier avec les armoiries, t©moin certain mouchoir brod© auquel je dois l'honneur de votre connaissance. " Aramis, cette fois, ne se f¢cha point, mais il prit son air le plus modeste et r©pondit affectueusement : " Mon cher, n'oubliez pas que je veux ªtre d'Eglise, et que je fuis toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vous avez vu ne m'avait point ©t© confi©, mais il avait ©t© oubli© chez moi par un de mes amis. J'ai dë le recueillir pour ne pas les compromettre, lui et la dame qu'il aime. Quant   moi, je n'ai point et ne veux point avoir de ma®tresse, suivant en cela l'exemple tr¨s judicieux d'Athos, qui n'en a pas plus que moi. -- Mais, que diable ! vous n'ªtes pas abb©, puisque vous ªtes mousquetaire. -- Mousquetaire par int©rim, mon cher, comme dit le cardinal, mousquetaire contre mon gr©, mais homme d'Eglise dans le coeur, croyez-moi. Athos et Porthos m'ont fourr© l -dedans pour m'occuper : j'ai eu, au moment d'ªtre ordonn©, une petite difficult© avec... Mais cela ne vous int©resse gu¨re, et je vous prends un temps pr©cieux. -- Point du tout, cela m'int©resse fort, s'©cria d'Artagnan, et je n'ai pour le moment absolument rien   faire. -- Oui, mais moi j'ai mon br©viaire   dire, r©pondit Aramis, puis quelques vers   composer que m'a demand©s Mme d'Aiguillon ; ensuite je dois passer rue Saint-Honor©, afin d'acheter du rouge pour Mme de Chevreuse. Vous voyez, mon cher ami, que si rien ne vous presse, je suis tr¨s press©, moi. " Et Aramis tendit affectueusement la main   son compagnon, et prit cong© de lui. D'Artagnan ne put, quelque peine qu'il se donn¢t, en savoir davantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti de croire dans le pr©sent tout ce qu'on disait de leur pass©, esp©rant des r©v©lations plus sëres et plus ©tendues de l'avenir. En attendant, il consid©ra Athos comme un Achille, Porthos comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph. Au reste, la vie des quatre jeunes gens ©tait joyeuse : Athos jouait, et toujours malheureusement. Cependant il n'empruntait jamais un sou   ses amis, quoique sa bourse fët sans cesse   leur service, et lorsqu'il avait jou© sur parole, il faisait toujours r©veiller son cr©ancier   six heures du matin pour lui payer sa dette de la veille. Porthos avait des fougues : ces jours-l , s'il gagnait, on le voyait insolent et splendide ; s'il perdait, il disparaissait compl¨tement pendant quelques jours, apr¨s lesquels il reparaissait le visage blªme et la mine allong©e, mais avec de l'argent dans ses poches. Quant   Aramis, il ne jouait jamais. C'©tait bien le plus mauvais mousquetaire et le plus m©chant convive qui se pët voir... Il avait toujours besoin de travailler. Quelquefois, au milieu d'un d®ner, quand chacun, dans l'entra®nement du vin et dans la chaleur de la conversation, croyait que l'on en avait encore pour deux ou trois heures   rester   table, Aramis regardait sa montre, se levait avec un gracieux sourire et prenait cong© de la soci©t©, pour aller, disait-il, consulter un casuiste avec lequel il avait rendez-vous. D'autres fois, il retournait   son logis pour ©crire une th¨se, et priait ses amis de ne pas le distraire. Cependant Athos souriait de ce charmant sourire m©lancolique, si bien s©ant   sa noble figure, et Porthos buvait en jurant qu'Aramis ne serait jamais qu'un cur© de village. Planchet, le valet de d'Artagnan, supporta noblement la bonne fortune ; il recevait trente sous par jour, et pendant un mois il revenait au logis gai comme pinson et affable envers son ma®tre. Quand le vent de l'adversit© commen§a   souffler sur le m©nage de la rue des Fossoyeurs, c'est- -dire quand les quarante pistoles du roi Louis XIII furent mang©es ou   peu pr¨s, il commen§a des plaintes qu'Athos trouva naus©abondes, Porthos ind©centes, et Aramis ridicules. Athos conseilla donc   d'Artagnan de cong©dier le dräle, Porthos voulait qu'on le b¢tonn¢t auparavant, et Aramis pr©tendit qu'un ma®tre ne devait entendre que les compliments qu'on fait de lui. " Cela vous est bien ais©   dire, reprit d'Artagnan :   vous, Athos, qui vivez muet avec Grimaud, qui lui d©fendez de parler, et qui, par cons©quent, n'avez jamais de mauvaises paroles avec lui ;   vous, Porthos, qui menez un train magnifique et qui ªtes un dieu pour votre valet Mousqueton ;   vous enfin, Aramis, qui, toujours distrait par vos ©tudes th©ologiques, inspirez un profond respect   votre serviteur Bazin, homme doux et religieux ; mais moi qui suis sans consistance et sans ressources, moi qui ne suis pas mousquetaire ni mªme garde, moi, que ferai-je pour inspirer de l'affection, de la terreur ou du respect   Planchet ? -- La chose est grave, r©pondirent les trois amis, c'est une affaire d'int©rieur ; il en est des valets comme des femmes, il faut les mettre tout de suite sur le pied oé l'on d©sire qu'ils restent. R©fl©chissez donc. " D'Artagnan r©fl©chit et se r©solut   rouer Planchet par provision, ce qui fut ex©cut© avec la conscience que d'Artagnan mettait en toutes choses ; puis, apr¨s l'avoir bien ross©, il lui d©fendit de quitter son service sans sa permission. " Car, ajouta-t-il, l'avenir ne peut me faire faute ; j'attends in©vitablement des temps meilleurs. Ta fortune est donc faite si tu restes pr¨s de moi, et je suis trop bon ma®tre pour te faire manquer ta fortune en t'accordant le cong© que tu me demandes. " Cette mani¨re d'agir donna beaucoup de respect aux mousquetaires pour la politique de d'Artagnan. Planchet fut ©galement saisi d'admiration et ne parla plus de s'en aller. La vie des quatre jeunes gens ©tait devenue commune ; d'Artagnan, qui n'avait aucune habitude, puisqu'il arrivait de sa province et tombait au milieu d'un monde tout nouveau pour lui, prit aussität les habitudes de ses amis. On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en ©t©, et l'on allait prendre le mot d'ordre et l'air des affaires chez M. de Tr©ville. D'Artagnan, bien qu'il ne fët pas mousquetaire, en faisait le service avec une ponctualit© touchante : il ©tait toujours de garde, parce qu'il tenait toujours compagnie   celui de ses trois amis qui montait la sienne. On le connaissait   l'hätel des mousquetaires, et chacun le tenait pour un bon camarade ; M. de Tr©ville, qui l'avait appr©ci© du premier coup d'oeil, et qui lui portait une v©ritable affection, ne cessait de le recommander au roi. De leur cät©, les trois mousquetaires aimaient fort leur jeune camarade. L'amiti© qui unissait ces quatre hommes, et le besoin de se voir trois ou quatre fois par jour, soit pour duel, soit pour affaires, soit pour plaisir, les faisaient sans cesse courir l'un apr¨s l'autre comme des ombres ; et l'on rencontrait toujours les ins©parables se cherchant du Luxembourg   la place Saint-Sulpice, ou de la rue du Vieux-Colombier au Luxembourg. En attendant, les promesses de M. de Tr©ville allaient leur train. Un beau jour, le roi commanda   M. le chevalier des Essarts de prendre d'Artagnan comme cadet dans sa compagnie des gardes. D'Artagnan endossa en soupirant cet habit, qu'il eët voulu, au prix de dix ann©es de son existence, troquer contre la casaque de mousquetaire. Mais M. de Tr©ville promit cette faveur apr¨s un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait ªtre abr©g© au reste, si l'occasion se pr©sentait pour d'Artagnan de rendre quelque service au roi ou de faire quelque action d'©clat. D'Artagnan se retira sur cette promesse et, d¨s le lendemain, commen§a son service. Alors ce fut le tour d'Athos, de Porthos et d'Aramis de monter la garde avec d'Artagnan quand il ©tait de garde. La compagnie de M. le chevalier des Essarts prit ainsi quatre hommes au lieu d'un, le jour oé elle prit d'Artagnan. CHAPITRE VIII. UNE INTRIGUE DE COUREUR Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi que toutes les choses de ce monde, apr¨s avoir eu un commencement avaient eu une fin, et depuis cette fin nos quatre compagnons ©taient tomb©s dans la gªne. D'abord Athos avait soutenu pendant quelque temps l'association de ses propres deniers. Porthos lui avait succ©d©, et, gr¢ce   une de ces disparitions auxquelles on ©tait habitu©, il avait pendant pr¨s de quinze jours encore subvenu aux besoins de tout le monde ; enfin ©tait arriv© le tour d'Aramis, qui s'©tait ex©cut© de bonne gr¢ce, et qui ©tait parvenu, disait-il, en vendant ses livres de th©ologie,   se procurer quelques pistoles. On eut alors, comme d'habitude, recours   M. de Tr©ville, qui fit quelques avances sur la solde ; mais ces avances ne pouvaient conduire bien loin trois mousquetaires qui avaient d©j  force comptes arri©r©s, et un garde qui n'en avait pas encore. Enfin, quand on vit qu'on allait manquer tout   fait, on rassembla par un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos joua. Malheureusement, il ©tait dans une mauvaise veine : il perdit tout, plus vingt-cinq pistoles sur parole. Alors la gªne devint de la d©tresse ; on vit les affam©s suivis de leurs laquais courir les quais et les corps de garde, ramassant chez leurs amis du dehors tous les d®ners qu'ils purent trouver ; car, suivant l'avis d'Aramis, on devait dans la prosp©rit© semer des repas   droite et   gauche pour en r©colter quelques-uns dans la disgr¢ce. Athos fut invit© quatre fois et mena chaque fois ses amis avec leurs laquais. Porthos eut six occasions et en fit ©galement jouir ses camarades ; Aramis en eut huit. C'©tait un homme, comme on a d©j  pu s'en apercevoir, qui faisait peu de bruit et beaucoup de besogne. Quant   d'Artagnan, qui ne connaissait encore personne dans la capitale, il ne trouva qu'un d©jeuner de chocolat chez un prªtre de son pays, et un d®ner chez un cornette des gardes. Il mena son arm©e chez le prªtre, auquel on d©vora sa provision de deux mois, et chez le cornette, qui fit des merveilles ; mais, comme le disait Planchet, on ne mange toujours qu'une fois, mªme quand on mange beaucoup. D'Artagnan se trouva donc assez humili© de n'avoir eu qu'un repas et demi, car le d©jeuner chez le prªtre ne pouvait compter que pour un demi-repas,   offrir   ses compagnons en ©change des festins que s'©taient procur©s Athos, Porthos et Aramis. Il se croyait   charge   la soci©t©, oubliant dans sa bonne foi toute juv©nile qu'il avait nourri cette soci©t© pendant un mois, et son esprit pr©occup© se mit   travailler activement. Il r©fl©chit que cette coalition de quatre hommes jeunes, braves, entreprenants et actifs devait avoir un autre but que des promenades d©hanch©es, des le§ons d'escrime et des lazzi plus ou moins spirituels. En effet, quatre hommes comme eux, quatre hommes d©vou©s les uns aux autres depuis la bourse jusqu'  la vie, quatre hommes se soutenant toujours, ne reculant jamais, ex©cutant isol©ment ou ensemble les r©solutions prises en commun ; quatre bras mena§ant les quatre points cardinaux ou se tournant vers un seul point, devaient in©vitablement, soit souterrainement, soit au jour, soit par la mine, soit par la tranch©e, soit par la ruse, soit par la force, s'ouvrir un chemin vers le but qu'ils voulaient atteindre, si bien d©fendu ou si ©loign© qu'il fët. La seule chose qui ©tonn¢t d'Artagnan, c'est que ses compagnons n'eussent point song©   cela. Il y songeait, lui, et s©rieusement mªme, se creusant la cervelle pour trouver une direction   cette force unique quatre fois multipli©e avec laquelle il ne doutait pas que, comme avec le levier que cherchait Archim¨de, on ne parv®nt   soulever le monde, -- lorsque l'on frappa doucement   la porte. D'Artagnan r©veilla Planchet et lui ordonna d'aller ouvrir. Que de cette phrase : d'Artagnan r©veilla Planchet, le lecteur n'aille pas augurer qu'il faisait nuit ou que le jour n'©tait point encore venu. Non ! quatre heures venaient de sonner. Planchet, deux heures auparavant, ©tait venu demander   d®ner   son ma®tre, lequel lui avait r©pondu par le proverbe : " Qui dort d®ne. " Et Planchet d®nait en dormant. Un homme fut introduit, de mine assez simple et qui avait l'air d'un bourgeois. Planchet, pour son dessert, eët bien voulu entendre la conversation ; mais le bourgeois d©clara   d'Artagnan que ce qu'il avait   lui dire ©tant important et confidentiel, il d©sirait demeurer en tªte   tªte avec lui. D'Artagnan cong©dia Planchet et fit asseoir son visiteur. Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux hommes se regard¨rent comme pour faire une connaissance pr©alable, apr¨s quoi d'Artagnan s'inclina en signe qu'il ©coutait. " J'ai entendu parler de M. d'Artagnan comme d'un jeune homme fort brave, dit le bourgeois, et cette r©putation dont il jouit   juste titre m'a d©cid©   lui confier un secret. -- Parlez, Monsieur, parlez " , dit d'Artagnan, qui d'instinct flaira quelque chose d'avantageux. Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua : " J'ai ma femme qui est ling¨re chez la reine, Monsieur, et qui ne manque ni de sagesse, ni de beaut©. On me l'a fait ©pouser voil  bientät trois ans, quoiqu'elle n'eët qu'un petit avoir, parce que M. de La Porte, le portemanteau de la reine, est son parrain et la prot¨ge... -- Eh bien, Monsieur ? demanda d'Artagnan. -- Eh bien, reprit le bourgeois, Eh bien, Monsieur, ma femme a ©t© enlev©e hier matin, comme elle sortait de sa chambre de travail. -- Et par qui votre femme a-t-elle ©t© enlev©e ? -- Je n'en sais rien sërement, Monsieur, mais je soup§onne quelqu'un. -- Et quelle est cette personne que vous soup§onnez ? -- Un homme qui la poursuivait depuis longtemps. -- Diable ! -- Mais voulez-vous que je vous dise, Monsieur, continua le bourgeois, je suis convaincu, moi, qu'il y a moins d'amour que de politique dans tout cela. -- Moins d'amour que de politique, reprit d'Artagnan d'un air fort r©fl©chi, et que soup§onnez-vous ? -- Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je soup§onne... -- Monsieur, je vous ferai observer que je ne vous demande absolument rien, moi. C'est vous qui ªtes venu. C'est vous qui m'avez dit que vous aviez un secret   me confier. Faites donc   votre guise, il est encore temps de vous retirer. -- Non, Monsieur, non ; vous m'avez l'air d'un honnªte jeune homme, et j'aurai confiance en vous. Je crois donc que ce n'est pas   cause de ses amours que ma femme a ©t© arrªt©e, mais   cause de celles d'une plus grande dame qu'elle. -- Ah ! ah ! serait-ce   cause des amours de Mme de Bois-Tracy ? fit d'Artagnan, qui voulut avoir l'air, vis- -vis de son bourgeois, d'ªtre au courant des affaires de la cour. -- Plus haut, Monsieur, plus haut. -- De Mme d'Aiguillon ? -- Plus haut encore. -- De Mme de Chevreuse ? -- Plus haut, beaucoup plus haut ! -- De la... d'Artagnan s'arrªta. -- Oui, Monsieur, r©pondit si bas, qu'  peine si on put l'entendre, le bourgeois ©pouvant©. -- Et avec qui ? -- Avec qui cela peut-il ªtre, si ce n'est avec le duc de... -- Le duc de... -- Oui, Monsieur ! r©pondit le bourgeois, en donnant   sa voix une intonation plus sourde encore. -- Mais comment savez-vous tout cela, vous ? -- Ah ! comment je le sais ? -- Oui, comment le savez-vous ? Pas de demi-confidence, ou... vous comprenez. -- Je le sais par ma femme, Monsieur, par ma femme elle-mªme. -- Qui le sait, elle, par qui ? -- Par M. de La Porte. Ne vous ai-je pas dit qu'elle ©tait la filleule de M. de La Porte, l'homme de confiance de la reine ? Eh bien, M. de La Porte l'avait mise pr¨s de Sa Majest© pour que notre pauvre reine au moins eët quelqu'un   qui se fier, abandonn©e comme elle l'est par le roi, espionn©e comme elle l'est par le cardinal, trahie comme elle l'est par tous. -- Ah ! ah ! voil  qui se dessine, dit d'Artagnan. -- Or ma femme est venue il y a quatre jours, Monsieur ; une de ses conditions ©tait qu'elle devait me venir voir deux fois la semaine ; car, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire, ma femme m'aime beaucoup ; ma femme est donc venue, et m'a confi© que la reine, en ce moment- ci, avait de grandes craintes. -- Vraiment ? -- Oui, M. le cardinal,   ce qu'il para®t, la poursuit et la pers©cute plus que jamais. Il ne peut pas lui pardonner l'histoire de la sarabande. Vous savez l'histoire de la sarabande ? -- Pardieu, si je la sais ! r©pondit d'Artagnan, qui ne savait rien du tout, mais qui voulait avoir l'air d'ªtre au courant. -- De sorte que, maintenant, ce n'est plus de la haine, c'est de la vengeance. -- Vraiment ? -- Et la reine croit... -- Eh bien, que croit la reine ? -- Elle croit qu'on a ©crit   M. le duc de Buckingham en son nom. -- Au nom de la reine ? -- Oui, pour le faire venir   Paris, et une fois venu   Paris, pour l'attirer dans quelque pi¨ge. -- Diable ! mais votre femme, mon cher Monsieur, qu'a-t-elle   faire dans tout cela ? -- On conna®t son d©vouement pour la reine, et l'on veut ou l'©loigner de sa ma®tresse, ou l'intimider pour avoir les secrets de Sa Majest©, ou la s©duire pour se servir d'elle comme d'un espion. -- C'est probable, dit d'Artagnan ; mais l'homme qui l'a enlev©e, le connaissez-vous ? -- Je vous ai dit que je croyais le conna®tre. -- Son nom ? -- Je ne le sais pas ; ce que je sais seulement, c'est que c'est une cr©ature du cardinal, son ¢me damn©e. -- Mais vous l'avez vu ? -- Oui, ma femme me l'a montr© un jour. -- A-t-il un signalement auquel on puisse le reconna®tre ? -- Oh ! certainement, c'est un seigneur de haute mine, poil noir, teint basan©, oeil per§ant, dents blanches et une cicatrice   la tempe. -- Une cicatrice   la tempe ! s'©cria d'Artagnan, et avec cela dents blanches, oeil per§ant, teint basan©, poil noir