, mais Mme Bonacieux connaissait tous les tours et d©tours de cette partie du Louvre, destin©e aux gens de la suite. Elle referma les portes derri¨re elle, prit le duc par la main, fit quelques pas en t¢tonnant, saisit une rampe, toucha du pied un degr©, et commen§a de monter un escalier : le duc compta deux ©tages. Alors elle prit   droite, suivit un long corridor, redescendit un ©tage, fit quelques pas encore, introduisit une clef dans une serrure, ouvrit une porte et poussa le duc dans un appartement ©clair© seulement par une lampe de nuit, en disant : " Restez ici, Milord duc, on va venir. " Puis elle sortit par la mªme porte, qu'elle ferma   la clef, de sorte que le duc se trouva litt©ralement prisonnier. Cependant, tout isol© qu'il se trouvait, il faut le dire, le duc de Buckingham n'©prouva pas un instant de crainte ; un des cät©s saillants de son caract¨re ©tait la recherche de l'aventure et l'amour du romanesque. Brave, hardi, entreprenant, ce n'©tait pas la premi¨re fois qu'il risquait sa vie dans de pareilles tentatives ; il avait appris que ce pr©tendu message d'Anne d'Autriche, sur la foi duquel il ©tait venu   Paris, ©tait un pi¨ge, et au lieu de regagner l'Angleterre, il avait, abusant de la position qu'on lui avait faite, d©clar©   la reine qu'il ne partirait pas sans l'avoir vue. La reine avait positivement refus© d'abord, puis enfin elle avait craint que le duc, exasp©r©, ne f®t quelque folie. D©j  elle ©tait d©cid©e   le recevoir et   le supplier de partir aussität, lorsque, le soir mªme de cette d©cision, Mme Bonacieux, qui ©tait charg©e d'aller chercher le duc et de le conduire au Louvre, fut enlev©e. Pendant deux jours on ignora compl¨tement ce qu'elle ©tait devenue, et tout resta en suspens. Mais une fois libre, une fois remise en rapport avec La Porte, les choses avaient repris leur cours, et elle venait d'accomplir la p©rilleuse entreprise que, sans son arrestation, elle eët ex©cut©e trois jours plus tät. Buckingham, rest© seul, s'approcha d'une glace. Cet habit de mousquetaire lui allait   merveille. A trente-cinq ans qu'il avait alors, il passait   juste titre pour le plus beau gentilhomme et pour le plus ©l©gant cavalier de France et d'Angleterre. Favori de deux rois, riche   millions, tout-puissant dans un royaume qu'il bouleversait   sa fantaisie et calmait   son caprice, Georges Villiers, duc de Buckingham, avait entrepris une de ces existences fabuleuses qui restent dans le cours des si¨cles comme un ©tonnement pour la post©rit©. Aussi, sër de lui-mªme, convaincu de sa puissance, certain que les lois qui r©gissent les autres hommes ne pouvaient l'atteindre, allait-il droit au but qu'il s'©tait fix©, ce but fët-il si ©lev© et si ©blouissant que c'eët ©t© folie pour un autre que de l'envisager seulement. C'est ainsi qu'il ©tait arriv©   s'approcher plusieurs fois de la belle et fi¨re Anne d'Autriche et   s'en faire aimer,   force d'©blouissement. Georges Villiers se pla§a donc devant une glace, comme nous l'avons dit, rendit   sa belle chevelure blonde les ondulations que le poids de son chapeau lui avait fait perdre, retroussa sa moustache, et le coeur tout gonfl© de joie, heureux et fier de toucher au moment qu'il avait si longtemps d©sir©, se sourit   lui-mªme d'orgueil et d'espoir. En ce moment, une porte cach©e dans la tapisserie s'ouvrit et une femme apparut. Buckingham vit cette apparition dans la glace ; il jeta un cri, c'©tait la reine ! Anne d'Autriche avait alors vingt-six ou vingt-sept ans, c'est- -dire qu'elle se trouvait dans tout l'©clat de sa beaut©. Sa d©marche ©tait celle d'une reine ou d'une d©esse ; ses yeux, qui jetaient des reflets d'©meraude, ©taient parfaitement beaux, et tout   la fois pleins de douceur et de majest©. Sa bouche ©tait petite et vermeille, et quoique sa l¨vre inf©rieure, comme celle des princes de la maison d'Autriche, avan§¢t l©g¨rement sur l'autre, elle ©tait ©minemment gracieuse dans le sourire, mais aussi profond©ment d©daigneuse dans le m©pris. Sa peau ©tait cit©e pour sa douceur et son velout©, sa main et ses bras ©taient d'une beaut© surprenante, et tous les po¨tes du temps les chantaient comme incomparables. Enfin ses cheveux, qui, de blonds qu'ils ©taient dans sa jeunesse, ©taient devenus ch¢tains, et qu'elle portait fris©s tr¨s clair et avec beaucoup de poudre, encadraient admirablement son visage, auquel le censeur le plus rigide n'eët pu souhaiter qu'un peu moins de rouge, et le statuaire le plus exigeant qu'un peu plus de finesse dans le nez. Buckingham resta un instant ©bloui ; jamais Anne d'Autriche ne lui ©tait apparue aussi belle, au milieu des bals, des fªtes, des carrousels, qu'elle lui apparut en ce moment, vªtue d'une simple robe de satin blanc et accompagn©e de doáa Est©fania, la seule de ses femmes espagnoles qui n'eët pas ©t© chass©e par la jalousie du roi et par les pers©cutions de Richelieu. Anne d'Autriche fit deux pas en avant ; Buckingham se pr©cipita   ses genoux, et avant que la reine eët pu l'en empªcher, il baisa le bas de sa robe. " Duc, vous savez d©j  que ce n'est pas moi qui vous ai fait ©crire. -- Oh ! oui, Madame, oui, Votre Majest©, s'©cria le duc ; je sais que j'ai ©t© un fou, un insens© de croire que la neige s'animerait, que le marbre s'©chaufferait ; mais, que voulez-vous, quand on aime, on croit facilement   l'amour ; d'ailleurs je n'ai pas tout perdu   ce voyage, puisque je vous vois. -- Oui, r©pondit Anne, mais vous savez pourquoi et comment je vous vois, Milord. Je vous vois par piti© pour vous-mªme ; je vous vois parce qu'insensible   toutes mes peines, vous vous ªtes obstin©   rester dans une ville oé, en restant, vous courez risque de la vie et me faites courir risque de mon honneur ; je vous vois pour vous dire que tout nous s©pare, les profondeurs de la mer, l'inimiti© des royaumes, la saintet© des serments. Il est sacril¨ge de lutter contre tant de choses, Milord. Je vous vois enfin pour vous dire qu'il ne faut plus nous voir. -- Parlez, Madame ; parlez, reine, dit Buckingham ; la douceur de votre voix couvre la duret© de vos paroles. Vous parlez de sacril¨ge ! mais le sacril¨ge est dans la s©paration des coeurs que Dieu avait form©s l'un pour l'autre. -- Milord, s'©cria la reine, vous oubliez que je ne vous ai jamais dit que je vous aimais. -- Mais vous ne m'avez jamais dit non plus que vous ne m'aimiez point ; et vraiment, me dire de semblables paroles, ce serait de la part de Votre Majest© une trop grande ingratitude. Car, dites-moi, oé trouvez- vous un amour pareil au mien, un amour que ni le temps, ni l'absence, ni le d©sespoir ne peuvent ©teindre ; un amour qui se contente d'un ruban ©gar©, d'un regard perdu, d'une parole ©chapp©e ? " Il y a trois ans, Madame, que je vous ai vue pour la premi¨re fois, et depuis trois ans je vous aime ainsi. " Voulez-vous que je vous dise comment vous ©tiez vªtue la premi¨re fois que je vous vis ? voulez-vous que je d©taille chacun des ornements de votre toilette ? Tenez, je vous vois encore : vous ©tiez assise sur des carreaux,   la mode d'Espagne ; vous aviez une robe de satin vert avec des broderies d'or et d'argent ; des manches pendantes et renou©es sur vos beaux bras, sur ces bras admirables, avec de gros diamants ; vous aviez une fraise ferm©e, un petit bonnet sur votre tªte, de la couleur de votre robe, et sur ce bonnet une plume de h©ron. " Oh ! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle que vous ©tiez alors ; je les rouvre, et je vous vois telle que vous ªtes maintenant, c'est- -dire cent fois plus belle encore ! -- Quelle folie ! murmura Anne d'Autriche, qui n'avait pas le courage d'en vouloir au duc d'avoir si bien conserv© son portrait dans son coeur ; quelle folie de nourrir une passion inutile avec de pareils souvenirs ! -- Et avec quoi voulez-vous donc que je vive ? je n'ai que des souvenirs, moi. C'est mon bonheur, mon tr©sor, mon esp©rance. Chaque fois que je vous vois, c'est un diamant de plus que je renferme dans l'©crin de mon coeur. Celui-ci est le quatri¨me que vous laissez tomber et que je ramasse ; car en trois ans, Madame, je ne vous ai vue que quatre fois : cette premi¨re que je viens de vous dire, la seconde chez Mme de Chevreuse, la troisi¨me dans les jardins d'Amiens. -- Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette soir©e. -- Oh ! parlons-en, au contraire, Madame, parlons-en : c'est la soir©e heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez-vous la belle nuit qu'il faisait ? Comme l'air ©tait doux et parfum©, comme le ciel ©tait bleu et tout ©maill© d'©toiles ! Ah ! cette fois, Madame, j'avais pu ªtre un instant seul avec vous ; cette fois, vous ©tiez prªte   tout me dire, l'isolement de votre vie, les chagrins de votre coeur. Vous ©tiez appuy©e   mon bras, tenez,   celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tªte   votre cät©, vos beaux cheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu'ils l'effleuraient je frissonnais de la tªte aux pieds. Oh ! reine, reine ! oh ! vous ne savez pas tout ce qu'il y a de f©licit©s du ciel, de joies du paradis enferm©es dans un moment pareil. Tenez, mes biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu'il me reste de jours   vivre, pour un pareil instant et pour une semblable nuit ! car cette nuit-l , Madame, cette nuit-l  vous m'aimiez, je vous le jure. -- Milord, il est possible, oui, que l'influence du lieu, que le charme de cette belle soir©e, que la fascination de votre regard, que ces mille circonstances enfin qui se r©unissent parfois pour perdre une femme se soient group©es autour de moi dans cette fatale soir©e ; mais vous l'avez vu, Milord, la reine est venue au secours de la femme qui faiblissait : au premier mot que vous avez os© dire,   la premi¨re hardiesse   laquelle j'ai eu   r©pondre, j'ai appel©. -- Oh ! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le mien aurait succomb©   cette ©preuve ; mais mon amour,   moi, en est sorti plus ardent et plus ©ternel. Vous avez cru me fuir en revenant   Paris, vous avez cru que je n'oserais quitter le tr©sor sur lequel mon ma®tre m'avait charg© de veiller. Ah ! que m'importent   moi tous les tr©sors du monde et tous les rois de la terre ! Huit jours apr¨s, j'©tais de retour, Madame. Cette fois, vous n'avez rien eu   me dire : j'avais risqu© ma faveur, ma vie, pour vous voir une seconde, je n'ai pas mªme touch© votre main, et vous m'avez pardonn© en me voyant si soumis et si repentant. -- Oui, mais la calomnie s'est empar©e de toutes ces folies dans lesquelles je n'©tais pour rien, vous le savez bien, Milord. Le roi, excit© par M. le cardinal, a fait un ©clat terrible : Mme de Vernet a ©t© chass©e, Putange exil©, Mme de Chevreuse est tomb©e en d©faveur, et lorsque vous avez voulu revenir comme ambassadeur en France, le roi lui-mªme, souvenez-vous-en, Milord, le roi lui-mªme s'y est oppos©. -- Oui, et la France va payer d'une guerre le refus de son roi. Je ne puis plus vous voir, Madame ; eh bien, je veux chaque jour que vous entendiez parler de moi. " Quel but pensez-vous qu'aient eu cette exp©dition de R© et cette ligue avec les protestants de La Rochelle que je projette ? Le plaisir de vous voir ! " Je n'ai pas l'espoir de p©n©trer   main arm©e jusqu'  Paris, je le sais bien ; mais cette guerre pourra amener une paix, cette paix n©cessitera un n©gociateur, ce n©gociateur ce sera moi. On n'osera plus me refuser alors, et je reviendrai   Paris, et je vous reverrai, et je serai heureux un instant. Des milliers d'hommes, il est vrai, auront pay© mon bonheur de leur vie ; mais que m'importera,   moi, pourvu que je vous revoie ! Tout cela est peut-ªtre bien fou, peut-ªtre bien insens© ; mais, dites- moi, quelle femme a un amant plus amoureux ? quelle reine a eu un serviteur plus ardent ? -- Milord, Milord, vous invoquez pour votre d©fense des choses qui vous accusent encore ; Milord, toutes ces preuves d'amour que vous voulez me donner sont presque des crimes. -- Parce que vous ne m'aimez pas, Madame : si vous m'aimiez, vous verriez tout cela autrement ; si vous m'aimiez, oh ! mais, si vous m'aimiez, ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah ! Mme de Chevreuse, dont vous parliez tout   l'heure, Mme de Chevreuse a ©t© moins cruelle que vous ; Holland l'a aim©e, et elle a r©pondu   son amour. -- Mme de Chevreuse n'©tait pas reine, murmura Anne d'Autriche, vaincue malgr© elle par l'expression d'un amour si profond. -- Vous m'aimeriez donc si vous ne l'©tiez pas, vous, Madame, dites, vous m'aimeriez donc ? Je puis donc croire que c'est la dignit© seule de votre rang qui vous fait cruelle pour moi ; je puis donc croire que si vous eussiez ©t© Mme de Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu esp©rer ? Merci de ces douces paroles, ä ma belle Majest©, cent fois merci. -- Ah ! Milord, vous avez mal entendu, mal interpr©t© ; je n'ai pas voulu dire... -- Silence ! Silence ! dit le duc, si je suis heureux d'une erreur, n'ayez pas la cruaut© de me l'enlever. Vous l'avez dit vous-mªme, on m'a attir© dans un pi¨ge, j'y laisserai ma vie peut-ªtre, car, tenez, c'est ©trange, depuis quelque temps j'ai des pressentiments que je vais mourir. " Et le duc sourit d'un sourire triste et charmant   la fois. " Oh ! mon Dieu ! s'©cria Anne d'Autriche avec un accent d'effroi qui prouvait quel int©rªt plus grand qu'elle ne le voulait dire elle prenait au duc. -- Je ne vous dis point cela pour vous effrayer, Madame, non ; c'est mªme ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne me pr©occupe point de pareils rªves. Mais ce mot que vous venez de dire, cette esp©rance, que vous m'avez presque donn©e, aura tout pay©, fët-ce mªme ma vie. -- Eh bien, dit Anne d'Autriche, moi aussi, duc, moi, j'ai des pressentiments, moi aussi j'ai des rªves. J'ai song© que je vous voyais couch© sanglant, frapp© d'une blessure. -- Au cät© gauche, n'est-ce pas, avec un couteau ? interrompit Buckingham. -- Oui, c'est cela, Milord, c'est cela, au cät© gauche avec un couteau. Qui a pu vous dire que j'avais fait ce rªve ? Je ne l'ai confi© qu'  Dieu, et encore dans mes pri¨res. -- Je n'en veux pas davantage, et vous m'aimez, Madame, c'est bien. -- Je vous aime, moi ? -- Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les mªmes rªves qu'  moi, si vous ne m'aimiez pas ? Aurions-nous les mªmes pressentiments, si nos deux existences ne se touchaient pas par le coeur ? Vous m'aimez, ä reine, et vous me pleurerez ? -- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'©cria Anne d'Autriche, c'est plus que je n'en puis supporter. Tenez, duc, au nom du Ciel, partez, retirez-vous ; je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime pas ; mais ce que je sais, c'est que je ne serai point parjure. Prenez donc piti© de moi, et partez. Oh ! si vous ªtes frapp© en France, si vous mourez en France, si je pouvais supposer que votre amour pour moi fët cause de votre mort, je ne me consolerais jamais, j'en deviendrais folle. Partez donc, partez, je vous en supplie. -- Oh ! que vous ªtes belle ainsi ! Oh ! que je vous aime ! dit Buckingham. -- Partez ! partez ! je vous en supplie, et revenez plus tard ; revenez comme ambassadeur, revenez comme ministre, revenez entour© de gardes qui vous d©fendront, de serviteurs qui veilleront sur vous, et alors je ne craindrai plus pour vos jours, et j'aurai du bonheur   vous revoir. -- Oh ! est-ce bien vrai ce que vous me dites ? -- Oui... -- Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui vienne de vous et qui me rappelle que je n'ai point fait un rªve ; quelque chose que vous ayez port© et que je puisse porter   mon tour, une bague, un collier, une cha®ne. -- Et partirez-vous, partirez-vous, si je vous donne ce que vous me demandez ? -- Oui. -- A l'instant mªme ? -- Oui. -- Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre ? -- Oui, je vous le jure ! -- Attendez, alors, attendez. " Et Anne d'Autriche rentra dans son appartement et en sortit presque aussität, tenant   la main un petit coffret en bois de rose   son chiffre, tout incrust© d'or. " Tenez, Milord duc, tenez, dit-elle, gardez cela en m©moire de moi. " Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois   genoux. " Vous m'avez promis de partir, dit la reine. -- Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, Madame, et je pars. " Anne d'Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en s'appuyant de l'autre sur Est©fania, car elle sentait que les forces allaient lui manquer. Buckingham appuya avec passion ses l¨vres sur cette belle main, puis se relevant : " Avant six mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous aurai revue, Madame, duss©-je bouleverser le monde pour cela. " Et, fid¨le   la promesse qu'il avait faite, il s'©lan§a hors de l'appartement. Dans le corridor, il rencontra Mme Bonacieux qui l'attendait, et qui, avec les mªmes pr©cautions et le mªme bonheur, le reconduisit hors du Louvre. CHAPITRE XIII. MONSIEUR BONACIEUX Il y avait dans tout cela, comme on a pu le remarquer, un personnage dont, malgr© sa position pr©caire, on n'avait paru s'inqui©ter que fort m©diocrement ; ce personnage ©tait M. Bonacieux, respectable martyr des intrigues politiques et amoureuses qui s'enchevªtraient si bien les unes aux autres, dans cette ©poque   la fois si chevaleresque et si galante. Heureusement -- le lecteur se le rappelle ou ne se le rappelle pas -- heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de vue. Les estafiers qui l'avaient arrªt© le conduisirent droit   la Bastille, oé on le fit passer tout tremblant devant un peloton de soldats qui chargeaient leurs mousquets. De l , introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut, de la part de ceux qui l'avaient amen©, l'objet des plus grossi¨res injures et des plus farouches traitements. Les sbires voyaient qu'ils n'avaient pas affaire   un gentilhomme, et ils le traitaient en v©ritable croquant. Au bout d'une demi-heure   peu pr¨s, un greffier vint mettre fin   ses tortures, mais non pas   ses inqui©tudes, en donnant l'ordre de conduire M. Bonacieux dans la chambre des interrogatoires. Ordinairement on interrogeait les prisonniers chez eux, mais avec M. Bonacieux on n'y faisait pas tant de fa§ons. Deux gardes s'empar¨rent du mercier, lui firent traverser une cour, le firent entrer dans un corridor oé il y avait trois sentinelles, ouvrirent une porte et le pouss¨rent dans une chambre basse, oé il n'y avait pour tous meubles qu'une table, une chaise et un commissaire. Le commissaire ©tait assis sur la chaise et occup©   ©crire sur la table. Les deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table et, sur un signe du commissaire, s'©loign¨rent hors de la port©e de la voix. Le commissaire, qui jusque-l  avait tenu sa tªte baiss©e sur ses papiers, la releva pour voir   qui il avait affaire. Ce commissaire ©tait un homme   la mine r©barbative, au nez pointu, aux pommettes jaunes et saillantes, aux yeux petits mais investigateurs et vifs,   la physionomie tenant   la fois de la fouine et du renard. Sa tªte, support©e par un cou long et mobile, sortait de sa large robe noire en se balan§ant avec un mouvement   peu pr¨s pareil   celui de la tortue tirant sa tªte hors de sa carapace. Il commen§a par demander   M. Bonacieux ses nom et pr©noms, son ¢ge, son ©tat et son domicile. L'accus© r©pondit qu'il s'appelait Jacques-Michel Bonacieux, qu'il ©tait ¢g© de cinquante et un ans, mercier retir© et qu'il demeurait rue des Fossoyeurs, n 11. Le commissaire alors, au lieu de continuer   l'interroger, lui fit un grand discours sur le danger qu'il y a pour un bourgeois obscur   se mªler des choses publiques. Il compliqua cet exorde d'une exposition dans laquelle il raconta la puissance et les actes de M. le cardinal, ce ministre incomparable, ce vainqueur des ministres pass©s, cet exemple des ministres   venir : actes et puissance que nul ne contrecarrait impun©ment. Apr¨s cette deuxi¨me partie de son discours, fixant son regard d'©pervier sur le pauvre Bonacieux, il l'invita   r©fl©chir   la gravit© de sa situation. Les r©flexions du mercier ©taient toutes faites : il donnait au diable l'instant oé M. de La Porte avait eu l'id©e de le marier avec sa filleule, et l'instant surtout oé cette filleule avait ©t© re§ue dame de la lingerie chez la reine. Le fond du caract¨re de ma®tre Bonacieux ©tait un profond ©go¯sme mªl©   une avarice sordide, le tout assaisonn© d'une poltronnerie extrªme. L'amour que lui avait inspir© sa jeune femme, ©tant un sentiment tout secondaire, ne pouvait lutter avec les sentiments primitifs que nous venons d'©num©rer. Bonacieux r©fl©chit, en effet, sur ce qu'on venait de lui dire. " Mais, Monsieur le commissaire, dit-il timidement, croyez bien que je connais et que j'appr©cie plus que personne le m©rite de l'incomparable Eminence par laquelle nous avons l'honneur d'ªtre gouvern©s. -- Vraiment ? demanda le commissaire d'un air de doute ; mais s'il en ©tait v©ritablement ainsi, comment seriez-vous   la Bastille ? -- Comment j'y suis, ou plutät pourquoi j'y suis, r©pliqua M. Bonacieux, voil  ce qu'il m'est parfaitement impossible de vous dire, vu que je l'ignore moi-mªme ; mais,   coup sër, ce n'est pas pour avoir d©soblig©, sciemment du moins, M. le cardinal. -- Il faut cependant que vous ayez commis un crime, puisque vous ªtes ici accus© de haute trahison. -- De haute trahison ! s'©cria Bonacieux ©pouvant©, de haute trahison ! et comment voulez-vous qu'un pauvre mercier qui d©teste les huguenots et qui abhorre les Espagnols soit accus© de haute trahison ? R©fl©chissez, Monsieur, la chose est mat©riellement impossible. -- Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant l'accus© comme si ses petits yeux avaient la facult© de lire jusqu'au plus profond des coeurs, Monsieur Bonacieux, vous avez une femme ? -- Oui, Monsieur, r©pondit le mercier tout tremblant, sentant que c'©tait l  oé les affaires allaient s'embrouiller ; c'est- -dire, j'en avais une. -- Comment ? vous en aviez une ! qu'en avez-vous fait, si vous ne l'avez plus ? -- On me l'a enlev©e, Monsieur. -- On vous l'a enlev©e ? dit le commissaire. Ah ! " Bonacieux sentit   ce " ah ! " que l'affaire s'embrouillait de plus en plus. " On vous l'a enlev©e ! reprit le commissaire, et savez-vous quel est l'homme qui a commis ce rapt ? -- Je crois le conna®tre. -- Quel est-il ? -- Songez que je n'affirme rien, Monsieur le commissaire, et que je soup§onne seulement. -- Qui soup§onnez-vous ? Voyons, r©pondez franchement. " M. Bonacieux ©tait dans la plus grande perplexit© : devait-il tout nier ou tout dire ? En niant tout, on pouvait croire qu'il en savait trop long pour avouer ; en disant tout, il faisait preuve de bonne volont©. Il se d©cida donc   tout dire. " Je soup§onne, dit-il, un grand brun, de haute mine, lequel a tout   fait l'air d'un grand seigneur ; il nous a suivis plusieurs fois,   ce qu'il m'a sembl©, quand j'attendais ma femme devant le guichet du Louvre pour la ramener chez moi. " Le commissaire parut ©prouver quelque inqui©tude. " Et son nom ? dit-il. -- Oh ! quant   son nom, je n'en sais rien, mais si je le rencontre jamais, je le reconna®trai   l'instant mªme, je vous en r©ponds, fët-il entre mille personnes. " Le front du commissaire se rembrunit. " Vous le reconna®triez entre mille, dites-vous ? continua-t-il... -- C'est- -dire, reprit Bonacieux, qui vit qu'il avait fait fausse route, c'est- -dire... -- Vous avez r©pondu que vous le reconna®triez, dit le commissaire ; c'est bien, en voici assez pour aujourd'hui ; il faut, avant que nous allions plus loin, que quelqu'un soit pr©venu que vous connaissez le ravisseur de votre femme. -- Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais ! s'©cria Bonacieux au d©sespoir. Je vous ai dit au contraire... -- Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux gardes. -- Et oé faut-il le conduire ? demanda le greffier. -- Dans un cachot. -- Dans lequel ? -- Oh ! mon Dieu, dans le premier venu, pourvu qu'il ferme bien " , r©pondit le commissaire avec une indiff©rence qui p©n©tra d'horreur le pauvre Bonacieux. " H©las ! h©las ! se dit-il, le malheur est sur ma tªte ; ma femme aura commis quelque crime effroyable ; on me croit son complice, et l'on me punira avec elle : elle en aura parl©, elle aura avou© qu'elle m'avait tout dit ; une femme, c'est si faible ! Un cachot, le premier venu ! c'est cela ! une nuit est bientät pass©e ; et demain,   la roue,   la potence ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez piti© de moi ! " Sans ©couter le moins du monde les lamentations de ma®tre Bonacieux, lamentations auxquelles d'ailleurs ils devaient ªtre habitu©s, les deux gardes prirent le prisonnier par un bras, et l'emmen¨rent, tandis que le commissaire ©crivait en h¢te une lettre que son greffier attendait. Bonacieux ne ferma pas l'oeil, non pas que son cachot fët par trop d©sagr©able, mais parce que ses inqui©tudes ©taient trop grandes. Il resta toute la nuit sur son escabeau, tressaillant au moindre bruit ; et quand les premiers rayons du jour se gliss¨rent dans sa chambre, l'aurore lui parut avoir pris des teintes fun¨bres. Tout   coup, il entendit tirer les verrous, et il fit un soubresaut terrible. Il croyait qu'on venait le chercher pour le conduire   l'©chafaud ; aussi, lorsqu'il vit purement et simplement para®tre, au lieu de l'ex©cuteur qu'il attendait, son commissaire et son greffier de la veille, il fut tout pr¨s de leur sauter au cou. " Votre affaire s'est fort compliqu©e depuis hier au soir, mon brave homme, lui dit le commissaire, et je vous conseille de dire toute la v©rit© ; car votre repentir peut seul conjurer la col¨re du cardinal. -- Mais je suis prªt   tout dire, s'©cria Bonacieux, du moins tout ce que je sais. Interrogez, je vous prie. -- Oé est votre femme, d'abord ? -- Mais puisque je vous ai dit qu'on me l'avait enlev©e. -- Oui, mais depuis hier cinq heures de l'apr¨s-midi, gr¢ce   vous, elle s'est ©chapp©e. -- Ma femme s'est ©chapp©e ! s'©cria Bonacieux. Oh ! la malheureuse ! Monsieur, si elle s'est ©chapp©e, ce n'est pas ma faute, je vous le jure. -- Qu'alliez-vous donc alors faire chez M. d'Artagnan, votre voisin, avec lequel vous avez eu une longue conf©rence dans la journ©e ? -- Ah ! oui, Monsieur le commissaire, oui, cela est vrai, et j'avoue que j'ai eu tort. J'ai ©t© chez M. d'Artagnan. -- Quel ©tait le but de cette visite ? -- De le prier de m'aider   retrouver ma femme. Je croyais que j'avais droit de la r©clamer ; je me trompais,   ce qu'il para®t, et je vous en demande bien pardon. -- Et qu'a r©pondu M. d'Artagnan ? -- M. d'Artagnan m'a promis son aide ; mais je me suis bientät aper§u qu'il me trahissait. -- Vous en imposez   la justice ! M. d'Artagnan a fait un pacte avec vous, et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les hommes de police qui avaient arrªt© votre femme, et l'a soustraite   toutes les recherches. -- M. d'Artagnan a enlev© ma femme ! Ah § , mais que me dites-vous l  ? -- Heureusement M. d'Artagnan est entre nos mains, et vous allez lui ªtre confront©. -- Ah ! ma foi, je ne demande pas mieux, s'©cria Bonacieux ; je ne serais pas f¢ch© de voir une figure de connaissance. -- Faites entrer M. d'Artagnan " , dit le commissaire aux deux gardes. Les deux gardes firent entrer Athos. " Monsieur d'Artagnan, dit le commissaire en s'adressant   Athos, d©clarez ce qui s'est pass© entre vous et Monsieur. -- Mais ! s'©cria Bonacieux, ce n'est pas M. d'Artagnan que vous me montrez l  ! -- Comment ! ce n'est pas M. d'Artagnan ? s'©cria le commissaire. -- Pas le moins du monde, r©pondit Bonacieux. -- Comment se nomme Monsieur ? demanda le commissaire. -- Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas. -- Comment ! vous ne le connaissez pas ? -- Non. -- Vous ne l'avez jamais vu ? -- Si fait ; mais je ne sais comment il s'appelle. -- Votre nom ? demanda le commissaire. -- Athos, r©pondit le mousquetaire. -- Mais ce n'est pas un nom d'homme, §a, c'est un nom de montagne ! s'©cria le pauvre interrogateur qui commen§ait   perdre la tªte. -- C'est mon nom, dit tranquillement Athos. -- Mais vous avez dit que vous vous nommiez d'Artagnan. -- Moi ? -- Oui, vous. -- C'est- -dire que c'est   moi qu'on a dit : " Vous ªtes M. d'Artagnan ? " J'ai r©pondu : " Vous croyez ? " Mes gardes se sont ©cri©s qu'ils en ©taient sërs. Je n'ai pas voulu les contrarier. D'ailleurs je pouvais me tromper. -- Monsieur, vous insultez   la majest© de la justice. -- Aucunement, fit tranquillement Athos. -- Vous ªtes M. d'Artagnan. -- Vous voyez bien que vous me le dites encore. -- Mais, s'©cria   son tour M. Bonacieux, je vous dis, Monsieur le commissaire, qu'il n'y a pas un instant de doute   avoir. M. d'Artagnan est mon häte, et par cons©quent, quoiqu'il ne me paie pas mes loyers, et justement mªme   cause de cela, je dois le conna®tre. M. d'Artagnan est un jeune homme de dix-neuf   vingt ans   peine, et Monsieur en a trente au moins. M. d'Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts, et Monsieur est dans la compagnie des mousquetaires de M. de Tr©ville : regardez l'uniforme, Monsieur le commissaire, regardez l'uniforme. -- C'est vrai, murmura le commissaire ; c'est pardieu vrai. " En ce moment la porte s'ouvrit vivement, et un messager, introduit par un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre au commissaire. " Oh ! la malheureuse ! s'©cria le commissaire. -- Comment ? que dites-vous ? de qui parlez-vous ? Ce n'est pas de ma femme, j'esp¨re ! -- Au contraire, c'est d'elle. Votre affaire est bonne, allez. -- Ah §  !, s'©cria le mercier exasp©r©, faites-moi le plaisir de me dire, Monsieur, comment mon affaire   moi peut s'empirer de ce que fait ma femme pendant que je suis en prison ! -- Parce que ce qu'elle fait est la suite d'un plan arrªt© entre vous, plan infernal ! -- Je vous jure, Monsieur le commissaire, que vous ªtes dans la plus profonde erreur, que je ne sais rien au monde de ce que devait faire ma femme, que je suis enti¨rement ©tranger   ce qu'elle a fait, et que, si elle a fait des sottises, je la renie, je la d©mens, je la maudis. -- Ah §  ! dit Athos au commissaire, si vous n'avez plus besoin de moi ici, renvoyez-moi quelque part, il est tr¨s ennuyeux, votre Monsieur Bonacieux. -- Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots, dit le commissaire en d©signant d'un mªme geste Athos et Bonacieux, et qu'ils soient gard©s plus s©v¨rement que jamais. -- Cependant, dit Athos avec son calme habituel, si c'est   M. d'Artagnan que vous avez affaire, je ne vois pas trop en quoi je puis le remplacer. -- Faites ce que j'ai dit ! s'©cria le commissaire, et le secret le plus absolu ! Vous entendez ! " Athos suivit ses gardes en levant les ©paules, et M. Bonacieux en poussant des lamentations   fendre le coeur d'un tigre. On ramena le mercier dans le mªme cachot oé il avait pass© la nuit, et l'on l'y laissa toute la journ©e. Toute la journ©e Bonacieux pleura comme un v©ritable mercier, n'©tant pas du tout homme d'©p©e, il nous l'a dit lui-mªme. Le soir, vers les neuf heures, au moment oé il allait se d©cider   se mettre au lit, il entendit des pas dans son corridor. Ces pas se rapproch¨rent de son cachot, sa porte s'ouvrit, des gardes parurent. " Suivez-moi, dit un exempt qui venait   la suite des gardes. -- Vous suivre ! s'©cria Bonacieux ; vous suivre   cette heure-ci ! et oé cela, mon Dieu ? -- Oé nous avons l'ordre de vous conduire. -- Mais ce n'est pas une r©ponse, cela. -- C'est cependant la seule que nous puissions vous faire. -- Ah ! mon Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, pour cette fois je suis perdu ! " Et il suivit machinalement et sans r©sistance les gardes qui venaient le qu©rir. Il prit le mªme corridor qu'il avait d©j  pris, traversa une premi¨re cour, puis un second corps de logis ; enfin,   la porte de la cour d'entr©e, il trouva une voiture entour©e de quatre gardes   cheval. On le fit monter dans cette voiture, l'exempt se pla§a pr¨s de lui, on ferma la porti¨re   clef, et tous deux se trouv¨rent dans une prison roulante. La voiture se mit en mouvement, lente comme un char fun¨bre. A travers la grille cadenass©e, le prisonnier apercevait les maisons et le pav©, voil  tout ; mais, en v©ritable Parisien qu'il ©tait, Bonacieux reconnaissait chaque rue aux bornes, aux enseignes, aux r©verb¨res. Au moment d'arriver   Saint-Paul, lieu oé l'on ex©cutait les condamn©s de la Bastille, il faillit s'©vanouir et se signa deux fois. Il avait cru que la voiture devait s'arrªter l . La voiture passa cependant. Plus loin, une grande terreur le prit encore, ce fut en cätoyant le cimeti¨re Saint-Jean oé on enterrait les criminels d'Etat. Une seule chose le rassura un peu, c'est qu'avant de les enterrer on leur coupait g©n©ralement la tªte, et que sa tªte   lui ©tait encore sur ses ©paules. Mais lorsqu'il vit que la voiture prenait la route de la Gr¨ve, qu'il aper§ut les toits aigus de l'Hätel de Ville, que la voiture s'engagea sous l'arcade, il crut que tout ©tait fini pour lui, voulut se confesser   l'exempt, et, sur son refus, poussa des cris si pitoyables que l'exempt annon§a que, s'il continuait   l'assourdir ainsi, il lui mettrait un b¢illon. Cette menace rassura quelque peu Bonacieux : si l'on eët dë l'ex©cuter en Gr¨ve, ce n'©tait pas la peine de le b¢illonner, puisqu'on ©tait presque arriv© au lieu de l'ex©cution. En effet, la voiture traversa la place fatale sans s'arrªter. Il ne restait plus   craindre que la Croix-du- Trahoir : la voiture en prit justement le chemin. Cette fois, il n'y avait plus de doute, c'©tait   la Croix-du-Trahoir qu'on ex©cutait les criminels subalternes. Bonacieux s'©tait flatt© en se croyant digne de Saint-Paul ou de la place de Gr¨ve : c'©tait   la Croix- du-Trahoir qu'allaient finir son voyage et sa destin©e ! Il ne pouvait voir encore cette malheureuse croix, mais il la sentait en quelque sorte venir au-devant de lui. Lorsqu'il n'en fut plus qu'  une vingtaine de pas, il entendit une rumeur, et la voiture s'arrªta. C'©tait plus que n'en pouvait supporter le pauvre Bonacieux, d©j  ©cras© par les ©motions successives qu'il avait ©prouv©es ; il poussa un faible g©missement, qu'on eët pu prendre pour le dernier soupir d'un moribond, et il s'©vanouit. CHAPITRE XIV. L'HOMME DE MEUNG Ce rassemblement ©tait produit non point par l'attente d'un homme qu'on devait pendre, mais par la contemplation d'un pendu. La voiture, arrªt©e un instant, reprit donc sa marche, traversa la foule, continua son chemin, enfila la rue Saint-Honor©, tourna la rue des Bons-Enfants et s'arrªta devant une porte basse. La porte s'ouvrit, deux gardes re§urent dans leurs bras Bonacieux, soutenu par l'exempt ; on le poussa dans une all©e, on lui fit monter un escalier, et on le d©posa dans une antichambre. Tous ces mouvements s'©taient op©r©s pour lui d'une fa§on machinale. Il avait march© comme on marche en rªve ; il avait entrevu les objets   travers un brouillard ; ses oreilles avaient per§u des sons sans les comprendre ; on eët pu l'ex©cuter dans ce moment qu'il n'eët pas fait un geste pour entreprendre sa d©fense, qu'il n'eët pas pouss© un cri pour implorer la piti©. Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuy© au mur et les bras pendants,   l'endroit mªme oé les gardes l'avaient d©pos©. Cependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyait aucun objet mena§ant, comme rien n'indiquait qu'il courët un danger r©el, comme la banquette ©tait convenablement rembourr©e, comme la muraille ©tait recouverte d'un beau cuir de Cordoue, comme de grands rideaux de damas rouge flottaient devant la fenªtre, retenus par des embrasses d'or, il comprit peu   peu que sa frayeur ©tait exag©r©e, et il commen§a de remuer la tªte   droite et   gauche et de bas en haut. A ce mouvement, auquel personne ne s'opposa, il reprit un peu de courage et se risqua   ramener une jambe, puis l'autre ; enfin, en s'aidant de ses deux mains, il se souleva sur sa banquette et se trouva sur ses pieds. En ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une porti¨re, continua d'©changer encore quelques paroles avec une personne qui se trouvait dans la pi¨ce voisine, et se retournant vers le prisonnier : " C'est vous qui vous nommez Bonacieux ? dit-il. -- Oui, Monsieur l'officier, balbutia le mercier, plus mort que vif, pour vous servir. -- Entrez " , dit l'officier. Et il s'effa§a pour que le mercier pët passer. Celui-ci ob©it sans r©plique, et entra dans la chambre oé il paraissait ªtre attendu. C'©tait un grand cabinet, aux murailles garnies d'armes offensives et d©fensives, clos et ©touff©, et dans lequel il y avait d©j  du feu, quoique l'on fët   peine   la fin du mois de septembre. Une table carr©e, couverte de livres et de papiers sur lesquels ©tait d©roul© un plan immense de la ville de La Rochelle, tenait le milieu de l'appartement. Debout devant la chemin©e ©tait un homme de moyenne taille,   la mine haute et fi¨re, aux yeux per§ants, au front large,   la figure amaigrie qu'allongeait encore une royale surmont©e d'une paire de moustaches. Quoique cet homme eët trente-six   trente-sept ans   peine, cheveux, moustache et royale s'en allaient grisonnant. Cet homme, moins l'©p©e, avait toute la mine d'un homme de guerre, et ses bottes de buffle encore l©g¨rement couvertes de poussi¨re indiquaient qu'il avait mont©   cheval dans la journ©e. Cet homme, c'©tait Armand-Jean Duplessis, cardinal de Richelieu, non point tel qu'on nous le repr©sente, cass© comme un vieillard, souffrant comme un martyr, le corps bris©, la voix ©teinte, enterr© dans un grand fauteuil comme dans une tombe anticip©e, ne vivant plus que par la force de son g©nie, et ne soutenant plus la lutte avec l'Europe que par l'©ternelle application de sa pens©e ; mais tel qu'il ©tait r©ellement   cette ©poque, c'est- -dire adroit et galant cavalier, faible de corps d©j , mais soutenu par cette puissance morale qui a fait de lui un des hommes les plus extraordinaires qui aient exist© ; se pr©parant enfin, apr¨s avoir soutenu le duc de Nevers dans son duch© de Mantoue, apr¨s avoir pris N®mes, Castres et Uz¨s,   chasser les Anglais de l'®le de R© et   faire le si¨ge de La Rochelle. A la premi¨re vue, rien ne d©notait donc le cardinal, et il ©tait impossible   ceux-l  qui ne connaissaient point son visage de deviner devant qui ils se trouvaient. Le pauvre mercier demeura debout   la porte, tandis que les yeux du personnage que nous venons de d©crire se fixaient sur lui, et semblaient vouloir p©n©trer jusqu'au fond du pass©. " C'est l  ce Bonacieux ? demanda-t-il apr¨s un moment de silence. -- Oui, Monseigneur, reprit l'officier. -- C'est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous. " L'officier prit sur la table les papiers d©sign©s, les remit   celui qui les demandait, s'inclina jusqu'  terre, et sortit. Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la Bastille. De temps en temps, l'homme de