, et, pr©c©d©s des sergents, ils s'avanc¨rent au-devant de leur illustre convive. La reine entra dans la salle : on remarqua que, comme le roi, elle avait l'air triste et surtout fatigu©. Au moment oé elle entrait, le rideau d'une petite tribune qui jusque-l  ©tait rest© ferm© s'ouvrit, et l'on vit appara®tre la tªte p¢le du cardinal vªtu en cavalier espagnol. Ses yeux se fix¨rent sur ceux de la reine, et un sourire de joie terrible passa sur ses l¨vres : la reine n'avait pas ses ferrets de diamants. La reine resta quelque temps   recevoir les compliments de Messieurs de la ville et   r©pondre aux saluts des dames. Tout   coup, le roi apparut avec le cardinal   l'une des portes de la salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi ©tait tr¨s p¢le. Le roi fendit la foule et, sans masque, les rubans de son pourpoint   peine nou©s, il s'approcha de la reine, et d'une voix alt©r©e : " Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s'il vous pla®t, n'avez-vous point vos ferrets de diamants, quand vous savez qu'il m'eët ©t© agr©able de les voir ? " La reine ©tendit son regard autour d'elle, et vit derri¨re le roi le cardinal qui souriait d'un sourire diabolique. " Sire, r©pondit la reine d'une voix alt©r©e, parce qu'au milieu de cette grande foule j'ai craint qu'il ne leur arriv¢t malheur. -- Et vous avez eu tort, Madame ! Si je vous ai fait ce cadeau, c'©tait pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous avez eu tort. " Et la voix du roi ©tait tremblante de col¨re ; chacun regardait et ©coutait avec ©tonnement, ne comprenant rien   ce qui se passait. " Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher au Louvre, oé ils sont, et ainsi les d©sirs de Votre Majest© seront accomplis. -- Faites, Madame, faites, et cela au plus tät : car dans une heure le ballet va commencer. " La reine salua en signe de soumission et suivit les dames qui devaient la conduire   son cabinet. De son cät©, le roi regagna le sien. Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion. Tout le monde avait pu remarquer qu'il s'©tait pass© quelque chose entre le roi et la reine ; mais tous deux avaient parl© si bas, que, chacun par respect s'©tant ©loign© de quelques pas, personne n'avait rien entendu. Les violons sonnaient de toutes leurs forces, mais on ne les ©coutait pas. Le roi sortit le premier de son cabinet ; il ©tait en costume de chasse des plus ©l©gants, et Monsieur et les autres seigneurs ©taient habill©s comme lui. C'©tait le costume que le roi portait le mieux, et vªtu ainsi il semblait v©ritablement le premier gentilhomme de son royaume. Le cardinal s'approcha du roi et lui remit une bo®te. Le roi l'ouvrit et y trouva deux ferrets de diamants. " Que veut dire cela ? demanda-t-il au cardinal. -- Rien, r©pondit celui-ci ; seulement si la reine a les ferrets, ce dont je doute, comptez-les, Sire, et si vous n'en trouvez que dix, demandez   Sa Majest© qui peut lui avoir d©rob© les deux ferrets que voici. " Le roi regarda le cardinal comme pour l'interroger ; mais il n'eut le temps de lui adresser aucune question : un cri d'admiration sortit de toutes les bouches. Si le roi semblait le premier gentilhomme de son royaume, la reine ©tait   coup sër la plus belle femme de France. Il est vrai que sa toilette de chasseresse lui allait   merveille ; elle avait un chapeau de feutre avec des plumes bleues, un surtout en velours gris perle rattach© avec des agrafes de diamants, et une jupe de satin bleu toute brod©e d'argent. Sur son ©paule gauche ©tincelaient les ferrets soutenus par un noeud de mªme couleur que les plumes et la jupe. Le roi tressaillit de joie et le cardinal de col¨re ; cependant, distants comme ils l'©taient de la reine, ils ne pouvaient compter les ferrets ; la reine les avait, seulement en avait-elle dix ou en avait-elle douze ? En ce moment, les violons sonn¨rent le signal du ballet. Le roi s'avan§a vers Mme la pr©sidente, avec laquelle il devait danser, et S. A. R. Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le ballet commen§a. Le roi figurait en face de la reine, et chaque fois qu'il passait pr¨s d'elle, il d©vorait du regard ces ferrets, dont il ne pouvait savoir le compte. Une sueur froide couvrait le front du cardinal. Le ballet dura une heure ; il avait seize entr©es. Le ballet finit au milieu des applaudissements de toute la salle, chacun reconduisit sa dame   sa place ; mais le roi profita du privil¨ge qu'il avait de laisser la sienne oé il se trouvait, pour s'avancer vivement vers la reine. " Je vous remercie, Madame, lui dit-il, de la d©f©rence que vous avez montr©e pour mes d©sirs, mais je crois qu'il vous manque deux ferrets, et je vous les rapporte. " A ces mots, il tendit   la reine les deux ferrets que lui avait remis le cardinal. " Comment, Sire ! s'©cria la jeune reine jouant la surprise, vous m'en donnez encore deux autres ; mais alors, cela m'en fera donc quatorze ? " En effet, le roi compta, et les douze ferrets se trouv¨rent sur l'©paule de Sa Majest©. Le roi appela le cardinal : " Eh bien, que signifie cela, Monsieur le cardinal ? demanda le roi d'un ton s©v¨re. -- Cela signifie, Sire, r©pondit le cardinal, que je d©sirais faire accepter ces deux ferrets   Sa Majest©, et que n'osant les lui offrir moi-mªme, j'ai adopt© ce moyen. -- Et j'en suis d'autant plus reconnaissante   Votre Eminence, r©pondit Anne d'Autriche avec un sourire qui prouvait qu'elle n'©tait pas dupe de cette ing©nieuse galanterie, que je suis certaine que ces deux ferrets vous coëtent aussi cher   eux seuls que les douze autres ont coët©   Sa Majest©. " Puis, ayant salu© le roi et le cardinal, la reine reprit le chemin de la chambre oé elle s'©tait habill©e et oé elle devait se d©vªtir. L'attention que nous avons ©t© oblig©s de donner pendant le commencement de ce chapitre aux personnages illustres que nous y avons introduits nous a ©cart©s un instant de celui   qui Anne d'Autriche devait le triomphe inou¯ qu'elle venait de remporter sur le cardinal, et qui, confondu, ignor©, perdu dans la foule entass©e   l'une des portes, regardait de l  cette sc¨ne compr©hensible seulement pour quatre personnes : le roi, la reine, Son Eminence et lui. La reine venait de regagner sa chambre, et d'Artagnan s'apprªtait   se retirer, lorsqu'il sentit qu'on lui touchait l©g¨rement l'©paule ; il se retourna, et vit une jeune femme qui lui faisait signe de la suivre. Cette jeune femme avait le visage couvert d'un loup de velours noir, mais malgr© cette pr©caution, qui, au reste, ©tait bien plutät prise pour les autres que pour lui, il reconnut   l'instant mªme son guide ordinaire, la l©g¨re et spirituelle Mme Bonacieux. La veille ils s'©taient vus   peine chez le suisse Germain, oé d'Artagnan l'avait fait demander. La h¢te qu'avait la jeune femme de porter   la reine cette excellente nouvelle de l'heureux retour de son messager fit que les deux amants ©chang¨rent   peine quelques paroles. D'Artagnan suivit donc Mme Bonacieux, më par un double sentiment, l'amour et la curiosit©. Pendant toute la route, et   mesure que les corridors devenaient plus d©serts, d'Artagnan voulait arrªter la jeune femme, la saisir, la contempler, ne fët-ce qu'un instant ; mais, vive comme un oiseau, elle glissait toujours entre ses mains, et lorsqu'il voulait parler, son doigt ramen© sur sa bouche avec un petit geste imp©ratif plein de charme lui rappelait qu'il ©tait sous l'empire d'une puissance   laquelle il devait aveugl©ment ob©ir, et qui lui interdisait jusqu'  la plus l©g¨re plainte ; enfin, apr¨s une minute ou deux de tours et de d©tours, Mme Bonacieux ouvrit une porte et introduisit le jeune homme dans un cabinet tout   fait obscur. L  elle lui fit un nouveau signe de mutisme, et ouvrant une seconde porte cach©e par une tapisserie dont les ouvertures r©pandirent tout   coup une vive lumi¨re, elle disparut. D'Artagnan demeura un instant immobile et se demandant oé il ©tait, mais bientät un rayon de lumi¨re qui p©n©trait par cette chambre, l'air chaud et parfum© qui arrivait jusqu'  lui, la conversation de deux ou trois femmes, au langage   la fois respectueux et ©l©gant, le mot de Majest© plusieurs fois r©p©t©, lui indiqu¨rent clairement qu'il ©tait dans un cabinet attenant   la chambre de la reine. Le jeune homme se tint dans l'ombre et attendit. La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait fort ©tonner les personnes qui l'entouraient, et qui avaient au contraire l'habitude de la voir presque toujours soucieuse. La reine rejetait ce sentiment joyeux sur la beaut© de la fªte, sur le plaisir que lui avait fait ©prouver le ballet, et comme il n'est pas permis de contredire une reine, qu'elle sourie ou qu'elle pleure, chacun rench©rissait sur la galanterie de MM. les ©chevins de la ville de Paris. Quoique d'Artagnan ne connët point la reine, il distingua sa voix des autres voix, d'abord   un l©ger accent ©tranger, puis   ce sentiment de domination naturellement empreint dans toutes les paroles souveraines. Il l'entendait s'approcher et s'©loigner de cette porte ouverte, et deux ou trois fois il vit mªme l'ombre d'un corps intercepter la lumi¨re. Enfin, tout   coup une main et un bras adorables de forme et de blancheur pass¨rent   travers la tapisserie ; d'Artagnan comprit que c'©tait sa r©compense : il se jeta   genoux, saisit cette main et appuya respectueusement ses l¨vres ; puis cette main se retira laissant dans les siennes un objet qu'il reconnut pour ªtre une bague ; aussität la porte se referma, et d'Artagnan se retrouva dans la plus compl¨te obscurit©. D'Artagnan mit la bague   son doigt et attendit de nouveau ; il ©tait ©vident que tout n'©tait pas fini encore. Apr¨s la r©compense de son d©vouement venait la r©compense de son amour. D'ailleurs, le ballet ©tait dans©, mais la soir©e ©tait   peine commenc©e : on soupait   trois heures, et l'horloge Saint-Jean, depuis quelque temps d©j , avait sonn© deux heures trois quarts. En effet, peu   peu le bruit des voix diminua dans la chambre voisine ; puis on l'entendit s'©loigner ; puis la porte du cabinet oé ©tait d'Artagnan se rouvrit, et Mme Bonacieux s'y ©lan§a. " Vous, enfin ! s'©cria d'Artagnan. -- Silence ! dit la jeune femme en appuyant sa main sur les l¨vres du jeune homme : silence ! et allez-vous-en par oé vous ªtes venu. -- Mais oé et quand vous reverrai-je ? s'©cria d'Artagnan. -- Un billet que vous trouverez en rentrant vous le dira. Partez, partez ! " Et   ces mots elle ouvrit la porte du corridor et poussa d'Artagnan hors du cabinet. D'Artagnan ob©it comme un enfant, sans r©sistance et sans objection aucune, ce qui prouve qu'il ©tait bien r©ellement amoureux. CHAPITRE XXIII. LE RENDEZ-VOUS D'Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu'il fët plus de trois heures du matin, et qu'il eët les plus m©chants quartiers de Paris   traverser, il ne fit aucune mauvaise rencontre. On sait qu'il y a un dieu pour les ivrognes et les amoureux. Il trouva la porte de son all©e entrouverte, monta son escalier, et frappa doucement et d'une fa§on convenue entre lui et son laquais. Planchet, qu'il avait renvoy© deux heures auparavant de l'Hätel de Ville en lui recommandant de l'attendre, vint lui ouvrir la porte. " Quelqu'un a-t-il apport© une lettre pour moi ? demanda vivement d'Artagnan. -- Personne n'a apport© de lettre, Monsieur, r©pondit Planchet ; mais il y en a une qui est venue toute seule. -- Que veux-tu dire, imb©cile ? -- Je veux dire qu'en rentrant, quoique j'eusse la clef de votre appartement dans ma poche et que cette clef ne m'eët point quitt©, j'ai trouv© une lettre sur le tapis vert de la table, dans votre chambre   coucher. -- Et oé est cette lettre ? -- Je l'ai laiss©e oé elle ©tait, Monsieur. Il n'est pas naturel que les lettres entrent ainsi chez les gens. Si la fenªtre ©tait ouverte encore, ou seulement entreb¢ill©e, je ne dis pas ; mais non, tout ©tait herm©tiquement ferm©. Monsieur, prenez garde, car il y a tr¨s certainement quelque magie l -dessous. " Pendant ce temps, le jeune homme s'©lan§ait dans la chambre et ouvrait la lettre ; elle ©tait de Mme Bonacieux, et con§ue en ces termes : " On a de vifs remerciements   vous faire et   vous transmettre. Trouvez-vous ce soir vers dix heures   Saint-Cloud, en face du pavillon qui s'©l¨ve   l'angle de la maison de M. d'Estr©es. " C. B. " En lisant cette lettre, d'Artagnan sentait son coeur se dilater et s'©treindre de ce doux spasme qui torture et caresse le coeur des amants. C'©tait le premier billet qu'il recevait, c'©tait le premier rendez-vous qui lui ©tait accord©. Son coeur, gonfl© par l'ivresse de la joie, se sentait prªt   d©faillir sur le seuil de ce paradis terrestre qu'on appelait l'amour. " Eh bien, Monsieur, dit Planchet, qui avait vu son ma®tre rougir et p¢lir successivement ; Eh bien, n'est-ce pas que j'avais devin© juste et que c'est quelque m©chante affaire ? -- Tu te trompes, Planchet, r©pondit d'Artagnan, et la preuve, c'est que voici un ©cu pour que tu boives   ma sant©. -- Je remercie Monsieur de l'©cu qu'il me donne, et je lui promets de suivre exactement ses instructions ; mais il n'en est pas moins vrai que les lettres qui entrent ainsi dans les maisons ferm©es... -- Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel. -- Alors, Monsieur est content ? demanda Planchet. -- Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes ! -- Et je puis profiter du bonheur de Monsieur pour aller me coucher ? -- Oui, va. -- Que toutes les b©n©dictions du Ciel tombent sur Monsieur, mais il n'en est pas moins vrai que cette lettre... " Et Planchet se retira en secouant la tªte avec un air de doute que n'©tait point parvenue   effacer enti¨rement la lib©ralit© de d'Artagnan. Rest© seul, d'Artagnan lut et relut son billet, puis il baisa et rebaisa vingt fois ces lignes trac©es par la main de sa belle ma®tresse. Enfin il se coucha, s'endormit et fit des rªves d'or. A sept heures du matin, il se leva et appela Planchet, qui, au second appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoy© des inqui©tudes de la veille. " Planchet, lui dit d'Artagnan, je sors pour toute la journ©e peut-ªtre ; tu es donc libre jusqu'  sept heures du soir ; mais,   sept heures du soir, tiens-toi prªt avec deux chevaux. -- Allons ! dit Planchet, il para®t que nous allons encore nous faire traverser la peau en plusieurs endroits. -- Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets. -- Eh bien, que disais-je ? s'©cria Planchet. L , j'en ©tais sër ;, maudite lettre ! -- Mais rassure-toi donc, imb©cile, il s'agit tout simplement d'une partie de plaisir. -- Oui ! comme les voyages d'agr©ment de l'autre jour, oé il pleuvait des balles et oé il poussait des chausse-trapes. -- Au reste, si vous avez peur, Monsieur Planchet, reprit d'Artagnan, j'irai sans vous ; j'aime mieux voyager seul que d'avoir un compagnon qui tremble. -- Monsieur me fait injure, dit Planchet ; il me semblait cependant qu'il m'avait vu   l'oeuvre. -- Oui, mais j'ai cru que tu avais us© tout ton courage d'une seule fois. -- Monsieur verra que dans l'occasion il m'en reste encore ; seulement je prie Monsieur de ne pas trop le prodiguer, s'il veut qu'il m'en reste longtemps. -- Crois-tu en avoir encore une certaine somme   d©penser ce soir ? -- Je l'esp¨re : -- Eh bien, je compte sur toi. -- A l'heure dite, je serai prªt ; seulement je croyais que Monsieur n'avait qu'un cheval   l'©curie des gardes. -- Peut-ªtre n'y en a-t-il qu'un encore dans ce moment-ci, mais ce soir il y en aura quatre. -- Il para®t que notre voyage ©tait un voyage de remonte ? -- Justement " , dit d'Artagnan. Et ayant fait   Planchet un dernier geste de recommandation, il sortit. M. Bonacieux ©tait sur sa porte. L'intention de d'Artagnan ©tait de passer outre, sans parler au digne mercier ; mais celui-ci fit un salut si doux et si b©nin, que force fut   son locataire non seulement de le lui rendre, mais encore de lier conversation avec lui. Comment d'ailleurs ne pas avoir un peu de condescendance pour un mari dont la femme vous a donn© un rendez-vous le soir mªme   Saint-Cloud, en face du pavillon de M. d'Estr©es ! D'Artagnan s'approcha de l'air le plus aimable qu'il put prendre. La conversation tomba tout naturellement sur l'incarc©ration du pauvre homme. M. Bonacieux, qui ignorait que d'Artagnan eët entendu sa conversation avec l'inconnu de Meung, raconta   son jeune locataire les pers©cutions de ce monstre de M. de Laffemas, qu'il ne cessa de qualifier pendant tout son r©cit du titre de bourreau du cardinal et s'©tendit longuement sur la Bastille, les verrous, les guichets, les soupiraux, les grilles et les instruments de torture. D'Artagnan l'©couta avec une complaisance exemplaire ; puis, lorsqu'il eut fini : " Et Mme Bonacieux, dit-il enfin savez-vous qui l'avait enlev©e ? car je n'oublie pas que c'est   cette circonstance f¢cheuse que je dois le bonheur d'avoir fait votre connaissance. -- Ah ! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gard©s de me le dire, et ma femme de son cät© m'a jur© ses grands dieux qu'elle ne le savait pas. Mais vous-mªme, continua M. Bonacieux d'un ton de bonhomie parfaite, qu'ªtes-vous devenu tous ces jours pass©s ? je ne vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce n'est pas sur le pav© de Paris, je pense, que vous avez ramass© toute la poussi¨re que Planchet ©poussetait hier sur vos bottes. -- Vous avez raison, mon cher Monsieur Bonacieux, mes amis et moi nous avons fait un petit voyage. -- Loin d'ici ? -- Oh ! mon Dieu non,   une quarantaine de lieues seulement ; nous avons ©t© conduire M. Athos aux eaux de Forges, oé mes amis sont rest©s. -- Et vous ªtes revenu, vous, n'est-ce pas ? reprit M. Bonacieux en donnant   sa physionomie son air le plus malin. Un beau gar§on comme vous n'obtient pas de longs cong©s de sa ma®tresse, et nous ©tions impatiemment attendu   Paris, n'est-ce pas ? -- Ma foi, dit en riant le jeune homme, je vous l'avoue, d'autant mieux, mon cher Monsieur Bonacieux, que je vois qu'on ne peut rien vous cacher. Oui, j'©tais attendu, et bien impatiemment, je vous en r©ponds. " Un l©ger nuage passa sur le front de Bonacieux, mais si l©ger, que d'Artagnan ne s'en aper§ut pas. " Et nous allons ªtre r©compens© de notre diligence ? continua le mercier avec une l©g¨re alt©ration dans la voix, alt©ration que d'Artagnan ne remarqua pas plus qu'il n'avait fait du nuage momentan© qui, un instant auparavant, avait assombri la figure du digne homme. -- Ah ! faites donc le bon apätre ! dit en riant d'Artagnan. -- Non, ce que je vous en dis, reprit Bonacieux, c'est seulement pour savoir si nous rentrons tard. -- Pourquoi cette question, mon cher häte ? demanda d'Artagnan ; est- ce que vous comptez m'attendre ? -- Non, c'est que depuis mon arrestation et le vol qui a ©t© commis chez moi, je m'effraie chaque fois que j'entends ouvrir une porte, et surtout la nuit. Dame, que voulez-vous ! je ne suis point homme d'©p©e, moi ! -- Eh bien, ne vous effrayez pas si je rentre   une heure,   deux ou trois heures du matin ; si je ne rentre pas du tout, ne vous effrayez pas encore. " Cette fois, Bonacieux devint si p¢le, que d'Artagnan ne put faire autrement que de s'en apercevoir, et lui demanda ce qu'il avait. " Rien, r©pondit Bonacieux, rien. Depuis mes malheurs seulement, je suis sujet   des faiblesses qui me prennent tout   coup, et je viens de me sentir passer un frisson. Ne faites pas attention   cela, vous qui n'avez   vous occuper que d'ªtre heureux. -- Alors j'ai de l'occupation, car je le suis. -- Pas encore, attendez donc, vous avez dit :   ce soir. -- Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci ! et peut-ªtre l'attendez-vous avec autant d'impatience que moi. Peut-ªtre, ce soir, Mme Bonacieux visitera-t-elle le domicile conjugal. -- Mme Bonacieux n'est pas libre ce soir, r©pondit gravement le mari ; elle est retenue au Louvre par son service. -- Tant pis pour vous, mon cher häte, tant pis ; quand je suis heureux, moi, je voudrais que tout le monde le fët ; mais il para®t que ce n'est pas possible. " Et le jeune homme s'©loigna en riant aux ©clats de la plaisanterie que lui seul, pensait-il, pouvait comprendre. " Amusez-vous bien ! " r©pondit Bonacieux d'un air s©pulcral. Mais d'Artagnan ©tait d©j  trop loin pour l'entendre, et l'eët-il entendu, dans la disposition d'esprit oé il ©tait, il ne l'eët certes pas remarqu©. Il se dirigea vers l'hätel de M. de Tr©ville ; sa visite de la veille avait ©t©, on se le rappelle, tr¨s courte et tr¨s peu explicative. Il trouva M. de Tr©ville dans la joie de son ¢me. Le roi et la reine avaient ©t© charmants pour lui au bal. Il est vrai que le cardinal avait ©t© parfaitement maussade. A une heure du matin, il s'©tait retir© sous pr©texte qu'il ©tait indispos©. Quant   Leurs Majest©s, elles n'©taient rentr©es au Louvre qu'  six heures du matin. " Maintenant, dit M. de Tr©ville en baissant la voix et en interrogeant du regard tous les angles de l'appartement pour voir s'ils ©taient bien seuls, maintenant parlons de vous, mon jeune ami, car il est ©vident que votre heureux retour est pour quelque chose dans la joie du roi, dans le triomphe de la reine et dans l'humiliation de Son Eminence. Il s'agit de bien vous tenir. -- Qu'ai-je   craindre, r©pondit d'Artagnan, tant que j'aurai le bonheur de jouir de la faveur de Leurs Majest©s ? -- Tout, croyez-moi. Le cardinal n'est point homme   oublier une mystification tant qu'il n'aura pas r©gl© ses comptes avec le mystificateur, et le mystificateur m'a bien l'air d'ªtre certain Gascon de ma connaissance. -- Croyez-vous que le cardinal soit aussi avanc© que vous et sache que c'est moi qui ai ©t©   Londres ? -- Diable ! vous avez ©t©   Londres. Est-ce de Londres que vous avez rapport© ce beau diamant qui brille   votre doigt ? Prenez garde, mon cher d'Artagnan, ce n'est pas une bonne chose que le pr©sent d'un ennemi ; n'y a-t-il pas l -dessus certain vers latin... Attendez donc... -- Oui, sans doute, reprit d'Artagnan, qui n'avait jamais pu se fourrer la premi¨re r¨gle du rudiment dans la tªte, et qui, par ignorance, avait fait le d©sespoir de son pr©cepteur ; oui, sans doute, il doit y en avoir un. -- Il y en a un certainement, dit M. de Tr©ville, qui avait une teinte de lettres, et M. de Benserade me le citait l'autre jour... Attendez donc... Ah ! m'y voici : ... timeo Danaos et dona ferentes. " Ce qui veut dire : D©fiez-vous de l'ennemi qui vous fait des pr©sents. " -- Ce diamant ne vient pas d'un ennemi, Monsieur, reprit d'Artagnan, il vient de la reine. -- De la reine ! oh ! oh ! dit M. de Tr©ville. Effectivement, c'est un v©ritable bijou royal, qui vaut mille pistoles comme un denier. Par qui la reine vous a-t-elle fait remettre ce cadeau ? -- Elle me l'a remis elle-mªme. -- Oé cela ? -- Dans le cabinet attenant   la chambre oé elle a chang© de toilette. -- Comment ? -- En me donnant sa main   baiser. -- Vous avez bais© la main de la reine ! s'©cria M. de Tr©ville en regardant d'Artagnan. -- Sa Majest© m'a fait l'honneur de m'accorder cette gr¢ce ! -- Et cela en pr©sence de t©moins ? Imprudente, trois fois imprudente ! -- Non, Monsieur, rassurez-vous, personne ne l'a vue " , reprit d'Artagnan. Et il raconta   M. de Tr©ville comment les choses s'©taient pass©es. " Oh ! les femmes, les femmes ! s'©cria le vieux soldat, je les reconnais bien   leur imagination romanesque ; tout ce qui sent le myst©rieux les charme ; ainsi vous avez vu le bras, voil  tout ; vous rencontreriez la reine, que vous ne la reconna®triez pas ; elle vous rencontrerait ; qu'elle ne saurait pas qui vous ªtes. -- Non, mais gr¢ce   ce diamant... , reprit le jeune homme. -- Ecoutez, dit M. de Tr©ville, voulez-vous que je vous donne un conseil, un bon conseil, un conseil d'ami ? -- Vous me ferez honneur, Monsieur, dit d'Artagnan. -- Eh bien, allez chez le premier orf¨vre venu et vendez-lui ce diamant pour le prix qu'il vous en donnera ; si juif qu'il soit, vous en trouverez toujours bien huit cents pistoles. Les pistoles n'ont pas de nom, jeune homme, et cette bague en a un terrible, ce qui peut trahir celui qui la porte. -- Vendre cette bague ! une bague qui vient de ma souveraine ! jamais, dit d'Artagnan. -- Alors tournez-en le chaton en dedans, pauvre fou, car on sait qu'un cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux dans l'©crin de sa m¨re. -- Vous croyez donc que j'ai quelque chose   craindre ? demanda d'Artagnan. -- C'est- -dire, jeune homme, que celui qui s'endort sur une mine dont la m¨che est allum©e doit se regarder comme en sëret© en comparaison de vous. -- Diable ! dit d'Artagnan, que le ton d'assurance de M. de Tr©ville commen§ait   inqui©ter : diable, que faut-il faire ? -- Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. Le cardinal a la m©moire tenace et la main longue ; croyez-moi, il vous jouera quelque tour. -- Mais lequel ? -- Eh ! le sais-je, moi ! est-ce qu'il n'a pas   son service toutes les ruses du d©mon ? Le moins qui puisse vous arriver est qu'on vous arrªte. -- Comment ! on oserait arrªter un homme au service de Sa Majest© ? -- Pardieu ! on s'est bien gªn© pour Athos ! En tout cas, jeune homme, croyez-en un homme qui est depuis trente ans   la cour : ne vous endormez pas dans votre s©curit©, ou vous ªtes perdu. Bien au contraire, et c'est moi qui vous le dis, voyez des ennemis partout. Si l'on vous cherche querelle, ©vitez-la, fët-ce un enfant de dix ans qui vous la cherche ; si l'on vous attaque de nuit ou de jour, battez en retraite et sans honte ; si vous traversez un pont, t¢tez les planches, de peur qu'une planche ne vous manque sous le pied ; si vous passez devant une maison qu'on b¢tit, regardez en l'air de peur qu'une pierre ne vous tombe sur la tªte ; si vous rentrez tard, faites-vous suivre par votre laquais, et que votre laquais soit arm©, si toutefois vous ªtes sër de votre laquais. D©fiez-vous de tout le monde, de votre ami, de votre fr¨re, de votre ma®tresse, de votre ma®tresse surtout. " D'Artagnan rougit. " De ma ma®tresse, r©p©ta-t-il machinalement ; et pourquoi plutät d'elle que d'un autre ? -- C'est que la ma®tresse est un des moyens favoris du cardinal, il n'en a pas de plus exp©ditif : une femme vous vend pour dix pistoles, t©moin Dalila. Vous savez les Ecritures, hein ? " D'Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donn© Mme Bonacieux pour le soir mªme ; mais nous devons dire,   la louange de notre h©ros, que la mauvaise opinion que M. de Tr©ville avait des femmes en g©n©ral ne lui inspira pas le moindre petit soup§on contre sa jolie hätesse. " Mais,   propos, reprit M. de Tr©ville, que sont devenus vos trois compagnons ? -- J'allais vous demander si vous n'en aviez pas appris quelques nouvelles. -- Aucune, Monsieur. -- Eh bien, je les ai laiss©s sur ma route : Porthos   Chantilly, avec un duel sur les bras ; Aramis   Cr¨vecoeur, avec une balle dans l'©paule ; et Athos   Amiens, avec une accusation de faux monnayeur sur le corps. -- Voyez-vous ! dit M. de Tr©ville ; et comment vous ªtes-vous ©chapp©, vous ? -- Par miracle, Monsieur, je dois le dire, avec un coup d'©p©e dans la poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes sur le revers de la route de Calais, comme un papillon   une tapisserie. -- Voyez-vous encore ! de Wardes, un homme au cardinal, un cousin de Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une id©e. -- Dites, Monsieur. -- A votre place, je ferais une chose. -- Laquelle ? -- Tandis que Son Eminence me ferait chercher   Paris, je reprendrais, moi, sans tambour ni trompette, la route de Picardie, et je m'en irais savoir des nouvelles de mes trois compagnons. Que diable ! ils m©ritent bien cette petite attention de votre part. -- Le conseil est bon, Monsieur, et demain je partirai. -- Demain ! et pourquoi pas ce soir ? -- Ce soir, Monsieur, je suis retenu   Paris par une affaire indispensable. -- Ah ! jeune homme ! jeune homme ! quelque amourette ? Prenez garde, je vous le r©p¨te : c'est la femme qui nous a perdus, tous tant que nous sommes. Croyez-moi, partez ce soir. -- Impossible ! Monsieur. -- Vous avez donc donn© votre parole ? -- Oui, Monsieur. -- Alors c'est autre chose ; mais promettez-moi que si vous n'ªtes pas tu© cette nuit, vous partirez demain. -- Je vous le promets. -- Avez-vous besoin d'argent ? -- J'ai encore cinquante pistoles. C'est autant qu'il m'en faut, je le pense. -- Mais vos compagnons ? -- Je pense qu'ils ne doivent pas en manquer. Nous sommes sortis de Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nos poches. -- Vous reverrai-je avant votre d©part ? -- Non, pas que je pense, Monsieur,   moins qu'il n'y ait du nouveau. -- Allons, bon voyage ! -- Merci, Monsieur. " Et d'Artagnan prit cong© de M. de Tr©ville, touch© plus que jamais de sa sollicitude toute paternelle pour ses mousquetaires. Il passa successivement chez Athos, chez Porthos et chez Aramis. Aucun d'eux n'©tait rentr©. Leurs laquais aussi ©taient absents, et l'on n'avait des nouvelles ni des uns, ni des autres. Il se serait bien inform© d'eux   leurs ma®tresses, mais il ne connaissait ni celle de Porthos, ni celle d'Aramis ; quant   Athos, il n'en avait pas. En passant devant l'hätel des Gardes, il jeta un coup d'oeil dans l'©curie : trois chevaux ©taient d©j  rentr©s sur quatre. Planchet, tout ©bahi, ©tait en train de les ©triller, et avait d©j  fini avec deux d'entre eux. " Ah ! Monsieur, dit Planchet en apercevant d'Artagnan, que je suis aise de vous voir ! -- Et pourquoi cela, Planchet ? demanda le jeune homme. -- Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre häte ? -- Moi ? pas le moins du monde. -- Oh ! que vous faites bien, Monsieur. -- Mais d'oé vient cette question ? -- De ce que, tandis que vous causiez avec lui, je vous observais sans vous ©couter ; Monsieur, sa figure a chang© deux ou trois fois de couleur. -- Bah ! -- Monsieur n'a pas remarqu© cela, pr©occup© qu'il ©tait de la lettre qu'il venait de recevoir ; mais moi, au contraire, que l'©trange fa§on dont cette lettre ©tait parvenue   la maison avait mis sur mes gardes, je n'ai pas perdu un mouvement de sa physionomie. -- Et tu l'as trouv©e... ? -- Tra®treuse, Monsieur. -- Vraiment ! -- De plus, aussität que Monsieur l'a eu quitt© et qu'il a disparu au coin de la rue, M. Bonacieux a pris son chapeau, a ferm© sa porte et s'est mis   courir par la rue oppos©e. -- En effet, tu as raison, Planchet tout cela me para®t fort louche, et, sois tranquille, nous ne lui paierons pas notre loyer que la chose ne nous ait ©t© cat©goriquement expliqu©e. -- Monsieur plaisante, mais Monsieur verra. -- Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est ©crit ! -- Monsieur ne renonce donc pas   sa promenade de ce soir ? -- Bien au contraire, Planchet, plus j'en voudrai   M. Bonacieux, et plus j'irai au rendez-vous que m'a donn© cette lettre qui t'inqui¨te tant. -- Alors, si c'est la r©solution de Monsieur... -- In©branlable, mon ami ; ainsi donc,   neuf heures, tiens-toi prªt ici,   l'hätel ; je viendrai te prendre. " Planchet, voyant qu'il n'y avait plus aucun espoir de faire renoncer son ma®tre   son projet, poussa un profond soupir, et se mit   ©triller le troisi¨me cheval. Quant   d'Artagnan, comme c'©tait au fond un gar§on plein de prudence, au lieu de rentrer chez lui, il s'en alla d®ner chez ce prªtre gascon qui, au moment de la d©tresse des quatre amis, leur avait donn© un d©jeuner de chocolat. CHAPITRE XXIV. LE PAVILLON A neuf heures, d'Artagnan ©tait   l'hätel des Gardes ; il trouva Planchet sous les armes. Le quatri¨me cheval ©tait arriv©. Planchet ©tait arm© de son mousqueton et d'un pistolet. D'Artagnan avait son ©p©e et passa deux pistolets   sa ceinture, puis tous deux enfourch¨rent chacun un cheval et s'©loign¨rent sans bruit. Il faisait nuit close, et personne ne les vit sortir. Planchet se mit   la suite de son ma®tre, et marcha par-derri¨re   dix pas. D'Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la Conf©rence et suivit alors le chemin, bien plus beau alors qu'aujourd'hui, qui m¨ne   Saint-Cloud. Tant qu'on fut dans la ville, Planchet garda respectueusement la distance qu'il s'©tait impos©e ; mais d¨s que le chemin commen§a   devenir plus d©sert et plus obscur, il se rapprocha tout doucement : si bien que, lorsqu'on entra dans le bois de Boulogne, il se trouva tout naturellement marcher cäte   cäte avec son ma®tre. En effet, nous ne devons pas dissimuler que l'oscillation des grands arbres et le reflet de la lune dans les taillis sombres lui causaient une vive inqui©tude. D'Artagnan s'aper§ut qu'il se passait chez son laquais quelque chose d'extraordinaire. " Eh bien, Monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu'avons-nous donc ? -- Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que les bois sont comme les ©glises ? -- Pourquoi cela, Planchet ? -- Parce qu'on n'ose point parler haut dans ceux-ci comme dans celles- l . -- Pourquoi n'oses-tu parler haut, Planchet ? parce que tu as peur ? -- Peur d'ªtre entendu, oui, Monsieur. -- Peur d'ªtre entendu ! Notre conversation est cependant morale, mon cher Planchet, et nul n'y trouverait   redire. -- Ah ! Monsieur ! reprit Planchet en revenant   son id©e m¨re, que ce M. Bonacieux a quelque chose de sournois dans ses sourcils et de d©plaisant dans le jeu de ses l¨vres ! -- Qui diable te fait penser   Bonacieux ? -- Monsieur, l'on pense   ce que l'on peut et non pas   ce que l'on veut. -- Parce que tu es un poltron, Planchet. -- Monsieur, ne confondons pas la prudence avec la poltronnerie ; la prudence est une vertu. -- Et tu es vertueux, n'est-ce pas, Planchet ? -- Monsieur, n'est-ce point le canon d'un mousquet qui brille l -bas ? Si nous baissions la tªte ? -- En v©rit©, murmura d'Artagnan,   qui les recommandations de M. de Tr©ville revenaient en m©moire ; en v©rit©, cet animal finirait par me faire peur. " Et il mit son cheval au trot. Planchet suivit le mouvement de son ma®tre, exactement comme s'il eët ©t© son ombre, et se retrouva trottant pr¨s de lui. " Est-ce que nous allons marcher comme cela toute la nuit, Monsieur ? demanda-t-il. -- Non, Planchet, car tu es arriv©, toi. -- Comment, je suis arriv© ? et Monsieur ? -- Moi, je vais encore   quelques pas. -- Et Monsieur me laisse seul ici ? -- Tu as peur, Planchet ? -- Non, mais je fais seulement observer   Monsieur que la nuit sera tr¨s froide, que les fra®cheurs donnent des rhumatismes, et qu'un laquais qui a des rhumatismes est un triste serviteur, surtout pour un ma®tre alerte comme Monsieur. -- Eh bien, si tu as froid, Planchet, tu entreras dans un de ces cabarets que tu vois l -bas, et tu m'attendras demain matin   six heures devant la porte. -- Monsieur, j'ai bu et mang© respectueusement l'©cu que vous m'avez donn© ce matin ; de sorte qu'il ne me reste pas un tra®tre sou dans le cas oé j'aurais froid. -- Voici une demi-pistole. A demain. " D'Artagnan descendit de son cheval, jeta la bride au bras de Planchet et s'©loigna rapidement en s'enveloppant dans son manteau. " Dieu que j'ai froid ! " s'©cria Planchet d¨s qu'il eut perdu son ma®tre de vue ; -- et press© qu'il ©tait de se r©chauffer, il se h¢ta d'aller frapper   la porte d'une maison par©e de tous les attributs d'un cabaret de banlieue. Cependant d'Artagnan, qui s'©tait jet© dans un petit chemin de traverse, continuait sa route et atteignait Saint-Cloud ; mais, au lieu de suivre la grande rue, il tourna derri¨re le ch¢teau, gagna une esp¨ce de ruelle fort ©cart©e, et se trouva bientät en face du pavillon indiqu©. Il ©tait situ© dans un lieu tout   fait d©sert. Un grand mur,   l'angle duquel ©tait ce pavillon, r©gnait d'un cät© de cette ruelle, et de l'autre une haie d©fendait contre les passants un petit jardin au fond duquel s'©levait une maigre cabane. Il ©tait arriv© au rendez-vous, et comme on ne lui avait pas dit d'annoncer sa pr©sence par aucun signal, il attendit. Nul bruit ne se faisait entendre, on eët dit qu'on ©tait   cent lieues de la capitale. D'Artagnan s'adossa   la haie apr¨s avoir jet© un coup d'oeil derri¨re lui. Par-del  cette haie, ce jardin et cette cabane, un brouillard sombre enveloppait de ses plis cette immensit© oé dort Paris, vide, b©ant, immensit© oé brillaient quelques points lumineux, ©toiles fun¨bres de cet enfer. Mais pour d'Artagnan tous les aspects revªtaient une forme heureuse, toutes les id©es avaient un sourire, toutes les t©n¨bres ©taient diaphanes. L'heure du rendez-vous allait sonner. En effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint-Cloud laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante. Il y avait quelque chose de lugubre   cette voix de bronze qui se lamentait ainsi au milieu de la nuit. Mais chacune de ces heures qui composaient l'heure attendue vibrait harmonieusement au coeur du jeune homme. Ses yeux ©taient fix©s sur le petit pavillon situ©   l'angle de la rue et dont toutes les fenªtres ©taient ferm©es par des volets, except© une seule du premier ©tage. A travers cette fenªtre brillait une lumi¨re douce qui argentait le feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s'©levaient formant groupe en dehors du parc. Evidemment derri¨re cette petite fenªtre, si gracieusement ©clair©e, la jolie Mme Bonacieux l'attendait. Berc© par cette douce id©e, d'Artagnan attendit de son cät© une demi- heure sans impatience aucune, les yeux fix©s sur ce charmant petit s©jour dont d'Artagnan apercevait une partie de plafond aux moulures dor©es, attestant l'©l©gance du reste de l'appartement. Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie. Cette fois-ci, sans que d'Artagnan compr®t pourquoi, un frisson courut dans ses veines. Peut-ªtre aussi le froid commen§ait-il   le gagner et prenait-il pour une impression morale une sensation tout   fait physique. Puis l'id©e lui vint qu'il avait mal lu et que le rendez-vous ©tait pour onze heures seulement. Il s'approcha de la fenªtre, se pla§a dans un rayon de lumi¨re, tira sa lettre de sa poche et la relut ; il ne s'©tait point tromp© : le rendez-vous ©tait bien pour dix heures. Il alla reprendre son poste, commen§ant   ªtre assez inquiet de ce silence et de cette solitude. Onze heures sonn¨rent. D'Artagnan commen§a   craindre v©ritablement qu'il ne fët arriv© quelque chose   Mme Bonacieux. Il frappa trois coups dans ses mains, signal ordinaire des amoureux ; mais personne ne lui r©pondit : pas mªme l'©cho. Alors il pensa avec un certain d©pit que peut-ªtre la jeune femme s'©tait endormie en l'attendant. Il s'approcha du mur et essaya d'y monter ; mais le mur ©tait nouvellement cr©pi, et d'Artagnan se retourna inutilement les ongles.