En ce moment il avisa les arbres, dont la lumi¨re continuait d'argenter les feuilles, et comme l'un d'eux faisait saillie sur le chemin, il pensa que du milieu de ses branches son regard pourrait p©n©trer dans le pavillon. L'arbre ©tait facile. D'ailleurs d'Artagnan avait vingt ans   peine, et par cons©quent se souvenait de son m©tier d'©colier. En un instant il fut au milieu des branches, et par les vitres transparentes ses yeux plong¨rent dans l'int©rieur du pavillon. Chose ©trange et qui fit frissonner d'Artagnan de la plante des pieds   la racine des cheveux, cette douce lumi¨re, cette calme lampe ©clairait une sc¨ne de d©sordre ©pouvantable ; une des vitres de la fenªtre ©tait cass©e, la porte de la chambre avait ©t© enfonc©e et,   demi bris©e, pendait   ses gonds ; une table qui avait dë ªtre couverte d'un ©l©gant souper gisait   terre ; les flacons en ©clats, les fruits ©cras©s jonchaient le parquet ; tout t©moignait dans cette chambre d'une lutte violente et d©sesp©r©e ; d'Artagnan crut mªme reconna®tre au milieu de ce pªle- mªle ©trange des lambeaux de vªtements et quelques taches sanglantes maculant la nappe et les rideaux. Il se h¢ta de redescendre dans la rue avec un horrible battement de coeur, il voulait voir s'il ne trouverait pas d'autres traces de violence. La petite lueur suave brillait toujours dans le calme de la nuit. D'Artagnan s'aper§ut alors, chose qu'il n'avait pas remarqu©e d'abord, car rien ne le poussait   cet examen, que le sol, battu ici, trou© l , pr©sentait des traces confuses de pas d'hommes, et de pieds de chevaux. En outre, les roues d'une voiture, qui paraissait venir de Paris, avaient creus© dans la terre molle une profonde empreinte qui ne d©passait pas la hauteur du pavillon et qui retournait vers Paris. Enfin d'Artagnan, en poursuivant ses recherches, trouva pr¨s du mur un gant de femme d©chir©. Cependant ce gant, par tous les points oé il n'avait pas touch© la terre boueuse, ©tait d'une fra®cheur irr©prochable. C'©tait un de ces gants parfum©s comme les amants aiment   les arracher d'une jolie main. A mesure que d'Artagnan poursuivait ses investigations, une sueur plus abondante et plus glac©e perlait sur son front, son coeur ©tait serr© par une horrible angoisse, sa respiration ©tait haletante ; et cependant il se disait, pour se rassurer, que ce pavillon n'avait peut-ªtre rien de commun avec Mme Bonacieux ; que la jeune femme lui avait donn© rendez-vous devant ce pavillon, et non dans ce pavillon ; qu'elle avait pu ªtre retenue   Paris par son service, par la jalousie de son mari peut- ªtre. Mais tous ces raisonnements ©taient battus en br¨che, d©truits, renvers©s par ce sentiment de douleur intime qui, dans certaines occasions, s'empare de tout notre ªtre et nous crie, par tout ce qui est destin© chez nous   entendre, qu'un grand malheur plane sur nous. Alors d'Artagnan devint presque insens© : il courut sur la grande route, prit le mªme chemin qu'il avait d©j  fait, s'avan§a jusqu'au bac, et interrogea le passeur. Vers les sept heures du soir, le passeur avait fait traverser la rivi¨re   une femme envelopp©e d'une mante noire, qui paraissait avoir le plus grand int©rªt   ne pas ªtre reconnue ; mais, justement   cause des pr©cautions qu'elle prenait, le passeur avait prªt© une attention plus grande, et il avait reconnu que la femme ©tait jeune et jolie. Il y avait alors, comme aujourd'hui, une foule de jeunes et jolies femmes qui venaient   Saint-Cloud et qui avaient int©rªt   ne pas ªtre vues, et cependant d'Artagnan ne douta point un instant que ce ne fët Mme Bonacieux qu'avait remarqu©e le passeur. D'Artagnan profita de la lampe qui brillait dans la cabane du passeur pour relire encore une fois le billet de Mme Bonacieux et s'assurer qu'il ne s'©tait pas tromp©, que le rendez-vous ©tait bien   Saint-Cloud et non ailleurs, devant le pavillon de M. d'Estr©es et non dans une autre rue. Tout concourait   prouver   d'Artagnan que ses pressentiments ne le trompaient point et qu'un grand malheur ©tait arriv©. Il reprit le chemin du ch¢teau tout courant ; il lui semblait qu'en son absence quelque chose de nouveau s'©tait peut-ªtre pass© au pavillon et que des renseignements l'attendaient l . La ruelle ©tait toujours d©serte, et la mªme lueur calme et douce s'©panchait de la fenªtre. D'Artagnan songea alors   cette masure muette et aveugle mais qui sans doute avait vu et qui peut-ªtre pouvait parler. La porte de cläture ©tait ferm©e, mais il sauta par-dessus la haie, et malgr© les aboiements du chien   la cha®ne, il s'approcha de la cabane. Aux premiers coups qu'il frappa, rien ne r©pondit. Un silence de mort r©gnait dans la cabane comme dans le pavillon ; cependant, comme cette cabane ©tait sa derni¨re ressource, il s'obstina. Bientät il lui sembla entendre un l©ger bruit int©rieur, bruit craintif, et qui semblait trembler lui-mªme d'ªtre entendu. Alors d'Artagnan cessa de frapper et pria, avec un accent si plein d'inqui©tude et de promesses, d'effroi et de cajolerie, que sa voix ©tait de nature   rassurer de plus peureux. Enfin un vieux volet vermoulu s'ouvrit, ou plutät s'entreb¢illa, et se referma d¨s que la lueur d'une mis©rable lampe qui brëlait dans un coin eut ©clair© le baudrier, la poign©e de l'©p©e et le pommeau des pistolets de d'Artagnan. Cependant, si rapide qu'eët ©t© le mouvement, d'Artagnan avait eu le temps d'entrevoir une tªte de vieillard. " Au nom du Ciel ! dit-il, ©coutez-moi : j'attendais quelqu'un qui ne vient pas, je meurs d'inqui©tude. Serait-il arriv© quelque malheur aux environs ? Parlez. " La fenªtre se rouvrit lentement, et la mªme figure apparut de nouveau : seulement elle ©tait plus p¢le encore que la premi¨re fois. D'Artagnan raconta na¯vement son histoire, aux noms pr¨s ; il dit comment il avait rendez-vous avec une jeune femme devant ce pavillon, et comment, ne la voyant pas venir, il ©tait mont© sur le tilleul et,   la lueur de la lampe, il avait vu le d©sordre de la chambre. Le vieillard l'©couta attentivement, tout en faisant signe que c'©tait bien cela : puis, lorsque d'Artagnan eut fini, il hocha la tªte d'un air qui n'annon§ait rien de bon. " Que voulez-vous dire ? s'©cria d'Artagnan. Au nom du Ciel ! voyons, expliquez-vous. -- Oh ! Monsieur, dit le vieillard, ne me demandez rien ; car si je vous disais ce que j'ai vu, bien certainement il ne m'arriverait rien de bon. -- Vous avez donc vu quelque chose ? reprit d'Artagnan. En ce cas, au nom du Ciel ! continua-t-il en lui jetant une pistole, dites, dites ce que vous avez vu, et je vous donne ma foi de gentilhomme que pas une de vos paroles ne sortira de mon coeur. " Le vieillard lut tant de franchise et de douleur sur le visage de d'Artagnan, qu'il lui fit signe d'©couter et qu'il lui dit   voix basse : " Il ©tait neuf heures   peu pr¨s, j'avais entendu quelque bruit dans la rue et je d©sirais savoir ce que ce pouvait ªtre, lorsqu'en m'approchant de ma porte je m'aper§us qu'on cherchait   entrer. Comme je suis pauvre et que je n'ai pas peur qu'on me vole, j'allai ouvrir et je vis trois hommes   quelques pas de l . Dans l'ombre ©tait un carrosse avec des chevaux attel©s et des chevaux de main. Ces chevaux de main appartenaient ©videmment aux trois hommes qui ©taient vªtus en cavaliers. " -- Ah, mes bons Messieurs ! m'©criai-je, que demandez-vous ? " -- Tu dois avoir une ©chelle ? me dit celui qui paraissait le chef de l'escorte. " -- Oui, Monsieur ; celle avec laquelle je cueille mes fruits. " -- Donne-nous-la, et rentre chez toi, voil  un ©cu pour le d©rangement que nous te causons. Souviens-toi seulement que si tu dis un mot de ce que tu vas voir et de ce que tu vas entendre (car tu regarderas et tu ©couteras, quelque menace que nous te fassions, j'en suis sër), tu es perdu. " " A ces mots, il me jeta un ©cu, que je ramassai, et il prit mon ©chelle. " Effectivement, apr¨s avoir referm© la porte de la haie derri¨re eux, je fis semblant de rentrer   la maison ; mais j'en sortis aussität par la porte de derri¨re, et, me glissant dans l'ombre, je parvins jusqu'  cette touffe de sureau, du milieu de laquelle je pouvais tout voir sans ªtre vu. " Les trois hommes avaient fait avancer la voiture sans aucun bruit, ils en tir¨rent un petit homme, gros, court, grisonnant, mesquinement vªtu de couleur sombre, lequel monta avec pr©caution   l'©chelle, regarda sournoisement dans l'int©rieur de la chambre, redescendit   pas de loup et murmura   voix basse : " -- C'est elle ! " " Aussität celui qui m'avait parl© s'approcha de la porte du pavillon, l'ouvrit avec une clef qu'il portait sur lui, referma la porte et disparut ; en mªme temps les deux autres hommes mont¨rent   l'©chelle. Le petit vieux demeurait   la porti¨re, le cocher maintenait les chevaux de la voiture, et un laquais les chevaux de selle. " Tout   coup de grands cris retentirent dans le pavillon, une femme accourut   la fenªtre et l'ouvrit comme pour se pr©cipiter. Mais aussität qu'elle aper§ut les deux hommes, elle se rejeta en arri¨re ; les deux hommes s'©lanc¨rent apr¨s elle dans la chambre. " Alors je ne vis plus rien ; mais j'entendis le bruit des meubles que l'on brise. La femme criait et appelait au secours. Mais bientät ses cris furent ©touff©s ; les trois hommes se rapproch¨rent de la fenªtre, emportant la femme dans leurs bras ; deux descendirent par l'©chelle et la transport¨rent dans la voiture, oé le petit vieux entra apr¨s elle. Celui qui ©tait rest© dans le pavillon referma la crois©e, sortit un instant apr¨s par la porte et s'assura que la femme ©tait bien dans la voiture : ses deux compagnons l'attendaient d©j    cheval, il sauta   son tour en selle ;, le laquais reprit sa place pr¨s du cocher ; le carrosse s'©loigna au galop escort© par les trois cavaliers, et tout fut fini. A partir de ce moment-l , je n'ai plus rien vu, rien entendu. " D'Artagnan, ©cras© par une si terrible nouvelle, resta immobile et muet, tandis que tous les d©mons de la col¨re et de la jalousie hurlaient dans son coeur. " Mais, mon gentilhomme, reprit le vieillard, sur lequel ce muet d©sespoir causait certes plus d'effet que n'en eussent produit des cris et des larmes ; allons, ne vous d©solez pas, ils ne vous l'ont pas tu©e, voil  l'essentiel. " -- Savez-vous   peu pr¨s, dit d'Artagnan, quel est l'homme qui conduisait cette infernale exp©dition ? -- Je ne le connais pas. -- Mais puisqu'il vous a parl©, vous avez pu le voir. -- Ah ! c'est son signalement que vous me demandez ? -- Oui. -- Un grand sec, basan©, moustaches noires, oeil noir, l'air d'un gentilhomme. -- C'est cela, s'©cria d'Artagnan ; encore lui ! toujours lui ! C'est mon d©mon,   ce qu'il para®t ! Et l'autre ? -- Lequel ? -- Le petit. -- Oh ! celui-l  n'est pas un seigneur, j'en r©ponds : d'ailleurs il ne portait pas l'©p©e, et les autres le traitaient sans aucune consid©ration. -- Quelque laquais, murmura d'Artagnan. Ah ! pauvre femme ! pauvre femme ! qu'en ont-ils fait ? -- Vous m'avez promis le secret, dit le vieillard. -- Et je vous renouvelle ma promesse, soyez tranquille, je suis gentilhomme. Un gentilhomme n'a que sa parole, et je vous ai donn© la mienne. " D'Artagnan reprit, l'¢me navr©e, le chemin du bac. Tantät il ne pouvait croire que ce fët Mme Bonacieux, et il esp©rait le lendemain la retrouver au Louvre ; tantät il craignait qu'elle n'eët eu une intrigue avec quelque autre et qu'un jaloux ne l'eët surprise et fait enlever. Il flottait, il se d©solait, il se d©sesp©rait. -- " Oh ! si j'avais l  mes amis ! s'©criait-il, j'aurais au moins quelque esp©rance de la retrouver ; mais qui sait ce qu'ils sont devenus eux- mªmes ! " Il ©tait minuit   peu pr¨s ; il s'agissait de retrouver Planchet. D'Artagnan se fit ouvrir successivement tous les cabarets dans lesquels il aper§ut un peu de lumi¨re ; dans aucun d'eux il ne retrouva Planchet. Au sixi¨me, il commen§a de r©fl©chir que la recherche ©tait un peu hasard©e. D'Artagnan n'avait donn© rendez-vous   son laquais qu'  six heures du matin, et quelque part qu'il fët, il ©tait dans son droit. D'ailleurs, il vint au jeune homme cette id©e, qu'en restant aux environs du lieu oé l'©v©nement s'©tait pass©, il obtiendrait peut-ªtre quelque ©claircissement sur cette myst©rieuse affaire. Au sixi¨me cabaret, comme nous l'avons dit, d'Artagnan s'arrªta donc, demanda une bouteille de vin de premi¨re qualit©, s'accouda dans l'angle le plus obscur et se d©cida   attendre ainsi le jour ; mais cette fois encore son esp©rance fut tromp©e, et quoiqu'il ©cout¢t de toutes ses oreilles, il n'entendit, au milieu des jurons, des lazzi et des injures qu'©changeaient entre eux les ouvriers, les laquais et les rouliers qui composaient l'honorable soci©t© dont il faisait partie, rien qui pët le mettre sur la trace de la pauvre femme enlev©e. Force lui fut donc, apr¨s avoir aval© sa bouteille par d©soeuvrement et pour ne pas ©veiller des soup§ons, de chercher dans son coin la posture la plus satisfaisante possible et de s'endormir tant bien que mal. D'Artagnan avait vingt ans, on se le rappelle, et   cet ¢ge le sommeil a des droits imprescriptibles qu'il r©clame imp©rieusement, mªme sur les coeurs les plus d©sesp©r©s. Vers six heures du matin, d'Artagnan se r©veilla avec ce malaise qui accompagne ordinairement le point du jour apr¨s une mauvaise nuit. Sa toilette n'©tait pas longue   faire ; il se t¢ta pour savoir si on n'avait pas profit© de son sommeil pour le voler, et ayant retrouv© son diamant   son doigt, sa bourse dans sa poche et ses pistolets   sa ceinture, il se leva, paya sa bouteille et sortit pour voir s'il n'aurait pas plus de bonheur dans la recherche de son laquais le matin que la nuit. En effet, la premi¨re chose qu'il aper§ut   travers le brouillard humide et gris¢tre fut l'honnªte Planchet qui, les deux chevaux en main, l'attendait   la porte d'un petit cabaret borgne devant lequel d'Artagnan ©tait pass© sans mªme soup§onner son existence. CHAPITRE XXV. PORTHOS Au lieu de rentrer chez lui directement, d'Artagnan mit pied   terre   la porte de M. de Tr©ville, et monta rapidement l'escalier. Cette fois, il ©tait d©cid©   lui raconter tout ce qui venait de se passer. Sans doute il lui donnerait de bons conseils dans toute cette affaire ; puis, comme M. de Tr©ville voyait presque journellement la reine, il pourrait peut- ªtre tirer de Sa Majest© quelque renseignement sur la pauvre femme   qui l'on faisait sans doute payer son d©vouement   sa ma®tresse. M. de Tr©ville ©couta le r©cit du jeune homme avec une gravit© qui prouvait qu'il voyait autre chose, dans toute cette aventure, qu'une intrigue d'amour ; puis, quand d'Artagnan eut achev© : " Hum ! dit-il, tout ceci sent Son Eminence d'une lieue. -- Mais, que faire ? dit d'Artagnan. -- Rien, absolument rien,   cette heure, que quitter Paris, comme je vous l'ai dit, le plus tät possible. Je verrai la reine, je lui raconterai les d©tails de la disparition de cette pauvre femme, qu'elle ignore sans doute ; ces d©tails la guideront de son cät©, et,   votre retour, peut-ªtre aurai-je quelque bonne nouvelle   vous dire. Reposez vous-en sur moi. " D'Artagnan savait que, quoique Gascon, M. de Tr©ville n'avait pas l'habitude de promettre, et que lorsque par hasard il promettait, il tenait plus qu'il n'avait promis. Il le salua donc, plein de reconnaissance pour le pass© et pour l'avenir, et le digne capitaine, qui de son cät© ©prouvait un vif int©rªt pour ce jeune homme si brave et si r©solu, lui serra affectueusement la main en lui souhaitant un bon voyage. D©cid©   mettre les conseils de M. de Tr©ville en pratique   l'instant mªme, d'Artagnan s'achemina vers la rue des Fossoyeurs, afin de veiller   la confection de son portemanteau. En s'approchant de sa maison, il reconnut M. Bonacieux en costume du matin, debout sur le seuil de sa porte. Tout ce que lui avait dit, la veille, le prudent Planchet sur le caract¨re sinistre de son häte revint alors   l'esprit de d'Artagnan, qui le regarda plus attentivement qu'il n'avait fait encore. En effet, outre cette p¢leur jaun¢tre et maladive qui indique l'infiltration de la bile dans le sang et qui pouvait d'ailleurs n'ªtre qu'accidentelle, d'Artagnan remarqua quelque chose de sournoisement perfide dans l'habitude des rides de sa face. Un fripon ne rit pas de la mªme fa§on qu'un honnªte homme, un hypocrite ne pleure pas les mªmes larmes qu'un homme de bonne foi. Toute fausset© est un masque, et si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un peu d'attention,   le distinguer du visage. Il sembla donc   d'Artagnan que M. Bonacieux portait un masque, et mªme que ce masque ©tait des plus d©sagr©ables   voir. En cons©quence il allait, vaincu par sa r©pugnance pour cet homme, passer devant lui sans lui parler, quand, ainsi que la veille, M. Bonacieux l'interpella. " Eh bien, jeune homme, lui dit-il, il para®t que nous faisons de grasses nuits ? Sept heures du matin, peste ! Il me semble que vous retournez tant soit peu les habitudes re§ues, et que vous rentrez   l'heure oé les autres sortent. -- On ne vous fera pas le mªme reproche, ma®tre Bonacieux, dit le jeune homme, et vous ªtes le mod¨le des gens rang©s. Il est vrai que lorsque l'on poss¨de une jeune et jolie femme, on n'a pas besoin de courir apr¨s le bonheur : c'est le bonheur qui vient vous trouver ; n'est- ce pas, Monsieur Bonacieux ? " Bonacieux devint p¢le comme la mort et grima§a un sourire. " Ah ! ah ! dit Bonacieux, vous ªtes un plaisant compagnon. Mais oé diable avez-vous ©t© courir cette nuit, mon jeune ma®tre ? Il para®t qu'il ne faisait pas bon dans les chemins de traverse. " D'Artagnan baissa les yeux vers ses bottes toutes couvertes de boue ; mais dans ce mouvement ses regards se port¨rent en mªme temps sur les souliers et les bas du mercier ; on eët dit qu'on les avait tremp©s dans le mªme bourbier ; les uns et les autres ©taient macul©s de taches absolument pareilles. Alors une id©e subite traversa l'esprit de d'Artagnan. Ce petit homme gros, court, grisonnant, cette esp¨ce de laquais vªtu d'un habit sombre, trait© sans consid©ration par les gens d'©p©e qui composaient l'escorte, c'©tait Bonacieux lui-mªme. Le mari avait pr©sid©   l'enl¨vement de sa femme. Il prit   d'Artagnan une terrible envie de sauter   la gorge du mercier et de l'©trangler ; mais, nous l'avons dit, c'©tait un gar§on fort prudent, et il se contint. Cependant la r©volution qui s'©tait faite sur son visage ©tait si visible, que Bonacieux en fut effray© et essaya de reculer d'un pas ; mais justement il se trouvait devant le battant de la porte, qui ©tait ferm©e, et l'obstacle qu'il rencontra le for§a de se tenir   la mªme place. " Ah §  ! mais vous qui plaisantez, mon brave homme, dit d'Artagnan, il me semble que si mes bottes ont besoin d'un coup d'©ponge, vos bas et vos souliers r©clament aussi un coup de brosse. Est-ce que de votre cät© vous auriez couru la pr©tantaine, ma®tre Bonacieux ? Ah ! diable, ceci ne serait point pardonnable   un homme de votre ¢ge et qui, de plus,   une jeune et jolie femme comme la vätre. -- Oh ! mon Dieu, non, dit Bonacieux ; mais hier j'ai ©t©   Saint-Mand© pour prendre des renseignements sur une servante dont je ne puis absolument me passer, et comme les chemins ©taient mauvais, j'en ai rapport© toute cette fange, que je n'ai pas encore eu le temps de faire dispara®tre. " Le lieu que d©signait Bonacieux comme celui qui avait ©t© le but de sa course fut une nouvelle preuve   l'appui des soup§ons qu'avait con§us d'Artagnan. Bonacieux avait dit Saint-Mand©, parce que Saint-Mand© est le point absolument oppos©   Saint-Cloud. Cette probabilit© lui fut une premi¨re consolation. Si Bonacieux savait oé ©tait sa femme, on pourrait toujours, en employant des moyens extrªmes, forcer le mercier   desserrer les dents et   laisser ©chapper son secret. Il s'agissait seulement de changer cette probabilit© en certitude. " Pardon, mon cher Monsieur Bonacieux, si j'en use avec vous sans fa§on, dit d'Artagnan ; mais rien n'alt¨re comme de ne pas dormir, j'ai donc une soif d'enrag© ; permettez-moi de prendre un verre d'eau chez vous ; vous le savez, cela ne se refuse pas entre voisins. " Et sans attendre la permission de son häte, d'Artagnan entra vivement dans la maison, et jeta un coup d'oeil rapide sur le lit. Le lit n'©tait pas d©fait. Bonacieux ne s'©tait pas couch©. Il rentrait donc seulement il y avait une heure ou deux ; il avait accompagn© sa femme jusqu'  l'endroit oé on l'avait conduite, ou tout au moins jusqu'au premier relais. " Merci, ma®tre Bonacieux, dit d'Artagnan en vidant son verre, voil  tout ce que je voulais de vous. Maintenant je rentre chez moi, je vais faire brosser mes bottes par Planchet, et quand il aura fini, je vous l'enverrai si vous voulez pour brosser vos souliers. " Et il quitta le mercier tout ©bahi de ce singulier adieu et se demandant s'il ne s'©tait pas enferr© lui-mªme. Sur le haut de l'escalier il trouva Planchet tout effar©. " Ah ! Monsieur, s'©cria Planchet d¨s qu'il eut aper§u son ma®tre, en voil  bien d'une autre, et il me tardait bien que vous rentrassiez. -- Qu'y a-t-il donc ? demanda d'Artagnan. -- Oh ! je vous le donne en cent, Monsieur, je vous le donne en mille de deviner la visite que j'ai re§ue pour vous en votre absence. -- Quand cela ? -- Il y a une demi-heure, tandis que vous ©tiez chez M. de Tr©ville. -- Et qui donc est venu ? Voyons, parle. -- M. de Cavois. -- M. de Cavois ? -- En personne. -- Le capitaine des gardes de Son Eminence ? -- Lui-mªme. -- Il venait m'arrªter ? -- Je m'en suis dout©, Monsieur, et cela malgr© son air patelin. -- Il avait l'air patelin, dis-tu ? -- C'est- -dire qu'il ©tait tout miel, Monsieur. -- Vraiment ? -- Il venait, disait-il de la part de Son Eminence, qui vous voulait beaucoup de bien, vous prier de le suivre au Palais-Royal. -- Et tu lui as r©pondu ? -- Que la chose ©tait impossible, attendu que vous ©tiez hors de la maison, comme il le pouvait voir. -- Alors qu'a-t-il dit ? -- Que vous ne manquiez pas de passer chez lui dans la journ©e ; puis il a ajout© tout bas : " Dis   ton ma®tre que Son Eminence est parfaitement dispos©e pour lui, et que sa fortune d©pend peut-ªtre de cette entrevue. " -- Le pi¨ge est assez maladroit pour le cardinal, reprit en souriant le jeune homme. -- Aussi, je l'ai vu, le pi¨ge, et j'ai r©pondu que vous seriez d©sesp©r©   votre retour. " -- Oé est-il all© ? a demand© M. de Cavois. " -- A Troyes en Champagne, ai-je r©pondu. " -- Et quand est-il parti ? " -- Hier soir. " -- Planchet, mon ami, interrompit d'Artagnan, tu es v©ritablement un homme pr©cieux. -- Vous comprenez, Monsieur, j'ai pens© qu'il serait toujours temps, si vous d©sirez voir M. de Cavois, de me d©mentir en disant que vous n'©tiez point parti ; ce serait moi, dans ce cas, qui aurais fait le mensonge, et comme je ne suis pas gentilhomme, moi, je puis mentir. -- Rassure-toi, Planchet, tu conserveras ta r©putation d'homme v©ridique : dans un quart d'heure nous partons. -- C'est le conseil que j'allais donner   Monsieur ; et oé allons-nous, sans ªtre trop curieux ? -- Pardieu ! du cät© oppos©   celui vers lequel tu as dit que j'©tais all©. D'ailleurs, n'as-tu pas autant de h¢te d'avoir des nouvelles de Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que j'en ai, moi, de savoir ce que sont devenus Athos, Porthos et Aramis ? -- Si fait, Monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous voudrez ; l'air de la province vaut mieux pour nous,   ce que je crois, en ce moment, que l'air de Paris. Ainsi donc... -- Ainsi donc, fais notre paquet, Planchet, et partons ; moi, je m'en vais devant, les mains dans mes poches, pour qu'on ne se doute de rien. Tu me rejoindras   l'hätel des Gardes. A propos, Planchet, je crois que tu as raison   l'endroit de notre häte, et que c'est d©cid©ment une affreuse canaille. -- Ah ! croyez-moi, Monsieur, quand je vous dis quelque chose ; je suis physionomiste, moi, allez ! " D'Artagnan descendit le premier, comme la chose avait ©t© convenue ; puis, pour n'avoir rien   se reprocher, il se dirigea une derni¨re fois vers la demeure de ses trois amis : on n'avait re§u aucune nouvelle d'eux, seulement une lettre toute parfum©e et d'une ©criture ©l©gante et menue ©tait arriv©e pour Aramis. D'Artagnan s'en chargea. Dix minutes apr¨s, Planchet le rejoignait dans les ©curies de l'hätel des Gardes. D'Artagnan, pour qu'il n'y eët pas de temps perdu, avait d©j  sell© son cheval lui-mªme. " C'est bien, dit-il   Planchet, lorsque celui-ci eut joint le portemanteau   l'©quipement ; maintenant selle les trois autres, et partons. -- Croyez-vous que nous irons plus vite avec chacun deux chevaux ? demanda Planchet avec son air narquois. -- Non, Monsieur le mauvais plaisant, r©pondit d'Artagnan, mais avec nos quatre chevaux nous pourrons ramener nos trois amis, si toutefois nous les retrouvons vivants. -- Ce qui serait une grande chance, r©pondit Planchet, mais enfin il ne faut pas d©sesp©rer de la mis©ricorde de Dieu. -- Amen " , dit d'Artagnan en enfourchant son cheval. Et tous deux sortirent de l'hätel des Gardes, s'©loign¨rent chacun par un bout de la rue, l'un devant quitter Paris par la barri¨re de la Villette et l'autre par la barri¨re de Montmartre, pour se rejoindre au-del  de Saint-Denis, manoeuvre strat©gique qui, ayant ©t© ex©cut©e avec une ©gale ponctualit©, fut couronn©e des plus heureux r©sultats. D'Artagnan et Planchet entr¨rent ensemble   Pierrefitte. Planchet ©tait plus courageux, il faut le dire, le jour que la nuit. Cependant sa prudence naturelle ne l'abandonnait pas un seul instant ; il n'avait oubli© aucun des incidents du premier voyage, et il tenait pour ennemis tous ceux qu'il rencontrait sur la route. Il en r©sultait qu'il avait sans cesse le chapeau   la main, ce qui lui valait de s©v¨res mercuriales de la part de d'Artagnan, qui craignait que, gr¢ce   cet exc¨s de politesse, on ne le pr®t pour le valet d'un homme de peu. Cependant, soit qu'effectivement les passants fussent touch©s de l'urbanit© de Planchet, soit que cette fois personne ne fët apost© sur la route du jeune homme, nos deux voyageurs arriv¨rent   Chantilly sans accident aucun et descendirent   l'hätel du Grand Saint Martin , le mªme dans lequel ils s'©taient arrªt©s lors de leur premier voyage. L'häte, en voyant un jeune homme suivi d'un laquais et de deux chevaux de main, s'avan§a respectueusement sur le seuil de la porte. Or, comme il avait d©j  fait onze lieues, d'Artagnan jugea   propos de s'arrªter, que Porthos fët ou ne fët pas dans l'hätel. Puis peut-ªtre n'©tait-il pas prudent de s'informer du premier coup de ce qu'©tait devenu le mousquetaire. Il r©sulta de ces r©flexions que d'Artagnan, sans demander aucune nouvelle de qui que ce fët, descendit, recommanda les chevaux   son laquais, entra dans une petite chambre destin©e   recevoir ceux qui d©siraient ªtre seuls, et demanda   son häte une bouteille de son meilleur vin et un d©jeuner aussi bon que possible, demande qui corrobora encore la bonne opinion que l'aubergiste avait prise de son voyageur   la premi¨re vue. Aussi d'Artagnan fut-il servi avec une c©l©rit© miraculeuse. Le r©giment des gardes se recrutait parmi les premiers gentilshommes du royaume, et d'Artagnan, suivi d'un laquais et voyageant avec quatre chevaux magnifiques, ne pouvait, malgr© la simplicit© de son uniforme, manquer de faire sensation. L'häte voulut le servir lui-mªme ; ce que voyant, d'Artagnan fit apporter deux verres et entama la conversation suivante : " Ma foi, mon cher häte, dit d'Artagnan en remplissant les deux verres, je vous ai demand© de votre meilleur vin, et si vous m'avez tromp©, vous allez ªtre puni par oé vous avez p©ch©, attendu que, comme je d©teste boire seul, vous allez boire avec moi. Prenez donc ce verre, et buvons. A quoi boirons-nous, voyons, pour ne blesser aucune susceptibilit© ? Buvons   la prosp©rit© de votre ©tablissement ! -- Votre Seigneurie me fait honneur, dit l'häte, et je la remercie bien sinc¨rement de son bon souhait. -- Mais ne vous y trompez pas, dit d'Artagnan, il y a plus d'©go¯sme peut-ªtre que vous ne le pensez dans mon toast : il n'y a que les ©tablissements qui prosp¨rent dans lesquels on soit bien re§u ; dans les hätels qui p©riclitent, tout va   la d©bandade, et le voyageur est victime des embarras de son häte ; or, moi qui voyage beaucoup et surtout sur cette route, je voudrais voir tous les aubergistes faire fortune. -- En effet, dit l'häte, il me semble que ce n'est pas la premi¨re fois que j'ai l'honneur de voir Monsieur. -- Bah ? je suis pass© dix fois peut-ªtre   Chantilly, et sur les dix fois je me suis arrªt© au moins trois ou quatre fois chez vous. Tenez, j'y ©tais encore il y a dix ou douze jours   peu pr¨s ; je faisais la conduite   des amis,   des mousquetaires,   telle enseigne que l'un d'eux s'est pris de dispute avec un ©tranger, un inconnu, un homme qui lui a cherch© je ne sais quelle querelle. -- Ah ! oui vraiment ! dit l'häte, et je me le rappelle parfaitement. N'est- ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veut me parler ? -- C'est justement le nom de mon compagnon de voyage. -- Mon Dieu ! mon cher häte, dites-moi, lui serait-il arriv© malheur ? -- Mais Votre Seigneurie a dë remarquer qu'il n'a pas pu continuer sa route. -- En effet, il nous avait promis de nous rejoindre, et nous ne l'avons pas revu. --Il nous a fait l'honneur de rester ici. --Comment ! il vous a fait l'honneur de rester ici ? --Oui, Monsieur, dans cet hätel ; nous sommes mªme bien inquiets. --Et de quoi ? --De certaines d©penses qu'il a faites. -- Eh bien, mais les d©penses qu'il a faites, il les paiera. -- Ah ! Monsieur, vous me mettez v©ritablement du baume dans le sang ! Nous avons fait de fort grandes avances, et ce matin encore le chirurgien nous d©clarait que si M. Porthos ne le payait pas, c'©tait   moi qu'il s'en prendrait, attendu que c'©tait moi qui l'avais envoy© chercher. -- Mais Porthos est donc bless© ? -- Je ne saurais vous le dire, Monsieur. -- Comment, vous ne sauriez me le dire ? vous devriez cependant ªtre mieux inform© que personne. -- Oui, mais dans notre ©tat nous ne disons pas tout ce que nous savons, Monsieur, surtout quand on nous a pr©venus que nos oreilles r©pondraient pour notre langue. -- Eh bien, puis-je voir Porthos ? -- Certainement, Monsieur. Prenez l'escalier, montez au premier et frappez au num©ro 1. Seulement, pr©venez que c'est vous. -- Comment ! que je pr©vienne que c'est moi ? -- Oui, car il pourrait vous arriver malheur. -- Et quel malheur voulez-vous qu'il m'arrive ? -- M. Porthos peut vous prendre pour quelqu'un de la maison et, dans un mouvement de col¨re, vous passer son ©p©e   travers le corps ou vous brëler la cervelle. -- Que lui avez-vous donc fait ? -- Nous lui avons demand© de l'argent. -- Ah ! diable, je comprends cela ; c'est une demande que Porthos re§oit tr¨s mal quand il n'est pas en fonds ; mais je sais qu'il devait y ªtre. -- C'est ce que nous avions pens© aussi, Monsieur ; comme la maison est fort r©guli¨re et que nous faisons nos comptes toutes les semaines, au bout de huit jours nous lui avons pr©sent© notre note ; mais il para®t que nous sommes tomb©s dans un mauvais moment, car, au premier mot que nous avons prononc© sur la chose, il nous a envoy©s   tous les diables ; il est vrai qu'il avait jou© la veille. -- Comment, il avait jou© la veille ! et avec qui ? -- Oh ! mon Dieu, qui sait cela ? avec un seigneur qui passait et auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet. -- C'est cela, le malheureux aura tout perdu. -- Jusqu'  son cheval, Monsieur, car lorsque l'©tranger a ©t© pour partir, nous nous sommes aper§us que son laquais sellait le cheval de M. Porthos. Alors nous lui en avons fait l'observation, mais il nous a r©pondu que nous nous mªlions de ce qui ne nous regardait pas et que ce cheval ©tait   lui. Nous avons aussität fait pr©venir M. Porthos de ce qui se passait, mais il nous a fait dire que nous ©tions des faquins de douter de la parole d'un gentilhomme, et que, puisque celui-l  avait dit que le cheval ©tait   lui, il fallait bien que cela fët. -- Je le reconnais bien l , murmura d'Artagnan. -- Alors, continua l'häte, je lui fis r©pondre que du moment oé nous paraissions destin©s   ne pas nous entendre   l'endroit du paiement, j'esp©rais qu'il aurait au moins la bont© d'accorder la faveur de sa pratique   mon confr¨re le ma®tre de l'Aigle d'Or ; mais M. Porthos me r©pondit que mon hätel ©tant le meilleur, il d©sirait y rester. " Cette r©ponse ©tait trop flatteuse pour que j'insistasse sur son d©part. Je me bornai donc   le prier de me rendre sa chambre, qui est la plus belle de l'hätel, et de se contenter d'un joli petit cabinet au troisi¨me. Mais   ceci M. Porthos r©pondit que, comme il attendait d'un moment   l'autre sa ma®tresse, qui ©tait une des plus grandes dames de la cour, je devais comprendre que la chambre qu'il me faisait l'honneur d'habiter chez moi ©tait encore bien m©diocre pour une pareille personne. " Cependant, tout en reconnaissant la v©rit© de ce qu'il disait, je crus devoir insister ; mais, sans mªme se donner la peine d'entrer en discussion avec moi, il prit son pistolet, le mit sur sa table de nuit et d©clara qu'au premier mot qu'on lui dirait d'un d©m©nagement quelconque   l'ext©rieur ou   l'int©rieur, il brëlerait la cervelle   celui qui serait assez imprudent pour se mªler d'une chose qui ne regardait que lui. Aussi, depuis ce temps-l , Monsieur, personne n'entre plus dans sa chambre, si ce n'est son domestique. -- Mousqueton est donc ici ? -- Oui, Monsieur ; cinq jours apr¨s son d©part, il est revenu de fort mauvaise humeur de son cät© ; il para®t que lui aussi a eu du d©sagr©ment dans son voyage. Malheureusement, il est plus ingambe que son ma®tre, ce qui fait que pour son ma®tre il met tout sens dessus dessous, attendu que, comme il pense qu'on pourrait lui refuser ce qu'il demande, il prend tout ce dont il a besoin sans demander. -- Le fait est, r©pondit d'Artagnan, que j'ai toujours remarqu© dans Mousqueton un d©vouement et une intelligence tr¨s sup©rieurs. -- Cela est possible, Monsieur ; mais supposez qu'il m'arrive seulement quatre fois par an de me trouver en contact avec une intelligence et un d©vouement semblables, et je suis un homme ruin©. -- Non, car Porthos vous paiera. -- Hum ! fit l'hätelier d'un ton de doute. -- C'est le favori d'une tr¨s grande dame qui ne le laissera pas dans l'embarras pour une mis¨re comme celle qu'il vous doit. -- Si j'ose dire ce que je crois l -dessus... -- Ce que vous croyez ? -- Je dirai plus : ce que je sais. -- Ce que vous savez ? -- Et mªme ce dont je suis sër. -- Et de quoi ªtes-vous sër, voyons ? -- Je dirai que je connais cette grande dame. -- Vous ? -- Oui, moi. -- Et comment la connaissez-vous ? -- Oh ! Monsieur, si je croyais pouvoir me fier   votre discr©tion... -- Parlez, et foi de gentilhomme, vous n'aurez pas   vous repentir de votre confiance. -- Eh bien, Monsieur, vous concevez, l'inqui©tude fait faire bien des choses. -- Qu'avez-vous fait ? -- Oh ! d'ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d'un cr©ancier. -- Enfin ? -- M. Porthos nous a remis un billet pour cette duchesse, en nous recommandant de le jeter   la poste. Son domestique n'©tait pas encore arriv©. Comme il ne pouvait pas quitter sa chambre, il fallait bien qu'il nous charge¢t de ses commissions. -- Ensuite ? -- Au lieu de mettre la lettre   la poste, ce qui n'est jamais bien sër, j'ai profit© de l'occasion de l'un de mes gar§ons qui allait   Paris, et je lui ai ordonn© de la remettre   cette duchesse elle-mªme. C'©tait remplir les intentions de M. Porthos, qui nous avait si fort recommand© cette lettre, n'est-ce pas ? -- A peu pr¨s. -- Eh bien, Monsieur, savez-vous ce que c'est que cette grande dame ? -- Non ; j'en ai entendu parler   Porthos, voil  tout. -- Savez-vous ce que c'est que cette pr©tendue duchesse ? -- Je vous le r©p¨te, je ne la connais pas. -- C'est une vieille procureuse au Ch¢telet, Monsieur, nomm©e Mme Coquenard, laquelle a au moins cinquante ans, et se donne encore des airs d'ªtre jalouse. Cela me paraissait aussi fort singulier, une princesse qui demeure rue aux Ours. -- Comment savez-vous cela ? -- Parce qu'elle s'est mise dans une grande col¨re en recevant la lettre, disant que M. Porthos ©tait un volage, et que c'©tait encore pour quelque femme qu'il avait re§u ce coup d'©p©e. -- Mais il a donc re§u un coup d'©p©e ? -- Ah ! mon Dieu ! qu'ai-je dit l  ? -- Vous avez dit que Porthos avait re§u un coup d'©p©e. -- Oui ; mais il m'avait si fort d©fendu de le dire ! -- Pourquoi cela ? -- Dame ! Monsieur, parce qu'il s'©tait vant© de perforer cet ©tranger avec lequel vous l'avez laiss©e en dispute, et que c'est cet ©tranger, au contraire, qui, malgr© toutes ses rodomontades, l'a couch© sur le carreau. Or, comme M. Porthos est un homme fort glorieux, except© envers la duchesse, qu'il avait cru int©resser en lui faisant le r©cit de son aventure, il ne veut avouer   personne que c'est un coup d'©p©e qu'il a re§u. -- Ainsi c'est donc un coup d'©p©e qui le retient dans son lit ? -- Et un ma®tre coup d'©p©e, je vous l'assure. Il faut que votre ami ait l'¢me chevill©e dans le corps. -- Vous ©tiez donc l  ? -- Monsieur, je les avais suivis par curiosit©, de sorte que j'ai vu le combat sans que les combattants me vissent. -- Et comment cela s'est-il pass© ? -- Oh ! la chose n'a pas ©t© longue, je vous en r©ponds. Ils se sont mis en garde ; l'©tranger a fait une feinte et s'est fendu ; tout cela si rapidement, que lorsque M. Porthos est arriv©   la parade, il avait d©j  trois pouces de fer dans la poitrine. Il est tomb© en arri¨re. L'©tranger lui a mis aussität la pointe de son ©p©e   la gorge ; et M. Porthos, se voyant   la merci de son adversaire, s'est avou© vaincu. Sur quoi, l'©tranger lui a demand© son nom, et apprenant qu'il s'appelait M. Porthos, et non M. d'Artagnan, lui a offert son bras, l'a ramen©   l'hätel, est mont©   cheval et a disparu. -- Ainsi c'est   M. d'Artagnan qu'en voulait cet ©tranger ? -- Il para®t que oui. -- Et savez-vous ce qu'il est devenu ? -- Non ; je ne l'avais jamais vu jusqu'  ce moment et nous ne l'avons pas revu depuis. -- Tr¨s bien ; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant, vous dites que la chambre de Porthos est au premier, num©ro I ? -- Oui, Monsieur, la plus belle de l'auberge ; une chambre que j'aurais d©j  eu dix fois l'occasion de louer. -- Bah ! tranquillisez vous, dit d'Artagnan en riant ; Porthos vous paiera avec l'argent de la duchesse Coquenard. -- Oh ! Monsieur, procureuse ou duchesse, si elle l¢chait les cordons de sa bourse, ce ne serait rien ; mais elle a positivement r©pondu qu'elle ©tait lasse des exi