qui allait arriver. D'Artagnan la rassura du mieux qu'il put et lui promit de rester insensible aux s©ductions de Milady. Il lui fit r©pondre qu'il ©tait on ne peut plus reconnaissant de ses bont©s et qu'il se rendrait   ses ordres ; mais il n'osa lui ©crire de peur de ne pouvoir,   des yeux aussi exerc©s que ceux de Milady, d©guiser suffisamment son ©criture. A neuf heures sonnant, d'Artagnan ©tait place Royale. Il ©tait ©vident que les domestiques qui attendaient dans l'antichambre ©taient pr©venus, car aussität que d'Artagnan parut, avant mªme qu'il eët demand© si Milady ©tait visible, un d'eux courut l'annoncer. " Faites entrer " , dit Milady d'une voix br¨ve, mais si per§ante que d'Artagnan l'entendit de l'antichambre. On l'introduisit. " Je n'y suis pour personne, dit Milady ; entendez-vous, pour personne. " Le laquais sortit. D'Artagnan jeta un regard curieux sur Milady : elle ©tait p¢le et avait les yeux fatigu©s, soit par les larmes, soit par l'insomnie. On avait avec intention diminu© le nombre habituel des lumi¨res, et cependant la jeune femme ne pouvait arriver   cacher les traces de la fi¨vre qui l'avait d©vor©e depuis deux jours. D'Artagnan s'approcha d'elle avec sa galanterie ordinaire ; elle fit alors un effort suprªme pour le recevoir, mais jamais physionomie plus boulevers©e ne d©mentit sourire plus aimable. Aux questions que d'Artagnan lui fit sur sa sant© : " Mauvaise, r©pondit-elle, tr¨s mauvaise. -- Mais alors, dit d'Artagnan, je suis indiscret, vous avez besoin de repos sans doute et je vais me retirer. -- Non pas, dit Milady ; au contraire, restez, Monsieur d'Artagnan, votre aimable compagnie me distraira. " " Oh ! oh ! pensa d'Artagnan, elle n'a jamais ©t© si charmante, d©fions- nous. " Milady prit l'air le plus affectueux qu'elle put prendre, et donna tout l'©clat possible   sa conversation. En mªme temps cette fi¨vre qui l'avait abandonn©e un instant revenait rendre l'©clat   ses yeux, le coloris   ses joues, le carmin   ses l¨vres. D'Artagnan retrouva la Circ© qui l'avait d©j  envelopp© de ses enchantements. Son amour, qu'il croyait ©teint et qui n'©tait qu'assoupi, se r©veilla dans son coeur. Milady souriait et d'Artagnan sentait qu'il se damnerait pour ce sourire. Il y eut un moment oé il sentit quelque chose comme un remords de ce qu'il avait fait contre elle. Peu   peu Milady devint plus communicative. Elle demanda   d'Artagnan s'il avait une ma®tresse. " H©las ! dit d'Artagnan de l'air le plus sentimental qu'il put prendre, pouvez-vous ªtre assez cruelle pour me faire une pareille question,   moi qui, depuis que je vous ai vue, ne respire et ne soupire que par vous et pour vous ! " Milady sourit d'un ©trange sourire. " Ainsi vous m'aimez ? dit-elle. -- Ai-je besoin de vous le dire, et ne vous en ªtes-vous point aper§ue ? -- Si fait ; mais, vous le savez, plus les coeurs sont fiers, plus ils sont difficiles   prendre. -- Oh ! les difficult©s ne m'effraient pas, dit d'Artagnan ; il n'y a que les impossibilit©s qui m'©pouvantent. -- Rien n'est impossible, dit Milady,   un v©ritable amour. -- Rien, Madame ? -- Rien " , reprit Milady. " Diable ! reprit d'Artagnan   part lui, la note est chang©e. Deviendrait- elle amoureuse de moi, par hasard, la capricieuse, et serait-elle dispos©e   me donner   moi-mªme quelque autre saphir pareil   celui qu'elle m'a donn© me prenant pour de Wardes ? " D'Artagnan rapprocha vivement son si¨ge de celui de Milady. " Voyons, dit-elle, que feriez-vous bien pour prouver cet amour dont vous parlez ? -- Tout ce qu'on exigerait de moi. Qu'on ordonne, et je suis prªt. -- A tout ? -- A tout ! s'©cria d'Artagnan qui savait d'avance qu'il n'avait pas grand- chose   risquer en s'engageant ainsi. -- Eh bien, causons un peu, dit   son tour Milady en rapprochant son fauteuil de la chaise de d'Artagnan. -- Je vous ©coute, Madame " , dit celui-ci. Milady resta un instant soucieuse et comme ind©cise ; puis paraissant prendre une r©solution : " J'ai un ennemi, dit-elle. -- Vous, Madame ! s'©cria d'Artagnan jouant la surprise, est-ce possible, mon Dieu ? belle et bonne comme vous l'ªtes ! -- Un ennemi mortel. -- En v©rit© ? -- Un ennemi qui m'a insult©e si cruellement que c'est entre lui et moi une guerre   mort. Puis-je compter sur vous comme auxiliaire ? " D'Artagnan comprit sur-le-champ oé la vindicative cr©ature en voulait venir. " Vous le pouvez, Madame, dit-il avec emphase, mon bras et ma vie vous appartiennent comme mon amour. -- Alors, dit Milady, puisque vous ªtes aussi g©n©reux qu'amoureux... " Elle s'arrªta. " Eh bien ? demanda d'Artagnan. -- Eh bien, reprit Milady apr¨s un moment de silence, cessez d¨s aujourd'hui de parler d'impossibilit©s. -- Ne m'accablez pas de mon bonheur " , s'©cria d'Artagnan en se pr©cipitant   genoux et en couvrant de baisers les mains qu'on lui abandonnait. " Venge-moi de cet inf¢me de Wardes, murmura Milady entre ses dents, et je saurai bien me d©barrasser de toi ensuite, double sot, lame d'©p©e vivante ! " " Tombe volontairement entre mes bras apr¨s m'avoir raill© si effront©ment, hypocrite et dangereuse femme, pensait d'Artagnan de son cät©, et ensuite je rirai de toi avec celui que tu veux tuer par ma main. " D'Artagnan releva la tªte. " Je suis prªt, dit-il. -- Vous m'avez donc comprise, cher Monsieur d'Artagnan ! dit Milady. -- Je devinerais un de vos regards. -- Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras, qui s'est d©j  acquis tant de renomm©e ? -- A l'instant mªme. -- Mais moi, dit Milady, comment paierai-je un pareil service ; je connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien pour rien ? -- Vous savez la seule r©ponse que je d©sire, dit d'Artagnan, la seule qui soit digne de vous et de moi ! " Et il l'attira doucement vers lui. Elle r©sista   peine. " Int©ress© ! dit-elle en souriant. -- Ah ! s'©cria d'Artagnan v©ritablement emport© par la passion que cette femme avait le don d'allumer dans son coeur, ah ! c'est que mon bonheur me para®t invraisemblable, et qu'ayant toujours peur de le voir s'envoler comme un rªve, j'ai h¢te d'en faire une r©alit©. -- Eh bien, m©ritez donc ce pr©tendu bonheur. -- Je suis   vos ordres, dit d'Artagnan. -- Bien sër ? fit Milady avec un dernier doute. -- Nommez-moi l'inf¢me qui a pu faire pleurer vos beaux yeux. -- Qui vous dit que j'ai pleur© ? dit-elle. -- Il me semblait... -- Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit Milady. -- Tant mieux ! Voyons, dites-moi comment il s'appelle. -- Songez que son nom c'est tout mon secret. -- Il faut cependant que je sache son nom. -- Oui, il le faut ; voyez si j'ai confiance en vous ! -- Vous me comblez de joie. Comment s'appelle-t-il ? -- Vous le connaissez. -- Vraiment ? -- Oui. -- Ce n'est pas un de mes amis ? reprit d'Artagnan en jouant l'h©sitation pour faire croire   son ignorance. -- Si c'©tait un de vos amis, vous h©siteriez donc ? " s'©cria Milady. Et un ©clair de menace passa dans ses yeux. " Non, fët-ce mon fr¨re ! " s'©cria d'Artagnan comme emport© par l'enthousiasme. Notre Gascon s'avan§ait sans risque ; car il savait oé il allait. " J'aime votre d©vouement, dit Milady. -- H©las, n'aimez-vous que cela en moi ? demanda d'Artagnan. -- Je vous aime aussi, vous " , dit-elle en lui prenant la main. Et l'ardente pression fit frissonner d'Artagnan, comme si, par le toucher, cette fi¨vre qui brëlait Milady le gagnait lui-mªme. " Vous m'aimez, vous ! s'©cria-t-il. Oh ! si cela ©tait, ce serait   en perdre la raison. " Et il l'enveloppa de ses deux bras. Elle n'essaya point d'©carter ses l¨vres de son baiser, seulement elle ne le lui rendit pas. Ses l¨vres ©taient froides : il sembla   d'Artagnan qu'il venait d'embrasser une statue. Il n'en ©tait pas moins ivre de joie, ©lectris© d'amour ; il croyait presque   la tendresse de Milady ; il croyait presque au crime de de Wardes. Si de Wardes eët ©t© en ce moment sous sa main, il l'eët tu©. Milady saisit l'occasion. " Il s'appelle... , dit-elle   son tour. -- De Wardes, je le sais, s'©cria d'Artagnan. -- Et comment le savez-vous ? " demanda Milady en lui saisissant les deux mains et en essayant de lire par ses yeux jusqu'au fond de son ¢me. D'Artagnan sentit qu'il s'©tait laiss© emporter, et qu'il avait fait une faute. " Dites, dites, mais dites donc ! r©p©tait Milady, comment le savez- vous ? -- Comment je le sais ? dit d'Artagnan. -- Oui. -- Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon oé j'©tais, a montr© une bague qu'il a dit tenir de vous. -- Le mis©rable ! " s'©cria Milady. L'©pith¨te, comme on le comprend bien, retentit jusqu'au fond du coeur de d'Artagnan. " Eh bien ? continua-t-elle. -- Eh bien, je vous vengerai de ce mis©rable, reprit d'Artagnan en se donnant des airs de don Japhet d'Arm©nie. -- Merci, mon brave ami ! s'©cria Milady ; et quand serai-je veng©e ? -- Demain, tout de suite, quand vous voudrez. " Milady allait s'©crier : " Tout de suite " ; mais elle r©fl©chit qu'une pareille pr©cipitation serait peu gracieuse pour d'Artagnan. D'ailleurs, elle avait mille pr©cautions   prendre, mille conseils   donner   son d©fenseur, pour qu'il ©vit¢t les explications devant t©moins avec le comte. Tout cela se trouva pr©vu par un mot de d'Artagnan. " Demain, dit-il, vous serez veng©e ou je serai mort. -- Non ! dit-elle, vous me vengerez ; mais vous ne mourrez pas. C'est un l¢che. -- Avec les femmes peut-ªtre, mais pas avec les hommes. J'en sais quelque chose, moi. -- Mais il me semble que dans votre lutte avec lui, vous n'avez pas eu   vous plaindre de la fortune. -- La fortune est une courtisane : favorable hier, elle peut me trahir demain. -- Ce qui veut dire que vous h©sitez maintenant. -- Non, je n'h©site pas, Dieu m'en garde ; mais serait-il juste de me laisser aller   une mort possible sans m'avoir donn© au moins un peu plus que de l'espoir ? " Milady r©pondit par un coup d'oeil qui voulait dire : " N'est-ce que cela ? parlez donc. " Puis, accompagnant le coup d'oeil de paroles explicatives : " C'est trop juste, dit-elle tendrement. -- Oh ! vous ªtes un ange, dit le jeune homme. -- Ainsi, tout est convenu ? dit-elle. -- Sauf ce que je vous demande, ch¨re ¢me ! -- Mais, lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier   ma tendresse ? -- Je n'ai pas de lendemain pour attendre. -- Silence ; j'entends mon fr¨re : il est inutile qu'il vous trouve ici. " Elle sonna ; Ketty parut. " Sortez par cette porte, dit-elle en poussant une petite porte d©rob©e, et revenez   onze heures ; nous ach¨verons cet entretien : Ketty vous introduira chez moi. " La pauvre enfant pensa tomber   la renverse en entendant ces paroles. " Eh bien ! que faites-vous, Mademoiselle,   demeurer l , immobile comme une statue ? Allons, reconduisez le chevalier ; et ce soir,   onze heures, vous avez entendu ! " " Il para®t que ses rendez-vous sont   onze heures, pensa d'Artagnan : c'est une habitude prise. " Milady lui tendit une main qu'il baisa tendrement. " Voyons, dit-il en se retirant et en r©pondant   peine aux reproches de Ketty, voyons, ne soyons pas un sot ; d©cid©ment cette femme est une grande sc©l©rate : prenons garde. " CHAPITRE XXXVII. LE SECRET DE MILADY D'Artagnan ©tait sorti de l'hätel au lieu de monter tout de suite chez Ketty, malgr© les instances que lui avait faites la jeune fille, et cela pour deux raisons : la premi¨re, parce que de cette fa§on il ©vitait les reproches, les r©criminations, les pri¨res ; la seconde, parce qu'il n'©tait pas f¢ch© de lire un peu dans sa pens©e, et, s'il ©tait possible, dans celle de cette femme. Tout ce qu'il y avait de plus clair l -dedans, c'est que d'Artagnan aimait Milady comme un fou et qu'elle ne l'aimait pas le moins du monde. Un instant d'Artagnan comprit que ce qu'il aurait de mieux   faire serait de rentrer chez lui et d'©crire   Milady une longue lettre dans laquelle il lui avouerait que lui et de Wardes ©taient jusqu'  pr©sent absolument le mªme, que par cons©quent il ne pouvait s'engager, sous peine de suicide,   tuer de Wardes. Mais lui aussi ©tait ©peronn© d'un f©roce d©sir de vengeance ; il voulait poss©der   son tour cette femme sous son propre nom ; et comme cette vengeance lui paraissait avoir une certaine douceur, il ne voulait point y renoncer. Il fit cinq ou six fois le tour de la place Royale, se retournant de dix pas en dix pas pour regarder la lumi¨re de l'appartement de Milady, qu'on apercevait   travers les jalousies ; il ©tait ©vident que cette fois la jeune femme ©tait moins press©e que la premi¨re de rentrer dans sa chambre. Enfin la lumi¨re disparut. Avec cette lueur s'©teignit la derni¨re irr©solution dans le coeur de d'Artagnan ; il se rappela les d©tails de la premi¨re nuit, et, le coeur bondissant, la tªte en feu, il rentra dans l'hätel et se pr©cipita dans la chambre de Ketty. La jeune fille, p¢le comme la mort, tremblant de tous ses membres, voulut arrªter son amant ; mais Milady, l'oreille au guet, avait entendu le bruit qu'avait fait d'Artagnan : elle ouvrit la porte. " Venez " , dit-elle. Tout cela ©tait d'une si incroyable imprudence, d'une si monstrueuse effronterie, qu'  peine si d'Artagnan pouvait croire   ce qu'il voyait et   ce qu'il entendait. Il croyait ªtre entra®n© dans quelqu'une de ces intrigues fantastiques comme on en accomplit en rªve. Il ne s'©lan§a pas moins vers Milady, c©dant   cette attraction que l'aimant exerce sur le fer. La porte se referma derri¨re eux. Ketty s'©lan§a   son tour contre la porte. La jalousie, la fureur, l'orgueil offens©, toutes les passions enfin qui se disputent le coeur d'une femme amoureuse la poussaient   une r©v©lation ; mais elle ©tait perdue si elle avouait avoir donn© les mains   une pareille machination ; et, par-dessus tout, d'Artagnan ©tait perdu pour elle. Cette derni¨re pens©e d'amour lui conseilla encore ce dernier sacrifice. D'Artagnan, de son cät©, ©tait arriv© au comble de tous ses voeux : ce n'©tait plus un rival qu'on aimait en lui, c'©tait lui-mªme qu'on avait l'air d'aimer. Une voix secr¨te lui disait bien au fond du coeur qu'il n'©tait qu'un instrument de vengeance que l'on caressait en attendant qu'il donn¢t la mort, mais l'orgueil, mais l'amour-propre, mais la folie faisaient taire cette voix, ©touffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dose de confiance que nous lui connaissons, se comparait   de Wardes et se demandait pourquoi, au bout du compte, on ne l'aimerait pas, lui aussi, pour lui-mªme. Il s'abandonna donc tout entier aux sensations du moment. Milady ne fut plus pour lui cette femme aux intentions fatales qui l'avait un instant ©pouvant©, ce fut une ma®tresse ardente et passionn©e s'abandonnant tout enti¨re   un amour qu'elle semblait ©prouver elle- mªme. Deux heures   peu pr¨s s'©coul¨rent ainsi. Cependant les transports des deux amants se calm¨rent ; Milady, qui n'avait point les mªmes motifs que d'Artagnan pour oublier, revint la premi¨re   la r©alit© et demanda au jeune homme si les mesures qui devaient amener le lendemain entre lui et de Wardes une rencontre ©taient bien arrªt©es d'avance dans son esprit. Mais d'Artagnan, dont les id©es avaient pris un tout autre cours, s'oublia comme un sot et r©pondit galamment qu'il ©tait bien tard pour s'occuper de duels   coups d'©p©e. Cette froideur pour les seuls int©rªts qui l'occupassent effraya Milady, dont les questions devinrent plus pressantes. Alors d'Artagnan, qui n'avait jamais s©rieusement pens©   ce duel impossible, voulut d©tourner la conversation, mais il n'©tait plus de force. Milady le contint dans les limites qu'elle avait trac©es d'avance avec son esprit irr©sistible et sa volont© de fer. D'Artagnan se crut fort spirituel en conseillant   Milady de renoncer, en pardonnant   de Wardes, aux projets furieux qu'elle avait form©s. Mais aux premiers mots qu'il dit, la jeune femme tressaillit et s'©loigna. " Auriez-vous peur, cher d'Artagnan ? dit-elle d'une voix aigu« et railleuse qui r©sonna ©trangement dans l'obscurit©. -- Vous ne le pensez pas, ch¨re ¢me ! r©pondit d'Artagnan ; mais enfin, si ce pauvre comte de Wardes ©tait moins coupable que vous ne le pensez ? -- En tout cas, dit gravement Milady, il m'a tromp©e, et du moment oé il m'a tromp©e il a m©rit© la mort. -- Il mourra donc, puisque vous le condamnez ! " dit d'Artagnan d'un ton si ferme, qu'il parut   Milady l'expression d'un d©vouement   toute ©preuve. Aussität elle se rapprocha de lui. Nous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour Milady ; mais d'Artagnan croyait ªtre pr¨s d'elle depuis deux heures   peine lorsque le jour parut aux fentes des jalousies et bientät envahit la chambre de sa lueur blafarde. Alors Milady, voyant que d'Artagnan allait la quitter, lui rappela la promesse qu'il lui avait faite de la venger de de Wardes. " Je suis tout prªt, dit d'Artagnan, mais auparavant je voudrais ªtre certain d'une chose. -- De laquelle ? demanda Milady. -- C'est que vous m'aimez. -- Je vous en ai donn© la preuve, ce me semble. -- Oui, aussi je suis   vous corps et ¢me. -- Merci, mon brave amant ! mais de mªme que je vous ai prouv© mon amour, vous me prouverez le vätre   votre tour, n'est-ce pas ? -- Certainement. Mais si vous m'aimez comme vous me le dites, reprit d'Artagnan, ne craignez-vous pas un peu pour moi ? -- Que puis-je craindre ? -- Mais enfin, que je sois bless© dangereusement, tu© mªme. -- Impossible, dit Milady, vous ªtes un homme si vaillant et une si fine ©p©e. -- Vous ne pr©f©reriez donc point, reprit d'Artagnan, un moyen qui vous vengerait de mªme tout en rendant inutile le combat. " Milady regarda son amant en silence : cette lueur blafarde des premiers rayons du jour donnait   ses yeux clairs une expression ©trangement funeste. " Vraiment, dit-elle, je crois que voil  que vous h©sitez maintenant. -- Non, je n'h©site pas ; mais c'est que ce pauvre comte de Wardes me fait vraiment peine depuis que vous ne l'aimez plus, et il me semble qu'un homme doit ªtre si cruellement puni par la perte seule de votre amour, qu'il n'a pas besoin d'autre ch¢timent : -- Qui vous dit que je l'aie aim© ? demanda Milady. -- Au moins puis-je croire maintenant sans trop de fatuit© que vous en aimez un autre, dit le jeune homme d'un ton caressant, et je vous le r©p¨te, je m'int©resse au comte. -- Vous ? demanda Milady. -- Oui moi. -- Et pourquoi vous ? -- Parce que seul je sais... -- Quoi ? -- Qu'il est loin d'ªtre ou plutät d'avoir ©t© aussi coupable envers vous qu'il le para®t. -- En v©rit© ! dit Milady d'un air inquiet ; expliquez-vous, car je ne sais vraiment ce que vous voulez dire. " Et elle regardait d'Artagnan, qui la tenait embrass©e, avec des yeux qui semblaient s'enflammer peu   peu. " Oui, je suis galant homme, moi ! dit d'Artagnan d©cid©   en finir ; et depuis que votre amour est   moi, que je suis bien sër de le poss©der, car je le poss¨de, n'est-ce pas ?... -- Tout entier, continuez. -- Eh bien, je me sens comme transport©, un aveu me p¨se. -- Un aveu ? -- Si j'eusse dout© de votre amour je ne l'eusse pas fait ; mais vous m'aimez, ma belle ma®tresse ? n'est-ce pas, vous m'aimez ? -- Sans doute. -- Alors si par exc¨s d'amour je me suis rendu coupable envers vous, vous me pardonnerez ? -- Peut-ªtre ! " D'Artagnan essaya, avec le plus doux sourire qu'il pët prendre, de rapprocher ses l¨vres des l¨vres de Milady, mais celle-ci l'©carta. " Cet aveu, dit-elle en p¢lissant, quel est cet aveu ? -- Vous aviez donn© rendez-vous   de Wardes, jeudi dernier, dans cette mªme chambre, n'est-ce pas ? -- Moi, non ! cela n'est pas, dit Milady d'un ton de voix si ferme et d'un visage si impassible, que si d'Artagnan n'eët pas eu une certitude si parfaite, il eët dout©. -- Ne mentez pas, mon bel ange, dit d'Artagnan en souriant, ce serait inutile. -- Comment cela ? parlez donc ! vous me faites mourir ! -- Oh ! rassurez-vous, vous n'ªtes point coupable envers moi, et je vous ai d©j  pardonn© ! -- Apr¨s, apr¨s ? -- De Wardes ne peut se glorifier de rien. -- Pourquoi ? Vous m'avez dit vous-mªme que cette bague... -- Cette bague, mon amour, c'est moi qui l'ai. Le comte de Wardes de jeudi et le d'Artagnan d'aujourd'hui sont la mªme personne. " L'imprudent s'attendait   une surprise mªl©e de pudeur,   un petit orage qui se r©soudrait en larmes ; mais il se trompait ©trangement, et son erreur ne fut pas longue. P¢le et terrible, Milady se redressa, et, repoussant d'Artagnan d'un violent coup dans la poitrine, elle s'©lan§a hors du lit. Il faisait alors presque grand jour. D'Artagnan la retint par son peignoir de fine toile des Indes pour implorer son pardon ; mais elle, d'un mouvement puissant et r©solu, elle essaya de fuir. Alors la batiste se d©chira en laissant   nu les ©paules, et sur l'une de ces belles ©paules rondes et blanches, d'Artagnan, avec un saisissement inexprimable, reconnut la fleur de lys, cette marque ind©l©bile qu'imprime la main infamante du bourreau. " Grand Dieu ! " s'©cria d'Artagnan en l¢chant le peignoir. Et il demeura muet, immobile et glac© sur le lit. Mais Milady se sentait d©nonc©e par l'effroi mªme de d'Artagnan. Sans doute il avait tout vu : le jeune homme maintenant savait son secret, secret terrible, que tout le monde ignorait, except© lui. Elle se retourna, non plus comme une femme furieuse, mais comme une panth¨re bless©e. " Ah ! mis©rable, dit-elle, tu m'as l¢chement trahie, et de plus tu as mon secret ! Tu mourras ! " Et elle courut   un coffret de marqueterie pos© sur la toilette, l'ouvrit d'une main fi©vreuse et tremblante, en tira un petit poignard   manche d'or,   la lame aigu« et mince, et revint d'un bond sur d'Artagnan   demi nu. Quoique le jeune homme fët brave, on le sait, il fut ©pouvant© de cette figure boulevers©e, de ces pupilles dilat©es horriblement, de ces joues p¢les et de ces l¨vres sanglantes ; il recula jusqu'  la ruelle, comme il eët fait   l'approche d'un serpent qui eët ramp© vers lui, et son ©p©e se rencontrant sous sa main souill©e de sueur, il la tira du fourreau. Mais sans s'inqui©ter de l'©p©e, Milady essaya de remonter sur le lit pour le frapper, et elle ne s'arrªta que lorsqu'elle sentit la pointe aigu« sur sa gorge. Alors elle essaya de saisir cette ©p©e avec les mains mais d'Artagnan l'©carta toujours de ses ©treintes, et, la lui pr©sentant tantät aux yeux, tantät   la poitrine, il se laissa glisser   bas du lit, cherchant pour faire retraite la porte qui conduisait chez Ketty. Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec d'horribles transports, rugissant d'une fa§on formidable. Cependant cela ressemblait   un duel, aussi d'Artagnan se remettait petit   petit. " Bien, belle dame, bien ! disait-il, mais, de par Dieu, calmez-vous, ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur l'autre ©paule. -- Inf¢me ! inf¢me ! " hurlait Milady. Mais d'Artagnan, cherchant toujours la porte, se tenait sur la d©fensive. Au bruit qu'ils faisaient, elle renversant les meubles pour aller   lui, lui s'abritant derri¨re les meubles pour se garantir d'elle, Ketty ouvrit la porte. D'Artagnan, qui avait sans cesse manoeuvr© pour se rapprocher de cette porte, n'en ©tait plus qu'  trois pas. D'un seul ©lan il s'©lan§a de la chambre de Milady dans celle de la suivante, et, rapide comme l'©clair, il referma la porte, contre laquelle il s'appuya de tout son poids tandis que Ketty poussait les verrous. Alors Milady essaya de renverser l'arc-boutant qui l'enfermait dans sa chambre, avec des forces bien au-dessus de celles d'une femme ; puis, lorsqu'elle sentit que c'©tait chose impossible, elle cribla la porte de coups de poignard, dont quelques-uns travers¨rent l'©paisseur du bois. Chaque coup ©tait accompagn© d'une impr©cation terrible. " Vite, vite, Ketty, dit d'Artagnan   demi-voix lorsque les verrous furent mis, fais-moi sortir de l'hätel, ou si nous lui laissons le temps de se retourner, elle me fera tuer par les laquais. -- Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty, vous ªtes tout nu. -- C'est vrai, dit d'Artagnan, qui s'aper§ut alors seulement du costume dans lequel il se trouvait, c'est vrai ; habille-toi comme tu pourras, mais h¢tons-nous ; comprends-tu, il y va de la vie et de la mort ! " Ketty ne comprenait que trop ; en un tour de main elle l'affubla d'une robe   fleurs, d'une large coiffe et d'un mantelet ; elle lui donna des pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds nus, puis elle l'entra®na par les degr©s. Il ©tait temps, Milady avait d©j  sonn© et r©veill© tout l'hätel. Le portier tira le cordon   la voix de Ketty au moment mªme oé Milady,   demi nue de son cät©, criait par la fenªtre : " N'ouvrez pas ! " CHAPITRE XXXVIII. COMMENT, SANS SE DERANGER, ATHOS TROUVA SON EQUIPEMENT Le jeune homme s'enfuit tandis qu'elle le mena§ait encore d'un geste impuissant. Au moment oé elle le perdit de vue, Milady tomba ©vanouie dans sa chambre. D'Artagnan ©tait tellement boulevers©, que, sans s'inqui©ter de ce que deviendrait Ketty, il traversa la moiti© de Paris tout en courant, et ne s'arrªta que devant la porte d'Athos. L'©garement de son esprit, la terreur qui l'©peronnait, les cris de quelques patrouilles qui se mirent   sa poursuite, et les hu©es de quelques passants qui, malgr© l'heure peu avanc©e, se rendaient   leurs affaires, ne firent que pr©cipiter sa course. Il traversa la cour, monta les deux ©tages d'Athos et frappa   la porte   tout rompre. Grimaud vint ouvrir les yeux bouffis de sommeil. D'Artagnan s'©lan§a avec tant de force dans l'antichambre, qu'il faillit le culbuter en entrant. Malgr© le mutisme habituel du pauvre gar§on, cette fois la parole lui revint. " H©, l , l  ! s'©cria-t-il, que voulez-vous, coureuse ? que demandez- vous, drälesse ? " D'Artagnan releva ses coiffes et d©gagea ses mains de dessous son mantelet ;   la vue de ses moustaches et de son ©p©e nue, le pauvre diable s'aper§ut qu'il avait affaire   un homme. Il crut alors que c'©tait quelque assassin. " Au secours !   l'aide ! au secours ! s'©cria-t-il. -- Tais-toi, malheureux ! dit le jeune homme, je suis d'Artagnan, ne me reconnais-tu pas ? Oé est ton ma®tre ? -- Vous, Monsieur d'Artagnan ! s'©cria Grimaud ©pouvant©. Impossible. -- Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de chambre, je crois que vous vous permettez de parler. -- Ah ! Monsieur ! c'est que... -- Silence. " Grimaud se contenta de montrer du doigt d'Artagnan   son ma®tre. Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu'il ©tait, il partit d'un ©clat de rire que motivait bien la mascarade ©trange qu'il avait sous les yeux : coiffes de travers, jupes tombantes sur les souliers ; manches retrouss©es et moustaches raides d'©motion. " Ne riez pas, mon ami, s'©cria d'Artagnan ; de par le Ciel ne riez pas, car, sur mon ¢me, je vous le dis, il n'y a point de quoi rire. " Et il pronon§a ces mots d'un air si solennel et avec une ©pouvante si vraie qu'Athos lui prit aussität les mains en s'©criant : " Seriez-vous bless©, mon ami ? vous ªtes bien p¢le ! -- Non, mais il vient de m'arriver un terrible ©v©nement. Etes-vous seul, Athos ? -- Pardieu ! qui voulez-vous donc qui soit chez moi   cette heure ? -- Bien, bien. " Et d'Artagnan se pr©cipita dans la chambre d'Athos. " H©, parlez ! dit celui-ci en refermant la porte et en poussant les verrous pour n'ªtre pas d©rang©s. Le roi est-il mort ? Avez-vous tu© M. le cardinal ? Vous ªtes tout renvers© ; voyons, voyons, dites, car je meurs v©ritablement d'inqui©tude. -- Athos, dit d'Artagnan se d©barrassant de ses vªtements de femme et apparaissant en chemise, pr©parez-vous   entendre une histoire incroyable, inou¯e. -- Prenez d'abord cette robe de chambre " , dit le mousquetaire   son ami. D'Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche pour une autre tant il ©tait encore ©mu. " Eh bien ? dit Athos. -- Eh bien, r©pondit d'Artagnan en se courbant vers l'oreille d'Athos et en baissant la voix, Milady est marqu©e d'une fleur de lys   l'©paule. -- Ah ! cria le mousquetaire comme s'il eët re§u une balle dans le coeur. -- Voyons, dit d'Artagnan, ªtes-vous sër que l'autre soit bien morte ? -- L'autre ? dit Athos d'une voix si sourde, qu'  peine si d'Artagnan l'entendit. -- Oui, celle dont vous m'avez parl© un jour   Amiens. " Athos poussa un g©missement et laissa tomber sa tªte dans ses mains. " Celle-ci, continua d'Artagnan, est une femme de vingt-six   vingt- huit ans. -- Blonde, dit Athos, n'est-ce pas ? -- Oui. -- Des yeux bleu clair, d'une clart© ©trange, avec des cils et sourcils noirs ? -- Oui. -- Grande, bien faite ? Il lui manque une dent pr¨s de l'oeill¨re gauche. -- Oui. -- La fleur de lys est petite, rousse de couleur et comme effac©e par les couches de p¢te qu'on y applique. -- Oui. -- Cependant vous dites qu'elle est Anglaise ! -- On l'appelle Milady, mais elle peut ªtre Fran§aise. Malgr© cela, Lord de Winter n'est que son beau-fr¨re. -- Je veux la voir, d'Artagnan. -- Prenez garde, Athos, prenez garde ; vous avez voulu la tuer, elle est femme   vous rendre la pareille et   ne pas vous manquer. -- Elle n'osera rien dire, car ce serait se d©noncer elle-mªme. -- Elle est capable de tout ! L'avez-vous jamais vue furieuse ? -- Non, dit Athos. -- Une tigresse, une panth¨re ! Ah ! mon cher Athos ! j'ai bien peur d'avoir attir© sur nous deux une vengeance terrible ! " D'Artagnan raconta tout alors : la col¨re insens©e de Milady et ses menaces de mort. " Vous avez raison, et, sur mon ¢me, je donnerais ma vie pour un cheveu, dit Athos. Heureusement, c'est apr¨s-demain que nous quittons Paris ; nous allons, selon toute probabilit©,   La Rochelle, et une fois partis... -- Elle vous suivra jusqu'au bout du monde, Athos, si elle vous reconna®t ; laissez donc sa haine s'exercer sur moi seul. -- Ah ! mon cher ! que m'importe qu'elle me tue ! dit Athos ; est-ce que par hasard vous croyez que je tiens   la vie ? -- Il y a quelque horrible myst¨re sous tout cela. , Athos ! cette femme est l'espion du cardinal, j'en suis sër ! -- En ce cas, prenez garde   vous. Si le cardinal ne vous a pas dans une haute admiration pour l'affaire de Londres, il vous a en grande haine ; mais comme, au bout du compte, il ne peut rien vous reprocher ostensiblement, et qu'il faut que haine se satisfasse, surtout quand c'est une haine de cardinal, prenez garde   vous ! Si vous sortez, ne sortez pas seul ; si vous mangez, prenez vos pr©cautions : m©fiez-vous de tout enfin, mªme de votre ombre. -- Heureusement, dit d'Artagnan, qu'il s'agit seulement d'aller jusqu'  apr¨s-demain soir sans encombre, car une fois   l'arm©e nous n'aurons plus, je l'esp¨re, que des hommes   craindre. -- En attendant, dit Athos, je renonce   mes projets de r©clusion, et je vais partout avec vous : il faut que vous retourniez rue des Fossoyeurs, je vous accompagne. -- Mais si pr¨s que ce soit d'ici, reprit d'Artagnan, je ne puis y retourner comme cela. -- C'est juste " , dit Athos. Et il tira la sonnette. Grimaud entra. Athos lui fit signe d'aller chez d'Artagnan, et d'en rapporter des habits. Grimaud r©pondit par un autre signe qu'il comprenait parfaitement et partit. " Ah §  ! mais voil  qui ne nous avance pas pour l'©quipement, cher ami, dit Athos ; car, si je ne m'abuse, vous avez laiss© toute votre d©froque chez Milady, qui n'aura sans doute pas l'attention de vous la retourner. Heureusement que vous avez le saphir. -- Le saphir est   vous, mon cher Athos ! Ne m'avez-vous pas dit que c'©tait une bague de famille ? -- Oui, mon p¨re l'acheta deux mille ©cus,   ce qu'il me dit autrefois ; il faisait partie des cadeaux de noce qu'il fit   ma m¨re ; et il est magnifique. Ma m¨re me le donna, et moi, fou que j'©tais, plutät que de garder cette bague comme une relique sainte, je la donnai   mon tour   cette mis©rable. -- Alors, mon cher, reprenez cette bague,   laquelle je comprends que vous devez tenir. -- Moi, reprendre cette bague, apr¨s qu'elle a pass© par les mains de l'inf¢me ! jamais : cette bague est souill©e, d'Artagnan. -- Vendez-la donc. -- Vendre un diamant qui vient de ma m¨re ! je vous avoue que je regarderais cela comme une profanation. -- Alors engagez-la, on vous prªtera bien dessus un millier d'©cus. Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires, puis, au premier argent qui vous rentrera, vous la d©gagerez, et vous la reprendrez lav©e de ses anciennes taches, car elle aura pass© par les mains des usuriers. " Athos sourit. " Vous ªtes un charmant compagnon, dit-il, mon cher d'Artagnan ; vous relevez par votre ©ternelle gaiet© les pauvres esprits dans l'affliction. Eh bien, oui, engageons cette bague, mais   une condition ! -- Laquelle ? -- C'est qu'il y aura cinq cents ©cus pour vous et cinq cents ©cus pour moi. -- Y songez-vous, Athos ? Je n'ai pas besoin du quart de cette somme, moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma selle je me la procurerai. Que me faut-il ? Un cheval pour Planchet, voil  tout. Puis vous oubliez que j'ai une bague aussi. -- A laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je ne tiens, moi,   la mienne ; du moins j'ai cru m'en apercevoir. -- Oui, car dans une circonstance extrªme elle peut nous tirer non seulement de quelque grand embarras, mais encore de quelque grand danger ; c'est non seulement un diamant pr©cieux, mais c'est encore un talisman enchant©. -- Je ne vous comprends pas, mais je crois   ce que vous me dites. Revenons donc   ma bague, ou plutät   la vätre ; vous toucherez la moiti© de la somme qu'on nous donnera sur elle ou je la jette dans la Seine, et je doute que, comme   Polycrate, quelque poisson soit assez complaisant pour nous la rapporter. -- Eh bien, donc, j'accepte ! " dit d'Artagnan. En ce moment Grimaud rentra accompagn© de Planchet ; celui-ci, inquiet de son ma®tre et curieux de savoir ce qui lui ©tait arriv©, avait profit© de la circonstance et apportait les habits lui-mªme. D'Artagnan s'habilla, Athos en fit autant : puis quand tous deux furent prªts   sortir, ce dernier fit   Grimaud le signe d'un homme qui met en joue ; celui-ci d©crocha aussität son mousqueton et s'apprªta   accompagner son ma®tre. Athos et d'Artagnan suivis de leurs valets arriv¨rent sans incident   la rue des Fossoyeurs. Bonacieux ©tait sur la porte, il regarda d'Artagnan d'un air goguenard. " Eh, mon cher locataire ! dit-il, h¢tez-vous donc, vous avez une belle jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes, vous le savez, n'aiment pas qu'on les fasse attendre ! -- C'est Ketty ! " s'©cria d'Artagnan. Et il s'©lan§a dans l'all©e. Effectivement, sur le carr© conduisant   sa chambre, et tapie contre sa porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante. D¨s qu'elle l'aper§ut : " Vous m'avez promis votre protection, vous m'avez promis de me sauver de sa col¨re, dit-elle ; souvenez-vous que c'est vous qui m'avez perdue ! -- Oui, sans doute, dit d'Artagnan, sois tranquille, Ketty. Mais qu'est-il arriv© apr¨s mon d©part ? -- Le sais-je ? dit Ketty. Aux cris qu'elle a pouss©s les laquais sont accourus, elle ©tait folle de col¨re ; tout ce qu'il existe d'impr©cations elle les a vomies contre vous. Alors j'ai pens© qu'elle se rappellerait que c'©tait par ma chambre que vous aviez p©n©tr© dans la sienne, et qu'alors elle songerait que j'©tais votre complice ; j'ai pris le peu d'argent que j'avais, mes hardes les plus pr©cieuses, et je me suis sauv©e. -- Pauvre enfant ! Mais que vais-je faire de toi ? Je pars apr¨s-demain. -- -- Tout ce que vous voudrez, Monsieur le chevalier, faites-moi quitter Paris, faites-moi quitter la France. -- Je ne puis cependant pas t'emmener avec moi au si¨ge de La Rochelle, dit d'Artagnan. -- Non ; mais vous pouvez me placer en province, chez quelque dame de votre connaissance : dans votre pays, par exemple. -- Ah ! ma ch¨re amie ! dans mon pays les dames n'ont point de femmes de chambre. Mais, attends, j'ai ton affaire. Planchet, va me chercher Aramis : qu'il vienne tout de suite. Nous avons quelque chose de tr¨s important   lui dire. -- Je comprends, dit Athos ; mais pourquoi pas Porthos ? Il me semble que sa marquise... -- La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs de son mari, dit d'Artagnan en riant. D'ailleurs Ketty ne voudrait pas demeurer rue aux Ours, n'est-ce pas, Ketty ? -- Je demeurerai oé l'on voudra, dit Ketty, pourvu que je sois bien cach©e et que l'on ne sache pas oé je suis. -- Maintenant, Ketty, que nous allons nous s©parer, et par cons©quent que tu n'es plus jalouse de moi... -- Monsieur le chevalier, de loin ou de pr¨s, dit Ketty, je vous aimerai toujours. " " Oé diable la constance va-t-elle se nicher ? " murmura Athos. " Moi aussi, dit d'Artagnan, moi aussi, je t'aimerai toujours, sois tranquille. Mais voyons, r©ponds-moi. Maintenant j'attache une grande importance   la question que je te fais : n'aurais-tu jamais entendu parler d'une jeune dame qu'on aurait enlev©e pendant une nuit. -- Attendez donc... Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, est-ce que vous aimez encore cette femme ? -- Non, c'est un de mes amis qui l'aime. Tiens, c'est Athos que voil . -- Moi ! s'©cria Athos avec un accent pareil   celui d'un homme qui s'aper§oit qu'il va marcher sur une couleuvre. -- Sans doute, vous ! fit d'Artagnan en serrant la main d'Athos. Vous savez bien l'int©rªt que nous prenons tous   cette pauvre petite Mme Bonacieux. D'ailleurs Ketty ne dira rien : n'est-ce pas, Ketty ? Tu comprends, mon enfant, continua d'Artagnan, c'est la femme de cet affreux magot que tu as vu sur le pas de la porte en entrant ici. -- Oh ! mon Dieu ! s'©cria Ketty, vous me rappelez ma peur ; pourvu qu'il ne m'ait pas reconnue ! -- Comment, reconnue ! tu as donc d©j  vu cet homme ? -- Il est venu deux fois chez Milady. -- C'est cela. Vers quelle ©poque ? -- Mais il y a quinze ou dix-huit jours   peu pr¨s. -- Justement. -- Et hier soir il est revenu. -- Hier soir. -- Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-mªme. -- Mon cher Athos, nous sommes envelopp©s dans un r©seau d'espions ! Et tu crois qu'il t'a reconnue, Ketty ? -- J'ai baiss© ma coiffe en l'apercevant, mais peut-ªtre ©tait-il trop tard. -- Descendez, Athos, vous dont il se m©fie moins que de moi, et voyez s'il est toujours sur sa porte. " Athos descendit et remonta bientät. " Il est parti, dit-il, et la maison est ferm©e. -- Il est all© faire son rapport, et dire que tous les pigeons sont en ce moment au colombier. -- Eh bien, mais, envolons-nous