, dit Athos, et ne laissons ici que Planchet pour nous rapporter les nouvelles. -- Un instant ! Et Aramis que nous avons envoy© chercher ! -- C'est juste, dit Athos, attendons Aramis. " En ce moment Aramis entra. On lui exposa l'affaire, et on lui dit comment il ©tait urgent que parmi toutes ses hautes connaissances il trouv¢t une place   Ketty. Aramis r©fl©chit un instant, et dit en rougissant : " Cela vous rendra-t-il bien r©ellement service, d'Artagnan ? -- Je vous en serai reconnaissant toute ma vie. -- Eh bien, Mme de Bois-Tracy m'a demand©, pour une de ses amies qui habite la province, je crois, une femme de chambre sëre ; et si vous pouvez, mon cher d'Artagnan, me r©pondre de Mademoiselle... -- Oh ! Monsieur, s'©cria Ketty, je serai toute d©vou©e, soyez-en certain,   la personne qui me donnera les moyens de quitter Paris. -- Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux. " Il se mit   une table et ©crivit un petit mot qu'il cacheta avec une bague, et donna le billet   Ketty. " Maintenant, mon enfant, dit d'Artagnan, tu sais qu'il ne fait pas meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi s©parons-nous. Nous nous retrouverons dans des jours meilleurs. -- Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dans quelque lieu que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore comme je vous aime aujourd'hui. " " Serment de joueur " , dit Athos pendant que d'Artagnan allait reconduire Ketty sur l'escalier. Un instant apr¨s, les trois jeunes gens se s©par¨rent en prenant rendez- vous   quatre heures chez Athos et en laissant Planchet pour garder la maison. Aramis rentra chez lui, et Athos et d'Artagnan s'inqui©t¨rent du placement du saphir. Comme l'avait pr©vu notre Gascon, on trouva facilement trois cents pistoles sur la bague. De plus, le juif annon§a que si on voulait la lui vendre, comme elle lui ferait un pendant magnifique pour des boucles d'oreilles, il en donnerait jusqu'  cinq cents pistoles. Athos et d'Artagnan, avec l'activit© de deux soldats et la science de deux connaisseurs, mirent trois heures   peine   acheter tout l'©quipement du mousquetaire. D'ailleurs Athos ©tait de bonne composition et grand seigneur jusqu'au bout des ongles. Chaque fois qu'une chose lui convenait, il payait le prix demand© sans essayer mªme d'en rabattre. D'Artagnan voulait bien l -dessus faire ses observations, mais Athos lui posait la main sur l'©paule en souriant, et d'Artagnan comprenait que c'©tait bon pour lui, petit gentilhomme gascon, de marchander, mais non pour un homme qui avait les airs d'un prince. Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir comme du jais, aux narines de feu, aux jambes fines et ©l©gantes, qui prenait six ans. Il l'examina et le trouva sans d©faut. On le lui fit mille livres. Peut- ªtre l'eët-il eu pour moins ; mais tandis que d'Artagnan discutait sur le prix avec le maquignon, Athos comptait les cent pistoles sur la table. Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coëta trois cents livres. Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud achet©es, il ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles d'Athos. D'Artagnan offrit   son ami de mordre une bouch©e dans la part qui lui revenait, quitte   lui rendre plus tard ce qu'il lui aurait emprunt©. Mais Athos, pour toute r©ponse, se contenta de hausser les ©paules. " Combien le juif donnait-il du saphir pour l'avoir en toute propri©t© ? demanda Athos. -- Cinq cents pistoles. -- C'est- -dire, deux cents pistoles de plus ; cent pistoles pour vous, cent pistoles pour moi. Mais c'est une v©ritable fortune, cela, mon ami, retournez chez le juif. -- Comment, vous voulez... -- Cette bague, d©cid©ment, me rappellerait de trop tristes souvenirs ; puis nous n'aurons jamais trois cents pistoles   lui rendre, de sorte que nous perdrions deux mille livres   ce march©. Allez lui dire que la bague est   lui, d'Artagnan, et revenez avec les deux cents pistoles. -- R©fl©chissez, Athos. -- L'argent comptant est cher par le temps qui court, et il faut savoir faire des sacrifices. Allez, d'Artagnan, allez ; Grimaud vous accompagnera avec son mousqueton. " Une demi-heure apr¨s, d'Artagnan revint avec les deux mille livres et sans qu'il lui fët arriv© aucun accident. Ce fut ainsi qu'Athos trouva dans son m©nage des ressources auxquelles il ne s'attendait pas. CHAPITRE XXXIX. UNE VISION A quatre heures, les quatre amis ©taient donc r©unis chez Athos. Leurs pr©occupations sur l'©quipement avaient tout   fait disparu, et chaque visage ne conservait plus l'expression que de ses propres et secr¨tes inqui©tudes ; car derri¨re tout bonheur pr©sent est cach©e une crainte   venir. Tout   coup Planchet entra apportant deux lettres   l'adresse de d'Artagnan. L'une ©tait un petit billet gentiment pli© en long avec un joli cachet de cire verte sur lequel ©tait empreinte une colombe rapportant un rameau vert. L'autre ©tait une grande ©p®tre carr©e et resplendissante des armes terribles de Son Eminence le cardinal-duc. A la vue de la petite lettre, le coeur de d'Artagnan bondit, car il avait cru reconna®tre l'©criture ; et quoiqu'il n'eët vu cette ©criture qu'une fois, la m©moire en ©tait rest©e au plus profond de son coeur. Il prit donc la petite ©p®tre et la d©cacheta vivement. " Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six heures   sept heures du soir, sur la route de Chaillot, et regardez avec soin dans les carrosses qui passeront, mais si vous tenez   votre vie et   celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez reconnu celle qui s'expose   tout pour vous apercevoir un instant. " Pas de signature. " C'est un pi¨ge, dit Athos, n'y allez pas, d'Artagnan. -- Cependant, dit d'Artagnan, il me semble bien reconna®tre l'©criture. -- Elle est peut-ªtre contrefaite, reprit Athos ;   six ou sept heures, dans ce temps-ci, la route de Chaillot est tout   fait d©serte : autant que vous alliez vous promener dans la forªt de Bondy. -- Mais si nous y allions tous ! dit d'Artagnan ; que diable ! on ne nous d©vorera point tous les quatre ; plus, quatre laquais ; plus, les chevaux ; plus les armes. -- Puis ce sera une occasion de montrer nos ©quipages, dit Porthos. -- Mais si c'est une femme qui ©crit, dit Aramis, et que cette femme d©sire ne pas ªtre vue, songez que vous la compromettez, d'Artagnan : ce qui est mal de la part d'un gentilhomme. -- Nous resterons en arri¨re, dit Porthos, et lui seul s'avancera. -- Oui, mais un coup de pistolet est bientät tir© d'un carrosse qui marche au galop. -- Bah ! dit d'Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons alors le carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouvent dedans. Ce sera toujours autant d'ennemis de moins. -- Il a raison, dit Porthos ; bataille ; il faut bien essayer nos armes d'ailleurs. -- Bah ! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux et nonchalant. -- Comme vous voudrez, dit Athos. -- Messieurs, dit d'Artagnan, il est quatre heures et demie, et nous avons le temps   peine d'ªtre   six heures sur la route de Chaillot. -- Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous verrait pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprªter, Messieurs. -- Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l'oubliez ; il me semble que le cachet indique cependant qu'elle m©rite bien d'ªtre ouverte : quant   moi, je vous d©clare, mon cher d'Artagnan, que je m'en soucie bien plus que du petit brimborion que vous venez tout doucement de glisser sur votre coeur. " D'Artagnan rougit. " Eh bien, dit le jeune homme, voyons, Messieurs, ce que me veut Son Eminence. " Et d'Artagnan d©cacheta la lettre et lut : " M. d'Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est attendu au Palais-Cardinal ce soir   huit heures. " LA HOUDINIERE, " Capitaine des gardes. " " Diable ! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement inqui©tant que l'autre. -- J'irai au second en sortant du premier, dit d'Artagnan : l'un est pour sept heures, l'autre pour huit ; il y aura temps pour tout. -- Hum ! je n'irais pas, dit Aramis : un galant chevalier ne peut manquer   un rendez-vous donn© par une dame ; mais un gentilhomme prudent peut s'excuser de ne pas se rendre chez Son Eminence, surtout lorsqu'il a quelque raison de croire que ce n'est pas pour y recevoir des compliments. -- Je suis de l'avis d'Aramis, dit Porthos. -- Messieurs, r©pondit d'Artagnan, j'ai d©j  re§u par M. de Cavois pareille invitation de Son Eminence, je l'ai n©glig©e, et le lendemain il m'est arriv© un grand malheur ! Constance a disparu ; quelque chose qui puisse advenir, j'irai. -- Si c'est un parti pris, dit Athos, faites. -- Mais la Bastille ? dit Aramis. -- Bah ! vous m'en tirerez, reprit d'Artagnan. -- Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb admirable et comme si c'©tait la chose la plus simple, sans doute nous vous en tirerons ; mais, en attendant, comme nous devons partir apr¨s-demain, vous feriez mieux de ne pas risquer cette Bastille. -- Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soir©e, attendons- le chacun   une porte du palais avec trois mousquetaires derri¨re nous ; si nous voyons sortir quelque voiture   porti¨re ferm©e et   demi suspecte, nous tomberons dessus. Il y a longtemps que nous n'avons eu maille   partir avec les gardes de M. le cardinal, et M. de Tr©ville doit nous croire morts. -- D©cid©ment, Athos, dit Aramis, vous ©tiez fait pour ªtre g©n©ral d'arm©e ; que dites-vous du plan, Messieurs ? -- Admirable ! r©p©t¨rent en choeur les jeunes gens. -- Eh bien, dit Porthos, je cours   l'hätel, je pr©viens nos camarades de se tenir prªts pour huit heures, le rendez-vous sera sur la place du Palais-Cardinal ; vous, pendant ce temps, faites seller les chevaux par les laquais. -- Mais moi, je n'ai pas de cheval, dit d'Artagnan ; mais je vais en faire prendre un chez M. de Tr©ville. -- C'est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens. -- Combien en avez-vous donc ? demanda d'Artagnan. -- Trois, r©pondit en souriant Aramis. -- Mon cher ! dit Athos, vous ªtes certainement le po¨te le mieux mont© de France et de Navarre. -- Ecoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux, n'est-ce pas ? je ne comprends pas mªme que vous ayez achet© trois chevaux. -- Aussi, je n'en ai achet© que deux, dit Aramis. -- Le troisi¨me vous est donc tomb© du ciel ? -- Non, le troisi¨me m'a ©t© amen© ce matin mªme par un domestique sans livr©e qui n'a pas voulu me dire   qui il appartenait et qui m'a affirm© avoir re§u l'ordre de son ma®tre... -- Ou de sa ma®tresse, interrompit d'Artagnan. -- La chose n'y fait rien, dit Aramis en rougissant... et qui m'a affirm©, dis-je, avoir re§u l'ordre de sa ma®tresse de mettre ce cheval dans mon ©curie sans me dire de quelle part il venait. -- Il n'y a qu'aux po¨tes que ces choses-l  arrivent, reprit gravement Athos. -- Eh bien, en ce cas, faisons mieux, dit d'Artagnan ; lequel des deux chevaux monterez-vous : celui que vous avez achet©, ou celui qu'on vous a donn© ? -- Celui que l'on m'a donn© sans contredit ; vous comprenez, d'Artagnan, que je ne puis faire cette injure... -- Au donateur inconnu, reprit d'Artagnan. -- Ou   la donatrice myst©rieuse, dit Athos. -- Celui que vous avez achet© vous devient donc inutile ? -- A peu pr¨s. -- Et vous l'avez choisi vous-mªme ? -- Et avec le plus grand soin ; la sëret© du cavalier, vous le savez, d©pend presque toujours de son cheval ! -- Eh bien, c©dez-le-moi pour le prix qu'il vous a coët© ! -- J'allais vous l'offrir, mon cher d'Artagnan, en vous donnant tout le temps qui vous sera n©cessaire pour me rendre cette bagatelle. -- Et combien vous coëte-t-il ? -- Huit cents livres. -- Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d'Artagnan en tirant la somme de sa poche ; je sais que c'est la monnaie avec laquelle on vous paie vos po¨mes. -- Vous ªtes donc en fonds ? dit Aramis. -- Riche, richissime, mon cher ! " Et d'Artagnan fit sonner dans sa poche le reste de ses pistoles. " Envoyez votre selle   l'Hätel des Mousquetaires, et l'on vous am¨nera votre cheval ici avec les nätres. -- Tr¨s bien ; mais il est bientät cinq heures, h¢tons-nous. " Un quart d'heure apr¨s, Porthos apparut   un bout de la rue F©rou sur un genet magnifique ; Mousqueton le suivait sur un cheval d'Auvergne, petit, mais solide. Porthos resplendissait de joie et d'orgueil. En mªme temps Aramis apparut   l'autre bout de la rue mont© sur un superbe coursier anglais ; Bazin le suivait sur un cheval rouan, tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois : c'©tait la monture de d'Artagnan. Les deux mousquetaires se rencontr¨rent   la porte : Athos et d'Artagnan les regardaient par la fenªtre. " Diable ! dit Aramis, vous avez l  un superbe cheval, mon cher Porthos. -- Oui, r©pondit Porthos ; c'est celui qu'on devait m'envoyer tout d'abord : une mauvaise plaisanterie du mari lui a substitu© l'autre ; mais le mari a ©t© puni depuis et j'ai obtenu toute satisfaction. " Planchet et Grimaud parurent alors   leur tour, tenant en main les montures de leurs ma®tres ; d'Artagnan et Athos descendirent, se mirent en selle pr¨s de leurs compagnons, et tous quatre se mirent en marche : Athos sur le cheval qu'il devait   sa femme, Aramis sur le cheval qu'il devait   sa ma®tresse, Porthos sur le cheval qu'il devait   sa procureuse, et d'Artagnan sur le cheval qu'il devait   sa bonne fortune, la meilleure ma®tresse qui soit. Les valets suivirent. Comme l'avait pens© Porthos, la cavalcade fit bon effet ; et si Mme Coquenard s'©tait trouv©e sur le chemin de Porthos et eët pu voir quel grand air il avait sur son beau genet d'Espagne, elle n'aurait pas regrett© la saign©e qu'elle avait faite au coffre-fort de son mari. Pr¨s du Louvre les quatre amis rencontr¨rent M. de Tr©ville qui revenait de Saint-Germain ; il les arrªta pour leur faire compliment sur leur ©quipage, ce qui en un instant amena autour d'eux quelques centaines de badauds. D'Artagnan profita de la circonstance pour parler   M. de Tr©ville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes ducales ; il est bien entendu que de l'autre il n'en souffla point mot. M. de Tr©ville approuva la r©solution qu'il avait prise, et l'assura que, si le lendemain il n'avait pas reparu, il saurait bien le retrouver, lui, partout oé il serait. En ce moment, l'horloge de la Samaritaine sonna six heures ; les quatre amis s'excus¨rent sur un rendez-vous, et prirent cong© de M. de Tr©ville. Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot ; le jour commen§ait   baisser, les voitures passaient et repassaient ; d'Artagnan, gard©   quelques pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu'au fond des carrosses, et n'y apercevait aucune figure de connaissance. Enfin, apr¨s, un quart d'heure d'attente et comme le cr©puscule tombait tout   fait, une voiture apparut, arrivant au grand galop par la route de S¨vres ; un pressentiment dit d'avance   d'Artagnan que cette voiture renfermait la personne qui lui avait donn© rendez-vous : le jeune homme fut tout ©tonn© lui-mªme de sentir son coeur battre si violemment. Presque aussität une tªte de femme sortit par la porti¨re, deux doigts sur la bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser ; d'Artagnan poussa un l©ger cri de joie, cette femme, ou plutät cette apparition, car la voiture ©tait pass©e avec la rapidit© d'une vision, ©tait Mme Bonacieux. Par un mouvement involontaire, et malgr© la recommandation faite, d'Artagnan lan§a son cheval au galop et en quelques bonds rejoignit la voiture ; mais la glace de la porti¨re ©tait herm©tiquement ferm©e : la vision avait disparu. D'Artagnan se rappela alors cette recommandation : " Si vous tenez   votre vie et   celle des personnes qui vous aiment, demeurez immobile et comme si vous n'aviez rien vu. " Il s'arrªta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre femme qui ©videmment s'©tait expos©e   un grand p©ril en lui donnant ce rendez- vous. La voiture continua sa route toujours marchant   fond de train, s'enfon§a dans Paris et disparut. D'Artagnan ©tait rest© interdit   la mªme place et ne sachant que penser. Si c'©tait Mme Bonacieux et si elle revenait   Paris, pourquoi ce rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple ©change d'un coup d'oeil, pourquoi ce baiser perdu ? Si d'un autre cät© ce n'©tait pas elle, ce qui ©tait encore bien possible, car le peu de jour qui restait rendait une erreur facile, si ce n'©tait pas elle, ne serait-ce pas le commencement d'un coup de main mont© contre lui avec l'app¢t de cette femme pour laquelle on connaissait son amour ? Les trois compagnons se rapproch¨rent de lui. Tous trois avaient parfaitement vu une tªte de femme appara®tre   la porti¨re, mais aucun d'eux, except© Athos, ne connaissait Mme Bonacieux. L'avis d'Athos, au reste, fut que c'©tait bien elle ; mais moins pr©occup© que d'Artagnan de ce joli visage, il avait cru voir une seconde tªte, une tªte d'homme au fond de la voiture. " S'il en est ainsi, dit d'Artagnan, ils la transportent sans doute d'une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette pauvre cr©ature, et comment la rejoindrai-je jamais ? -- Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls qu'on ne soit pas expos©   rencontrer sur la terre. Vous en savez quelque chose ainsi que moi, n'est-ce pas ? Or, si votre ma®tresse n'est pas morte, si c'est elle que nous venons de voir, vous la retrouverez un jour ou l'autre. Et peut-ªtre, mon Dieu, ajouta-t-il avec un accent misanthropique qui lui ©tait propre, peut-ªtre plus tät que vous ne voudrez. " Sept heures et demie sonn¨rent, la voiture ©tait en retard d'une vingtaine de minutes sur le rendez-vous donn©. Les amis de d'Artagnan lui rappel¨rent qu'il avait une visite   faire, tout en lui faisant observer qu'il ©tait encore temps de s'en d©dire. Mais d'Artagnan ©tait   la fois entªt© et curieux. Il avait mis dans sa tªte qu'il irait au Palais-Cardinal, et qu'il saurait ce que voulait lui dire Son Eminence. Rien ne put le faire changer de r©solution. On arriva rue Saint-Honor©, et place du Palais-Cardinal on trouva les douze mousquetaires convoqu©s qui se promenaient en attendant leurs camarades. L  seulement, on leur expliqua ce dont il ©tait question. D'Artagnan ©tait fort connu dans l'honorable corps des mousquetaires du roi, oé l'on savait qu'il prendrait un jour sa place ; on le regardait donc d'avance comme un camarade. Il r©sulta de ces ant©c©dents que chacun accepta de grand coeur la mission pour laquelle il ©tait convi© ; d'ailleurs il s'agissait, selon toute probabilit©, de jouer un mauvais tour   M. le cardinal et   ses gens, et pour de pareilles exp©ditions, ces dignes gentilshommes ©taient toujours prªts. Athos les partagea donc en trois groupes, prit le commandement de l'un, donna le second   Aramis et le troisi¨me   Porthos, puis chaque groupe alla s'embusquer en face d'une sortie. D'Artagnan, de son cät©, entra bravement par la porte principale. Quoiqu'il se sent®t vigoureusement appuy©, le jeune homme n'©tait pas sans inqui©tude en montant pas   pas le grand escalier. Sa conduite avec Milady ressemblait tant soit peu   une trahison, et il se doutait des relations politiques qui existaient entre cette femme et le cardinal ; de plus, de Wardes, qu'il avait si mal accommod©, ©tait des fid¨les de Son Eminence, et d'Artagnan savait que si Son Eminence ©tait terrible   ses ennemis, elle ©tait fort attach©e   ses amis. " Si de Wardes a racont© toute notre affaire au cardinal, ce qui n'est pas douteux, et s'il m'a reconnu, ce qui est probable, je dois me regarder   peu pr¨s comme un homme condamn©, disait d'Artagnan en secouant la tªte. Mais pourquoi a-t-il attendu jusqu'aujourd'hui ? C'est tout simple, Milady aura port© plainte contre moi avec cette hypocrite douleur qui la rend si int©ressante, et ce dernier crime aura fait d©border le vase. " Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis sont en bas, et ils ne me laisseront pas emmener sans me d©fendre. Cependant la compagnie des mousquetaires de M. de Tr©ville ne peut pas faire   elle seule la guerre au cardinal, qui dispose des forces de toute la France, et devant lequel la reine est sans pouvoir et le roi sans volont©. D'Artagnan, mon ami, tu es brave, tu as d'excellentes qualit©s, mais les femmes te perdront ! " Il en ©tait   cette triste conclusion lorsqu'il entra dans l'antichambre. Il remit sa lettre   l'huissier de service qui le fit passer dans la salle d'attente et s'enfon§a dans l'int©rieur du palais. Dans cette salle d'attente ©taient cinq ou six gardes de M. le cardinal, qui, reconnaissant d'Artagnan et sachant que c'©tait lui qui avait bless© Jussac, le regard¨rent en souriant d'un singulier sourire. Ce sourire parut   d'Artagnan d'un mauvais augure ; seulement, comme notre Gascon n'©tait pas facile   intimider, ou que plutät, gr¢ce   un grand orgueil naturel aux gens de son pays, il ne laissait pas voir facilement ce qui se passait dans son ¢me, quand ce qui s'y passait ressemblait   de la crainte, il se campa fi¨rement devant MM. les gardes et attendit la main sur la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de majest©. L'huissier rentra et fit signe   d'Artagnan de le suivre. Il sembla au jeune homme que les gardes, en le regardant s'©loigner, chuchotaient entre eux. Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans une biblioth¨que, et se trouva en face d'un homme assis devant un bureau et qui ©crivait. L'huissier l'introduisit et se retira sans dire une parole. D'Artagnan crut d'abord qu'il avait affaire   quelque juge examinant son dossier, mais il s'aper§ut que l'homme de bureau ©crivait ou plutät corrigeait des lignes d'in©gales longueurs, en scandant des mots sur ses doigts ; il vit qu'il ©tait en face d'un po¨te. Au bout d'un instant, le po¨te ferma son manuscrit sur la couverture duquel ©tait ©crit : MIRAME, trag©die en cinq actes , et leva la tªte. D'Artagnan reconnut le cardinal. CHAPITRE XL. LE CARDINAL Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa main, et regarda un instant le jeune homme. Nul n'avait l'oeil plus profond©ment scrutateur que le cardinal de Richelieu, et d'Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme une fi¨vre. Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre   la main, et attendant le bon plaisir de Son Eminence, sans trop d'orgueil, mais aussi sans trop d'humilit©. " Monsieur, lui dit le cardinal, ªtes-vous un d'Artagnan du B©arn ? -- Oui, Monseigneur, r©pondit le jeune homme. -- Il y a plusieurs branches de d'Artagnan   Tarbes et dans les environs, dit le cardinal,   laquelle appartenez-vous ? -- Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion avec le grand roi Henri, p¨re de Sa Gracieuse Majest©. -- C'est bien cela. C'est vous qui ªtes parti, il y a sept   huit mois   peu pr¨s, de votre pays, pour venir chercher fortune dans la capitale ? -- Oui, Monseigneur. -- Vous ªtes venu par Meung, oé il vous est arriv© quelque chose, je ne sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose. -- Monseigneur, dit d'Artagnan, voici ce qui m'est arriv©... -- Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui indiquait qu'il connaissait l'histoire aussi bien que celui qui voulait la lui raconter ; vous ©tiez recommand©   M. de Tr©ville, n'est-ce pas ? -- Oui, Monseigneur ; mais justement, dans cette malheureuse affaire de Meung... -- La lettre avait ©t© perdue, reprit l'Eminence ; oui, je sais cela ; mais M. de Tr©ville est un habile physionomiste qui conna®t les hommes   la premi¨re vue, et il vous a plac© dans la compagnie de son beau-fr¨re, M. des Essarts, en vous laissant esp©rer qu'un jour ou l'autre vous entreriez dans les mousquetaires. -- Monseigneur est parfaitement renseign©, dit d'Artagnan. -- Depuis ce temps-l , il vous est arriv© bien des choses : vous vous ªtes promen© derri¨re les Chartreux, un jour qu'il eët mieux valu que vous fussiez ailleurs ; puis, vous avez fait avec vos amis un voyage aux eaux de Forges ; eux se sont arrªt©s en route ; mais vous, vous avez continu© votre chemin. C'est tout simple, vous aviez des affaires en Angleterre. -- Monseigneur, dit d'Artagnan tout interdit, j'allais... -- A la chasse,   Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde personne. Je sais cela, moi, parce que mon ©tat est de tout savoir. A votre retour, vous avez ©t© re§u par une auguste personne, et je vois avec plaisir que vous avez conserv© le souvenir qu'elle vous a donn©. " -- D'Artagnan porta la main au diamant qu'il tenait de la reine, et en tourna vivement le chaton en dedans ; mais il ©tait trop tard. " Le lendemain de ce jour, vous avez re§u la visite de Cavois, reprit le cardinal ; il allait vous prier de passer au palais ; cette visite vous ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort. -- Monseigneur, je craignais d'avoir encouru la disgr¢ce de Votre Eminence. -- Eh ! pourquoi cela, Monsieur ? pour avoir suivi les ordres de vos sup©rieurs avec plus d'intelligence et de courage que ne l'eët fait un autre, encourir ma disgr¢ce quand vous m©ritiez des ©loges ! Ce sont les gens qui n'ob©issent pas que je punis, et non pas ceux qui, comme vous, ob©issent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-vous la date du jour oé je vous avais fait dire de me venir voir, et cherchez dans votre m©moire ce qui est arriv© le soir mªme. " C'©tait le soir mªme qu'avait eu lieu l'enl¨vement de Mme Bonacieux. D'Artagnan frissonna ; et il se rappela qu'une demi-heure auparavant la pauvre femme ©tait pass©e pr¨s de lui, sans doute encore emport©e par la mªme puissance qui l'avait fait dispara®tre. " Enfin, continua le cardinal, comme je n'entendais pas parler de vous depuis quelque temps, j'ai voulu savoir ce que vous faisiez. D'ailleurs, vous me devez bien quelque remerciement -- : vous avez remarqu© vous-mªme combien vous avez ©t© m©nag© dans toutes les circonstances. " D'Artagnan s'inclina avec respect. " Cela, continua le cardinal, partait non seulement d'un sentiment d'©quit© naturelle, mais encore d'un plan que je m'©tais trac©   votre ©gard. " D'Artagnan ©tait de plus en plus ©tonn©. " Je voulais vous exposer ce plan le jour oé vous re§ëtes ma premi¨re invitation ; mais vous n'ªtes pas venu. Heureusement, rien n'est perdu pour ce retard, et aujourd'hui vous allez l'entendre. Asseyez-vous l , devant moi, Monsieur d'Artagnan : vous ªtes assez bon gentilhomme pour ne pas ©couter debout. " Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui ©tait si ©tonn© de ce qui se passait, que, pour ob©ir, il attendit un second signe de son interlocuteur. " Vous ªtes brave, Monsieur d'Artagnan, continua l'Eminence ; vous ªtes prudent, ce qui vaut mieux. J'aime les hommes de tªte et de coeur, moi ; ne vous effrayez pas, dit-il en souriant, par les hommes de coeur, j'entends les hommes de courage ; mais, tout jeune que vous ªtes, et   peine entrant dans le monde, vous avez des ennemis puissants : si vous n'y prenez garde, ils vous perdront ! -- H©las ! Monseigneur, r©pondit le jeune homme, ils le feront bien facilement, sans doute ; car ils sont forts et bien appuy©s, tandis que moi je suis seul ! -- Oui, c'est vrai ; mais, tout seul que vous ªtes, vous avez d©j  fait beaucoup, et vous ferez encore plus, je n'en doute pas. Cependant, vous avez, je le crois, besoin d'ªtre guid© dans l'aventureuse carri¨re que vous avez entreprise ; car, si je ne me trompe, vous ªtes venu   Paris avec l'ambitieuse id©e de faire fortune. -- Je suis dans l'¢ge des folles esp©rances, Monseigneur, dit d'Artagnan. -- Il n'y a de folles esp©rances que pour les sots, Monsieur, et vous ªtes homme d'esprit. Voyons, que diriez-vous d'une enseigne dans mes gardes, et d'une compagnie apr¨s la campagne ? -- Ah ! Monseigneur ! -- Vous acceptez, n'est-ce pas ? -- Monseigneur, reprit d'Artagnan d'un air embarrass©. -- Comment, vous refusez ? s'©cria le cardinal avec ©tonnement. -- Je suis dans les gardes de Sa Majest©, Monseigneur, et je n'ai point de raisons d'ªtre m©content. -- Mais il me semble, dit l'Eminence, que mes gardes,   moi, sont aussi les gardes de Sa Majest©, et que, pourvu qu'on serve dans un corps fran§ais, on sert le roi. -- Monseigneur, Votre Eminence a mal compris mes paroles. -- Vous voulez un pr©texte, n'est-ce pas ? Je comprends. Eh bien, ce pr©texte, vous l'avez. L'avancement, la campagne qui s'ouvre, l'occasion que je vous offre, voil  pour le monde ; pour vous, le besoin de protections sëres ; car il est bon que vous sachiez, Monsieur d'Artagnan, que j'ai re§u des plaintes graves contre vous, vous ne consacrez pas exclusivement vos jours et vos nuits au service du roi. " D'Artagnan rougit. " Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une liasse de papiers, j'ai l  tout un dossier qui vous concerne ; mais avant de le lire, j'ai voulu causer avec vous. Je vous sais homme de r©solution, et vos services bien dirig©s, au lieu de vous mener   mal, pourraient vous rapporter beaucoup. Allons, r©fl©chissez, et d©cidez-vous. -- Votre bont© me confond, Monseigneur, r©pondit d'Artagnan, et je reconnais dans Votre Eminence une grandeur d'¢me qui me fait petit comme un ver de terre ; mais enfin, puisque Monseigneur me permet de lui parler franchement... " D'Artagnan s'arrªta. " Oui, parlez. -- Eh bien, je dirai   Votre Eminence que tous mes amis sont aux mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis, par une fatalit© inconcevable, sont   Votre Eminence ; je serais donc mal venu ici et mal regard© l -bas, si j'acceptais ce que m'offre Monseigneur. -- Auriez-vous d©j  cette orgueilleuse id©e que je ne vous offre pas ce que vous valez, Monsieur ? dit le cardinal avec un sourire de d©dain. -- Monseigneur, Votre Eminence est cent fois trop bonne pour moi, et au contraire je pense n'avoir point encore fait assez pour ªtre digne de ses bont©s. Le si¨ge de La Rochelle va s'ouvrir, Monseigneur ; je servirai sous les yeux de Votre Eminence, et si j'ai le bonheur de me conduire   ce si¨ge de telle fa§on que je m©rite d'attirer ses regards, Eh bien, apr¨s j'aurai au moins derri¨re moi quelque action d'©clat pour justifier la protection dont elle voudra bien m'honorer. Toute chose doit se faire   son temps, Monseigneur ; peut-ªtre plus tard aurai-je le droit de me donner,   cette heure j'aurais l'air de me vendre. -- C'est- -dire que vous refusez de me servir, Monsieur, dit le cardinal avec un ton de d©pit dans lequel per§ait cependant une sorte d'estime ; demeurez donc libre et gardez vos haines et vos sympathies. -- Monseigneur... -- Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas, mais vous comprenez, on a assez de d©fendre ses amis et de les r©compenser, on ne doit rien   ses ennemis, et cependant je vous donnerai un conseil : tenez-vous bien, Monsieur d'Artagnan, car, du moment que j'aurai retir© ma main de dessus vous, je n'ach¨terai pas votre vie pour une obole. -- J'y t¢cherai, Monseigneur, r©pondit le Gascon avec une noble assurance. -- Songez plus tard, et   un certain moment, s'il vous arrive malheur, dit Richelieu avec intention, que c'est moi qui ai ©t© vous chercher, et que j'ai fait ce que j'ai pu pour que ce malheur ne vous arriv¢t pas. -- J'aurai, quoi qu'il arrive, dit d'Artagnan en mettant la main sur sa poitrine et en s'inclinant, une ©ternelle reconnaissance   Votre Eminence de ce qu'elle fait pour moi en ce moment. -- Eh bien donc ! comme vous l'avez dit, Monsieur d'Artagnan, nous nous reverrons apr¨s la campagne ; je vous suivrai des yeux ; car je serai l -bas, reprit le cardinal en montrant du doigt   d'Artagnan une magnifique armure qu'il devait endosser, et   notre retour, Eh bien, nous compterons ! -- Ah ! Monseigneur, s'©cria d'Artagnan, ©pargnez-moi le poids de votre disgr¢ce ; restez neutre, Monseigneur, si vous trouvez que j'agis en galant homme. -- Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une fois ce que je vous ai dit aujourd'hui, je vous promets de vous le dire. " Cette derni¨re parole de Richelieu exprimait un doute terrible ; elle consterna d'Artagnan plus que n'eët fait une menace, car c'©tait un avertissement. Le cardinal cherchait donc   le pr©server de quelque malheur qui le mena§ait. Il ouvrit la bouche pour r©pondre, mais d'un geste hautain, le cardinal le cong©dia. D'Artagnan sortit ; mais   la porte le coeur fut prªt   lui manquer, et peu s'en fallut qu'il ne rentr¢t. Cependant la figure grave et s©v¨re d'Athos lui apparut : s'il faisait avec le cardinal le pacte que celui-ci lui proposait, Athos ne lui donnerait plus la main, Athos le renierait. Ce fut cette crainte qui le retint, tant est puissante l'influence d'un caract¨re vraiment grand sur tout ce qui l'entoure. D'Artagnan descendit par le mªme escalier qu'il ©tait entr©, et trouva devant la porte Athos et les quatre mousquetaires qui attendaient son retour et qui commen§aient   s'inqui©ter. D'un mot d'Artagnan les rassura, et Planchet courut pr©venir les autres postes qu'il ©tait inutile de monter une plus longue garde, attendu que son ma®tre ©tait sorti sain et sauf du Palais-Cardinal. Rentr©s chez Athos, Aramis et Porthos s'inform¨rent des causes de cet ©trange rendez-vous ; mais d'Artagnan se contenta de leur dire que M. de Richelieu l'avait fait venir pour lui proposer d'entrer dans ses gardes avec le grade d'enseigne, et qu'il avait refus©. " Et vous avez eu raison " , s'©cri¨rent d'une seule voix Porthos et Aramis. Athos tomba dans une profonde rªverie et ne r©pondit rien. Mais lorsqu'il fut seul avec d'Artagnan : " Vous avez fait ce que vous deviez faire, d'Artagnan, dit Athos, mais peut-ªtre avez-vous eu tort. " D'Artagnan poussa un soupir ; car cette voix r©pondait   une voix secr¨te de son ¢me, qui lui disait que de grands malheurs l'attendaient. La journ©e du lendemain se passa en pr©paratifs de d©part ; d'Artagnan alla faire ses adieux   M. de Tr©ville. A cette heure on croyait encore que la s©paration des gardes et des mousquetaires serait momentan©e, le roi tenant son parlement le jour mªme et devant partir le lendemain. M. de Tr©ville se contenta donc de demander   d'Artagnan s'il avait besoin de lui, mais d'Artagnan r©pondit fi¨rement qu'il avait tout ce qu'il lui fallait. La nuit r©unit tous les camarades de la compagnie des gardes de M. des Essarts et de la compagnie des mousquetaires de M. de Tr©ville, qui avaient fait amiti© ensemble. On se quittait pour se revoir quand il plairait   Dieu et s'il plaisait   Dieu. La nuit fut donc des plus bruyantes, comme on peut le penser, car, en pareil cas, on ne peut combattre l'extrªme pr©occupation que par l'extrªme insouciance. Le lendemain, au premier son des trompettes, les amis se quitt¨rent : les mousquetaires coururent   l'hätel de M. de Tr©ville, les gardes   celui de M. des Essarts. Chacun des capitaines conduisit aussität sa compagnie au Louvre, oé le roi passait sa revue. Le roi ©tait triste et paraissait malade, ce qui lui ätait un peu de sa haute mine. En effet, la veille, la fi¨vre l'avait pris au milieu du parlement et tandis qu'il tenait son lit de justice. Il n'en ©tait pas moins d©cid©   partir le soir mªme ; et, malgr© les observations qu'on lui avait faites, il avait voulu passer sa revue, esp©rant, par le premier coup de vigueur, vaincre la maladie qui commen§ait   s'emparer de lui. La revue pass©e, les gardes se mirent seuls en marche, les mousquetaires ne devant partir qu'avec le roi, ce qui permit   Porthos d'aller faire, dans son superbe ©quipage, un tour dans la rue aux Ours. La procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et sur son beau cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir ainsi ; elle lui fit signe de descendre et de venir aupr¨s d'elle. Porthos ©tait magnifique ; ses ©perons r©sonnaient, sa cuirasse brillait, son ©p©e lui battait fi¨rement les jambes. Cette fois les clercs n'eurent aucune envie de rire, tant Porthos avait l'air d'un coupeur d'oreilles. Le mousquetaire fut introduit pr¨s de M. Coquenard, dont le petit oeil gris brilla de col¨re en voyant son cousin tout flambant neuf. Cependant une chose le consola int©rieurement ; c'est qu'on disait partout que la campagne serait rude : il esp©rait tout doucement, au fond du coeur, que Porthos y serait tu©. Porthos pr©senta ses compliments   ma®tre Coquenard et lui fit ses adieux ; ma®tre Coquenard lui souhaita toutes sortes de prosp©rit©s. Quant   Mme Coquenard, elle ne pouvait retenir ses larmes ; mais on ne tira aucune mauvaise cons©quence de sa douleur, on la savait fort attach©e   ses parents, pour lesquels elle avait toujours eu de cruelles disputes avec son mari. Mais les v©ritables adieux se firent dans la chambre de Mme Coquenard : ils furent d©chirants. Tant que la procureuse put suivre des yeux son amant, elle agita un mouchoir en se penchant hors de la fenªtre,   croire qu'elle voulait se pr©cipiter. Porthos re§ut toutes ces marques de tendresse en homme habitu©   de pareilles d©monstrations. Seulement, en tournant le coin de la rue, il souleva son feutre et l'agita en signe d'adieu. De son cät©, Aramis ©crivait une longue lettre. A qui ? Personne n'en savait rien. Dans la chambre voisine, Ketty, qui devait partir le soir mªme pour Tours, attendait cette lettre myst©rieuse. Athos buvait   petits coups la derni¨re bouteille de son vin d'Espagne. Pendant ce temps, d'Artagnan d©filait avec sa compagnie. En arrivant au faubourg Saint-Antoine, il se retourna pour regarder gaiement la Bastille ; mais, comme c'©tait la Bastille seulement qu'il regardait, il ne vit point Milady, qui, mont©e sur un cheval isabelle, le d©signait du doigt   deux hommes de mauvaise mine qui s'approch¨rent aussität des rangs pour le reconna®tre. Sur une interrogation qu'ils firent du regard, Milady r©pondit par un signe que c'©tait bien lui. Puis, certaine qu'il ne pouvait plus y avoir de m©prise dans l'ex©cution de ses ordres, elle piqua son cheval et disparut. Les deux hommes suivirent alors la compagnie, et,   la sortie du faubourg Saint-Antoine, mont¨rent sur des chevaux tout pr©par©s qu'un domestique sans livr©e tenait en main en les attendant. CHAPITRE XLI. LE SIEGE DE LA ROCHELLE Le si¨ge de La Rochelle fut un des grands ©v©nements politiques du r¨gne de Louis XIII, et une des grandes entreprises militaires du cardinal. Il est donc int©ressant, et mªme n©cessaire, que nous en disions quelques mots ; plusieurs d©tails de ce si¨ge se liant d'ailleurs d'une mani¨re trop importante   l'histoire que nous avons entrepris de raconter, pour que nous les passions sous silence. Les vues politiques du cardinal, lorsqu'il entreprit ce si¨ge, ©taient consid©rables. Exposons-les d'abord, puis nous passerons aux vues particuli¨res qui n'eurent peut-ªtre pa