des oreilles, et ils n'entendront point. -- Mais, alors, s'©cria le jeune officier, parlez, parlez donc ! -- Vous confier ma honte ! s'©cria Milady avec le rouge de la pudeur au visage, car souvent le crime de l'un est la honte de l'autre ; vous confier ma honte,   vous homme, moi femme ! Oh ! continua-t-elle en ramenant pudiquement sa main sur ses beaux yeux, oh ! jamais, jamais je ne pourrai ! -- A moi,   un fr¨re ! " s'©cria Felton. Milady le regarda longtemps avec une expression que le jeune officier prit pour du doute, et qui cependant n'©tait que de l'observation et surtout la volont© de fasciner. Felton,   son tour suppliant, joignit les mains. " Eh bien, dit Milady, je me fie   mon fr¨re, j'oserai ! " En ce moment, on entendit le pas de Lord de Winter ; mais, cette fois, le terrible beau-fr¨re de Milady ne se contenta point, comme il avait fait la veille, de passer devant la porte et de s'©loigner, il s'arrªta, ©changea deux mots avec la sentinelle, puis la porte s'ouvrit et il parut. Pendant ces deux mots ©chang©s, Felton s'©tait recul© vivement, et lorsque Lord de Winter entra, il ©tait   quelques pas de la prisonni¨re. Le baron entra lentement, et porta son regard scrutateur de la prisonni¨re au jeune officier : " Voil  bien longtemps, John, dit-il, que vous ªtes ici ; cette femme vous a-t-elle racont© ses crimes ? alors je comprends la dur©e de l'entretien. " Felton tressaillit, et Milady sentit qu'elle ©tait perdue si elle ne venait au secours du puritain d©contenanc©. " Ah ! vous craignez que votre prisonni¨re ne vous ©chappe ! dit-elle, Eh bien, demandez   votre digne geälier quelle gr¢ce,   l'instant mªme, je sollicitais de lui. -- Vous demandiez une gr¢ce ? dit le baron soup§onneux. -- Oui, Milord, reprit le jeune homme confus. -- Et quelle gr¢ce, voyons ? demanda Lord de Winter. -- Un couteau qu'elle me rendra par le guichet, une minute apr¨s l'avoir re§u, r©pondit Felton. -- Il y a donc quelqu'un de cach© ici que cette gracieuse personne veuille ©gorger ? reprit Lord de Winter de sa voix railleuse et m©prisante. -- Il y a moi, r©pondit Milady. -- Je vous ai donn© le choix entre l'Am©rique et Tyburn, reprit Lord de Winter, choisissez Tyburn, Milady : la corde est, croyez-moi, encore plus sëre que le couteau. " Felton p¢lit et fit un pas en avant, en songeant qu'au moment oé il ©tait entr©, Milady tenait une corde. " Vous avez raison, dit celle-ci, et j'y avais d©j  pens© ; puis elle ajouta d'une voix sourde : j'y penserai encore. " Felton sentit courir un frisson jusque dans la moelle de ses os ; probablement Lord de Winter aper§ut ce mouvement. " M©fie-toi, John, dit-il, John, mon ami, je me suis repos© sur toi, prends garde ! Je t'ai pr©venu ! D'ailleurs, aie bon courage, mon enfant, dans trois jours nous serons d©livr©s de cette cr©ature, et oé je l'envoie, elle ne nuira plus   personne. -- Vous l'entendez ! " s'©cria Milady avec ©clat, de fa§on que le baron crët qu'elle s'adressait au Ciel et que Felton compr®t que c'©tait   lui. Felton baissa la tªte et rªva. Le baron prit l'officier par le bras en tournant la tªte sur son ©paule, afin de ne pas perdre Milady de vue jusqu'  ce qu'il fët sorti. " Allons, allons, dit la prisonni¨re lorsque la porte se fut referm©e, je ne suis pas encore si avanc©e que je le croyais. Winter a chang© sa sottise ordinaire en une prudence inconnue ; ce que c'est que le d©sir de la vengeance, et comme ce d©sir forme l'homme ! Quant   Felton, il h©site. Ah ! ce n'est pas un homme comme ce d'Artagnan maudit. Un puritain n'adore que les vierges, et il les adore en joignant les mains. Un mousquetaire aime les femmes, et il les aime en joignant les bras. " Cependant Milady attendit avec impatience, car elle se doutait bien que la journ©e ne se passerait pas sans qu'elle revit Felton. Enfin, une heure apr¨s la sc¨ne que nous venons de raconter, elle entendit que l'on parlait bas   la porte, puis bientät la porte s'ouvrit, et elle reconnut Felton. Le jeune homme s'avan§a rapidement dans la chambre en laissant la porte ouverte derri¨re lui et en faisant signe   Milady de se taire ; il avait le visage boulevers©. " Que me voulez-vous ? dit-elle. -- Ecoutez, r©pondit Felton   voix basse, je viens d'©loigner la sentinelle pour pouvoir rester ici sans qu'on sache que je suis venu, pour vous parler sans qu'on puisse entendre ce que je vous dis. Le baron vient de me raconter une histoire effroyable. " Milady prit son sourire de victime r©sign©e, et secoua la tªte. " Ou vous ªtes un d©mon, continua Felton, ou le baron, mon bienfaiteur, mon p¨re, est un monstre. Je vous connais depuis quatre jours, je l'aime depuis dix ans, lui ; je puis donc h©siter entre vous deux : ne vous effrayez pas de ce que je vous dis, j'ai besoin d'ªtre convaincu. Cette nuit, apr¨s minuit, je viendrai vous voir, vous me convaincrez. -- Non, Felton, non mon fr¨re, dit-elle, le sacrifice est trop grand, et je sens qu'il vous coëte. Non, je suis perdue, ne vous perdez pas avec moi. Ma mort sera bien plus ©loquente que ma vie, et le silence du cadavre vous convaincra bien mieux que les paroles de la prisonni¨re. -- Taisez-vous, Madame, s'©cria Felton, et ne me parlez pas ainsi ; je suis venu pour que vous me promettiez sur l'honneur, pour que vous me juriez sur ce que vous avez de plus sacr©, que vous n'attenterez pas   votre vie. -- Je ne veux pas promettre, dit Milady, car personne plus que moi n'a le respect du serment, et, si je promettais, il me faudrait tenir. -- Eh bien, dit Felton, engagez-vous seulement jusqu'au moment oé vous m'aurez revu. Si, lorsque vous m'aurez revu, vous persistez encore, Eh bien, alors, vous serez libre, et moi-mªme je vous donnerai l'arme que vous m'avez demand©e. -- Eh bien, dit Milady, pour vous j'attendrai. -- Jurez-le. -- Je le jure par notre Dieu. Etes-vous content ? -- Bien, dit Felton,   cette nuit ! " Et il s'©lan§a hors de l'appartement, referma la porte, et attendit en dehors, la demi-pique du soldat   la main, comme s'il eët mont© la garde   sa place. Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme. Alors,   travers le guichet dont elle s'©tait rapproch©e, Milady vit le jeune homme se signer avec une ferveur d©lirante et s'en aller par le corridor avec un transport de joie. Quant   elle, elle revint   sa place, un sourire de sauvage m©pris sur les l¨vres, et elle r©p©ta en blasph©mant ce nom terrible de Dieu, par lequel elle avait jur© sans jamais avoir appris   le conna®tre. " Mon Dieu ! dit-elle, fanatique insens© ! mon Dieu ! c'est moi, moi et celui qui m'aidera   me venger. " CHAPITRE LVI. CINQUIEME JOURNEE DE CAPTIVITE Cependant Milady en ©tait arriv©e   un demi-triomphe, et le succ¨s obtenu doublait ses forces. Il n'©tait pas difficile de vaincre, ainsi qu'elle l'avait fait jusque-l , des hommes prompts   se laisser s©duire, et que l'©ducation galante de la cour entra®nait vite dans le pi¨ge ; Milady ©tait assez belle pour ne pas trouver de r©sistance de la part de la chair, et elle ©tait assez adroite pour l'emporter sur tous les obstacles de l'esprit. Mais, cette fois, elle avait   lutter contre une nature sauvage, concentr©e, insensible   force d'aust©rit© ; la religion et la p©nitence avaient fait de Felton un homme inaccessible aux s©ductions ordinaires. Il roulait dans cette tªte exalt©e des plans tellement vastes, des projets tellement tumultueux, qu'il n'y restait plus de place pour aucun amour, de caprice ou de mati¨re, ce sentiment qui se nourrit de loisir et grandit par la corruption. Milady avait donc fait br¨che, avec sa fausse vertu, dans l'opinion d'un homme pr©venu horriblement contre elle, et par sa beaut©, dans le coeur et les sens d'un homme chaste et pur. Enfin, elle s'©tait donn© la mesure de ses moyens, inconnus d'elle- mªme jusqu'alors, par cette exp©rience faite sur le sujet le plus rebelle que la nature et la religion pussent soumettre   son ©tude. Bien des fois n©anmoins pendant la soir©e elle avait d©sesp©r© du sort et d'elle-mªme ; elle n'invoquait pas Dieu, nous le savons, mais elle avait foi dans le g©nie du mal, cette immense souverainet© qui r¨gne dans tous les d©tails de la vie humaine, et   laquelle, comme dans la fable arabe, un grain de grenade suffit pour reconstruire un monde perdu. Milady, bien pr©par©e   recevoir Felton, put dresser ses batteries pour le lendemain. Elle savait qu'il ne lui restait plus que deux jours, qu'une fois l'ordre sign© par Buckingham (et Buckingham le signerait d'autant plus facilement, que cet ordre portait un faux nom, et qu'il ne pourrait reconna®tre la femme dont il ©tait question), une fois cet ordre sign©, disons-nous, le baron la faisait embarquer sur-le-champ, et elle savait aussi que les femmes condamn©es   la d©portation usent d'armes bien moins puissantes dans leurs s©ductions que les pr©tendues femmes vertueuses dont le soleil du monde ©claire la beaut©, dont la voix de la mode vante l'esprit et qu'un reflet d'aristocratie dore de ses lueurs enchant©es. Etre une femme condamn©e   une peine mis©rable et infamante n'est pas un empªchement   ªtre belle, mais c'est un obstacle   jamais redevenir puissante. Comme tous les gens d'un m©rite r©el, Milady connaissait le milieu qui convenait   sa nature,   ses moyens. La pauvret© lui r©pugnait, l'abjection la diminuait des deux tiers de sa grandeur. Milady n'©tait reine que parmi les reines, il fallait   sa domination le plaisir de l'orgueil satisfait. Commander aux ªtres inf©rieurs ©tait plutät une humiliation qu'un plaisir pour elle. Certes, elle fët revenue de son exil, elle n'en doutait pas un seul instant ; mais combien de temps cet exil pouvait-il durer ? Pour une nature agissante et ambitieuse comme celle de Milady, les jours qu'on n'occupe point   monter sont des jours n©fastes ; qu'on trouve donc le mot dont on doive nommer les jours qu'on emploie   descendre ! Perdre un an, deux ans, trois ans, c'est- -dire une ©ternit© ; revenir quand d'Artagnan, heureux et triomphant, aurait, lui et ses amis, re§u de la reine la r©compense qui leur ©tait bien acquise pour les services qu'ils lui avaient rendus, c'©taient l  de ces id©es d©vorantes qu'une femme comme Milady ne pouvait supporter. Au reste, l'orage qui grondait en elle doublait sa force, et elle eët fait ©clater les murs de sa prison, si son corps eët pu prendre un seul instant les proportions de son esprit. Puis ce qui l'aiguillonnait encore au milieu de tout cela, c'©tait le souvenir du cardinal. Que devait penser, que devait dire de son silence le cardinal d©fiant, inquiet, soup§onneux, le cardinal, non seulement son seul appui, son seul soutien, son seul protecteur dans le pr©sent, mais encore le principal instrument de sa fortune et de sa vengeance   venir ? Elle le connaissait, elle savait qu'  son retour, apr¨s un voyage inutile, elle aurait beau arguer de la prison, elle aurait beau exalter les souffrances subies, le cardinal r©pondrait avec ce calme railleur du sceptique puissant   la fois par la force et par le g©nie : " Il ne fallait pas vous laisser prendre ! " Alors Milady r©unissait toute son ©nergie, murmurant au fond de sa pens©e le nom de Felton, la seule lueur de jour qui p©n©tr¢t jusqu'  elle au fond de l'enfer oé elle ©tait tomb©e ; et comme un serpent qui roule et d©roule ses anneaux pour se rendre compte   lui-mªme de sa force, elle enveloppait d'avance Felton dans les mille replis de son inventive imagination. Cependant le temps s'©coulait, les heures les unes apr¨s les autres semblaient r©veiller la cloche en passant, et chaque coup du battant d'airain retentissait sur le coeur de la prisonni¨re. A neuf heures, Lord de Winter fit sa visite accoutum©e, regarda la fenªtre et les barreaux, sonda le parquet et les murs, visita la chemin©e et les portes, sans que, pendant cette longue et minutieuse visite, ni lui ni Milady pronon§assent une seule parole. Sans doute que tous deux comprenaient que la situation ©tait devenue trop grave pour perdre le temps en mots inutiles et en col¨re sans effet. " Allons, allons, dit le baron en la quittant, vous ne vous sauverez pas encore cette nuit ! " A dix heures, Felton vint placer une sentinelle ; Milady reconnut son pas. Elle le devinait maintenant comme une ma®tresse devine celui de l'amant de son coeur, et cependant Milady d©testait et m©prisait   la fois ce faible fanatique. Ce n'©tait point l'heure convenue, Felton n'entra point. Deux heures apr¨s et comme minuit sonnait, la sentinelle fut relev©e. Cette fois c'©tait l'heure : aussi,   partir de ce moment, Milady attendit- elle avec impatience. La nouvelle sentinelle commen§a   se promener dans le corridor. Au bout de dix minutes Felton vint. Milady prªta l'oreille. " Ecoute, dit le jeune homme   la sentinelle, sous aucun pr©texte ne t'©loigne de cette porte, car tu sais que la nuit derni¨re un soldat a ©t© puni par Milord pour avoir quitt© son poste un instant, et cependant c'est moi qui, pendant sa courte absence, avais veill©   sa place. -- Oui, je le sais, dit le soldat. -- Je te recommande donc la plus exacte surveillance. Moi, ajouta-t-il, je vais rentrer pour visiter une seconde fois la chambre de cette femme, qui a, j'en ai peur, de sinistres projets sur elle-mªme et que j'ai re§u l'ordre de surveiller. " " Bon, murmura Milady, voil  l'aust¨re puritain qui ment ! " Quant au soldat, il se contenta de sourire. " Peste ! mon lieutenant, dit-il, vous n'ªtes pas malheureux d'ªtre charg© de commissions pareilles, surtout si Milord vous a autoris©   regarder jusque dans son lit. " Felton rougit ; dans toute autre circonstance il eët r©primand© le soldat qui se permettait une pareille plaisanterie ; mais sa conscience murmurait trop haut pour que sa bouche os¢t parler. " Si j'appelle, dit-il, viens ; de mªme que si l'on vient, appelle-moi. -- Oui, mon lieutenant " , dit le soldat. Felton entra chez Milady. Milady se leva. " Vous voil  ? dit-elle. -- Je vous avais promis de venir, dit Felton, et je suis venu. -- Vous m'avez promis autre chose encore. -- Quoi donc ? mon Dieu ! dit le jeune homme, qui malgr© son empire sur lui-mªme, sentait ses genoux trembler et la sueur poindre sur son front. -- Vous avez promis de m'apporter un couteau, et de me le laisser apr¨s notre entretien. -- Ne parlez pas de cela, Madame, dit Felton, il n'y a pas de situation, si terrible qu'elle soit, qui autorise une cr©ature de Dieu   se donner la mort. J'ai r©fl©chi que jamais je ne devais me rendre coupable d'un pareil p©ch©. -- Ah ! vous avez r©fl©chi ! dit la prisonni¨re en s'asseyant sur son fauteuil avec un sourire de d©dain ; et moi aussi j'ai r©fl©chi. -- A quoi ? -- Que je n'avais rien   dire   un homme qui ne tenait pas sa parole. -- O mon Dieu ! murmura Felton. -- Vous pouvez vous retirer, dit Milady, je ne parlerai pas. -- Voil  le couteau ! dit Felton tirant de sa poche l'arme que, selon sa promesse, il avait apport©e, mais qu'il h©sitait   remettre   sa prisonni¨re. -- Voyons-le, dit Milady. -- Pour quoi faire ? -- Sur l'honneur, je vous le rends   l'instant mªme ; vous le poserez sur cette table ; et vous resterez entre lui et moi. " Felton tendit l'arme   Milady, qui en examina attentivement la trempe, et qui en essaya la pointe sur le bout de son doigt. " Bien, dit-elle en rendant le couteau au jeune officier, celui-ci est en bel et bon acier ; vous ªtes un fid¨le ami, Felton. " Felton reprit l'arme et la posa sur la table comme il venait d'ªtre convenu avec sa prisonni¨re. Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction. " Maintenant, dit-elle, ©coutez-moi. " La recommandation ©tait inutile : le jeune officier se tenait debout devant elle, attendant ses paroles pour les d©vorer. " Felton, dit Milady avec une solennit© pleine de m©lancolie, Felton, si votre soeur, la fille de votre p¨re, vous disait : " Jeune encore, assez belle par malheur, on m'a fait tomber dans un pi¨ge, j'ai r©sist© ; on a multipli© autour de moi les embëches, les violences, j'ai r©sist© ; on a blasph©m© la religion que je sers, le Dieu que j'adore, parce que j'appelais   mon secours ce Dieu et cette religion, j'ai r©sist© ; alors on m'a prodigu© les outrages, et comme on ne pouvait perdre mon ¢me, on a voulu   tout jamais fl©trir mon corps ; enfin... " Milady s'arrªta, et un sourire amer passa sur ses l¨vres. " Enfin, dit Felton, enfin qu'a-t-on fait ? -- Enfin, un soir, on r©solut de paralyser cette r©sistance qu'on ne pouvait vaincre : un soir, on mªla   mon eau un narcotique puissant ;   peine eus-je achev© mon repas, que je me sentis tomber peu   peu dans une torpeur inconnue. Quoique je fusse sans d©fiance, une crainte vague me saisit et j'essayai de lutter contre le sommeil ; je me levai, je voulus courir   la fenªtre, appeler au secours, mais mes jambes refus¨rent de me porter ; il me semblait que le plafond s'abaissait sur ma tªte et m'©crasait de son poids ; je tendis les bras, j'essayai de parler, je ne pus que pousser des sons inarticul©s ; un engourdissement irr©sistible s'emparait de moi, je me retins   un fauteuil, sentant que j'allais tomber, mais bientät cet appui fut insuffisant pour mes bras d©biles, je tombai sur un genou, puis sur les deux ; je voulus crier, ma langue ©tait glac©e ; Dieu ne me vit ni ne m'entendit sans doute, et je glissai sur le parquet, en proie   un sommeil qui ressemblait   la mort. " De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps qui s'©coula pendant sa dur©e, je n'eus aucun souvenir ; la seule chose que je me rappelle, c'est que je me r©veillai couch©e dans une chambre ronde, dont l'ameublement ©tait somptueux, et dans laquelle le jour ne p©n©trait que par une ouverture au plafond. Du reste, aucune porte ne semblait y donner entr©e : on eët dit une magnifique prison. " Je fus longtemps   pouvoir me rendre compte du lieu oé je me trouvais et de tous les d©tails que je rapporte, mon esprit semblait lutter inutilement pour secouer les pesantes t©n¨bres de ce sommeil auquel je ne pouvais m'arracher ; j'avais des perceptions vagues d'un espace parcouru, du roulement d'une voiture, d'un rªve horrible dans lequel mes forces se seraient ©puis©es ; mais tout cela ©tait si sombre et si indistinct dans ma pens©e, que ces ©v©nements semblaient appartenir   une autre vie que la mienne et cependant mªl©e   la mienne par une fantastique dualit©. " Quelque temps, l'©tat dans lequel je me trouvais me sembla si ©trange, que je crus que je faisais un rªve. Je me levai chancelante, mes habits ©taient pr¨s de moi, sur une chaise : je ne me rappelai ni m'ªtre d©vªtue, ni m'ªtre couch©e. Alors peu   peu la r©alit© se pr©senta   moi pleine de pudiques terreurs : je n'©tais plus dans la maison que j'habitais ; autant que j'en pouvais juger par la lumi¨re du soleil, le jour ©tait d©j  aux deux tiers ©coul© ! c'©tait la veille au soir que je m'©tais endormie ; mon sommeil avait donc d©j  dur© pr¨s de vingt-quatre heures. Que s'©tait-il pass© pendant ce long sommeil ? " Je m'habillai aussi rapidement qu'il me fut possible. Tous mes mouvements lents et engourdis attestaient que l'influence du narcotique n'©tait point encore enti¨rement dissip©e. Au reste, cette chambre ©tait meubl©e pour recevoir une femme ; et la coquette la plus achev©e n'eët pas eu un souhait   former, qu'en promenant son regard autour de l'appartement elle n'eët vu son souhait accompli. " Certes, je n'©tais pas la premi¨re captive qui s'©tait vue enferm©e dans cette splendide prison ; mais, vous le comprenez, Felton, plus la prison ©tait belle, plus je m'©pouvantais. " Oui, c'©tait une prison, car j'essayai vainement d'en sortir. Je sondai tous les murs afin de d©couvrir une porte, partout les murs rendirent un son plein et mat. " Je fis peut-ªtre vingt fois le tour de cette chambre, cherchant une issue quelconque ; il n'y en avait pas : je tombai ©cras©e de fatigue et de terreur sur un fauteuil. " Pendant ce temps, la nuit venait rapidement, et avec la nuit mes terreurs augmentaient : je ne savais si je devais rester oé j'©tais assise ; il me semblait que j'©tais entour©e de dangers inconnus, dans lesquels j'allais tomber   chaque pas. Quoique je n'eusse rien mang© depuis la veille, mes craintes m'empªchaient de ressentir la faim. " Aucun bruit du dehors, qui me perm®t de mesurer le temps, ne venait jusqu'  moi ; je pr©sumai seulement qu'il pouvait ªtre sept ou huit heures du soir ; car nous ©tions au mois d'octobre, et il faisait nuit enti¨re. " Tout   coup, le cri d'une porte qui tourne sur ses gonds me fit tressaillir ; un globe de feu apparut au-dessus de l'ouverture vitr©e du plafond, jetant une vive lumi¨re dans ma chambre, et je m'aper§us avec terreur qu'un homme ©tait debout   quelques pas de moi. " Une table   deux couverts, supportant un souper tout pr©par©, s'©tait dress©e comme par magie au milieu de l'appartement. " Cet homme ©tait celui qui me poursuivait depuis un an, qui avait jur© mon d©shonneur, et qui, aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, me fit comprendre qu'il l'avait accompli la nuit pr©c©dente. -- L'inf¢me ! murmura Felton. -- Oh ! oui, l'inf¢me ! s'©cria Milady, voyant l'int©rªt que le jeune officier, dont l'¢me semblait suspendue   ses l¨vres, prenait   cet ©trange r©cit ; oh ! oui, l'inf¢me ! il avait cru qu'il lui suffisait d'avoir triomph© de moi dans mon sommeil, pour que tout fët dit ; il venait, esp©rant que j'accepterais ma honte, puisque ma honte ©tait consomm©e ; il venait m'offrir sa fortune en ©change de mon amour. " Tout ce que le coeur d'une femme peut contenir de superbe m©pris et de paroles d©daigneuses, je le versai sur cet homme ; sans doute, il ©tait habitu©   de pareils reproches ; car il m'©couta calme, souriant, et les bras crois©s sur la poitrine ; puis, lorsqu'il crut que j'avais tout dit, il s'avan§a vers moi ; je bondis vers la table, je saisis un couteau, je l'appuyai sur ma poitrine. " -- Faites un pas de plus, lui dis-je, et outre mon d©shonneur, vous aurez encore ma mort   vous reprocher. " " Sans doute, il y avait dans mon regard, dans ma voix, dans toute ma personne, cette v©rit© de geste, de pose et d'accent, qui porte la conviction dans les ¢mes les plus perverses, car il s'arrªta. " -- Votre mort ! me dit-il ; oh ! non, vous ªtes une trop charmante ma®tresse pour que je consente   vous perdre ainsi, apr¨s avoir eu le bonheur de vous poss©der une seule fois seulement. Adieu, ma toute belle ! j'attendrai, pour revenir vous faire ma visite, que vous soyez dans de meilleures dispositions. " " A ces mots, il donna un coup de sifflet ; le globe de flamme qui ©clairait ma chambre remonta et disparut ; je me retrouvai dans l'obscurit©. Le mªme bruit d'une porte qui s'ouvre et se referme se reproduisit un instant apr¨s, le globe flamboyant descendit de nouveau, et je me retrouvai seule. " Ce moment fut affreux ; si j'avais encore quelques doutes sur mon malheur, ces doutes s'©taient ©vanouis dans une d©sesp©rante r©alit© : j'©tais au pouvoir d'un homme que non seulement je d©testais, mais que je m©prisais ; d'un homme capable de tout, et qui m'avait d©j  donn© une preuve fatale de ce qu'il pouvait oser. -- Mais quel ©tait donc cet homme ? demanda Felton. -- Je passai la nuit sur une chaise, tressaillant au moindre bruit ; car,   minuit   peu pr¨s, la lampe s'©tait ©teinte, et je m'©tais retrouv©e dans l'obscurit©. Mais la nuit se passa sans nouvelle tentative de mon pers©cuteur ; le jour vint : la table avait disparu ; seulement, j'avais encore le couteau   la main. " Ce couteau c'©tait tout mon espoir. " J'©tais ©cras©e de fatigue ; l'insomnie brëlait mes yeux ; je n'avais pas os© dormir un seul instant : le jour me rassura, j'allai me jeter sur mon lit sans quitter le couteau lib©rateur que je cachai sous mon oreiller. " Quand je me r©veillai, une nouvelle table ©tait servie. " Cette fois, malgr© mes terreurs, en d©pit de mes angoisses, une faim d©vorante se faisait sentir ; il y avait quarante-huit heures que je n'avais pris aucune nourriture : je mangeai du pain et quelques fruits ; puis, me rappelant le narcotique mªl©   l'eau que j'avais bue, je ne touchai point   celle qui ©tait sur la table, et j'allai remplir mon verre   une fontaine de marbre scell©e dans le mur, au-dessus de ma toilette. " Cependant, malgr© cette pr©caution, je ne demeurai pas moins quelque temps encore dans une affreuse angoisse ; mais mes craintes, cette fois, n'©taient pas fond©es : je passai la journ©e sans rien ©prouver qui ressembl¢t   ce que je redoutais. " J'avais eu la pr©caution de vider   demi la carafe, pour qu'on ne s'aper§ët point de ma d©fiance. " Le soir vint, et avec lui l'obscurit© ; cependant, si profonde qu'elle fët, mes yeux commen§aient   s'y habituer ; je vis, au milieu des t©n¨bres, la table s'enfoncer dans le plancher ; un quart d'heure apr¨s, elle reparut portant mon souper ; un instant apr¨s, gr¢ce   la mªme lampe, ma chambre s'©claira de nouveau. " J'©tais r©solue   ne manger que des objets auxquels il ©tait impossible de mªler aucun somnif¨re : deux oeufs et quelques fruits compos¨rent mon repas ; puis, j'allai puiser un verre d'eau   ma fontaine protectrice, et je le bus. " Aux premi¨res gorg©es, il me sembla qu'elle n'avait plus le mªme goët que le matin : un soup§on rapide me prit, je m'arrªtai ; mais j'en avais d©j  aval© un demi-verre. " Je jetai le reste avec horreur, et j'attendis, la sueur de l'©pouvante au front. " Sans doute quelque invisible t©moin m'avait vue prendre de l'eau   cette fontaine, et avait profit© de ma confiance mªme pour mieux assurer ma perte si froidement r©solue, si cruellement poursuivie. " Une demi-heure ne s'©tait pas ©coul©e, que les mªmes symptämes se produisirent ; seulement, comme cette fois je n'avais bu qu'un demi- verre d'eau, je luttai plus longtemps, et, au lieu de m'endormir tout   fait, je tombai dans un ©tat de somnolence qui me laissait le sentiment de ce qui se passait autour de moi, tout en m'ätant la force ou de me d©fendre ou de fuir. " Je me tra®nai vers mon lit, pour y chercher la seule d©fense qui me rest¢t, mon couteau sauveur ; mais je ne pus arriver jusqu'au chevet : je tombai   genoux, les mains cramponn©es   l'une des colonnes du pied ; alors, je compris que j'©tais perdue. " Felton p¢lit affreusement, et un frisson convulsif courut par tout son corps. " Et ce qu'il y avait de plus affreux, continua Milady, la voix alt©r©e comme si elle eët encore ©prouv© la mªme angoisse qu'en ce moment terrible, c'est que, cette fois, j'avais la conscience du danger qui me mena§ait ; c'est que mon ¢me, je puis le dire, veillait dans mon corps endormi ; c'est que je voyais, c'est que j'entendais : il est vrai que tout cela ©tait comme dans un rªve ; mais ce n'en ©tait que plus effrayant. " Je vis la lampe qui remontait et qui peu   peu me laissait dans l'obscurit© ; puis j'entendis le cri si bien connu de cette porte, quoique cette porte ne se fët ouverte que deux fois. " Je sentis instinctivement qu'on s'approchait de moi : on dit que le malheureux perdu dans les d©serts de l'Am©rique sent ainsi l'approche du serpent. " Je voulais faire un effort, je tentai de crier ; par une incroyable ©nergie de volont© je me relevai mªme, mais pour retomber aussität... et retomber dans les bras de mon pers©cuteur. -- Dites-moi donc quel ©tait cet homme ? " s'©cria le jeune officier. Milady vit d'un seul regard tout ce qu'elle inspirait de souffrance   Felton, en pesant sur chaque d©tail de son r©cit ; mais elle ne voulait lui faire gr¢ce d'aucune torture. Plus profond©ment elle lui briserait le coeur, plus sërement il la vengerait. Elle continua donc comme si elle n'eët point entendu son exclamation, ou comme si elle eët pens© que le moment n'©tait pas encore venu d'y r©pondre. " Seulement, cette fois, ce n'©tait plus   une esp¨ce de cadavre inerte, sans aucun sentiment, que l'inf¢me avait affaire. Je vous l'ai dit : sans pouvoir parvenir   retrouver l'exercice complet de mes facult©s, il me restait le sentiment de mon danger : je luttai donc de toutes mes forces et sans doute j'opposai, tout affaiblie que j'©tais, une longue r©sistance, car je l'entendis s'©crier : " -- Ces mis©rables puritaines ! je savais bien qu'elles lassaient leurs bourreaux, mais je les croyais moins fortes contre leurs s©ducteurs. " " H©las ! cette r©sistance d©sesp©r©e ne pouvait durer longtemps, je sentis mes forces qui s'©puisaient, et cette fois ce ne fut pas de mon sommeil que le l¢che profita, ce fut de mon ©vanouissement. " Felton ©coutait sans faire entendre autre chose qu'une esp¨ce de rugissement sourd ; seulement la sueur ruisselait sur son front de marbre, et sa main cach©e sous son habit d©chirait sa poitrine. " Mon premier mouvement, en revenant   moi, fut de chercher sous mon oreiller ce couteau que je n'avais pu atteindre ; s'il n'avait point servi   la d©fense, il pouvait au moins servir   l'expiation. " Mais en prenant ce couteau, Felton, une id©e terrible me vint. J'ai jur© de tout vous dire et je vous dirai tout ; je vous ai promis la v©rit©, je la dirai, dët-elle me perdre. -- L'id©e vous vint de vous venger de cet homme, n'est-ce pas ? s'©cria Felton. -- Eh bien, oui ! dit Milady : cette id©e n'©tait pas d'une chr©tienne, je le sais ; sans doute cet ©ternel ennemi de notre ¢me, ce lion rugissant sans cesse autour de nous la soufflait   mon esprit. Enfin, que vous dirai-je, Felton ? continua Milady du ton d'une femme qui s'accuse d'un crime, cette id©e me vint et ne me quitta plus sans doute. C'est de cette pens©e homicide que je porte aujourd'hui la punition. -- Continuez, continuez, dit Felton, j'ai h¢te de vous voir arriver   la vengeance. -- Oh ! je r©solus qu'elle aurait lieu le plus tät possible, je ne doutais pas qu'il ne rev®nt la nuit suivante. Dans le jour je n'avais rien   craindre. " Aussi, quand vint l'heure du d©jeuner, je n'h©sitai pas   manger et   boire : j'©tais r©solue   faire semblant de souper, mais   ne rien prendre : je devais donc par la nourriture du matin combattre le jeëne du soir. " Seulement je cachai un verre d'eau soustraite   mon d©jeuner, la soif ayant ©t© ce qui m'avait le plus fait souffrir quand j'©tais demeur©e quarante-huit heures sans boire ni manger. " La journ©e s'©coula sans avoir d'autre influence sur moi que de m'affermir dans la r©solution prise : seulement j'eus soin que mon visage ne trah®t en rien la pens©e de mon coeur, car je ne doutais pas que je ne fusse observ©e ; plusieurs fois mªme je sentis un sourire sur mes l¨vres. Felton, je n'ose pas vous dire   quelle id©e je souriais, vous me prendriez en horreur... -- Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez bien que j'©coute et que j'ai h¢te d'arriver. -- Le soir vint, les ©v©nements ordinaires s'accomplirent ; pendant l'obscurit©, comme d'habitude, mon souper fut servi, puis la lampe s'alluma, et je me mis   table. " Je mangeai quelques fruits seulement : je fis semblant de me verser de l'eau de la carafe, mais je ne bus que celle que j'avais conserv©e dans mon verre, la substitution, au reste, fut faite assez adroitement pour que mes espions, si j'en avais, ne con§ussent aucun soup§on. " Apr¨s le souper, je donnai les mªmes marques d'engourdissement que la veille ; mais cette fois, comme si je succombais   la fatigue ou comme si je me familiarisais avec le danger, je me tra®nai vers mon lit, et je fis semblant de m'endormir. " Cette fois, j'avais retrouv© mon couteau sous l'oreiller, et tout en feignant de dormir, ma main serrait convulsivement la poign©e. " Deux heures s'©coul¨rent sans qu'il se pass¢t rien de nouveau : cette fois, ä mon Dieu ! qui m'eët dit cela la veille ? je commen§ais   craindre qu'il ne v®nt pas. " Enfin, je vis la lampe s'©lever doucement et dispara®tre dans les profondeurs du plafond ; ma chambre s'emplit de t©n¨bres, mais je fis un effort pour percer du regard l'obscurit©. " Dix minutes   peu pr¨s se pass¨rent. Je n'entendais d'autre bruit que celui du battement de mon coeur. " J'implorais le Ciel pour qu'il v®nt. " Enfin j'entendis le bruit si connu de la porte qui s'ouvrait et se refermait ; j'entendis, malgr© l'©paisseur du tapis, un pas qui faisait crier le parquet ; je vis, malgr© l'obscurit©, une ombre qui approchait de mon lit. -- H¢tez-vous, h¢tez-vous ! dit Felton, ne voyez-vous pas que chacune de vos paroles me brële comme du plomb fondu ! -- Alors, continua Milady, alors je r©unis toutes mes forces, je me rappelai que le moment de la vengeance ou plutät de la justice avait sonn© ; je me regardai comme une autre Judith ; je me ramassai sur moi-mªme, mon couteau   la main, et quand je le vis pr¨s de moi, ©tendant les bras pour chercher sa victime, alors, avec le dernier cri de la douleur et du d©sespoir, je le frappai au milieu de la poitrine. " Le mis©rable ! il avait tout pr©vu : sa poitrine ©tait couverte d'une cotte de mailles ; le couteau s'©moussa. "-- Ah ! ah ! s'©cria-t-il en me saisissant le bras et en m'arrachant l'arme qui m'avait si mal servie, vous en voulez   ma vie, ma belle puritaine ! mais c'est plus que de la haine, cela, c'est de l'ingratitude ! Allons, allons, calmez-vous, ma belle enfant ! j'avais cru que vous vous ©tiez adoucie. Je ne suis pas de ces tyrans qui gardent les femmes de force : vous ne m'aimez pas, j'en doutais avec ma fatuit© ordinaire ; maintenant j'en suis convaincu. Demain, vous serez libre. " " Je n'avais qu'un d©sir, c'©tait qu'il me tu¢t. " -- Prenez garde ! lui dis-je, car ma libert© c'est votre d©shonneur. Oui, car,   peine sortie d'ici, je dirai tout, je dirai la violence dont vous avez us© envers moi, je dirai ma captivit©. Je d©noncerai ce palais d'infamie ; vous ªtes bien haut plac©, Milord, mais tremblez ! Au-dessus de vous il y a le roi, au-dessus du roi il y a Dieu. " " Si ma®tre qu'il parët de lui, mon pers©cuteur laissa ©chapper un mouvement de col¨re. Je ne pouvais voir l'expression de son visage, mais j'avais senti fr©mir son bras sur lequel ©tait pos©e ma main. " -- Alors, vous ne sortirez pas d'ici, dit-il. " -- Bien, bien ! m'©criai-je, alors le lieu de mon supplice sera aussi celui de mon tombeau. Bien ! je mourrai ici et vous verrez si un fantäme qui accuse n'est pas plus terrible encore qu'un vivant qui menace ! " -- On ne vous laissera aucune arme. " -- Il y en a une que le d©sespoir a mise   la port©e de toute cr©ature qui a le courage de s'en servir. Je me laisserai mourir de faim. " -- Voyons, dit le mis©rable, la paix ne vaut-elle pas mieux qu'une pareille guerre ? Je vous rends la libert©   l'instant mªme, je vous proclame une vertu, je vous surnomme la Lucr¨ce de l'Angleterre . " -- Et moi je dis que vous en ªtes le Sextus , moi je vous d©nonce aux hommes comme je vous ai d©j  d©nonc©   Dieu ; et s'il faut que, comme Lucr¨ce, je signe mon accusation de mon sang, je la signerai. " -- Ah ! ah ! dit mon ennemi d'un ton railleur, alors c'est autre chose. Ma foi, au bout du compte, vous ªtes bien ici, rien ne vous manquera, et si vous vous laissez mourir de faim, ce sera de votre faute. " " A ces mots, il se retira, j'entendis s'ouvrir et se refermer la porte, et je restai ab®m©e, moins encore, je l'avoue, dans ma douleur, que dans la honte de ne m'ªtre pas veng©e. " Il me tint parole. Toute la journ©e, toute la nuit du lendemain s'©coul¨rent sans que je le revisse. Mais moi aussi je lui tins parole, et je ne mangeai ni ne bus ; j'©tais, comme je le lui avais dit, r©solue   me laisser mourir de faim. " Je passai le jour et la nuit en pri¨re, car j'esp©rais que Dieu me pardonnerait mon suicide. " La seconde nuit la porte s'ouvrit ; j'©tais couch©e   terre sur le parquet, les forces commen§aient   m'abandonner. " Au bruit je me relevai sur une main. " Eh bien, me dit une voix qui vibrait d'une fa§on trop terrible   mon oreille pour que je ne la reconnusse pas ; eh bien, sommes-nous un peu adoucie, et paierons nous notre libert© d'une seule promesse de silence ? " Tenez, moi, je suis bon prince, ajouta-t-il, et, quoique je n'aime pas les puritains, je leur rends justice, ainsi qu'aux puritaines, quand elles sont jolies. Allons, faites-moi un petit serment sur la croix, je ne vous en demande pas davantage. " -- Sur la croix ! m'©criai-je en me relevant, car   cette voix abhorr©e j'avais retrouv© toutes mes forces ; sur la croix ! je jure que nulle promesse, nulle menace, nulle torture ne me fermera la bouche ; sur la croix ! je jure de vous d©noncer partout comme un meurtrier, comme un larron d'honneur, comme un l¢che ; sur la croix ! je jure, si jamais je parviens   sortir d'ici, de demander vengeance contre vous au genre humain entier. " -- Prenez garde ! dit la voix avec un accent de menace que je n'avais pas encore entendu, j'ai un moyen suprªme, que je n'emploierai qu'  la derni¨re extr©mit©, de vous fermer la bouche ou du moins d'empªcher qu'on ne croie   un seul mot de ce que vous direz. " " Je rassemblai toutes mes forces pour r©pondre par un ©clat de rire. " Il vit que c'©tait entre nous d©sormais une guerre ©ternelle, une guerre   mort. " -- Ecoutez, dit-il, je vous donne encore le reste de cette nuit et la journ©e de demain ; r©fl©chissez : promettez de vous taire, la richesse, la consid©ration, les honneurs mªmes vous entoureront ; menacez de parler, et je vous condamne   l'infamie. " -- Vous ! m'©criai-je, vous ! " -- A l'infamie ©ternelle, ineffa§able ! " -- Vous ! r©p©tai-je. Oh ! je vous le dis, Felton, je le croyais insens© ! " -- Oui, moi ! reprit-il. " -- Ah ! laissez-moi, lui dis-je, sortez, si vous ne voulez pas qu'  vos yeux je me brise la tªte contre la muraille ! " -- C'est bien, reprit-il, vous le voulez,   demain soir ! " -- A demain soir " , r©pondis-je en me laissant tomber et en mordant le tapis de rage... " Felton s'appuyait sur un meuble, et Milady voyait avec une joie de d©mon que la force lui manquerait peut-ªtre avant la fin du r©cit. CHAPITRE LVII. UN MOYEN DE TRAGEDIE CLASSIQUE Apr¨s un moment de silence employ© par Milady   observer le jeune homme qui l'©coutait, elle continua son r©cit : " Il y avait pr¨s de trois jours que je n'avais ni bu ni mang©, je souffrais des tortures atroces : parfois il me passait comme des nuages qui me serraient le front, qui me voilaient les yeux : c'©tait le d©lire. " Le soir vint ; j'©tais si faible, qu'  chaque instant je m'©vanouissais et   chaque fois que je m'©vanouissais je remerciais Dieu, car je croyais que j'allais mourir. " Au milieu de l'un de ces ©vanouissements, j'entendis la porte s'ouvrir ; la terreur me rappela   moi. " Mon pers©cuteur entra suivi d'un homme masqu©, il ©tait masqu© lui-mªme ; mais je reconnus son pas, je reconnus cet air imposant que l'enfer a donn©   sa personne pour le malheur de l'humanit©. " Eh bien, me dit-il, ªtes-vous d©cid©e   me faire le serment que je vous ai demand© ? " -- Vous l'avez dit, les puritains n'ont qu'une parole : la mienne