it le roi, et vous vous en rapporterez Ð ce que dira M. de La TrÙmouille ? -- Oui, Sire. -- Vous accepterez son jugement ? -- Sans doute. -- Et vous vous soumettrez aux rÙparations qu'il exigera ? -- Parfaitement. -- La Chesnaye ! fit le roi. La Chesnaye ! " Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait toujours Ð la porte, entra. " La Chesnaye, dit le roi, qu'on aille Ð l'instant mÚme me quÙrir M. de La TrÙmouille ; je veux lui parler ce soir. -- Votre MajestÙ me donne sa parole qu'elle ne verra personne entre M. de La TrÙmouille et moi ? -- Personne, foi de gentilhomme. -- A demain, Sire, alors. -- A demain, Monsieur. -- A quelle heure, s'il plaÞt Ð Votre MajestÙ ? -- A l'heure que vous voudrez. -- Mais, en venant par trop matin, je crains de rÙveiller Votre MajestÙ. -- Me rÙveiller ? Est-ce que je dors ? Je ne dors plus, Monsieur ; je rÚve quelquefois, voilÐ tout. Venez donc d'aussi bon matin que vous voudrez, Ð sept heures ; mais gare Ð vous, si vos mousquetaires sont coupables ! -- Si mes mousquetaires sont coupables, Sire, les coupables seront remis aux mains de Votre MajestÙ, qui ordonnera d'eux selon son bon plaisir. Votre MajestÙ exige-t-elle quelque chose de plus ? qu'elle parle, je suis prÚt Ð lui obÙir. -- Non, Monsieur, non, et ce n'est pas sans raison qu'on m'a appelÙ Louis le Juste. A demain donc, Monsieur, Ð demain. -- Dieu garde jusque-lÐ Votre MajestÙ ! " Si peu que dormit le roi, M. de TrÙville dormit plus mal encore ; il avait fait prÙvenir dØs le soir mÚme ses trois mousquetaires et leur compagnon de se trouver chez lui Ð six heures et demie du matin. Il les emmena avec lui sans rien leur affirmer, sans leur rien promettre, et ne leur cachant pas que leur faveur et mÚme la sienne tenaient Ð un coup de dÙs. ArrivÙ au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi Ùtait toujours irritÙ contre eux, ils s'Ùloigneraient sans Útre vus ; si le roi consentait Ð les recevoir, on n'aurait qu'Ð les faire appeler. En arrivant dans l'antichambre particuliØre du roi, M. de TrÙville trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu'on n'avait pas rencontrÙ le duc de La TrÙmouille la veille au soir Ð son hätel, qu'il Ùtait rentrÙ trop tard pour se prÙsenter au Louvre, qu'il venait seulement d'arriver, et qu'il Ùtait Ð cette heure chez le roi. Cette circonstance plut beaucoup Ð M. de TrÙville, qui, de cette fa×on, fut certain qu'aucune suggestion ÙtrangØre ne se glisserait entre la dÙposition de M. de La TrÙmouille et lui. En effet, dix minutes s'Ùtaient Ð peine ÙcoulÙes, que la porte du cabinet s'ouvrit et que M. de TrÙville en vit sortir le duc de La TrÙmouille, lequel vint Ð lui et lui dit : " Monsieur de TrÙville, Sa MajestÙ vient de m'envoyer quÙrir pour savoir comment les choses s'Ùtaient passÙes hier matin Ð mon hätel. Je lui ai dit la vÙritÙ, c'est-Ð-dire que la faute Ùtait Ð mes gens, et que j'Ùtais prÚt Ð vous en faire mes excuses. Puisque je vous rencontre, veuillez les recevoir, et me tenir toujours pour un de vos amis. -- Monsieur le duc, dit M. de TrÙville, j'Ùtais si plein de confiance dans votre loyautÙ, que je n'avais pas voulu prØs de Sa MajestÙ d'autre dÙfenseur que vous-mÚme. Je vois que je ne m'Ùtais pas abusÙ, et je vous remercie de ce qu'il y a encore en France un homme de qui on puisse dire sans se tromper ce que j'ai dit de vous. -- C'est bien, c'est bien ! dit le roi qui avait ÙcoutÙ tous ces compliments entre les deux portes ; seulement, dites-lui, TrÙville, puisqu'il se prÙtend un de vos amis, que moi aussi je voudrais Útre des siens, mais qu'il me nÙglige ; qu'il y a tantät trois ans que je ne l'ai vu, et que je ne le vois que quand je l'envoie chercher. Dites-lui tout cela de ma part, car ce sont de ces choses qu'un roi ne peut dire lui-mÚme. -- Merci, Sire, merci, dit le duc ; mais que Votre MajestÙ croie bien que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. de TrÙville, que ce ne sont point ceux qu'elle voit Ð toute heure du jour qui lui sont le plus dÙvouÙs. -- Ah ! vous avez entendu ce que j'ai dit ; tant mieux, duc, tant mieux, dit le roi en s'avan×ant jusque sur la porte. Ah ! c'est vous, TrÙville ! oé sont vos mousquetaires ? Je vous avais dit avant-hier de me les amener, pourquoi ne l'avez-vous pas fait ? -- Ils sont en bas, Sire, et avec votre congÙ La Chesnaye va leur dire de monter. -- Oui, oui, qu'ils viennent tout de suite ; il va Útre huit heures, et Ð neuf heures j'attends une visite. Allez, Monsieur le duc, et revenez surtout. Entrez, TrÙville. " Le duc salua et sortit. Au moment oé il ouvrait la porte, les trois mousquetaires et d'Artagnan, conduits par La Chesnaye, apparaissaient au haut de l'escalier. " Venez, mes braves, dit le roi, venez ; j'ai Ð vous gronder. " Les mousquetaires s'approchØrent en s'inclinant ; d'Artagnan les suivait par-derriØre. " Comment diable ! continua le roi ; Ð vous quatre, sept gardes de Son Eminence mis hors de combat en deux jours ! C'est trop, Messieurs, c'est trop. A ce compte-lÐ, Son Eminence serait forcÙe de renouveler sa compagnie dans trois semaines, et moi de faire appliquer les Ùdits dans toute leur rigueur. Un par hasard, je ne dis pas ; mais sept en deux jours, je le rÙpØte, c'est trop, c'est beaucoup trop. -- Aussi, Sire, Votre MajestÙ voit qu'ils viennent tout contrits et tout repentants lui faire leurs excuses. -- Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le roi, je ne me fie point Ð leurs faces hypocrites ; il y a surtout lÐ-bas une figure de Gascon. Venez ici, Monsieur. " D'Artagnan, qui comprit que c'Ùtait Ð lui que le compliment s'adressait, s'approcha en prenant son air le plus dÙsespÙrÙ. " Eh bien, que me disiez-vous donc que c'Ùtait un jeune homme ? c'est un enfant, Monsieur de TrÙville, un vÙritable enfant ! Et c'est celui-lÐ qui a donnÙ ce rude coup d'ÙpÙe Ð Jussac ? -- Et ces deux beaux coups d'ÙpÙe Ð Bernajoux. -- VÙritablement ! -- Sans compter, dit Athos, que s'il ne m'avait pas tirÙ des mains de Biscarat, je n'aurais trØs certainement pas l'honneur de faire en ce moment-ci ma trØs humble rÙvÙrence Ð Votre MajestÙ. -- Mais c'est donc un vÙritable dÙmon que ce BÙarnais, ventre-saint- gris ! Monsieur de TrÙville, comme eët dit le roi mon pØre. A ce mÙtier-lÐ, on doit trouer force pourpoints et briser force ÙpÙes. Or les Gascons sont toujours pauvres, n'est-ce pas ? -- Sire, je dois dire qu'on n'a pas encore trouvÙ des mines d'or dans leurs montagnes, quoique le Seigneur leur dët bien ce miracle en rÙcompense de la maniØre dont ils ont soutenu les prÙtentions du roi votre pØre. -- Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m'ont fait roi moi- mÚme, n'est-ce pas, TrÙville, puisque je suis le fils de mon pØre ? Eh bien, Ð la bonne heure, je ne dis pas non. La Chesnaye, allez voir si, en fouillant dans toutes mes poches, vous trouverez quarante pistoles ; et si vous les trouvez, apportez-les-moi. Et maintenant, voyons, jeune homme, la main sur la conscience, comment cela s'est-il passÙ ? " D'Artagnan raconta l'aventure de la veille dans tous ses dÙtails : comment, n'ayant pas pu dormir de la joie qu'il Ùprouvait Ð voir Sa MajestÙ, il Ùtait arrivÙ chez ses amis trois heures avant l'heure de l'audience ; comment ils Ùtaient allÙs ensemble au tripot, et comment, sur la crainte qu'il avait manifestÙe de recevoir une balle au visage, il avait ÙtÙ raillÙ par Bernajoux, lequel avait failli payer cette raillerie de la perte de la vie, et M. de La TrÙmouille, qui n'y Ùtait pour rien, de la perte de son hätel. " C'est bien cela, murmurait le roi ; oui, c'est ainsi que le duc m'a racontÙ la chose. Pauvre cardinal ! sept hommes en deux jours, et de ses plus chers ; mais c'est assez comme cela, Messieurs, entendez-vous ! c'est assez : vous avez pris votre revanche de la rue FÙrou, et au-delÐ ; vous devez Útre satisfaits. -- Si Votre MajestÙ l'est, dit TrÙville, nous le sommes. -- Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poignÙe d'or de la main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d'Artagnan. Voici, dit-il, une preuve de ma satisfaction. " A cette Ùpoque, les idÙes de fiertÙ qui sont de mise de nos jours n'Ùtaient point encore de mode. Un gentilhomme recevait de la main Ð la main de l'argent du roi, et n'en Ùtait pas le moins du monde humiliÙ. D'Artagnan mit donc les quarante pistoles dans sa poche sans faire aucune fa×on, et en remerciant tout au contraire grandement Sa MajestÙ. " LÐ, dit le roi en regardant sa pendule, lÐ, et maintenant qu'il est huit heures et demie, retirez-vous ; car, je vous l'ai dit, j'attends quelqu'un Ð neuf heures. Merci de votre dÙvouement, Messieurs. J'y puis compter, n'est-ce pas ? -- Oh ! Sire, s'ÙcriØrent d'une mÚme voix les quatre compagnons, nous nous ferions couper en morceaux pour Votre MajestÙ. -- Bien, bien ; mais restez entiers : cela vaut mieux, et vous me serez plus utiles. TrÙville, ajouta le roi Ð demi-voix pendant que les autres se retiraient, comme vous n'avez pas de place dans les mousquetaires et que d'ailleurs pour entrer dans ce corps nous avons dÙcidÙ qu'il fallait faire un noviciat, placez ce jeune homme dans la compagnie des gardes de M. des Essarts, votre beau-frØre. Ah ! pardieu ! TrÙville, je me rÙjouis de la grimace que va faire le cardinal : il sera furieux, mais cela m'est Ùgal ; je suis dans mon droit. " Et le roi salua de la main TrÙville, qui sortit et s'en vint rejoindre ses mousquetaires, qu'il trouva partageant avec d'Artagnan les quarante pistoles. Et le cardinal, comme l'avait dit Sa MajestÙ, fut effectivement furieux, si furieux que pendant huit jours il abandonna le jeu du roi, ce qui n'empÚchait pas le roi de lui faire la plus charmante mine du monde, et toutes les fois qu'il le rencontrait de lui demander de sa voix la plus caressante : " Eh bien, Monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre Bernajoux et ce pauvre Jussac, qui sont Ð vous ? " CHAPITRE VII. L'INTERIEUR DES MOUSQUETAIRES Lorsque d'Artagnan fut hors du Louvre, et qu'il consulta ses amis sur l'emploi qu'il devait faire de sa part des quarante pistoles, Athos lui conseilla de commander un bon repas Ð la Pomme de Pin , Porthos de prendre un laquais, et Aramis de se faire une maÞtresse convenable. Le repas fut exÙcutÙ le jour mÚme, et le laquais y servit Ð table. Le repas avait ÙtÙ commandÙ par Athos, et le laquais fourni par Porthos. C'Ùtait un Picard que le glorieux mousquetaire avait embauchÙ le jour mÚme et Ð cette occasion sur le pont de la Tournelle, pendant qu'il faisait des ronds en crachant dans l'eau. Porthos avait prÙtendu que cette occupation Ùtait la preuve d'une organisation rÙflÙchie et contemplative, et il l'avait emmenÙ sans autre recommandation. La grande mine de ce gentilhomme, pour le compte duquel il se crut engagÙ, avait sÙduit Planchet -- c'Ùtait le nom du Picard -- ; il y eut chez lui un lÙger dÙsappointement lorsqu'il vit que la place Ùtait dÙjÐ prise par un confrØre nommÙ Mousqueton, et lorsque Porthos lui eut signifiÙ que son Ùtat de maison, quoi que grand, ne comportait pas deux domestiques, et qu'il lui fallait entrer au service de d'Artagnan. Cependant, lorsqu'il assista au dÞner que donnait son maÞtre et qu'il vit celui-ci tirer en payant une poignÙe d'or de sa poche, il crut sa fortune faite et remercia le Ciel d'Útre tombÙ en la possession d'un pareil CrÙsus ; il persÙvÙra dans cette opinion jusqu'aprØs le festin, des reliefs duquel il rÙpara de longues abstinences. Mais en faisant, le soir, le lit de son maÞtre, les chimØres de Planchet s'Ùvanouirent. Le lit Ùtait le seul de l'appartement, qui se composait d'une antichambre et d'une chambre Ð coucher. Planchet coucha dans l'antichambre sur une couverture tirÙe du lit de d'Artagnan, et dont d'Artagnan se passa depuis. Athos, de son cätÙ, avait un valet qu'il avait dressÙ Ð son service d'une fa×on toute particuliØre, et que l'on appelait Grimaud. Il Ùtait fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons d'Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans qu'il vivait dans la plus profonde intimitÙ avec ses compagnons Porthos et Aramis, ceux-ci se rappelaient l'avoir vu sourire souvent, mais jamais ils ne l'avaient entendu rire. Ses paroles Ùtaient brØves et expressives, disant toujours ce qu'elles voulaient dire, rien de plus : pas d'enjolivements, pas de broderies, pas d'arabesques. Sa conversation Ùtait un fait sans aucun Ùpisode. Quoique Athos eët Ð peine trente ans et fët d'une grande beautÙ de corps et d'esprit, personne ne lui connaissait de maÞtresse. Jamais il ne parlait de femmes. Seulement il n'empÚchait pas qu'on en parlÒt devant lui, quoiqu'il fët facile de voir que ce genre de conversation, auquel il ne se mÚlait que par des mots amers et des aper×us misanthropiques, lui Ùtait parfaitement dÙsagrÙable. Sa rÙserve, sa sauvagerie et son mutisme en faisaient presque un vieillard ; il avait donc, pour ne point dÙroger Ð ses habitudes, habituÙ Grimaud Ð lui obÙir sur un simple geste ou sur un simple mouvement des lØvres. Il ne lui parlait que dans des circonstances suprÚmes. Quelquefois Grimaud, qui craignait son maÞtre comme le feu, tout en ayant pour sa personne un grand attachement et pour son gÙnie une grande vÙnÙration, croyait avoir parfaitement compris ce qu'il dÙsirait, s'Ùlan×ait pour exÙcuter l'ordre re×u, et faisait prÙcisÙment le contraire. Alors Athos haussait les Ùpaules et, sans se mettre en colØre, rossait Grimaud. Ces jours-lÐ, il parlait un peu. Porthos, comme on a pu le voir, avait un caractØre tout opposÙ Ð celui d'Athos : non seulement il parlait beaucoup, mais il parlait haut ; peu lui importait au reste, il faut lui rendre cette justice, qu'on l'ÙcoutÒt ou non ; il parlait pour le plaisir de parler et pour le plaisir de s'entendre ; il parlait de toutes choses exceptÙ de sciences, excipant Ð cet endroit de la haine invÙtÙrÙe que depuis son enfance il portait, disait-il, aux savants. Il avait moins grand air qu'Athos, et le sentiment de son infÙrioritÙ Ð ce sujet l'avait, dans le commencement de leur liaison, rendu souvent injuste pour ce gentilhomme, qu'il s'Ùtait alors efforcÙ de dÙpasser par ses splendides toilettes. Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire et rien que par la fa×on dont il rejetait la tÚte en arriØre et avan×ait le pied, Athos prenait Ð l'instant mÚme la place qui lui Ùtait due et relÙguait le fastueux Porthos au second rang. Porthos s'en consolait en remplissant l'antichambre de M. de TrÙville et les corps de garde du Louvre du bruit de ses bonnes fortunes, dont Athos ne parlait jamais, et pour le moment, aprØs avoir passÙ de la noblesse de robe Ð la noblesse d'ÙpÙe, de la robine Ð la baronne, il n'Ùtait question de rien de moins pour Porthos que d'une princesse ÙtrangØre qui lui voulait un bien Ùnorme. Un vieux proverbe dit : " Tel maÞtre, tel valet. " Passons donc du valet d'Athos au valet de Porthos, de Grimaud Ð Mousqueton. Mousqueton Ùtait un Normand dont son maÞtre avait changÙ le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore et plus belliqueux de Mousqueton. Il Ùtait entrÙ au service de Porthos Ð la condition qu'il serait habillÙ et logÙ seulement, mais d'une fa×on magnifique ; il ne rÙclamait que deux heures par jour pour les consacrer Ð une industrie qui devait suffire Ð pourvoir Ð ses autres besoins. Porthos avait acceptÙ le marchÙ ; la chose lui allait Ð merveille. Il faisait tailler Ð Mousqueton des pourpoints dans ses vieux habits et dans ses manteaux de rechange, et, grÒce Ð un tailleur fort intelligent qui lui remettait ses hardes Ð neuf en les retournant, et dont la femme Ùtait soup×onnÙe de vouloir faire descendre Porthos de ses habitudes aristocratiques, Mousqueton faisait Ð la suite de son maÞtre fort bonne figure. Quant Ð Aramis, dont nous croyons avoir suffisamment exposÙ le caractØre, caractØre du reste que, comme celui de ses compagnons, nous pourrons suivre dans son dÙveloppement, son laquais s'appelait Bazin. GrÒce Ð l'espÙrance qu'avait son maÞtre d'entrer un jour dans les ordres, il Ùtait toujours vÚtu de noir, comme doit l'Útre le serviteur d'un homme d'Eglise. C'Ùtait un Berrichon de trente-cinq Ð quarante ans, doux, paisible, grassouillet, occupant Ð lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait son maÞtre, faisant Ð la rigueur pour deux un dÞner de peu de plats, mais excellent. Au reste, muet, aveugle, sourd et d'une fidÙlitÙ Ð toute Ùpreuve. Maintenant que nous connaissons, superficiellement du moins, les maÞtres et les valets, passons aux demeures occupÙes par chacun d'eux. Athos habitait rue FÙrou, Ð deux pas du Luxembourg ; son appartement se composait de deux petites chambres, fort proprement meublÙes, dans une maison garnie dont l'hätesse encore jeune et vÙritablement encore belle lui faisait inutilement les doux yeux. Quelques fragments d'une grande splendeur passÙe Ùclataient ×Ð et lÐ aux murailles de ce modeste logement : c'Ùtait une ÙpÙe, par exemple, richement damasquinÙe, qui remontait pour la fa×on Ð l'Ùpoque de Fran×ois Ier, et dont la poignÙe seule, incrustÙe de pierres prÙcieuses, pouvait valoir deux cents pistoles, et que cependant, dans ses moments de plus grande dÙtresse, Athos n'avait jamais consenti Ð engager ni Ð vendre. Cette ÙpÙe avait longtemps fait l'ambition de Porthos. Porthos aurait donnÙ dix annÙes de sa vie pour possÙder cette ÙpÙe. Un jour qu'il avait rendez-vous avec une duchesse, il essaya mÚme de l'emprunter Ð Athos. Athos, sans rien dire, vida ses poches, ramassa tous ses bijoux : bourses, aiguillettes et chaÞnes d'or, il offrit tout Ð Porthos ; mais quant Ð l'ÙpÙe, lui dit-il, elle Ùtait scellÙe Ð sa place et ne devait la quitter que lorsque son maÞtre quitterait lui-mÚme son logement. Outre son ÙpÙe, il y avait encore un portrait reprÙsentant un seigneur du temps de Henri III, vÚtu avec la plus grande ÙlÙgance, et qui portait l'ordre du Saint-Esprit, et ce portrait avait avec Athos certaines ressemblances de lignes, certaines similitudes de famille, qui indiquaient que ce grand seigneur, chevalier des ordres du roi, Ùtait son ancÚtre. Enfin, un coffre de magnifique orfØvrerie, aux mÚmes armes que l'ÙpÙe et le portrait, faisait un milieu de cheminÙe qui jurait effroyablement avec le reste de la garniture. Athos portait toujours la clef de ce coffre sur lui. Mais un jour il l'avait ouvert devant Porthos, et Porthos avait pu s'assurer que ce coffre ne contenait que des lettres et des papiers : des lettres d'amour et des papiers de famille, sans doute. Porthos habitait un appartement trØs vaste et d'une trØs somptueuse apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque fois qu'il passait avec quelque ami devant ses fenÚtres, Ð l'une desquelles Mousqueton se tenait toujours en grande livrÙe, Porthos levait la tÚte et la main, et disait : VoilÐ ma demeure ! Mais jamais on ne le trouvait chez lui, jamais il n'invitait personne Ð y monter, et nul ne pouvait se faire une idÙe de ce que cette somptueuse apparence renfermait de richesses rÙelles. Quant Ð Aramis, il habitait un petit logement composÙ d'un boudoir, d'une salle Ð manger et d'une chambre Ð coucher, laquelle chambre, situÙe comme le reste de l'appartement au rez-de-chaussÙe, donnait sur un petit jardin frais, vert, ombreux et impÙnÙtrable aux yeux du voisinage. Quant Ð d'Artagnan, nous savons comment il Ùtait logÙ, et nous avons dÙjÐ fait connaissance avec son laquais, maÞtre Planchet. D'Artagnan, qui Ùtait fort curieux de sa nature, comme sont les gens, du reste, qui ont le gÙnie de l'intrigue, fit tous ses efforts pour savoir ce qu'Ùtaient au juste Athos, Porthos et Aramis ; car, sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens cachait son nom de gentilhomme, Athos surtout, qui sentait son grand seigneur d'une lieue. Il s'adressa donc Ð Porthos pour avoir des renseignements sur Athos et Aramis, et Ð Aramis pour connaÞtre Porthos. Malheureusement, Porthos lui-mÚme ne savait de la vie de son silencieux camarade que ce qui en avait transpirÙ. On disait qu'il avait eu de grands malheurs dans ses affaires amoureuses, et qu'une affreuse trahison avait empoisonnÙ Ð jamais la vie de ce galant homme. Quelle Ùtait cette trahison ? Tout le monde l'ignorait. Quant Ð Porthos, exceptÙ son vÙritable nom, que M. de TrÙville savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, sa vie Ùtait facile Ð connaÞtre. Vaniteux et indiscret, on voyait Ð travers lui comme Ð travers un cristal. La seule chose qui eët pu Ùgarer l'investigateur eët ÙtÙ que l'on eët cru tout le bien qu'il disait de lui. Quant Ð Aramis, tout en ayant l'air de n'avoir aucun secret, c'Ùtait un gar×on tout confit de mystØres, rÙpondant peu aux questions qu'on lui faisait sur les autres, et Ùludant celles que l'on faisait sur lui-mÚme. Un jour, d'Artagnan, aprØs l'avoir longtemps interrogÙ sur Porthos et en avoir appris ce bruit qui courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une princesse, voulut savoir aussi Ð quoi s'en tenir sur les aventures amoureuses de son interlocuteur. " Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il, vous qui parlez des baronnes, des comtesses et des princesses des autres ? -- Pardon, interrompit Aramis, j'ai parlÙ parce que Porthos en parle lui- mÚme, parce qu'il a criÙ toutes ces belles choses devant moi. Mais croyez bien, mon cher Monsieur d'Artagnan, que si je les tenais d'une autre source ou qu'il me les eët confiÙes, il n'y aurait pas eu de confesseur plus discret que moi. -- Je n'en doute pas, reprit d'Artagnan ; mais enfin, il me semble que vous-mÚme vous Útes assez familier avec les armoiries, tÙmoin certain mouchoir brodÙ auquel je dois l'honneur de votre connaissance. " Aramis, cette fois, ne se fÒcha point, mais il prit son air le plus modeste et rÙpondit affectueusement : " Mon cher, n'oubliez pas que je veux Útre d'Eglise, et que je fuis toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vous avez vu ne m'avait point ÙtÙ confiÙ, mais il avait ÙtÙ oubliÙ chez moi par un de mes amis. J'ai dë le recueillir pour ne pas les compromettre, lui et la dame qu'il aime. Quant Ð moi, je n'ai point et ne veux point avoir de maÞtresse, suivant en cela l'exemple trØs judicieux d'Athos, qui n'en a pas plus que moi. -- Mais, que diable ! vous n'Útes pas abbÙ, puisque vous Útes mousquetaire. -- Mousquetaire par intÙrim, mon cher, comme dit le cardinal, mousquetaire contre mon grÙ, mais homme d'Eglise dans le coeur, croyez-moi. Athos et Porthos m'ont fourrÙ lÐ-dedans pour m'occuper : j'ai eu, au moment d'Útre ordonnÙ, une petite difficultÙ avec... Mais cela ne vous intÙresse guØre, et je vous prends un temps prÙcieux. -- Point du tout, cela m'intÙresse fort, s'Ùcria d'Artagnan, et je n'ai pour le moment absolument rien Ð faire. -- Oui, mais moi j'ai mon brÙviaire Ð dire, rÙpondit Aramis, puis quelques vers Ð composer que m'a demandÙs Mme d'Aiguillon ; ensuite je dois passer rue Saint-HonorÙ, afin d'acheter du rouge pour Mme de Chevreuse. Vous voyez, mon cher ami, que si rien ne vous presse, je suis trØs pressÙ, moi. " Et Aramis tendit affectueusement la main Ð son compagnon, et prit congÙ de lui. D'Artagnan ne put, quelque peine qu'il se donnÒt, en savoir davantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti de croire dans le prÙsent tout ce qu'on disait de leur passÙ, espÙrant des rÙvÙlations plus sëres et plus Ùtendues de l'avenir. En attendant, il considÙra Athos comme un Achille, Porthos comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph. Au reste, la vie des quatre jeunes gens Ùtait joyeuse : Athos jouait, et toujours malheureusement. Cependant il n'empruntait jamais un sou Ð ses amis, quoique sa bourse fët sans cesse Ð leur service, et lorsqu'il avait jouÙ sur parole, il faisait toujours rÙveiller son crÙancier Ð six heures du matin pour lui payer sa dette de la veille. Porthos avait des fougues : ces jours-lÐ, s'il gagnait, on le voyait insolent et splendide ; s'il perdait, il disparaissait complØtement pendant quelques jours, aprØs lesquels il reparaissait le visage blÚme et la mine allongÙe, mais avec de l'argent dans ses poches. Quant Ð Aramis, il ne jouait jamais. C'Ùtait bien le plus mauvais mousquetaire et le plus mÙchant convive qui se pët voir... Il avait toujours besoin de travailler. Quelquefois, au milieu d'un dÞner, quand chacun, dans l'entraÞnement du vin et dans la chaleur de la conversation, croyait que l'on en avait encore pour deux ou trois heures Ð rester Ð table, Aramis regardait sa montre, se levait avec un gracieux sourire et prenait congÙ de la sociÙtÙ, pour aller, disait-il, consulter un casuiste avec lequel il avait rendez-vous. D'autres fois, il retournait Ð son logis pour Ùcrire une thØse, et priait ses amis de ne pas le distraire. Cependant Athos souriait de ce charmant sourire mÙlancolique, si bien sÙant Ð sa noble figure, et Porthos buvait en jurant qu'Aramis ne serait jamais qu'un curÙ de village. Planchet, le valet de d'Artagnan, supporta noblement la bonne fortune ; il recevait trente sous par jour, et pendant un mois il revenait au logis gai comme pinson et affable envers son maÞtre. Quand le vent de l'adversitÙ commen×a Ð souffler sur le mÙnage de la rue des Fossoyeurs, c'est-Ð-dire quand les quarante pistoles du roi Louis XIII furent mangÙes ou Ð peu prØs, il commen×a des plaintes qu'Athos trouva nausÙabondes, Porthos indÙcentes, et Aramis ridicules. Athos conseilla donc Ð d'Artagnan de congÙdier le dräle, Porthos voulait qu'on le bÒtonnÒt auparavant, et Aramis prÙtendit qu'un maÞtre ne devait entendre que les compliments qu'on fait de lui. " Cela vous est bien aisÙ Ð dire, reprit d'Artagnan : Ð vous, Athos, qui vivez muet avec Grimaud, qui lui dÙfendez de parler, et qui, par consÙquent, n'avez jamais de mauvaises paroles avec lui ; Ð vous, Porthos, qui menez un train magnifique et qui Útes un dieu pour votre valet Mousqueton ; Ð vous enfin, Aramis, qui, toujours distrait par vos Ùtudes thÙologiques, inspirez un profond respect Ð votre serviteur Bazin, homme doux et religieux ; mais moi qui suis sans consistance et sans ressources, moi qui ne suis pas mousquetaire ni mÚme garde, moi, que ferai-je pour inspirer de l'affection, de la terreur ou du respect Ð Planchet ? -- La chose est grave, rÙpondirent les trois amis, c'est une affaire d'intÙrieur ; il en est des valets comme des femmes, il faut les mettre tout de suite sur le pied oé l'on dÙsire qu'ils restent. RÙflÙchissez donc. " D'Artagnan rÙflÙchit et se rÙsolut Ð rouer Planchet par provision, ce qui fut exÙcutÙ avec la conscience que d'Artagnan mettait en toutes choses ; puis, aprØs l'avoir bien rossÙ, il lui dÙfendit de quitter son service sans sa permission. " Car, ajouta-t-il, l'avenir ne peut me faire faute ; j'attends inÙvitablement des temps meilleurs. Ta fortune est donc faite si tu restes prØs de moi, et je suis trop bon maÞtre pour te faire manquer ta fortune en t'accordant le congÙ que tu me demandes. " Cette maniØre d'agir donna beaucoup de respect aux mousquetaires pour la politique de d'Artagnan. Planchet fut Ùgalement saisi d'admiration et ne parla plus de s'en aller. La vie des quatre jeunes gens Ùtait devenue commune ; d'Artagnan, qui n'avait aucune habitude, puisqu'il arrivait de sa province et tombait au milieu d'un monde tout nouveau pour lui, prit aussität les habitudes de ses amis. On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en ÙtÙ, et l'on allait prendre le mot d'ordre et l'air des affaires chez M. de TrÙville. D'Artagnan, bien qu'il ne fët pas mousquetaire, en faisait le service avec une ponctualitÙ touchante : il Ùtait toujours de garde, parce qu'il tenait toujours compagnie Ð celui de ses trois amis qui montait la sienne. On le connaissait Ð l'hätel des mousquetaires, et chacun le tenait pour un bon camarade ; M. de TrÙville, qui l'avait apprÙciÙ du premier coup d'oeil, et qui lui portait une vÙritable affection, ne cessait de le recommander au roi. De leur cätÙ, les trois mousquetaires aimaient fort leur jeune camarade. L'amitiÙ qui unissait ces quatre hommes, et le besoin de se voir trois ou quatre fois par jour, soit pour duel, soit pour affaires, soit pour plaisir, les faisaient sans cesse courir l'un aprØs l'autre comme des ombres ; et l'on rencontrait toujours les insÙparables se cherchant du Luxembourg Ð la place Saint-Sulpice, ou de la rue du Vieux-Colombier au Luxembourg. En attendant, les promesses de M. de TrÙville allaient leur train. Un beau jour, le roi commanda Ð M. le chevalier des Essarts de prendre d'Artagnan comme cadet dans sa compagnie des gardes. D'Artagnan endossa en soupirant cet habit, qu'il eët voulu, au prix de dix annÙes de son existence, troquer contre la casaque de mousquetaire. Mais M. de TrÙville promit cette faveur aprØs un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait Útre abrÙgÙ au reste, si l'occasion se prÙsentait pour d'Artagnan de rendre quelque service au roi ou de faire quelque action d'Ùclat. D'Artagnan se retira sur cette promesse et, dØs le lendemain, commen×a son service. Alors ce fut le tour d'Athos, de Porthos et d'Aramis de monter la garde avec d'Artagnan quand il Ùtait de garde. La compagnie de M. le chevalier des Essarts prit ainsi quatre hommes au lieu d'un, le jour oé elle prit d'Artagnan. CHAPITRE VIII. UNE INTRIGUE DE COUREUR Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi que toutes les choses de ce monde, aprØs avoir eu un commencement avaient eu une fin, et depuis cette fin nos quatre compagnons Ùtaient tombÙs dans la gÚne. D'abord Athos avait soutenu pendant quelque temps l'association de ses propres deniers. Porthos lui avait succÙdÙ, et, grÒce Ð une de ces disparitions auxquelles on Ùtait habituÙ, il avait pendant prØs de quinze jours encore subvenu aux besoins de tout le monde ; enfin Ùtait arrivÙ le tour d'Aramis, qui s'Ùtait exÙcutÙ de bonne grÒce, et qui Ùtait parvenu, disait-il, en vendant ses livres de thÙologie, Ð se procurer quelques pistoles. On eut alors, comme d'habitude, recours Ð M. de TrÙville, qui fit quelques avances sur la solde ; mais ces avances ne pouvaient conduire bien loin trois mousquetaires qui avaient dÙjÐ force comptes arriÙrÙs, et un garde qui n'en avait pas encore. Enfin, quand on vit qu'on allait manquer tout Ð fait, on rassembla par un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos joua. Malheureusement, il Ùtait dans une mauvaise veine : il perdit tout, plus vingt-cinq pistoles sur parole. Alors la gÚne devint de la dÙtresse ; on vit les affamÙs suivis de leurs laquais courir les quais et les corps de garde, ramassant chez leurs amis du dehors tous les dÞners qu'ils purent trouver ; car, suivant l'avis d'Aramis, on devait dans la prospÙritÙ semer des repas Ð droite et Ð gauche pour en rÙcolter quelques-uns dans la disgrÒce. Athos fut invitÙ quatre fois et mena chaque fois ses amis avec leurs laquais. Porthos eut six occasions et en fit Ùgalement jouir ses camarades ; Aramis en eut huit. C'Ùtait un homme, comme on a dÙjÐ pu s'en apercevoir, qui faisait peu de bruit et beaucoup de besogne. Quant Ð d'Artagnan, qui ne connaissait encore personne dans la capitale, il ne trouva qu'un dÙjeuner de chocolat chez un prÚtre de son pays, et un dÞner chez un cornette des gardes. Il mena son armÙe chez le prÚtre, auquel on dÙvora sa provision de deux mois, et chez le cornette, qui fit des merveilles ; mais, comme le disait Planchet, on ne mange toujours qu'une fois, mÚme quand on mange beaucoup. D'Artagnan se trouva donc assez humiliÙ de n'avoir eu qu'un repas et demi, car le dÙjeuner chez le prÚtre ne pouvait compter que pour un demi-repas, Ð offrir Ð ses compagnons en Ùchange des festins que s'Ùtaient procurÙs Athos, Porthos et Aramis. Il se croyait Ð charge Ð la sociÙtÙ, oubliant dans sa bonne foi toute juvÙnile qu'il avait nourri cette sociÙtÙ pendant un mois, et son esprit prÙoccupÙ se mit Ð travailler activement. Il rÙflÙchit que cette coalition de quatre hommes jeunes, braves, entreprenants et actifs devait avoir un autre but que des promenades dÙhanchÙes, des le×ons d'escrime et des lazzi plus ou moins spirituels. En effet, quatre hommes comme eux, quatre hommes dÙvouÙs les uns aux autres depuis la bourse jusqu'Ð la vie, quatre hommes se soutenant toujours, ne reculant jamais, exÙcutant isolÙment ou ensemble les rÙsolutions prises en commun ; quatre bras mena×ant les quatre points cardinaux ou se tournant vers un seul point, devaient inÙvitablement, soit souterrainement, soit au jour, soit par la mine, soit par la tranchÙe, soit par la ruse, soit par la force, s'ouvrir un chemin vers le but qu'ils voulaient atteindre, si bien dÙfendu ou si ÙloignÙ qu'il fët. La seule chose qui ÙtonnÒt d'Artagnan, c'est que ses compagnons n'eussent point songÙ Ð cela. Il y songeait, lui, et sÙrieusement mÚme, se creusant la cervelle pour trouver une direction Ð cette force unique quatre fois multipliÙe avec laquelle il ne doutait pas que, comme avec le levier que cherchait ArchimØde, on ne parvÞnt Ð soulever le monde, -- lorsque l'on frappa doucement Ð la porte. D'Artagnan rÙveilla Planchet et lui ordonna d'aller ouvrir. Que de cette phrase : d'Artagnan rÙveilla Planchet, le lecteur n'aille pas augurer qu'il faisait nuit ou que le jour n'Ùtait point encore venu. Non ! quatre heures venaient de sonner. Planchet, deux heures auparavant, Ùtait venu demander Ð dÞner Ð son maÞtre, lequel lui avait rÙpondu par le proverbe : " Qui dort dÞne. " Et Planchet dÞnait en dormant. Un homme fut introduit, de mine assez simple et qui avait l'air d'un bourgeois. Planchet, pour son dessert, eët bien voulu entendre la conversation ; mais le bourgeois dÙclara Ð d'Artagnan que ce qu'il avait Ð lui dire Ùtant important et confidentiel, il dÙsirait demeurer en tÚte Ð tÚte avec lui. D'Artagnan congÙdia Planchet et fit asseoir son visiteur. Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux hommes se regardØrent comme pour faire une connaissance prÙalable, aprØs quoi d'Artagnan s'inclina en signe qu'il Ùcoutait. " J'ai entendu parler de M. d'Artagnan comme d'un jeune homme fort brave, dit le bourgeois, et cette rÙputation dont il jouit Ð juste titre m'a dÙcidÙ Ð lui confier un secret. -- Parlez, Monsieur, parlez " , dit d'Artagnan, qui d'instinct flaira quelque chose d'avantageux. Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua : " J'ai ma femme qui est lingØre chez la reine, Monsieur, et qui ne manque ni de sagesse, ni de beautÙ. On me l'a fait Ùpouser voilÐ bientät trois ans, quoiqu'elle n'eët qu'un petit avoir, parce que M. de La Porte, le portemanteau de la reine, est son parrain et la protØge... -- Eh bien, Monsieur ? demanda d'Artagnan. -- Eh bien, reprit le bourgeois, Eh bien, Monsieur, ma femme a ÙtÙ enlevÙe hier matin, comme elle sortait de sa chambre de travail. -- Et par qui votre femme a-t-elle ÙtÙ enlevÙe ? -- Je n'en sais rien sërement, Monsieur, mais je soup×onne quelqu'un. -- Et quelle est cette personne que vous soup×onnez ? -- Un homme qui la poursuivait depuis longtemps. -- Diable ! -- Mais voulez-vous que je vous dise, Monsieur, continua le bourgeois, je suis convaincu, moi, qu'il y a moins d'amour que de politique dans tout cela. -- Moins d'amour que de politique, reprit d'Artagnan d'un air fort rÙflÙchi, et que soup×onnez-vous ? -- Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je soup×onne... -- Monsieur, je vous ferai observer que je ne vous demande absolument rien, moi. C'est vous qui Útes venu. C'est vous qui m'avez dit que vous aviez un secret Ð me confier. Faites donc Ð votre guise, il est encore temps de vous retirer. -- Non, Monsieur, non ; vous m'avez l'air d'un honnÚte jeune homme, et j'aurai confiance en vous. Je crois donc que ce n'est pas Ð cause de ses amours que ma femme a ÙtÙ arrÚtÙe, mais Ð cause de celles d'une plus grande dame qu'elle. -- Ah ! ah ! serait-ce Ð cause des amours de Mme de Bois-Tracy ? fit d'Artagnan, qui voulut avoir l'air, vis-Ð-vis de son bourgeois, d'Útre au courant des affaires de la cour. -- Plus haut, Monsieur, plus haut. -- De Mme d'Aiguillon ? -- Plus haut encore. -- De Mme de Chevreuse ? -- Plus haut, beaucoup plus haut ! -- De la... d'Artagnan s'arrÚta. -- Oui, Monsieur, rÙpondit si bas, qu'Ð peine si on put l'entendre, le bourgeois ÙpouvantÙ. -- Et avec qui ? -- Avec qui cela peut-il Útre, si ce n'est avec le duc de... -- Le duc de... -- Oui, Monsieur ! rÙpondit le bourgeois, en donnant Ð sa voix une intonation plus sourde encore. -- Mais comment savez-vous tout cela, vous ? -- Ah ! comment je le sais ? -- Oui, comment le savez-vous ? Pas de demi-confidence, ou... vous comprenez. -- Je le sais par ma femme, Monsieur, par ma femme elle-mÚme. -- Qui le sait, elle, par qui ? -- Par M. de La Porte. Ne vous ai-je pas dit qu'elle Ùtait la filleule de M. de La Porte, l'homme de confiance de la reine ? Eh bien, M. de La Porte l'avait mise prØs de Sa MajestÙ pour que notre pauvre reine au moins eët quelqu'un Ð qui se fier, abandonnÙe comme elle l'est par le roi, espionnÙe comme elle l'est par le cardinal, trahie comme elle l'est par tous. -- Ah ! ah ! voilÐ qui se dessine, dit d'Artagnan. -- Or ma femme est venue il y a quatre jours, Monsieur ; une de ses conditions Ùtait qu'elle devait me venir voir deux fois la semaine ; car, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire, ma femme m'aime beaucoup ; ma femme est donc venue, et m'a confiÙ que la reine, en ce moment- ci, avait de grandes craintes. -- Vraiment ? -- Oui, M. le cardinal, Ð ce qu'il paraÞt, la poursuit et la persÙcute plus que jamais. Il ne peut pas lui pardonner l'histoire de la sarabande. Vous savez l'histoire de la sarabande ? -- Pardieu, si je la sais ! rÙpondit d'Artagnan, qui ne savait rien du tout, mais qui voulait avoir l'air d'Útre au courant. -- De sorte que, maintenant, ce n'est plus de la haine, c'est de la vengeance. -- Vraiment ? -- Et la reine croit... -- Eh bien, que croit la reine ? -- Elle croit qu'on a Ùcrit Ð M. le duc de Buckingham en son nom. -- Au nom de la reine ? -- Oui, pour le faire venir Ð Paris, et une fois venu Ð Paris, pour l'attirer dans quelque piØge. -- Diable ! mais votre femme, mon cher Monsieur, qu'a-t-elle Ð faire dans tout cela ? -- On connaÞt son dÙvouement pour la reine, et l'on veut ou l'Ùloigner de sa maÞtresse, ou l'intimider pour avoir les secrets de Sa MajestÙ, ou la sÙduire pour se servir d'elle comme d'un espion. -- C'est probable, dit d'Artagnan ; mais l'homme qui l'a enlevÙe, le connaissez-vous ? -- Je vous ai dit que je croyais le connaÞtre. -- Son nom ? -- Je ne le sais pas ; ce que je sais seulement, c'est que c'est une crÙature du cardinal, son Òme damnÙe. -- Mais vous l'avez vu ? -- Oui, ma femme me l'a montrÙ un jour. -- A-t-il un signalement auquel on puisse le reconnaÞtre ? -- Oh ! certainement, c'est un seigneur de haute mine, poil noir, teint basanÙ, oeil per×ant, dents blanches et une cicatrice Ð la tempe. -- Une cicatrice Ð la tempe ! s'Ùcria d'Artagnan, et avec cela dents blanches, oeil per×ant, teint basanÙ, poil noir