, mais Mme Bonacieux connaissait tous les tours et dÙtours de cette partie du Louvre, destinÙe aux gens de la suite. Elle referma les portes derriØre elle, prit le duc par la main, fit quelques pas en tÒtonnant, saisit une rampe, toucha du pied un degrÙ, et commen×a de monter un escalier : le duc compta deux Ùtages. Alors elle prit Ð droite, suivit un long corridor, redescendit un Ùtage, fit quelques pas encore, introduisit une clef dans une serrure, ouvrit une porte et poussa le duc dans un appartement ÙclairÙ seulement par une lampe de nuit, en disant : " Restez ici, Milord duc, on va venir. " Puis elle sortit par la mÚme porte, qu'elle ferma Ð la clef, de sorte que le duc se trouva littÙralement prisonnier. Cependant, tout isolÙ qu'il se trouvait, il faut le dire, le duc de Buckingham n'Ùprouva pas un instant de crainte ; un des cätÙs saillants de son caractØre Ùtait la recherche de l'aventure et l'amour du romanesque. Brave, hardi, entreprenant, ce n'Ùtait pas la premiØre fois qu'il risquait sa vie dans de pareilles tentatives ; il avait appris que ce prÙtendu message d'Anne d'Autriche, sur la foi duquel il Ùtait venu Ð Paris, Ùtait un piØge, et au lieu de regagner l'Angleterre, il avait, abusant de la position qu'on lui avait faite, dÙclarÙ Ð la reine qu'il ne partirait pas sans l'avoir vue. La reine avait positivement refusÙ d'abord, puis enfin elle avait craint que le duc, exaspÙrÙ, ne fÞt quelque folie. DÙjÐ elle Ùtait dÙcidÙe Ð le recevoir et Ð le supplier de partir aussität, lorsque, le soir mÚme de cette dÙcision, Mme Bonacieux, qui Ùtait chargÙe d'aller chercher le duc et de le conduire au Louvre, fut enlevÙe. Pendant deux jours on ignora complØtement ce qu'elle Ùtait devenue, et tout resta en suspens. Mais une fois libre, une fois remise en rapport avec La Porte, les choses avaient repris leur cours, et elle venait d'accomplir la pÙrilleuse entreprise que, sans son arrestation, elle eët exÙcutÙe trois jours plus tät. Buckingham, restÙ seul, s'approcha d'une glace. Cet habit de mousquetaire lui allait Ð merveille. A trente-cinq ans qu'il avait alors, il passait Ð juste titre pour le plus beau gentilhomme et pour le plus ÙlÙgant cavalier de France et d'Angleterre. Favori de deux rois, riche Ð millions, tout-puissant dans un royaume qu'il bouleversait Ð sa fantaisie et calmait Ð son caprice, Georges Villiers, duc de Buckingham, avait entrepris une de ces existences fabuleuses qui restent dans le cours des siØcles comme un Ùtonnement pour la postÙritÙ. Aussi, sër de lui-mÚme, convaincu de sa puissance, certain que les lois qui rÙgissent les autres hommes ne pouvaient l'atteindre, allait-il droit au but qu'il s'Ùtait fixÙ, ce but fët-il si ÙlevÙ et si Ùblouissant que c'eët ÙtÙ folie pour un autre que de l'envisager seulement. C'est ainsi qu'il Ùtait arrivÙ Ð s'approcher plusieurs fois de la belle et fiØre Anne d'Autriche et Ð s'en faire aimer, Ð force d'Ùblouissement. Georges Villiers se pla×a donc devant une glace, comme nous l'avons dit, rendit Ð sa belle chevelure blonde les ondulations que le poids de son chapeau lui avait fait perdre, retroussa sa moustache, et le coeur tout gonflÙ de joie, heureux et fier de toucher au moment qu'il avait si longtemps dÙsirÙ, se sourit Ð lui-mÚme d'orgueil et d'espoir. En ce moment, une porte cachÙe dans la tapisserie s'ouvrit et une femme apparut. Buckingham vit cette apparition dans la glace ; il jeta un cri, c'Ùtait la reine ! Anne d'Autriche avait alors vingt-six ou vingt-sept ans, c'est-Ð-dire qu'elle se trouvait dans tout l'Ùclat de sa beautÙ. Sa dÙmarche Ùtait celle d'une reine ou d'une dÙesse ; ses yeux, qui jetaient des reflets d'Ùmeraude, Ùtaient parfaitement beaux, et tout Ð la fois pleins de douceur et de majestÙ. Sa bouche Ùtait petite et vermeille, et quoique sa lØvre infÙrieure, comme celle des princes de la maison d'Autriche, avan×Òt lÙgØrement sur l'autre, elle Ùtait Ùminemment gracieuse dans le sourire, mais aussi profondÙment dÙdaigneuse dans le mÙpris. Sa peau Ùtait citÙe pour sa douceur et son veloutÙ, sa main et ses bras Ùtaient d'une beautÙ surprenante, et tous les poØtes du temps les chantaient comme incomparables. Enfin ses cheveux, qui, de blonds qu'ils Ùtaient dans sa jeunesse, Ùtaient devenus chÒtains, et qu'elle portait frisÙs trØs clair et avec beaucoup de poudre, encadraient admirablement son visage, auquel le censeur le plus rigide n'eët pu souhaiter qu'un peu moins de rouge, et le statuaire le plus exigeant qu'un peu plus de finesse dans le nez. Buckingham resta un instant Ùbloui ; jamais Anne d'Autriche ne lui Ùtait apparue aussi belle, au milieu des bals, des fÚtes, des carrousels, qu'elle lui apparut en ce moment, vÚtue d'une simple robe de satin blanc et accompagnÙe de doáa EstÙfania, la seule de ses femmes espagnoles qui n'eët pas ÙtÙ chassÙe par la jalousie du roi et par les persÙcutions de Richelieu. Anne d'Autriche fit deux pas en avant ; Buckingham se prÙcipita Ð ses genoux, et avant que la reine eët pu l'en empÚcher, il baisa le bas de sa robe. " Duc, vous savez dÙjÐ que ce n'est pas moi qui vous ai fait Ùcrire. -- Oh ! oui, Madame, oui, Votre MajestÙ, s'Ùcria le duc ; je sais que j'ai ÙtÙ un fou, un insensÙ de croire que la neige s'animerait, que le marbre s'Ùchaufferait ; mais, que voulez-vous, quand on aime, on croit facilement Ð l'amour ; d'ailleurs je n'ai pas tout perdu Ð ce voyage, puisque je vous vois. -- Oui, rÙpondit Anne, mais vous savez pourquoi et comment je vous vois, Milord. Je vous vois par pitiÙ pour vous-mÚme ; je vous vois parce qu'insensible Ð toutes mes peines, vous vous Útes obstinÙ Ð rester dans une ville oé, en restant, vous courez risque de la vie et me faites courir risque de mon honneur ; je vous vois pour vous dire que tout nous sÙpare, les profondeurs de la mer, l'inimitiÙ des royaumes, la saintetÙ des serments. Il est sacrilØge de lutter contre tant de choses, Milord. Je vous vois enfin pour vous dire qu'il ne faut plus nous voir. -- Parlez, Madame ; parlez, reine, dit Buckingham ; la douceur de votre voix couvre la duretÙ de vos paroles. Vous parlez de sacrilØge ! mais le sacrilØge est dans la sÙparation des coeurs que Dieu avait formÙs l'un pour l'autre. -- Milord, s'Ùcria la reine, vous oubliez que je ne vous ai jamais dit que je vous aimais. -- Mais vous ne m'avez jamais dit non plus que vous ne m'aimiez point ; et vraiment, me dire de semblables paroles, ce serait de la part de Votre MajestÙ une trop grande ingratitude. Car, dites-moi, oé trouvez- vous un amour pareil au mien, un amour que ni le temps, ni l'absence, ni le dÙsespoir ne peuvent Ùteindre ; un amour qui se contente d'un ruban ÙgarÙ, d'un regard perdu, d'une parole ÙchappÙe ? " Il y a trois ans, Madame, que je vous ai vue pour la premiØre fois, et depuis trois ans je vous aime ainsi. " Voulez-vous que je vous dise comment vous Ùtiez vÚtue la premiØre fois que je vous vis ? voulez-vous que je dÙtaille chacun des ornements de votre toilette ? Tenez, je vous vois encore : vous Ùtiez assise sur des carreaux, Ð la mode d'Espagne ; vous aviez une robe de satin vert avec des broderies d'or et d'argent ; des manches pendantes et renouÙes sur vos beaux bras, sur ces bras admirables, avec de gros diamants ; vous aviez une fraise fermÙe, un petit bonnet sur votre tÚte, de la couleur de votre robe, et sur ce bonnet une plume de hÙron. " Oh ! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle que vous Ùtiez alors ; je les rouvre, et je vous vois telle que vous Útes maintenant, c'est-Ð-dire cent fois plus belle encore ! -- Quelle folie ! murmura Anne d'Autriche, qui n'avait pas le courage d'en vouloir au duc d'avoir si bien conservÙ son portrait dans son coeur ; quelle folie de nourrir une passion inutile avec de pareils souvenirs ! -- Et avec quoi voulez-vous donc que je vive ? je n'ai que des souvenirs, moi. C'est mon bonheur, mon trÙsor, mon espÙrance. Chaque fois que je vous vois, c'est un diamant de plus que je renferme dans l'Ùcrin de mon coeur. Celui-ci est le quatriØme que vous laissez tomber et que je ramasse ; car en trois ans, Madame, je ne vous ai vue que quatre fois : cette premiØre que je viens de vous dire, la seconde chez Mme de Chevreuse, la troisiØme dans les jardins d'Amiens. -- Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette soirÙe. -- Oh ! parlons-en, au contraire, Madame, parlons-en : c'est la soirÙe heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez-vous la belle nuit qu'il faisait ? Comme l'air Ùtait doux et parfumÙ, comme le ciel Ùtait bleu et tout ÙmaillÙ d'Ùtoiles ! Ah ! cette fois, Madame, j'avais pu Útre un instant seul avec vous ; cette fois, vous Ùtiez prÚte Ð tout me dire, l'isolement de votre vie, les chagrins de votre coeur. Vous Ùtiez appuyÙe Ð mon bras, tenez, Ð celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tÚte Ð votre cätÙ, vos beaux cheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu'ils l'effleuraient je frissonnais de la tÚte aux pieds. Oh ! reine, reine ! oh ! vous ne savez pas tout ce qu'il y a de fÙlicitÙs du ciel, de joies du paradis enfermÙes dans un moment pareil. Tenez, mes biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu'il me reste de jours Ð vivre, pour un pareil instant et pour une semblable nuit ! car cette nuit-lÐ, Madame, cette nuit-lÐ vous m'aimiez, je vous le jure. -- Milord, il est possible, oui, que l'influence du lieu, que le charme de cette belle soirÙe, que la fascination de votre regard, que ces mille circonstances enfin qui se rÙunissent parfois pour perdre une femme se soient groupÙes autour de moi dans cette fatale soirÙe ; mais vous l'avez vu, Milord, la reine est venue au secours de la femme qui faiblissait : au premier mot que vous avez osÙ dire, Ð la premiØre hardiesse Ð laquelle j'ai eu Ð rÙpondre, j'ai appelÙ. -- Oh ! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le mien aurait succombÙ Ð cette Ùpreuve ; mais mon amour, Ð moi, en est sorti plus ardent et plus Ùternel. Vous avez cru me fuir en revenant Ð Paris, vous avez cru que je n'oserais quitter le trÙsor sur lequel mon maÞtre m'avait chargÙ de veiller. Ah ! que m'importent Ð moi tous les trÙsors du monde et tous les rois de la terre ! Huit jours aprØs, j'Ùtais de retour, Madame. Cette fois, vous n'avez rien eu Ð me dire : j'avais risquÙ ma faveur, ma vie, pour vous voir une seconde, je n'ai pas mÚme touchÙ votre main, et vous m'avez pardonnÙ en me voyant si soumis et si repentant. -- Oui, mais la calomnie s'est emparÙe de toutes ces folies dans lesquelles je n'Ùtais pour rien, vous le savez bien, Milord. Le roi, excitÙ par M. le cardinal, a fait un Ùclat terrible : Mme de Vernet a ÙtÙ chassÙe, Putange exilÙ, Mme de Chevreuse est tombÙe en dÙfaveur, et lorsque vous avez voulu revenir comme ambassadeur en France, le roi lui-mÚme, souvenez-vous-en, Milord, le roi lui-mÚme s'y est opposÙ. -- Oui, et la France va payer d'une guerre le refus de son roi. Je ne puis plus vous voir, Madame ; eh bien, je veux chaque jour que vous entendiez parler de moi. " Quel but pensez-vous qu'aient eu cette expÙdition de RÙ et cette ligue avec les protestants de La Rochelle que je projette ? Le plaisir de vous voir ! " Je n'ai pas l'espoir de pÙnÙtrer Ð main armÙe jusqu'Ð Paris, je le sais bien ; mais cette guerre pourra amener une paix, cette paix nÙcessitera un nÙgociateur, ce nÙgociateur ce sera moi. On n'osera plus me refuser alors, et je reviendrai Ð Paris, et je vous reverrai, et je serai heureux un instant. Des milliers d'hommes, il est vrai, auront payÙ mon bonheur de leur vie ; mais que m'importera, Ð moi, pourvu que je vous revoie ! Tout cela est peut-Útre bien fou, peut-Útre bien insensÙ ; mais, dites- moi, quelle femme a un amant plus amoureux ? quelle reine a eu un serviteur plus ardent ? -- Milord, Milord, vous invoquez pour votre dÙfense des choses qui vous accusent encore ; Milord, toutes ces preuves d'amour que vous voulez me donner sont presque des crimes. -- Parce que vous ne m'aimez pas, Madame : si vous m'aimiez, vous verriez tout cela autrement ; si vous m'aimiez, oh ! mais, si vous m'aimiez, ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah ! Mme de Chevreuse, dont vous parliez tout Ð l'heure, Mme de Chevreuse a ÙtÙ moins cruelle que vous ; Holland l'a aimÙe, et elle a rÙpondu Ð son amour. -- Mme de Chevreuse n'Ùtait pas reine, murmura Anne d'Autriche, vaincue malgrÙ elle par l'expression d'un amour si profond. -- Vous m'aimeriez donc si vous ne l'Ùtiez pas, vous, Madame, dites, vous m'aimeriez donc ? Je puis donc croire que c'est la dignitÙ seule de votre rang qui vous fait cruelle pour moi ; je puis donc croire que si vous eussiez ÙtÙ Mme de Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu espÙrer ? Merci de ces douces paroles, ä ma belle MajestÙ, cent fois merci. -- Ah ! Milord, vous avez mal entendu, mal interprÙtÙ ; je n'ai pas voulu dire... -- Silence ! Silence ! dit le duc, si je suis heureux d'une erreur, n'ayez pas la cruautÙ de me l'enlever. Vous l'avez dit vous-mÚme, on m'a attirÙ dans un piØge, j'y laisserai ma vie peut-Útre, car, tenez, c'est Ùtrange, depuis quelque temps j'ai des pressentiments que je vais mourir. " Et le duc sourit d'un sourire triste et charmant Ð la fois. " Oh ! mon Dieu ! s'Ùcria Anne d'Autriche avec un accent d'effroi qui prouvait quel intÙrÚt plus grand qu'elle ne le voulait dire elle prenait au duc. -- Je ne vous dis point cela pour vous effrayer, Madame, non ; c'est mÚme ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne me prÙoccupe point de pareils rÚves. Mais ce mot que vous venez de dire, cette espÙrance, que vous m'avez presque donnÙe, aura tout payÙ, fët-ce mÚme ma vie. -- Eh bien, dit Anne d'Autriche, moi aussi, duc, moi, j'ai des pressentiments, moi aussi j'ai des rÚves. J'ai songÙ que je vous voyais couchÙ sanglant, frappÙ d'une blessure. -- Au cätÙ gauche, n'est-ce pas, avec un couteau ? interrompit Buckingham. -- Oui, c'est cela, Milord, c'est cela, au cätÙ gauche avec un couteau. Qui a pu vous dire que j'avais fait ce rÚve ? Je ne l'ai confiÙ qu'Ð Dieu, et encore dans mes priØres. -- Je n'en veux pas davantage, et vous m'aimez, Madame, c'est bien. -- Je vous aime, moi ? -- Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les mÚmes rÚves qu'Ð moi, si vous ne m'aimiez pas ? Aurions-nous les mÚmes pressentiments, si nos deux existences ne se touchaient pas par le coeur ? Vous m'aimez, ä reine, et vous me pleurerez ? -- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'Ùcria Anne d'Autriche, c'est plus que je n'en puis supporter. Tenez, duc, au nom du Ciel, partez, retirez-vous ; je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime pas ; mais ce que je sais, c'est que je ne serai point parjure. Prenez donc pitiÙ de moi, et partez. Oh ! si vous Útes frappÙ en France, si vous mourez en France, si je pouvais supposer que votre amour pour moi fët cause de votre mort, je ne me consolerais jamais, j'en deviendrais folle. Partez donc, partez, je vous en supplie. -- Oh ! que vous Útes belle ainsi ! Oh ! que je vous aime ! dit Buckingham. -- Partez ! partez ! je vous en supplie, et revenez plus tard ; revenez comme ambassadeur, revenez comme ministre, revenez entourÙ de gardes qui vous dÙfendront, de serviteurs qui veilleront sur vous, et alors je ne craindrai plus pour vos jours, et j'aurai du bonheur Ð vous revoir. -- Oh ! est-ce bien vrai ce que vous me dites ? -- Oui... -- Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui vienne de vous et qui me rappelle que je n'ai point fait un rÚve ; quelque chose que vous ayez portÙ et que je puisse porter Ð mon tour, une bague, un collier, une chaÞne. -- Et partirez-vous, partirez-vous, si je vous donne ce que vous me demandez ? -- Oui. -- A l'instant mÚme ? -- Oui. -- Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre ? -- Oui, je vous le jure ! -- Attendez, alors, attendez. " Et Anne d'Autriche rentra dans son appartement et en sortit presque aussität, tenant Ð la main un petit coffret en bois de rose Ð son chiffre, tout incrustÙ d'or. " Tenez, Milord duc, tenez, dit-elle, gardez cela en mÙmoire de moi. " Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois Ð genoux. " Vous m'avez promis de partir, dit la reine. -- Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, Madame, et je pars. " Anne d'Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en s'appuyant de l'autre sur EstÙfania, car elle sentait que les forces allaient lui manquer. Buckingham appuya avec passion ses lØvres sur cette belle main, puis se relevant : " Avant six mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous aurai revue, Madame, dussÙ-je bouleverser le monde pour cela. " Et, fidØle Ð la promesse qu'il avait faite, il s'Ùlan×a hors de l'appartement. Dans le corridor, il rencontra Mme Bonacieux qui l'attendait, et qui, avec les mÚmes prÙcautions et le mÚme bonheur, le reconduisit hors du Louvre. CHAPITRE XIII. MONSIEUR BONACIEUX Il y avait dans tout cela, comme on a pu le remarquer, un personnage dont, malgrÙ sa position prÙcaire, on n'avait paru s'inquiÙter que fort mÙdiocrement ; ce personnage Ùtait M. Bonacieux, respectable martyr des intrigues politiques et amoureuses qui s'enchevÚtraient si bien les unes aux autres, dans cette Ùpoque Ð la fois si chevaleresque et si galante. Heureusement -- le lecteur se le rappelle ou ne se le rappelle pas -- heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de vue. Les estafiers qui l'avaient arrÚtÙ le conduisirent droit Ð la Bastille, oé on le fit passer tout tremblant devant un peloton de soldats qui chargeaient leurs mousquets. De lÐ, introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut, de la part de ceux qui l'avaient amenÙ, l'objet des plus grossiØres injures et des plus farouches traitements. Les sbires voyaient qu'ils n'avaient pas affaire Ð un gentilhomme, et ils le traitaient en vÙritable croquant. Au bout d'une demi-heure Ð peu prØs, un greffier vint mettre fin Ð ses tortures, mais non pas Ð ses inquiÙtudes, en donnant l'ordre de conduire M. Bonacieux dans la chambre des interrogatoires. Ordinairement on interrogeait les prisonniers chez eux, mais avec M. Bonacieux on n'y faisait pas tant de fa×ons. Deux gardes s'emparØrent du mercier, lui firent traverser une cour, le firent entrer dans un corridor oé il y avait trois sentinelles, ouvrirent une porte et le poussØrent dans une chambre basse, oé il n'y avait pour tous meubles qu'une table, une chaise et un commissaire. Le commissaire Ùtait assis sur la chaise et occupÙ Ð Ùcrire sur la table. Les deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table et, sur un signe du commissaire, s'ÙloignØrent hors de la portÙe de la voix. Le commissaire, qui jusque-lÐ avait tenu sa tÚte baissÙe sur ses papiers, la releva pour voir Ð qui il avait affaire. Ce commissaire Ùtait un homme Ð la mine rÙbarbative, au nez pointu, aux pommettes jaunes et saillantes, aux yeux petits mais investigateurs et vifs, Ð la physionomie tenant Ð la fois de la fouine et du renard. Sa tÚte, supportÙe par un cou long et mobile, sortait de sa large robe noire en se balan×ant avec un mouvement Ð peu prØs pareil Ð celui de la tortue tirant sa tÚte hors de sa carapace. Il commen×a par demander Ð M. Bonacieux ses nom et prÙnoms, son Òge, son Ùtat et son domicile. L'accusÙ rÙpondit qu'il s'appelait Jacques-Michel Bonacieux, qu'il Ùtait ÒgÙ de cinquante et un ans, mercier retirÙ et qu'il demeurait rue des Fossoyeurs, n 11. Le commissaire alors, au lieu de continuer Ð l'interroger, lui fit un grand discours sur le danger qu'il y a pour un bourgeois obscur Ð se mÚler des choses publiques. Il compliqua cet exorde d'une exposition dans laquelle il raconta la puissance et les actes de M. le cardinal, ce ministre incomparable, ce vainqueur des ministres passÙs, cet exemple des ministres Ð venir : actes et puissance que nul ne contrecarrait impunÙment. AprØs cette deuxiØme partie de son discours, fixant son regard d'Ùpervier sur le pauvre Bonacieux, il l'invita Ð rÙflÙchir Ð la gravitÙ de sa situation. Les rÙflexions du mercier Ùtaient toutes faites : il donnait au diable l'instant oé M. de La Porte avait eu l'idÙe de le marier avec sa filleule, et l'instant surtout oé cette filleule avait ÙtÙ re×ue dame de la lingerie chez la reine. Le fond du caractØre de maÞtre Bonacieux Ùtait un profond Ùgoßsme mÚlÙ Ð une avarice sordide, le tout assaisonnÙ d'une poltronnerie extrÚme. L'amour que lui avait inspirÙ sa jeune femme, Ùtant un sentiment tout secondaire, ne pouvait lutter avec les sentiments primitifs que nous venons d'ÙnumÙrer. Bonacieux rÙflÙchit, en effet, sur ce qu'on venait de lui dire. " Mais, Monsieur le commissaire, dit-il timidement, croyez bien que je connais et que j'apprÙcie plus que personne le mÙrite de l'incomparable Eminence par laquelle nous avons l'honneur d'Útre gouvernÙs. -- Vraiment ? demanda le commissaire d'un air de doute ; mais s'il en Ùtait vÙritablement ainsi, comment seriez-vous Ð la Bastille ? -- Comment j'y suis, ou plutät pourquoi j'y suis, rÙpliqua M. Bonacieux, voilÐ ce qu'il m'est parfaitement impossible de vous dire, vu que je l'ignore moi-mÚme ; mais, Ð coup sër, ce n'est pas pour avoir dÙsobligÙ, sciemment du moins, M. le cardinal. -- Il faut cependant que vous ayez commis un crime, puisque vous Útes ici accusÙ de haute trahison. -- De haute trahison ! s'Ùcria Bonacieux ÙpouvantÙ, de haute trahison ! et comment voulez-vous qu'un pauvre mercier qui dÙteste les huguenots et qui abhorre les Espagnols soit accusÙ de haute trahison ? RÙflÙchissez, Monsieur, la chose est matÙriellement impossible. -- Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant l'accusÙ comme si ses petits yeux avaient la facultÙ de lire jusqu'au plus profond des coeurs, Monsieur Bonacieux, vous avez une femme ? -- Oui, Monsieur, rÙpondit le mercier tout tremblant, sentant que c'Ùtait lÐ oé les affaires allaient s'embrouiller ; c'est-Ð-dire, j'en avais une. -- Comment ? vous en aviez une ! qu'en avez-vous fait, si vous ne l'avez plus ? -- On me l'a enlevÙe, Monsieur. -- On vous l'a enlevÙe ? dit le commissaire. Ah ! " Bonacieux sentit Ð ce " ah ! " que l'affaire s'embrouillait de plus en plus. " On vous l'a enlevÙe ! reprit le commissaire, et savez-vous quel est l'homme qui a commis ce rapt ? -- Je crois le connaÞtre. -- Quel est-il ? -- Songez que je n'affirme rien, Monsieur le commissaire, et que je soup×onne seulement. -- Qui soup×onnez-vous ? Voyons, rÙpondez franchement. " M. Bonacieux Ùtait dans la plus grande perplexitÙ : devait-il tout nier ou tout dire ? En niant tout, on pouvait croire qu'il en savait trop long pour avouer ; en disant tout, il faisait preuve de bonne volontÙ. Il se dÙcida donc Ð tout dire. " Je soup×onne, dit-il, un grand brun, de haute mine, lequel a tout Ð fait l'air d'un grand seigneur ; il nous a suivis plusieurs fois, Ð ce qu'il m'a semblÙ, quand j'attendais ma femme devant le guichet du Louvre pour la ramener chez moi. " Le commissaire parut Ùprouver quelque inquiÙtude. " Et son nom ? dit-il. -- Oh ! quant Ð son nom, je n'en sais rien, mais si je le rencontre jamais, je le reconnaÞtrai Ð l'instant mÚme, je vous en rÙponds, fët-il entre mille personnes. " Le front du commissaire se rembrunit. " Vous le reconnaÞtriez entre mille, dites-vous ? continua-t-il... -- C'est-Ð-dire, reprit Bonacieux, qui vit qu'il avait fait fausse route, c'est-Ð-dire... -- Vous avez rÙpondu que vous le reconnaÞtriez, dit le commissaire ; c'est bien, en voici assez pour aujourd'hui ; il faut, avant que nous allions plus loin, que quelqu'un soit prÙvenu que vous connaissez le ravisseur de votre femme. -- Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais ! s'Ùcria Bonacieux au dÙsespoir. Je vous ai dit au contraire... -- Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux gardes. -- Et oé faut-il le conduire ? demanda le greffier. -- Dans un cachot. -- Dans lequel ? -- Oh ! mon Dieu, dans le premier venu, pourvu qu'il ferme bien " , rÙpondit le commissaire avec une indiffÙrence qui pÙnÙtra d'horreur le pauvre Bonacieux. " HÙlas ! hÙlas ! se dit-il, le malheur est sur ma tÚte ; ma femme aura commis quelque crime effroyable ; on me croit son complice, et l'on me punira avec elle : elle en aura parlÙ, elle aura avouÙ qu'elle m'avait tout dit ; une femme, c'est si faible ! Un cachot, le premier venu ! c'est cela ! une nuit est bientät passÙe ; et demain, Ð la roue, Ð la potence ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitiÙ de moi ! " Sans Ùcouter le moins du monde les lamentations de maÞtre Bonacieux, lamentations auxquelles d'ailleurs ils devaient Útre habituÙs, les deux gardes prirent le prisonnier par un bras, et l'emmenØrent, tandis que le commissaire Ùcrivait en hÒte une lettre que son greffier attendait. Bonacieux ne ferma pas l'oeil, non pas que son cachot fët par trop dÙsagrÙable, mais parce que ses inquiÙtudes Ùtaient trop grandes. Il resta toute la nuit sur son escabeau, tressaillant au moindre bruit ; et quand les premiers rayons du jour se glissØrent dans sa chambre, l'aurore lui parut avoir pris des teintes funØbres. Tout Ð coup, il entendit tirer les verrous, et il fit un soubresaut terrible. Il croyait qu'on venait le chercher pour le conduire Ð l'Ùchafaud ; aussi, lorsqu'il vit purement et simplement paraÞtre, au lieu de l'exÙcuteur qu'il attendait, son commissaire et son greffier de la veille, il fut tout prØs de leur sauter au cou. " Votre affaire s'est fort compliquÙe depuis hier au soir, mon brave homme, lui dit le commissaire, et je vous conseille de dire toute la vÙritÙ ; car votre repentir peut seul conjurer la colØre du cardinal. -- Mais je suis prÚt Ð tout dire, s'Ùcria Bonacieux, du moins tout ce que je sais. Interrogez, je vous prie. -- Oé est votre femme, d'abord ? -- Mais puisque je vous ai dit qu'on me l'avait enlevÙe. -- Oui, mais depuis hier cinq heures de l'aprØs-midi, grÒce Ð vous, elle s'est ÙchappÙe. -- Ma femme s'est ÙchappÙe ! s'Ùcria Bonacieux. Oh ! la malheureuse ! Monsieur, si elle s'est ÙchappÙe, ce n'est pas ma faute, je vous le jure. -- Qu'alliez-vous donc alors faire chez M. d'Artagnan, votre voisin, avec lequel vous avez eu une longue confÙrence dans la journÙe ? -- Ah ! oui, Monsieur le commissaire, oui, cela est vrai, et j'avoue que j'ai eu tort. J'ai ÙtÙ chez M. d'Artagnan. -- Quel Ùtait le but de cette visite ? -- De le prier de m'aider Ð retrouver ma femme. Je croyais que j'avais droit de la rÙclamer ; je me trompais, Ð ce qu'il paraÞt, et je vous en demande bien pardon. -- Et qu'a rÙpondu M. d'Artagnan ? -- M. d'Artagnan m'a promis son aide ; mais je me suis bientät aper×u qu'il me trahissait. -- Vous en imposez Ð la justice ! M. d'Artagnan a fait un pacte avec vous, et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les hommes de police qui avaient arrÚtÙ votre femme, et l'a soustraite Ð toutes les recherches. -- M. d'Artagnan a enlevÙ ma femme ! Ah ×Ð, mais que me dites-vous lÐ ? -- Heureusement M. d'Artagnan est entre nos mains, et vous allez lui Útre confrontÙ. -- Ah ! ma foi, je ne demande pas mieux, s'Ùcria Bonacieux ; je ne serais pas fÒchÙ de voir une figure de connaissance. -- Faites entrer M. d'Artagnan " , dit le commissaire aux deux gardes. Les deux gardes firent entrer Athos. " Monsieur d'Artagnan, dit le commissaire en s'adressant Ð Athos, dÙclarez ce qui s'est passÙ entre vous et Monsieur. -- Mais ! s'Ùcria Bonacieux, ce n'est pas M. d'Artagnan que vous me montrez lÐ ! -- Comment ! ce n'est pas M. d'Artagnan ? s'Ùcria le commissaire. -- Pas le moins du monde, rÙpondit Bonacieux. -- Comment se nomme Monsieur ? demanda le commissaire. -- Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas. -- Comment ! vous ne le connaissez pas ? -- Non. -- Vous ne l'avez jamais vu ? -- Si fait ; mais je ne sais comment il s'appelle. -- Votre nom ? demanda le commissaire. -- Athos, rÙpondit le mousquetaire. -- Mais ce n'est pas un nom d'homme, ×a, c'est un nom de montagne ! s'Ùcria le pauvre interrogateur qui commen×ait Ð perdre la tÚte. -- C'est mon nom, dit tranquillement Athos. -- Mais vous avez dit que vous vous nommiez d'Artagnan. -- Moi ? -- Oui, vous. -- C'est-Ð-dire que c'est Ð moi qu'on a dit : " Vous Útes M. d'Artagnan ? " J'ai rÙpondu : " Vous croyez ? " Mes gardes se sont ÙcriÙs qu'ils en Ùtaient sërs. Je n'ai pas voulu les contrarier. D'ailleurs je pouvais me tromper. -- Monsieur, vous insultez Ð la majestÙ de la justice. -- Aucunement, fit tranquillement Athos. -- Vous Útes M. d'Artagnan. -- Vous voyez bien que vous me le dites encore. -- Mais, s'Ùcria Ð son tour M. Bonacieux, je vous dis, Monsieur le commissaire, qu'il n'y a pas un instant de doute Ð avoir. M. d'Artagnan est mon häte, et par consÙquent, quoiqu'il ne me paie pas mes loyers, et justement mÚme Ð cause de cela, je dois le connaÞtre. M. d'Artagnan est un jeune homme de dix-neuf Ð vingt ans Ð peine, et Monsieur en a trente au moins. M. d'Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts, et Monsieur est dans la compagnie des mousquetaires de M. de TrÙville : regardez l'uniforme, Monsieur le commissaire, regardez l'uniforme. -- C'est vrai, murmura le commissaire ; c'est pardieu vrai. " En ce moment la porte s'ouvrit vivement, et un messager, introduit par un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre au commissaire. " Oh ! la malheureuse ! s'Ùcria le commissaire. -- Comment ? que dites-vous ? de qui parlez-vous ? Ce n'est pas de ma femme, j'espØre ! -- Au contraire, c'est d'elle. Votre affaire est bonne, allez. -- Ah ×Ð !, s'Ùcria le mercier exaspÙrÙ, faites-moi le plaisir de me dire, Monsieur, comment mon affaire Ð moi peut s'empirer de ce que fait ma femme pendant que je suis en prison ! -- Parce que ce qu'elle fait est la suite d'un plan arrÚtÙ entre vous, plan infernal ! -- Je vous jure, Monsieur le commissaire, que vous Útes dans la plus profonde erreur, que je ne sais rien au monde de ce que devait faire ma femme, que je suis entiØrement Ùtranger Ð ce qu'elle a fait, et que, si elle a fait des sottises, je la renie, je la dÙmens, je la maudis. -- Ah ×Ð ! dit Athos au commissaire, si vous n'avez plus besoin de moi ici, renvoyez-moi quelque part, il est trØs ennuyeux, votre Monsieur Bonacieux. -- Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots, dit le commissaire en dÙsignant d'un mÚme geste Athos et Bonacieux, et qu'ils soient gardÙs plus sÙvØrement que jamais. -- Cependant, dit Athos avec son calme habituel, si c'est Ð M. d'Artagnan que vous avez affaire, je ne vois pas trop en quoi je puis le remplacer. -- Faites ce que j'ai dit ! s'Ùcria le commissaire, et le secret le plus absolu ! Vous entendez ! " Athos suivit ses gardes en levant les Ùpaules, et M. Bonacieux en poussant des lamentations Ð fendre le coeur d'un tigre. On ramena le mercier dans le mÚme cachot oé il avait passÙ la nuit, et l'on l'y laissa toute la journÙe. Toute la journÙe Bonacieux pleura comme un vÙritable mercier, n'Ùtant pas du tout homme d'ÙpÙe, il nous l'a dit lui-mÚme. Le soir, vers les neuf heures, au moment oé il allait se dÙcider Ð se mettre au lit, il entendit des pas dans son corridor. Ces pas se rapprochØrent de son cachot, sa porte s'ouvrit, des gardes parurent. " Suivez-moi, dit un exempt qui venait Ð la suite des gardes. -- Vous suivre ! s'Ùcria Bonacieux ; vous suivre Ð cette heure-ci ! et oé cela, mon Dieu ? -- Oé nous avons l'ordre de vous conduire. -- Mais ce n'est pas une rÙponse, cela. -- C'est cependant la seule que nous puissions vous faire. -- Ah ! mon Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, pour cette fois je suis perdu ! " Et il suivit machinalement et sans rÙsistance les gardes qui venaient le quÙrir. Il prit le mÚme corridor qu'il avait dÙjÐ pris, traversa une premiØre cour, puis un second corps de logis ; enfin, Ð la porte de la cour d'entrÙe, il trouva une voiture entourÙe de quatre gardes Ð cheval. On le fit monter dans cette voiture, l'exempt se pla×a prØs de lui, on ferma la portiØre Ð clef, et tous deux se trouvØrent dans une prison roulante. La voiture se mit en mouvement, lente comme un char funØbre. A travers la grille cadenassÙe, le prisonnier apercevait les maisons et le pavÙ, voilÐ tout ; mais, en vÙritable Parisien qu'il Ùtait, Bonacieux reconnaissait chaque rue aux bornes, aux enseignes, aux rÙverbØres. Au moment d'arriver Ð Saint-Paul, lieu oé l'on exÙcutait les condamnÙs de la Bastille, il faillit s'Ùvanouir et se signa deux fois. Il avait cru que la voiture devait s'arrÚter lÐ. La voiture passa cependant. Plus loin, une grande terreur le prit encore, ce fut en cätoyant le cimetiØre Saint-Jean oé on enterrait les criminels d'Etat. Une seule chose le rassura un peu, c'est qu'avant de les enterrer on leur coupait gÙnÙralement la tÚte, et que sa tÚte Ð lui Ùtait encore sur ses Ùpaules. Mais lorsqu'il vit que la voiture prenait la route de la GrØve, qu'il aper×ut les toits aigus de l'Hätel de Ville, que la voiture s'engagea sous l'arcade, il crut que tout Ùtait fini pour lui, voulut se confesser Ð l'exempt, et, sur son refus, poussa des cris si pitoyables que l'exempt annon×a que, s'il continuait Ð l'assourdir ainsi, il lui mettrait un bÒillon. Cette menace rassura quelque peu Bonacieux : si l'on eët dë l'exÙcuter en GrØve, ce n'Ùtait pas la peine de le bÒillonner, puisqu'on Ùtait presque arrivÙ au lieu de l'exÙcution. En effet, la voiture traversa la place fatale sans s'arrÚter. Il ne restait plus Ð craindre que la Croix-du- Trahoir : la voiture en prit justement le chemin. Cette fois, il n'y avait plus de doute, c'Ùtait Ð la Croix-du-Trahoir qu'on exÙcutait les criminels subalternes. Bonacieux s'Ùtait flattÙ en se croyant digne de Saint-Paul ou de la place de GrØve : c'Ùtait Ð la Croix- du-Trahoir qu'allaient finir son voyage et sa destinÙe ! Il ne pouvait voir encore cette malheureuse croix, mais il la sentait en quelque sorte venir au-devant de lui. Lorsqu'il n'en fut plus qu'Ð une vingtaine de pas, il entendit une rumeur, et la voiture s'arrÚta. C'Ùtait plus que n'en pouvait supporter le pauvre Bonacieux, dÙjÐ ÙcrasÙ par les Ùmotions successives qu'il avait ÙprouvÙes ; il poussa un faible gÙmissement, qu'on eët pu prendre pour le dernier soupir d'un moribond, et il s'Ùvanouit. CHAPITRE XIV. L'HOMME DE MEUNG Ce rassemblement Ùtait produit non point par l'attente d'un homme qu'on devait pendre, mais par la contemplation d'un pendu. La voiture, arrÚtÙe un instant, reprit donc sa marche, traversa la foule, continua son chemin, enfila la rue Saint-HonorÙ, tourna la rue des Bons-Enfants et s'arrÚta devant une porte basse. La porte s'ouvrit, deux gardes re×urent dans leurs bras Bonacieux, soutenu par l'exempt ; on le poussa dans une allÙe, on lui fit monter un escalier, et on le dÙposa dans une antichambre. Tous ces mouvements s'Ùtaient opÙrÙs pour lui d'une fa×on machinale. Il avait marchÙ comme on marche en rÚve ; il avait entrevu les objets Ð travers un brouillard ; ses oreilles avaient per×u des sons sans les comprendre ; on eët pu l'exÙcuter dans ce moment qu'il n'eët pas fait un geste pour entreprendre sa dÙfense, qu'il n'eët pas poussÙ un cri pour implorer la pitiÙ. Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuyÙ au mur et les bras pendants, Ð l'endroit mÚme oé les gardes l'avaient dÙposÙ. Cependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyait aucun objet mena×ant, comme rien n'indiquait qu'il courët un danger rÙel, comme la banquette Ùtait convenablement rembourrÙe, comme la muraille Ùtait recouverte d'un beau cuir de Cordoue, comme de grands rideaux de damas rouge flottaient devant la fenÚtre, retenus par des embrasses d'or, il comprit peu Ð peu que sa frayeur Ùtait exagÙrÙe, et il commen×a de remuer la tÚte Ð droite et Ð gauche et de bas en haut. A ce mouvement, auquel personne ne s'opposa, il reprit un peu de courage et se risqua Ð ramener une jambe, puis l'autre ; enfin, en s'aidant de ses deux mains, il se souleva sur sa banquette et se trouva sur ses pieds. En ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une portiØre, continua d'Ùchanger encore quelques paroles avec une personne qui se trouvait dans la piØce voisine, et se retournant vers le prisonnier : " C'est vous qui vous nommez Bonacieux ? dit-il. -- Oui, Monsieur l'officier, balbutia le mercier, plus mort que vif, pour vous servir. -- Entrez " , dit l'officier. Et il s'effa×a pour que le mercier pët passer. Celui-ci obÙit sans rÙplique, et entra dans la chambre oé il paraissait Útre attendu. C'Ùtait un grand cabinet, aux murailles garnies d'armes offensives et dÙfensives, clos et ÙtouffÙ, et dans lequel il y avait dÙjÐ du feu, quoique l'on fët Ð peine Ð la fin du mois de septembre. Une table carrÙe, couverte de livres et de papiers sur lesquels Ùtait dÙroulÙ un plan immense de la ville de La Rochelle, tenait le milieu de l'appartement. Debout devant la cheminÙe Ùtait un homme de moyenne taille, Ð la mine haute et fiØre, aux yeux per×ants, au front large, Ð la figure amaigrie qu'allongeait encore une royale surmontÙe d'une paire de moustaches. Quoique cet homme eët trente-six Ð trente-sept ans Ð peine, cheveux, moustache et royale s'en allaient grisonnant. Cet homme, moins l'ÙpÙe, avait toute la mine d'un homme de guerre, et ses bottes de buffle encore lÙgØrement couvertes de poussiØre indiquaient qu'il avait montÙ Ð cheval dans la journÙe. Cet homme, c'Ùtait Armand-Jean Duplessis, cardinal de Richelieu, non point tel qu'on nous le reprÙsente, cassÙ comme un vieillard, souffrant comme un martyr, le corps brisÙ, la voix Ùteinte, enterrÙ dans un grand fauteuil comme dans une tombe anticipÙe, ne vivant plus que par la force de son gÙnie, et ne soutenant plus la lutte avec l'Europe que par l'Ùternelle application de sa pensÙe ; mais tel qu'il Ùtait rÙellement Ð cette Ùpoque, c'est-Ð-dire adroit et galant cavalier, faible de corps dÙjÐ, mais soutenu par cette puissance morale qui a fait de lui un des hommes les plus extraordinaires qui aient existÙ ; se prÙparant enfin, aprØs avoir soutenu le duc de Nevers dans son duchÙ de Mantoue, aprØs avoir pris NÞmes, Castres et UzØs, Ð chasser les Anglais de l'Þle de RÙ et Ð faire le siØge de La Rochelle. A la premiØre vue, rien ne dÙnotait donc le cardinal, et il Ùtait impossible Ð ceux-lÐ qui ne connaissaient point son visage de deviner devant qui ils se trouvaient. Le pauvre mercier demeura debout Ð la porte, tandis que les yeux du personnage que nous venons de dÙcrire se fixaient sur lui, et semblaient vouloir pÙnÙtrer jusqu'au fond du passÙ. " C'est lÐ ce Bonacieux ? demanda-t-il aprØs un moment de silence. -- Oui, Monseigneur, reprit l'officier. -- C'est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous. " L'officier prit sur la table les papiers dÙsignÙs, les remit Ð celui qui les demandait, s'inclina jusqu'Ð terre, et sortit. Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la Bastille. De temps en temps, l'homme de