n costume complet de cavalier, et je me rendis Ð un bal que donnait une dame de mes amies, et oé je savais que devait se trouver mon homme. C'Ùtait rue des Francs-Bourgeois, tout prØs de la Force. " En effet, mon officier y Ùtait ; je m'approchai de lui, comme il chantait un lai d'amour en regardant tendrement une femme, et je l'interrompis au beau milieu du second couplet. " -- Monsieur, lui dis-je, vous dÙplaÞt-il toujours que je retourne dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez-vous encore des coups de canne, s'il me prend fantaisie de vous dÙsobÙir ? " " L'officier me regarda avec Ùtonnement, puis il dit : " -- Que me voulez-vous, Monsieur ? Je ne vous connais pas. " -- Je suis, rÙpondis-je, le petit abbÙ qui lit les vies des saints et qui traduit Judith en vers. " -- Ah ! ah ! je me rappelle, dit l'officier en goguenardant ; que me voulez-vous ? " -- Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un tour de promenade avec moi. " -- Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le plus grand plaisir. " -- Non, pas demain matin, s'il vous plaÞt, tout de suite. " -- Si vous l'exigez absolument... " -- Mais oui, je l'exige. " -- Alors, sortons. Mesdames, dit l'officier, ne vous dÙrangez pas. Le temps de tuer Monsieur seulement, et je reviens vous achever le dernier couplet. " " Nous sortÞmes. " Je le menai rue Payenne, juste Ð l'endroit oé un an auparavant, heure pour heure, il m'avait fait le compliment que je vous ai rapportÙ. Il faisait un clair de lune superbe. Nous mÞmes l'ÙpÙe Ð la main, et Ð la premiØre passe, je le tuai roide. -- Diable ! fit d'Artagnan. -- Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas revenir leur chanteur, et qu'on le trouva rue Payenne avec un grand coup d'ÙpÙe au travers du corps, on pensa que c'Ùtait moi qui l'avait accommodÙ ainsi, et la chose fit scandale. Je fus donc pour quelque temps forcÙ de renoncer Ð la soutane. Athos, dont je fis la connaissance Ð cette Ùpoque, et Porthos, qui m'avait, en dehors de mes le×ons d'escrime, appris quelques bottes gaillardes, me dÙcidØrent Ð demander une casaque de mousquetaire. Le roi avait fort aimÙ mon pØre, tuÙ au siØge d'Arras, et l'on m'accorda cette casaque. Vous comprenez donc qu'aujourd'hui le moment est venu pour moi de rentrer dans le sein de l'Eglise. -- Et pourquoi aujourd'hui plutät qu'hier et que demain ? Que vous est- il donc arrivÙ aujourd'hui, qui vous donne de si mÙchantes idÙes ? -- Cette blessure, mon cher d'Artagnan, m'a ÙtÙ un avertissement du Ciel. -- Cette blessure ? bah ! elle est Ð peu prØs guÙrie, et je suis sër qu'aujourd'hui ce n'est pas celle-lÐ qui vous fait le plus souffrir. -- Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant. -- Vous en avez une au coeur, Aramis, une plus vive et plus sanglante, une blessure faite par une femme. " L'oeil d'Aramis Ùtincela malgrÙ lui. " Ah ! dit-il en dissimulant son Ùmotion sous une feinte nÙgligence, ne parlez pas de ces choses-lÐ ; moi, penser Ð ces choses-lÐ ! avoir des chagrins d'amour ? Vanitas vanitatum ! Me serais-je donc, Ð votre avis, retournÙ la cervelle, et pour qui ? pour quelque grisette, pour quelque fille de chambre, Ð qui j'aurais fait la cour dans une garnison, fi ! -- Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos visÙes plus haut. -- Plus haut ? et que suis-je pour avoir tant d'ambition ? un pauvre mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les servitudes et se trouve grandement dÙplacÙ dans le monde ! -- Aramis, Aramis ! s'Ùcria d'Artagnan en regardant son ami avec un air de doute. -- PoussiØre, je rentre dans la poussiØre. La vie est pleine d'humiliations et de douleurs, continua-t-il en s'assombrissant ; tous les fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour Ð tour dans la main de l'homme, surtout les fils d'or. O mon cher d'Artagnan ! reprit Aramis en donnant Ð sa voix une lÙgØre teinte d'amertume, croyez-moi, cachez bien vos plaies quand vous en aurez. Le silence est la derniØre joie des malheureux ; gardez-vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos douleurs, les curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d'un daim blessÙ. -- HÙlas, mon cher Aramis, dit d'Artagnan en poussant Ð son tour un profond soupir, c'est mon histoire Ð moi-mÚme que vous faites lÐ. -- Comment ? -- Oui, une femme que j'aimais, que j'adorais, vient de m'Útre enlevÙe de force. Je ne sais pas oé elle est, oé on l'a conduite ; elle est peut-Útre prisonniØre, elle est peut-Útre morte. -- Mais vous avez au moins la consolation de vous dire qu'elle ne vous a pas quittÙ volontairement ; que si vous n'avez point de ses nouvelles, c'est que toute communication avec vous lui est interdite, tandis que... -- Tandis que... -- Rien, reprit Aramis, rien. -- Ainsi, vous renoncez Ð jamais au monde ;, c'est un parti pris, une rÙsolution arrÚtÙe ? -- A tout jamais. Vous Útes mon ami aujourd'hui, demain vous ne serez plus pour moi qu'une ombre ; oé plutät mÚme, vous n'existerez plus. Quant au monde, c'est un sÙpulcre et pas autre chose. -- Diable ! c'est fort triste ce que vous me dites lÐ. -- Que voulez-vous ! ma vocation m'attire, elle m'enlØve. " D'Artagnan sourit et ne rÙpondit point. Aramis continua : " Et cependant, tandis que je tiens encore Ð la terre, j'eusse voulu vous parler de vous, de nos amis. -- Et moi, dit d'Artagnan, j'eusse voulu vous parler de vous-mÚme, mais je vous vois si dÙtachÙ de tout ; les amours, vous en faites fi ; les amis sont des ombres, le monde est un sÙpulcre. -- HÙlas ! vous le verrez par vous-mÚme, dit Aramis avec un soupir. -- N'en parlons donc plus, dit d'Artagnan, et brëlons cette lettre qui, sans doute, vous annon×ait quelque nouvelle infidÙlitÙ de votre grisette ou de votre fille de chambre. -- Quelle lettre ? s'Ùcria vivement Aramis. -- Une lettre qui Ùtait venue chez vous en votre absence et qu'on m'a remise pour vous. -- Mais de qui cette lettre ? -- Ah ! de quelque suivante ÙplorÙe, de quelque grisette au dÙsespoir ; la fille de chambre de Mme de Chevreuse peut-Útre, qui aura ÙtÙ obligÙe de retourner Ð Tours avec sa maÞtresse, et qui, pour se faire pimpante, aura pris du papier parfumÙ et aura cachetÙ sa lettre avec une couronne de duchesse. -- Que dites-vous lÐ ? -- Tiens, je l'aurai perdue ! dit sournoisement le jeune homme en faisant semblant de chercher. Heureusement que le monde est un sÙpulcre, que les hommes et par consÙquent les femmes sont des ombres, que l'amour est un sentiment dont vous faites fi ! -- Ah ! d'Artagnan, d'Artagnan ! s'Ùcria Aramis, tu me fais mourir ! -- Enfin, la voici ! " dit d'Artagnan. Et il tira la lettre de sa poche. Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutät la dÙvora ; son visage rayonnait. " Il paraÞt que la suivante Ð un beau style, dit nonchalamment le messager. -- Merci, d'Artagnan ! s'Ùcria Aramis presque en dÙlire. Elle a ÙtÙ forcÙe de retourner Ð Tours ; elle ne m'est pas infidØle, elle m'aime toujours. Viens, mon ami, viens que je t'embrasse ; le bonheur m'Ùtouffe ! " Et les deux amis se mirent Ð danser autour du vÙnÙrable saint Chrysostome, piÙtinant bravement les feuillets de la thØse qui avaient roulÙ sur le parquet. En ce moment, Bazin entrait avec les Ùpinards et l'omelette. " Fuis, malheureux ! s'Ùcria Aramis en lui jetant sa calotte au visage ; retourne d'oé tu viens, remporte ces horribles lÙgumes et cet affreux entremets ! demande un liØvre piquÙ, un chapon gras, un gigot Ð l'ail et quatre bouteilles de vieux bourgogne. " Bazin, qui regardait son maÞtre et qui ne comprenait rien Ð ce changement, laissa mÙlancoliquement glisser l'omelette dans les Ùpinards, et les Ùpinards sur le parquet. " VoilÐ le moment de consacrer votre existence au Roi des Rois, dit d'Artagnan, si vous tenez Ð lui faire une politesse : Non inutile desiderium in oblatione . -- Allez-vous-en au diable avec votre latin ! Mon cher d'Artagnan, buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup, et racontez-moi un peu ce qu'on fait lÐ-bas. " CHAPITRE XXVII. LA FEMME D ATHOS " Il reste maintenant Ð savoir des nouvelles d'Athos " , dit d'Artagnan au fringant Aramis, quand il l'eut mis au courant de ce qui s'Ùtait passÙ dans la capitale depuis leur dÙpart, et qu'un excellent dÞner leur eut fait oublier Ð l'un sa thØse, Ð l'autre sa fatigue. " Croyez-vous donc qu'il lui soit arrivÙ malheur ? demanda Aramis. Athos est si froid, si brave et manie si habilement son ÙpÙe. -- Oui, sans doute, et personne ne reconnaÞt mieux que moi le courage et l'adresse d'Athos, mais j'aime mieux sur mon ÙpÙe le choc des lances que celui des bÒtons ; je crains qu'Athos n'ait ÙtÙ ÙtrillÙ par de la valetaille, les valets sont gens qui frappent fort et ne finissent pas tät. VoilÐ pourquoi, je vous l'avoue, je voudrais repartir le plus tät possible. -- Je tÒcherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je ne me sente guØre en Ùtat de monter Ð cheval. Hier, j'essayai de la discipline que vous voyez sur ce mur, et la douleur m'empÚcha de continuer ce pieux exercice. -- C'est qu'aussi, mon cher ami, on n'a jamais vu essayer de guÙrir un coup d'escopette avec des coups de martinet ; mais vous Ùtiez malade, et la maladie rend la tÚte faible, ce qui fait que je vous excuse. -- Et quand partez-vous ? -- Demain, au point du jour ; reposez-vous de votre mieux cette nuit, et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble. -- A demain donc, dit Aramis ; car tout de fer que vous Útes, vous devez avoir besoin de repos. " Le lendemain, lorsque d'Artagnan entra chez Aramis, il le trouva Ð sa fenÚtre. " Que regardez-vous donc lÐ ? demanda d'Artagnan. -- Ma foi ! J'admire ces trois magnifiques chevaux que les gar×ons d'Ùcurie tiennent en bride ; c'est un plaisir de prince que de voyager sur de pareilles montures. -- Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir-lÐ, car l'un de ces chevaux est Ð vous. -- Ah ! bah ! et lequel ? -- Celui des trois que vous voudrez : je n'ai pas de prÙfÙrence. -- Et le riche capara×on qui le couvre est Ð moi aussi ? -- Sans doute. -- Vous voulez rire, d'Artagnan. -- Je ne ris plus depuis que vous parlez fran×ais. -- C'est pour moi, ces fontes dorÙes, cette housse de velours, cette selle chevillÙe d'argent ? -- A vous-mÚme, comme le cheval qui piaffe est Ð moi, comme cet autre cheval qui caracole est Ð Athos. -- Peste ! ce sont trois bÚtes superbes. -- Je suis flattÙ qu'elles soient de votre goët. -- C'est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-lÐ ? -- A coup sër, ce n'est point le cardinal, mais ne vous inquiÙtez pas d'oé ils viennent, et songez seulement qu'un des trois est votre propriÙtÙ. -- Je prends celui que tient le valet roux. -- A merveille ! -- Vive Dieu ! s'Ùcria Aramis, voilÐ qui me fait passer le reste de ma douleur ; je monterais lÐ-dessus avec trente balles dans le corps. Ah ! sur mon Òme, les beaux Ùtriers ! HolÐ ! Bazin, venez ×Ð, et Ð l'instant mÚme. " Bazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la porte. " Fourbissez mon ÙpÙe, redressez mon feutre, brossez mon manteau, et chargez mes pistolets ! dit Aramis. -- Cette derniØre recommandation est inutile, interrompit d'Artagnan : il y a des pistolets chargÙs dans vos fontes. " Bazin soupira. " Allons, maÞtre Bazin, tranquillisez-vous, dit d'Artagnan ; on gagne le royaume des cieux dans toutes les conditions. -- Monsieur Ùtait dÙjÐ si bon thÙologien ! dit Bazin presque larmoyant ; il fët devenu ÙvÚque et peut-Útre cardinal. -- Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, rÙflÙchis un peu ; Ð quoi sert d'Útre homme d'Eglise, je te prie ? on n'Ùvite pas pour cela d'aller faire la guerre ; tu vois bien que le cardinal va faire la premiØre campagne avec le pot en tÚte et la pertuisane au poing ; et M. de Nogaret de La Valette, qu'en dis-tu ? il est cardinal aussi ; demande Ð son laquais combien de fois il lui a fait de la charpie. -- HÙlas ! soupira Bazin, je le sais, Monsieur, tout est bouleversÙ dans le monde aujourd'hui. " Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquais Ùtaient descendus. " Tiens-moi l'Ùtrier, Bazin " , dit Aramis. Et Aramis s'Ùlan×a en selle avec sa grÒce et sa lÙgØretÙ ordinaire ; mais aprØs quelques voltes et quelques courbettes du noble animal, son cavalier ressentit des douleurs tellement insupportables, qu'il pÒlit et chancela. D'Artagnan qui, dans la prÙvision de cet accident, ne l'avait pas perdu des yeux, s'Ùlan×a vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit Ð sa chambre. " C'est bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j'irai seul Ð la recherche d'Athos. -- Vous Útes un homme d'airain, lui dit Aramis. -- Non, j'ai du bonheur, voilÐ tout ; mais comment allez-vous vivre en m'attendant ? plus de thØse, plus de glose sur les doigts et les bÙnÙdictions, hein ? " Aramis sourit. " Je ferai des vers, dit-il. -- Oui, des vers parfumÙs Ð l'odeur du billet de la suivante de Mme de Chevreuse. Enseignez donc la prosodie Ð Bazin, cela le consolera. Quant au cheval, montez-le tous les jours un peu, et cela vous habituera aux manoeuvres. -- Oh ! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me retrouverez prÚt Ð vous suivre. " Ils se dirent adieu et, dix minutes aprØs, d'Artagnan, aprØs avoir recommandÙ son ami Ð Bazin et Ð l'hätesse, trottait dans la direction d'Amiens. Comment allait-il retrouver Athos, et mÚme le retrouverait-il ? La position dans laquelle il l'avait laissÙ Ùtait critique ; il pouvait bien avoir succombÙ. Cette idÙe, en assombrissant son front, lui arracha quelques soupirs et lui fit formuler tout bas quelques serments de vengeance. De tous ses amis, Athos Ùtait le plus ÒgÙ, et partant le moins rapprochÙ en apparence de ses goëts et de ses sympathies. Cependant il avait pour ce gentilhomme une prÙfÙrence marquÙe. L'air noble et distinguÙ d'Athos, ces Ùclairs de grandeur qui jaillissaient de temps en temps de l'ombre oé il se tenait volontairement enfermÙ, cette inaltÙrable ÙgalitÙ d'humeur qui en faisait le plus facile compagnon de la terre, cette gaietÙ forcÙe et mordante, cette bravoure qu'on eët appelÙe aveugle si elle n'eët ÙtÙ le rÙsultat du plus rare sang- froid, tant de qualitÙs attiraient plus que l'estime, plus que l'amitiÙ de d'Artagnan, elles attiraient son admiration. En effet, considÙrÙ mÚme auprØs de M. de TrÙville, l'ÙlÙgant et noble courtisan, Athos, dans ses jours de belle humeur, pouvait soutenir avantageusement la comparaison ; il Ùtait de taille moyenne, mais cette taille Ùtait si admirablement prise et si bien proportionnÙe, que, plus d'une fois, dans ses luttes avec Porthos, il avait fait plier le gÙant dont la force physique Ùtait devenue proverbiale parmi les mousquetaires ; sa tÚte, aux yeux per×ants, au nez droit, au menton dessinÙ comme celui de Brutus, avait un caractØre indÙfinissable de grandeur et de grÒce ; ses mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le dÙsespoir d'Aramis, qui cultivait les siennes Ð grand renfort de pÒte d'amandes et d'huile parfumÙe ; le son de sa voix Ùtait pÙnÙtrant et mÙlodieux tout Ð la fois, et puis, ce qu'il y avait d'indÙfinissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et petit, c'Ùtait cette science dÙlicate du monde et des usages de la plus brillante sociÙtÙ, cette habitude de bonne maison qui per×ait comme Ð son insu dans ses moindres actions. S'agissait-il d'un repas, Athos l'ordonnait mieux qu'aucun homme du monde, pla×ant chaque convive Ð la place et au rang que lui avaient faits ses ancÚtres ou qu'il s'Ùtait faits lui-mÚme. S'agissait-il de science hÙraldique, Athos connaissait toutes les familles nobles du royaume, leur gÙnÙalogie, leurs alliances, leurs armes et l'origine de leurs armes. L'Ùtiquette n'avait pas de minuties qui lui fussent ÙtrangØres, il savait quels Ùtaient les droits des grands propriÙtaires, il connaissait Ð fond la vÙnerie et la fauconnerie, et un jour il avait, en causant de ce grand art, ÙtonnÙ le roi Louis XIII lui-mÚme, qui cependant y Ùtait passÙ maÞtre. Comme tous les grands seigneurs de cette Ùpoque, il montait Ð cheval et faisait des armes dans la perfection. Il y a plus : son Ùducation avait ÙtÙ si peu nÙgligÙe, mÚme sous le rapport des Ùtudes scolastiques, si rares Ð cette Ùpoque chez les gentilshommes, qu'il souriait aux bribes de latin que dÙtachait Aramis, et qu'avait l'air de comprendre Porthos ; deux ou trois fois mÚme, au grand Ùtonnement de ses amis, il lui Ùtait arrivÙ lorsque Aramis laissait Ùchapper quelque erreur de rudiment, de remettre un verbe Ð son temps et un nom Ð son cas. En outre, sa probitÙ Ùtait inattaquable, dans ce siØcle oé les hommes de guerre transigeaient si facilement avec leur religion et leur conscience, les amants avec la dÙlicatesse rigoureuse de nos jours, et les pauvres avec le septiØme commandement de Dieu. C'Ùtait donc un homme fort extraordinaire qu'Athos. Et cependant, on voyait cette nature si distinguÙe, cette crÙature si belle, cette essence si fine, tourner insensiblement vers la vie matÙrielle, comme les vieillards tournent vers l'imbÙcillitÙ physique et morale. Athos, dans ses heures de privation, et ces heures Ùtaient frÙquentes, s'Ùteignait dans toute sa partie lumineuse, et son cätÙ brillant disparaissait comme dans une profonde nuit. Alors, le demi-dieu Ùvanoui, il restait Ð peine un homme. La tÚte basse, l'oeil terne, la parole lourde et pÙnible, Athos regardait pendant de longues heures soit sa bouteille et son verre, soit Grimaud, qui, habituÙ Ð lui obÙir par signes, lisait dans le regard atone de son maÞtre jusqu'Ð son moindre dÙsir, qu'il satisfaisait aussität. La rÙunion des quatre amis avait-elle lieu dans un de ces moments-lÐ, un mot, ÙchappÙ avec un violent effort, Ùtait tout le contingent qu'Athos fournissait Ð la conversation. En Ùchange, Athos Ð lui seul buvait comme quatre, et cela sans qu'il y parët autrement que par un froncement de sourcil plus indiquÙ et par une tristesse plus profonde. D'Artagnan, dont nous connaissons l'esprit investigateur et pÙnÙtrant, n'avait, quelque intÙrÚt qu'il eët Ð satisfaire sa curiositÙ sur ce sujet, pu encore assigner aucune cause Ð ce marasme, ni en noter les occurrences. Jamais Athos ne recevait de lettres, jamais Athos ne faisait aucune dÙmarche qui ne fët connue de tous ses amis. On ne pouvait dire que ce fët le vin qui lui donnÒt cette tristesse, car au contraire il ne buvait que pour combattre cette tristesse, que ce remØde, comme nous l'avons dit, rendait plus sombre encore. On ne pouvait attribuer cet excØs d'humeur noire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui accompagnait de ses chants ou de ses jurons toutes les variations de la chance, Athos, lorsqu'il avait gagnÙ, demeurait aussi impassible que lorsqu'il avait perdu. On l'avait vu, au cercle des mousquetaires, gagner un soir trois mille pistoles, les perdre jusqu'au ceinturon brodÙ d'or des jours de gala ; regagner tout cela, plus cent louis, sans que son beau sourcil noir eët haussÙ ou baissÙ d'une demi-ligne, sans que ses mains eussent perdu leur nuance nacrÙe, sans que sa conversation, qui Ùtait agrÙable ce soir-lÐ, eët cessÙ d'Útre calme et agrÙable. Ce n'Ùtait pas non plus, comme chez nos voisins les Anglais, une influence atmosphÙrique qui assombrissait son visage, car cette tristesse devenait plus intense en gÙnÙral vers les beaux jours de l'annÙe ; juin et juillet Ùtaient les mois terribles d'Athos. Pour le prÙsent, il n'avait pas de chagrin, il haussait les Ùpaules quand on lui parlait de l'avenir ; son secret Ùtait donc dans le passÙ, comme on l'avait dit vaguement Ð d'Artagnan. Cette teinte mystÙrieuse rÙpandue sur toute sa personne rendait encore plus intÙressant l'homme dont jamais les yeux ni la bouche, dans l'ivresse la plus complØte, n'avaient rien rÙvÙlÙ, quelle que fët l'adresse des questions dirigÙes contre lui. " Eh bien, pensait d'Artagnan, le pauvre Athos est peut-Útre mort Ð cette heure, et mort par ma faute, car c'est moi qui l'ai entraÞnÙ dans cette affaire, dont il ignorait l'origine, dont il ignorera le rÙsultat et dont il ne devait tirer aucun profit. -- Sans compter, Monsieur, rÙpondait Planchet, que nous lui devons probablement la vie. Vous rappelez-vous comme il a criÙ : " Au large, d'Artagnan ! je suis pris. " Et aprØs avoir dÙchargÙ ses deux pistolets, quel bruit terrible il faisait avec son ÙpÙe ! On eët dit vingt hommes, ou plutät vingt diables enragÙs ! " Et ces mots redoublaient l'ardeur de d'Artagnan, qui excitait son cheval, lequel n'ayant pas besoin d'Útre excitÙ emportait son cavalier au galop. Vers onze heures du matin, on aper×ut Amiens ; Ð onze heures et demie, on Ùtait Ð la porte de l'auberge maudite. D'Artagnan avait souvent mÙditÙ contre l'häte perfide une de ces bonnes vengeances qui consolent, rien qu'en espÙrance. Il entra donc dans l'hätellerie, le feutre sur les yeux, la main gauche sur le pommeau de l'ÙpÙe et faisant siffler sa cravache de la main droite. " Me reconnaissez-vous ? dit-il Ð l'häte, qui s'avan×ait pour le saluer. -- Je n'ai pas cet honneur, Monseigneur, rÙpondit celui-ci les yeux encore Ùblouis du brillant Ùquipage avec lequel d'Artagnan se prÙsentait. -- Ah ! vous ne me connaissez pas ! -- Non, Monseigneur. -- Eh bien, deux mots vont vous rendre la mÙmoire. Qu'avez-vous fait de ce gentilhomme Ð qui vous eëtes l'audace, voici quinze jours passÙs Ð peu prØs, d'intenter une accusation de fausse monnaie ? " L'häte pÒlit, car d'Artagnan avait pris l'attitude la plus mena×ante, et Planchet se modelait sur son maÞtre. " Ah ! Monseigneur, ne m'en parlez pas, s'Ùcria l'häte de son ton de voix le plus larmoyant ; ah ! Seigneur, combien j'ai payÙ cette faute ! Ah ! malheureux que je suis ! -- Ce gentilhomme, vous dis-je, qu'est-il devenu ? -- Daignez m'Ùcouter, Monseigneur, et soyez clÙment. Voyons, asseyez-vous, par grÒce ! " D'Artagnan, muet de colØre et d'inquiÙtude, s'assit, mena×ant comme un juge. Planchet s'adossa fiØrement Ð son fauteuil. " Voici l'histoire, Monseigneur, reprit l'häte tout tremblant, car je vous reconnais Ð cette heure ; c'est vous qui Útes parti quand j'eus ce malheureux dÙmÚlÙ avec ce gentilhomme dont vous parlez. -- Oui, c'est moi ; ainsi vous voyez bien que vous n'avez pas de grÒce Ð attendre si vous ne dites pas toute la vÙritÙ. -- Aussi veuillez m'Ùcouter, et vous la saurez tout entiØre. -- J'Ùcoute. -- J'avais ÙtÙ prÙvenu par les autoritÙs qu'un faux-monnayeur cÙlØbre arriverait Ð mon auberge avec plusieurs de ses compagnons, tous dÙguisÙs sous le costume de gardes ou de mousquetaires. Vos chevaux, vos laquais, votre figure, Messeigneurs, tout m'avait ÙtÙ dÙpeint. -- AprØs, aprØs ? dit d'Artagnan, qui reconnut bien vite d'oé venait le signalement si exactement donnÙ. -- Je pris donc, d'aprØs les ordres de l'autoritÙ, qui m'envoya un renfort de six hommes, telles mesures que je crus urgentes afin de m'assurer de la personne des prÙtendus faux-monnayeurs. -- Encore ! dit d'Artagnan, Ð qui ce mot de faux-monnayeur Ùchauffait terriblement les oreilles. -- Pardonnez-moi, Monseigneur, de dire de telles choses, mais elles sont justement mon excuse. L'autoritÙ m'avait fait peur, et vous savez qu'un aubergiste doit mÙnager l'autoritÙ. -- Mais encore une fois, ce gentilhomme, oé est-il ? qu'est-il devenu ? Est-il mort ? est-il vivant ? -- Patience, Monseigneur, nous y voici. Il arriva donc ce que vous savez, et dont votre dÙpart prÙcipitÙ, ajouta l'häte avec une finesse qui n'Ùchappa point Ð d'Artagnan, semblait autoriser l'issue. Ce gentilhomme votre ami se dÙfendit en dÙsespÙrÙ. Son valet, qui, par un malheur imprÙvu, avait cherchÙ querelle aux gens de l'autoritÙ, dÙguisÙs en gar×ons d'Ùcurie... -- Ah ! misÙrable ! s'Ùcria d'Artagnan, vous Ùtiez tous d'accord, et je ne sais Ð quoi tient que je ne vous extermine tous ! -- HÙlas ! non, Monseigneur, nous n'Ùtions pas tous d'accord, et vous l'allez bien voir. Monsieur votre ami (pardon de ne point l'appeler par le nom honorable qu'il porte sans doute, mais nous ignorons ce nom), Monsieur votre ami, aprØs avoir mis hors de combat deux hommes de ses deux coups de pistolet, battit en retraite en se dÙfendant avec son ÙpÙe dont il estropia encore un de mes hommes, et d'un coup du plat de laquelle il m'Ùtourdit. -- Mais, bourreau, finiras-tu ? dit d'Artagnan. Athos, que devient Athos ? -- En battant en retraite, comme j'ai dit Ð Monseigneur, il trouva derriØre lui l'escalier de la cave, et comme la porte Ùtait ouverte, il tira la clef Ð lui et se barricada en dedans. Comme on Ùtait sër de le retrouver lÐ, on le laissa libre. -- Oui, dit d'Artagnan, on ne tenait pas tout Ð fait Ð le tuer, on ne cherchait qu'Ð l'emprisonner. -- Juste Dieu ! Ð l'emprisonner, Monseigneur ? il s'emprisonna bien lui- mÚme, je vous le jure. D'abord il avait fait de rude besogne, un homme Ùtait tuÙ sur le coup, et deux autres Ùtaient blessÙs griØvement. Le mort et les deux blessÙs furent emportÙs par leurs camarades, et jamais je n'ai plus entendu parler ni des uns, ni des autres. Moi-mÚme, quand je repris mes sens, j'allai trouver M. le gouverneur, auquel je racontai tout ce qui s'Ùtait passÙ, et auquel je demandai ce que je devais faire du prisonnier. Mais M. le gouverneur eut l'air de tomber des nues ; il me dit qu'il ignorait complØtement ce que je voulais dire, que les ordres qui m'Ùtaient parvenus n'Ùmanaient pas de lui, et que si j'avais le malheur de dire Ð qui que ce fët qu'il Ùtait pour quelque chose dans toute cette ÙchauffourÙe, il me ferait pendre. Il paraÞt que je m'Ùtais trompÙ, Monsieur, que j'avais arrÚtÙ l'un pour l'autre, et que celui qu'on devait arrÚter Ùtait sauvÙ. -- Mais Athos ? s'Ùcria d'Artagnan, dont l'impatience se doublait de l'abandon oé l'autoritÙ laissait la chose ; Athos, qu'est-il devenu ? -- Comme j'avais hÒte de rÙparer mes torts envers le prisonnier, reprit l'aubergiste, je m'acheminai vers la cave afin de lui rendre sa libertÙ. Ah ! Monsieur, ce n'Ùtait plus un homme, c'Ùtait un diable. A cette proposition de libertÙ, il dÙclara que c'Ùtait un piØge qu'on lui tendait et qu'avant de sortir il entendait imposer ses conditions. Je lui dis bien humblement, car je ne me dissimulais pas la mauvaise position oé je m'Ùtais mis en portant la main sur un mousquetaire de Sa MajestÙ, je lui dis que j'Ùtais prÚt Ð me soumettre Ð ses conditions. " -- D'abord, dit-il, je veux qu'on me rende mon valet tout armÙ. " " On s'empressa d'obÙir Ð cet ordre ; car vous comprenez bien, Monsieur, que nous Ùtions disposÙs Ð faire tout ce que voudrait votre ami. M. Grimaud (il a dit ce nom, celui-lÐ, quoiqu'il ne parle pas beaucoup), M. Grimaud fut donc descendu Ð la cave, tout blessÙ qu'il Ùtait ; alors, son maÞtre l'ayant re×u, rebarricada la porte et nous ordonna de rester dans notre boutique. -- Mais enfin, s'Ùcria d'Artagnan, oé est-il ? oé est Athos ? -- Dans la cave, Monsieur. -- Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave depuis ce temps-lÐ ? -- BontÙ divine ! Non, Monsieur. Nous, le retenir dans la cave ! Vous ne savez donc pas ce qu'il y fait, dans la cave ! Ah ! si vous pouviez l'en faire sortir, Monsieur, je vous en serais reconnaissant toute ma vie, vous adorerais comme mon patron. -- Alors il est lÐ, je le retrouverai lÐ ? -- Sans doute, Monsieur, il s'est obstinÙ Ð y rester. Tous les jours, on lui passe par le soupirail du pain au bout d'une fourche, et de la viande quand il en demande ; mais, hÙlas ! ce n'est pas de pain et de viande qu'il fait la plus grande consommation. Une fois, j'ai essayÙ de descendre avec deux de mes gar×ons, mais il est entrÙ dans une terrible fureur. J'ai entendu le bruit de ses pistolets qu'il armait et de son mousqueton qu'armait son domestique. Puis, comme nous leur demandions quelles Ùtaient leurs intentions, le maÞtre a rÙpondu qu'ils avaient quarante coups Ð tirer lui et son laquais, et qu'ils les tireraient jusqu'au dernier plutät que de permettre qu'un seul de nous mÞt le pied dans la cave. Alors, Monsieur, j'ai ÙtÙ me plaindre au gouverneur, lequel m'a rÙpondu que je n'avais que ce que je mÙritais, et que cela m'apprendrait Ð insulter les honorables seigneurs qui prenaient gÞte chez moi. -- De sorte que, depuis ce temps ?... reprit d'Artagnan ne pouvant s'empÚcher de rire de la figure piteuse de son häte. -- De sorte que, depuis ce temps, Monsieur, continua celui-ci, nous menons la vie la plus triste qui se puisse voir ; car, Monsieur, il faut que vous sachiez que toutes nos provisions sont dans la cave ; il y a notre vin en bouteilles et notre vin en piØce, la biØre, l'huile et les Ùpices, le lard et les saucissons ; et comme il nous est dÙfendu d'y descendre, nous sommes forcÙs de refuser le boire et le manger aux voyageurs qui nous arrivent, de sorte que tous les jours notre hätellerie se perd. Encore une semaine avec votre ami dans ma cave, et nous sommes ruinÙs. -- Et ce sera justice, dräle. Ne voyait-on pas bien, Ð notre mine, que nous Ùtions gens de qualitÙ et non faussaires, dites ? -- Oui, Monsieur, oui, vous avez raison, dit l'häte. Mais tenez, tenez, le voilÐ qui s'emporte. -- Sans doute qu'on l'aura troublÙ, dit d'Artagnan. -- Mais il faut bien qu'on le trouble, s'Ùcria l'häte ; il vient de nous arriver deux gentilshommes anglais. -- Eh bien ? -- Eh bien, les Anglais aiment le bon vin, comme vous savez, Monsieur ; ceux-ci ont demandÙ du meilleur. Ma femme alors aura sollicitÙ de M. Athos la permission d'entrer pour satisfaire ces Messieurs ; et il aura refusÙ comme de coutume. Ah ! bontÙ divine ! voilÐ le sabbat qui redouble ! " D'Artagnan, en effet, entendit mener un grand bruit du cätÙ de la cave ; il se leva et, prÙcÙdÙ de l'häte qui se tordait les mains, et suivi de Planchet qui tenait son mousqueton tout armÙ, il s'approcha du lieu de la scØne. Les deux gentilshommes Ùtaient exaspÙrÙs, ils avaient fait une longue course et mouraient de faim et de soif. " Mais c'est une tyrannie, s'Ùcriaient-ils en trØs bon fran×ais, quoique avec un accent Ùtranger, que ce maÞtre fou ne veuille pas laisser Ð ces bonnes gens l'usage de leur vin. ·Ð, nous allons enfoncer la porte, et s'il est trop enragÙ, eh bien ! nous le tuerons. -- Tout beau, Messieurs ! dit d'Artagnan en tirant ses pistolets de sa ceinture ; vous ne tuerez personne, s'il vous plaÞt. -- Bon, bon, disait derriØre la porte la voix calme d'Athos, qu'on les laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et nous allons voir. " Tout braves qu'ils paraissaient Útre, les deux gentilshommes anglais se regardØrent en hÙsitant ; on eët dit qu'il y avait dans cette cave un de ces ogres famÙliques, gigantesques hÙros des lÙgendes populaires, et dont nul ne force impunÙment la caverne. Il y eut un moment de silence ; mais enfin les deux Anglais eurent honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit les cinq ou six marches dont se composait l'escalier et donna dans la porte un coup de pied Ð fendre une muraille. " Planchet, dit d'Artagnan en armant ses pistolets, je me charge de celui qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah ! Messieurs ! vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va vous en donner ! -- Mon Dieu, s'Ùcria la voix creuse d'Athos, j'entends d'Artagnan, ce me semble. -- En effet, dit d'Artagnan en haussant la voix Ð son tour, c'est moi- mÚme, mon ami. -- Ah ! bon ! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces enfonceurs de portes. " Les gentilshommes avaient mis l'ÙpÙe Ð la main, mais ils se trouvaient pris entre deux feux ; ils hÙsitØrent un instant encore ; mais, comme la premiØre fois, l'orgueil l'emporta, et un second coup de pied fit craquer la porte dans toute sa hauteur. " Range-toi, d'Artagnan, range-toi, cria Athos, range-toi, je vais tirer. -- Messieurs, dit d'Artagnan, que la rÙflexion n'abandonnait jamais, Messieurs, songez-y ! De la patience, Athos. Vous vous engagez lÐ dans une mauvaise affaire, et vous allez Útre criblÙs. Voici mon valet et moi qui vous lÒcherons trois coups de feu, autant vous arriveront de la cave ; puis nous aurons encore nos ÙpÙes, dont, je vous assure, mon ami et moi nous jouons passablement. Laissez-moi faire vos affaires et les miennes. Tout Ð l'heure vous aurez Ð boire, je vous en donne ma parole. -- S'il en reste " , grogna la voix railleuse d'Athos. L'hätelier sentit une sueur froide couler le long de son Ùchine. " Comment, s'il en reste ! murmura-t-il. -- Que diable ! il en restera, reprit d'Artagnan ; soyez donc tranquille, Ð eux deux ils n'auront pas bu toute la cave. Messieurs, remettez vos ÙpÙes au fourreau. -- Eh bien, vous, remettez vos pistolets Ð votre ceinture. -- Volontiers. " Et d'Artagnan donna l'exemple. Puis, se retournant vers Planchet, il lui fit signe de dÙsarmer son mousqueton. Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs ÙpÙes au fourreau. On leur raconta l'histoire de l'emprisonnement d'Athos. Et comme ils Ùtaient bons gentilshommes, ils donnØrent tort Ð l'hätelier. " Maintenant, Messieurs, dit d'Artagnan, remontez chez vous, et, dans dix minutes, je vous rÙponds qu'on vous y portera tout ce que vous pourrez dÙsirer. " Les Anglais saluØrent et sortirent. " Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit d'Artagnan, ouvrez-moi la porte, je vous en prie. -- A l'instant mÚme " , dit Athos. Alors on entendit un grand bruit de fagots entrechoquÙs et de poutres gÙmissantes : c'Ùtaient les contrescarpes et les bastions d'Athos, que l'assiÙgÙ dÙmolissait lui-mÚme. Un instant aprØs, la porte s'Ùbranla, et l'on vit paraÞtre la tÚte pÒle d'Athos qui, d'un coup d'oeil rapide, explorait les environs. D'Artagnan se jeta Ð son cou et l'embrassa tendrement ; puis il voulut l'entraÞner hors de ce sÙjour humide, alors il s'aper×ut qu'Athos chancelait. " Vous Útes blessÙ ? lui dit-il. -- Moi ! pas le moins du monde ; je suis ivre mort, voilÐ tout, et jamais homme n'a mieux fait ce qu'il fallait pour cela. Vive Dieu ! mon häte, il faut que j'en aie bu au moins pour ma part cent cinquante bouteilles. -- MisÙricorde ! s'Ùcria l'häte, si le valet en a bu la moitiÙ du maÞtre seulement, je suis ruinÙ. -- Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se serait pas permis le mÚme ordinaire que moi ; il a bu Ð la piØce seulement ; tenez, je crois qu'il a oubliÙ de remettre le fosset. Entendez-vous ? cela coule. " D'Artagnan partit d'un Ùclat de rire qui changea le frisson de l'häte en fiØvre chaude. En mÚme temps, Grimaud parut Ð son tour derriØre son maÞtre, le mousqueton sur l'Ùpaule, la tÚte tremblante, comme ces satyres ivres des tableaux de Rubens. Il Ùtait arrosÙ par-devant et par-derriØre d'une liqueur grasse que l'häte reconnut pour Útre sa meilleure huile d'olive. Le cortØge traversa la grande salle et alla s'installer dans la meilleure chambre de l'auberge, que d'Artagnan occupa d'autoritÙ. Pendant ce temps, l'häte et sa femme se prÙcipitØrent avec des lampes dans la cave, qui leur avait ÙtÙ si longtemps interdite et oé un affreux spectacle les attendait. Au-delÐ des fortifications auxquelles Athos avait fait brØche pour sortir et qui se composaient de fagots, de planches et de futailles vides entassÙes selon toutes les rØgles de l'art stratÙgique, on voyait ×Ð et lÐ, nageant dans les mares d'huile et de vin, les ossements de tous les jambons mangÙs, tandis qu'un amas de bouteilles cassÙes jonchait tout l'angle gauche de la cave et qu'un tonneau, dont le robinet Ùtait restÙ ouvert, perdait par cette ouverture les derniØres gouttes de son sang. L'image de la dÙvastation et de la mort, comme dit le poØte de l'AntiquitÙ, rÙgnait lÐ comme sur un champ de bataille. Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient Ð peine. Alors les hurlements de l'häte et de l'hätesse percØrent la voëte de la cave, d'Artagnan lui-mÚme en fut Ùmu. Athos ne tourna pas mÚme la tÚte. Mais Ð la douleur succÙda la rage. L'häte s'arma d'une broche et, dans son dÙsespoir, s'Ùlan×a dans la chambre oé les deux amis s'Ùtaient retirÙs. " Du vin ! dit Athos en apercevant l'häte. -- Du vin ! s'Ùcria l'häte stupÙfait, du vin ! mais vous m'en avez bu pour plus de cent pistoles ; mais je suis un homme ruinÙ, perdu, anÙanti ! -- Bah ! dit Athos, nous sommes constamment restÙs sur notre soif. -- Si vous vous Ùtiez contentÙs de boire, encore ; mais vous avez cassÙ toutes les bouteilles. -- Vous m'avez poussÙ sur un tas qui a dÙgringolÙ. C'est votre faute. -- Toute mon huile est perdue ! -- L'huile est un baume souverain pour les blessures, et il fallait bien que ce pauvre Grimaud pansÒt celles que vous lui avez faites. -- Tous mes saucissons rongÙs ! -- Il y a ÙnormÙment de rats dans cette cave. -- Vous allez me payer tout cela, cria l'häte exaspÙrÙ. -- Triple dräle ! " dit Athos en se soulevant. Mais il retomba aussität ; il venait de donner la mesure de ses forces. D'Artagnan vint Ð son secours en levant sa cravache. L'häte recula d'un pas et se mit Ð fondre en larmes. " Cela vous apprendra ! dit d'Artagnan, Ð traiter d'une fa×on plus courtoise les hätes que Dieu vous envoie. -- Dieu... , dites le diable ! -- Mon cher ami, dit d'Artagnan, si vous nous rompez encore les oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre cave, et nous verrons si vÙritablement le dÙgÒt est aussi grand que vous le dites. -- Eh bien, oui, Messieurs, dit l'häte, j'ai tort, je l'avoue ; mais Ð tout pÙchÙ misÙricorde ; vous Útes des seigneurs et je suis un pauvre aubergiste, vous aurez pitiÙ de moi. -- Ah ! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le coeur, et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait de tes futailles. On n'est pas si diable qu'on en a l'air. Voyons, viens ici et causons. " L'häte s'approcha avec inquiÙtude. " Viens, te dis-je, et n'aie pas peur, continua Athos. Au moment oé j'allais te payer, j'avais posÙ ma bourse sur la table. -- Oui, Monseigneur. -- Cette bourse contenait soixante pistoles, oé est-elle ? -- DÙposÙe au greffe, Monseigneur : on avait dit que c'Ùtait de la fausse monnaie. -- Eh bien, fais-toi rendre ma bourse, et garde les soixante pistoles. -- Mais Monseigneur sait bien que le greffe ne lÒche pas ce qu'il tient. Si c'Ùtait de la fausse monnaie, il y aurait encore de l'espoir ; mais malheureusement ce sont de bonnes piØces. -- Arrange-toi avec lui, mon brave homme, cela ne me regarde pas, d'autant plus qu'il ne me reste pas une livre. -- Voyons, dit d'Artagnan, l'ancien cheval d'Athos, oé est-il ? -- A l'Ùcurie. -- Combien vaut-il ? -- Cinquante pistoles tout au plus. -- Il en vaut quatre-vingts ; prends-le, et que tout soit dit. -- Comment ! tu vends mon cheval, dit Athos, tu vends mon Bajazet ? et sur quoi ferai-je la campagne ? sur Grimaud ? -- Je t'en amØne un autre, dit d'Artagnan. -- Un autre ? -- Et magnifique ! s'Ùcria l'häte. -- Alors, s'il y en a un autre plus beau et plus jeune, pre