les Anglais ne la regardait pas. " Vous voyez, dit Lord de Winter en prÙsentant d'Artagnan Ð sa soeur, un jeune gentilhomme qui a tenu ma vie entre ses mains, et qui n'a point voulu abuser de ses avantages, quoique nous fussions deux fois ennemis, puisque c'est moi qui l'ai insultÙ, et que je suis Anglais. Remerciez-le donc, Madame, si vous avez quelque amitiÙ pour moi. " Milady fron×a lÙgØrement le sourcil ; un nuage Ð peine visible passa sur son front, et un sourire tellement Ùtrange apparut sur ses lØvres, que le jeune homme, qui vit cette triple nuance, en eut comme un frisson. Le frØre ne vit rien ; il s'Ùtait retournÙ pour jouer avec le singe favori de Milady, qui l'avait tirÙ par son pourpoint. " Soyez le bienvenu, Monsieur, dit Milady d'une voix dont la douceur singuliØre contrastait avec les symptämes de mauvaise humeur que venait de remarquer d'Artagnan, vous avez acquis aujourd'hui des droits Ùternels Ð ma reconnaissance. " L'Anglais alors se retourna et raconta le combat sans omettre un dÙtail. Milady l'Ùcouta avec la plus grande attention ; cependant on voyait facilement, quelque effort qu'elle fÞt pour cacher ses impressions, que ce rÙcit ne lui Ùtait point agrÙable. Le sang lui montait Ð la tÚte, et son petit pied s'agitait impatiemment sous sa robe. Lord de Winter ne s'aper×ut de rien. Puis, lorsqu'il eut fini, il s'approcha d'une table oé Ùtaient servis sur un plateau une bouteille de vin d'Espagne et des verres. Il emplit deux verres et d'un signe invita d'Artagnan Ð boire. D'Artagnan savait que c'Ùtait fort dÙsobliger un Anglais que de refuser de toaster avec lui. Il s'approcha donc de la table, et prit le second verre. Cependant il n'avait point perdu de vue Milady, et dans la glace il s'aper×ut du changement qui venait de s'opÙrer sur son visage. Maintenant qu'elle croyait n'Útre plus regardÙe, un sentiment qui ressemblait Ð de la fÙrocitÙ animait sa physionomie. Elle mordait son mouchoir Ð belles dents. Cette jolie petite soubrette, que d'Artagnan avait dÙjÐ remarquÙe, entra alors ; elle dit en anglais quelques mots Ð Lord de Winter, qui demanda aussität Ð d'Artagnan la permission de se retirer, s'excusant sur l'urgence de l'affaire qui l'appelait, et chargeant sa soeur d'obtenir son pardon. D'Artagnan Ùchangea une poignÙe de main avec Lord de Winter et revint prØs de Milady. Le visage de cette femme, avec une mobilitÙ surprenante, avait repris son expression gracieuse, seulement quelques petites taches rouges dissÙminÙes sur son mouchoir indiquaient qu'elle s'Ùtait mordu les lØvres jusqu'au sang. Ses lØvres Ùtaient magnifiques, on eët dit du corail. La conversation prit une tournure enjouÙe. Milady paraissait s'Útre entiØrement remise. Elle raconta que Lord de Winter n'Ùtait que son beau-frØre et non son frØre : elle avait ÙpousÙ un cadet de famille qui l'avait laissÙe veuve avec un enfant. Cet enfant Ùtait le seul hÙritier de Lord de Winter, si Lord de Winter ne se mariait point. Tout cela laissait voir Ð d'Artagnan un voile qui enveloppait quelque chose, mais il ne distinguait pas encore sous ce voile. Au reste, au bout d'une demi-heure de conversation, d'Artagnan Ùtait convaincu que Milady Ùtait sa compatriote : elle parlait le fran×ais avec une puretÙ et une ÙlÙgance qui ne laissaient aucun doute Ð cet Ùgard. D'Artagnan se rÙpandit en propos galants et en protestations de dÙvouement. A toutes les fadaises qui ÙchappØrent Ð notre Gascon, Milady sourit avec bienveillance. L'heure de se retirer arriva. D'Artagnan prit congÙ de Milady et sortit du salon le plus heureux des hommes. Sur l'escalier il rencontra la jolie soubrette, laquelle le fräla doucement en passant, et, tout en rougissant jusqu'aux yeux, lui demanda pardon de l'avoir touchÙ, d'une voix si douce, que le pardon lui fut accordÙ Ð l'instant mÚme. D'Artagnan revint le lendemain et fut re×u encore mieux que la veille. Lord de Winter n'y Ùtait point, et ce fut Milady qui lui fit cette fois tous les honneurs de la soirÙe. Elle parut prendre un grand intÙrÚt Ð lui, lui demanda d'oé il Ùtait, quels Ùtaient ses amis, et s'il n'avait pas pensÙ quelquefois Ð s'attacher au service de M. le cardinal. D'Artagnan, qui, comme on le sait, Ùtait fort prudent pour un gar×on de vingt ans, se souvint alors de ses soup×ons sur Milady ; il lui fit un grand Ùloge de Son Eminence, lui dit qu'il n'eët point manquÙ d'entrer dans les gardes du cardinal au lieu d'entrer dans les gardes du roi, s'il eët connu par exemple M. de Cavois au lieu de connaÞtre M. de TrÙville. Milady changea de conversation sans affectation aucune, et demanda Ð d'Artagnan de la fa×on la plus nÙgligÙe du monde s'il n'avait jamais ÙtÙ en Angleterre. D'Artagnan rÙpondit qu'il y avait ÙtÙ envoyÙ par M. de TrÙville pour traiter d'une remonte de chevaux, et qu'il en avait mÚme ramenÙ quatre comme Ùchantillon. Milady, dans le cours de la conversation, se pin×a deux ou trois fois les lØvres : elle avait affaire Ð un Gascon qui jouait serrÙ. A la mÚme heure que la veille d'Artagnan se retira. Dans le corridor il rencontra encore la jolie Ketty ; c'Ùtait le nom de la soubrette. Celle-ci le regarda avec une expression de mystÙrieuse bienveillance Ð laquelle il n'y avait point Ð se tromper. Mais d'Artagnan Ùtait si prÙoccupÙ de la maÞtresse, qu'il ne remarquait absolument que ce qui venait d'elle. D'Artagnan revint chez Milady le lendemain et le surlendemain, et chaque fois Milady lui fit un accueil plus gracieux. Chaque fois aussi, soit dans l'antichambre, soit dans le corridor, soit sur l'escalier, il rencontrait la jolie soubrette. Mais, comme nous l'avons dit, d'Artagnan ne faisait aucune attention Ð cette persistance de la pauvre Ketty. CHAPITRE XXXII. UN DINER DE PROCUREUR Cependant le duel dans lequel Porthos avait jouÙ un räle si brillant ne lui avait pas fait oublier le dÞner auquel l'avait invitÙ la femme du procureur. Le lendemain, vers une heure, il se fit donner le dernier coup de brosse par Mousqueton, et s'achemina vers la rue aux Ours, du pas d'un homme qui est en double bonne fortune. Son coeur battait, mais ce n'Ùtait pas, comme celui de d'Artagnan, d'un jeune et impatient amour. Non, un intÙrÚt plus matÙriel lui fouettait le sang, il allait enfin franchir, ce seuil mystÙrieux, gravir cet escalier inconnu qu'avaient montÙ un Ð un, les vieux Ùcus de maÞtre Coquenard. Il allait voir en rÙalitÙ certain bahut dont vingt fois il avait vu l'image dans ses rÚves ; bahut de forme longue et profonde, cadenassÙ, verrouillÙ, scellÙ au sol ; bahut dont il avait si souvent entendu parler, et que les mains un peu sØches, il est vrai, mais non pas sans ÙlÙgance de la procureuse, allaient ouvrir Ð ses regards admirateurs. Et puis lui, l'homme errant sur la terre, l'homme sans fortune, l'homme sans famille, le soldat habituÙ aux auberges, aux cabarets, aux tavernes, aux posadas, le gourmet forcÙ pour la plupart du temps de s'en tenir aux lippÙes de rencontre, il allait tÒter des repas de mÙnage, savourer un intÙrieur confortable, et se laisser faire Ð ces petits soins, qui, plus on est dur, plus ils plaisent, comme disent les vieux soudards. Venir en qualitÙ de cousin s'asseoir tous les jours Ð une bonne table, dÙrider le front jaune et plissÙ du vieux procureur, plumer quelque peu les jeunes clercs en leur apprenant la bassette, le passe-dix et le lansquenet dans leurs plus fines pratiques, et en leur gagnant par maniØre d'honoraires, pour la le×on qu'il leur donnerait en une heure, leurs Ùconomies d'un mois, tout cela souriait ÙnormÙment Ð Porthos. Le mousquetaire se retra×ait bien, de-ci, de-lÐ, les mauvais propos qui couraient dØs ce temps-lÐ sur les procureurs et qui leur ont survÙcu : la lÙsine, la rognure, les jours de jeëne, mais comme, aprØs tout, sauf quelques accØs d'Ùconomie que Porthos avait toujours trouvÙs fort intempestifs, il avait vu la procureuse assez libÙrale, pour une procureuse, bien entendu, il espÙra rencontrer une maison montÙe sur un pied flatteur. Cependant, Ð la porte, le mousquetaire eut quelques doutes, l'abord n'Ùtait point fait pour engager les gens : allÙe puante et noire, escalier mal ÙclairÙ par des barreaux au travers desquels filtrait le jour gris d'une cour voisine ; au premier une porte basse et ferrÙe d'Ùnormes clous comme la porte principale du Grand ChÒtelet. Porthos heurta du doigt ; un grand clerc pÒle et enfoui sous une forÚt de cheveux vierges vint ouvrir et salua de l'air d'un homme forcÙ de respecter Ð la fois dans un autre la haute taille qui indique la force, l'habit militaire qui indique l'Ùtat, et la mine vermeille qui indique l'habitude de bien vivre. Autre clerc plus petit derriØre le premier, autre clerc plus grand derriØre le second, saute-ruisseau de douze ans derriØre le troisiØme. En tout, trois clercs et demi ; ce qui, pour le temps, annon×ait une Ùtude des plus achalandÙes. Quoique le mousquetaire ne dët arriver qu'Ð une heure, depuis midi la procureuse avait l'oeil au guet et comptait sur le coeur et peut-Útre aussi sur l'estomac de son adorateur pour lui faire devancer l'heure. Mme Coquenard arriva donc par la porte de l'appartement, presque en mÚme temps que son convive arrivait par la porte de l'escalier, et l'apparition de la digne dame le tira d'un grand embarras. Les clercs avaient l'oeil curieux, et lui, ne sachant trop que dire Ð cette gamme ascendante et descendante, demeurait la langue muette. " C'est mon cousin, s'Ùcria la procureuse ; entrez donc, entrez donc, Monsieur Porthos. " Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs, qui se mirent Ð rire ; mais Porthos se retourna, et tous les visages rentrØrent dans leur gravitÙ. On arriva dans le cabinet du procureur aprØs avoir traversÙ l'antichambre oé Ùtaient les clercs, et l'Ùtude oé ils auraient dë Útre : cette derniØre chambre Ùtait une sorte de salle noire et meublÙe de paperasses. En sortant de l'Ùtude on laissa la cuisine Ð droite, et l'on entra dans la salle de rÙception. Toutes ces piØces qui se commandaient n'inspirØrent point Ð Porthos de bonnes idÙes. Les paroles devaient s'entendre de loin par toutes ces portes ouvertes ; puis, en passant, il avait jetÙ un regard rapide et investigateur sur la cuisine, et il s'avouait Ð lui-mÚme, Ð la honte de la procureuse et Ð son grand regret, Ð lui, qu'il n'y avait pas vu ce feu, cette animation, ce mouvement qui, au moment d'un bon repas, rØgnent ordinairement dans ce sanctuaire de la gourmandise. Le procureur avait sans doute ÙtÙ prÙvenu de cette visite, car il ne tÙmoigna aucune surprise Ð la vue de Porthos, qui s'avan×a jusqu'Ð lui d'un air assez dÙgagÙ et le salua courtoisement. " Nous sommes cousins, Ð ce qu'il paraÞt, Monsieur Porthos ? " dit le procureur en se soulevant Ð la force des bras sur son fauteuil de canne. Le vieillard, enveloppÙ dans un grand pourpoint noir oé se perdait son corps fluet, Ùtait vert et sec ; ses petits yeux gris brillaient comme des escarboucles, et semblaient, avec sa bouche grima×ante, la seule partie de son visage oé la vie fët demeurÙe. Malheureusement les jambes commen×aient Ð refuser le service Ð toute cette machine osseuse ; depuis cinq ou six mois que cet affaiblissement s'Ùtait fait sentir, le digne procureur Ùtait Ð peu prØs devenu l'esclave de sa femme. Le cousin fut acceptÙ avec rÙsignation, voilÐ tout. MaÞtre Coquenard ingambe eët dÙclinÙ toute parentÙ avec M. Porthos. " Oui, Monsieur, nous sommes cousins, dit sans se dÙconcerter Porthos, qui, d'ailleurs, n'avait jamais comptÙ Útre re×u par le mari avec enthousiasme. -- Par les femmes, je crois ? " dit malicieusement le procureur. Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une naßvetÙ dont il rit dans sa grosse moustache. Mme Coquenard, qui savait que le procureur naßf Ùtait une variÙtÙ fort rare dans l'espØce, sourit un peu et rougit beaucoup. MaÞtre Coquenard avait, dØs l'arrivÙe de Porthos, jetÙ les yeux avec inquiÙtude sur une grande armoire placÙe en face de son bureau de chÚne. Porthos comprit que cette armoire, quoiqu'elle ne rÙpondÞt point par la forme Ð celle qu'il avait vue dans ses songes, devait Útre le bienheureux bahut, et il s'applaudit de ce que la rÙalitÙ avait six pieds de plus en hauteur que le rÚve. MaÞtre Coquenard ne poussa pas plus loin ses investigations gÙnÙalogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l'armoire sur Porthos, il se contenta de dire : " Monsieur notre cousin, avant son dÙpart pour la campagne, nous fera bien la grÒce de dÞner une fois avec nous, n'est-ce pas, Madame Coquenard ! " Cette fois, Porthos re×ut le coup en plein estomac et le sentit ; il paraÞt que de son cätÙ Mme Coquenard non plus n'y fut pas insensible, car elle ajouta : " Mon cousin ne reviendra pas s'il trouve que nous le traitons mal ; mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps Ð passer Ð Paris, et par consÙquent Ð nous voir, pour que nous ne lui demandions pas presque tous les instants dont il peut disposer jusqu'Ð son dÙpart. -- Oh ! mes jambes, mes pauvres jambes ! oé Útes-vous ? " murmura Coquenard. Et il essaya de sourire. Ce secours qui Ùtait arrivÙ Ð Porthos au moment oé il Ùtait attaquÙ dans ses espÙrances gastronomiques inspira au mousquetaire beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse. Bientät l'heure du dÞner arriva. On passa dans la salle Ð manger, grande piØce noire qui Ùtait situÙe en face de la cuisine. Les clercs, qui, Ð ce qu'il paraÞt, avaient senti dans la maison des parfums inaccoutumÙs, Ùtaient d'une exactitude militaire, et tenaient en main leurs tabourets, tout prÚts qu'ils Ùtaient Ð s'asseoir. On les voyait d'avance remuer les mÒchoires avec des dispositions effrayantes. " Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois affamÙs, car le saute-ruisseau n'Ùtait pas, comme on le pense bien, admis aux honneurs de la table magistrale ; tudieu ! Ð la place de mon cousin, je ne garderais pas de pareils gourmands. On dirait des naufragÙs qui n'ont pas mangÙ depuis six semaines. " MaÞtre Coquenard entra, poussÙ sur son fauteuil Ð roulettes par Mme Coquenard, Ð qui Porthos, Ð son tour, vint en aide pour rouler son mari jusqu'Ð la table. A peine entrÙ, il remua le nez et les mÒchoires Ð l'exemple de ses clercs. " Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est engageant ! " " Que diable sentent-ils donc d'extraordinaire dans ce potage ? " dit Porthos Ð l'aspect d'un bouillon pÒle, abondant, mais parfaitement aveugle, et sur lequel quelques croëtes nageaient rares comme les Þles d'un archipel. Mme Coquenard sourit, et, sur un signe d'elle, tout le monde s'assit avec empressement. MaÞtre Coquenard fut le premier servi, puis Porthos ; ensuite Mme Coquenard emplit son assiette, et distribua les croëtes sans bouillon aux clercs impatients. En ce moment la porte de la salle Ð manger s'ouvrit d'elle-mÚme en criant, et Porthos, Ð travers les battants entrebÒillÙs, aper×ut le petit clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait son pain Ð la double odeur de la cuisine et de la salle Ð manger. AprØs le potage la servante apporta une poule bouillie ; magnificence qui fit dilater les paupiØres des convives, de telle fa×on qu'elles semblaient prÚtes Ð se fendre. " On voit que vous aimez votre famille, Madame Coquenard, dit le procureur avec un sourire presque tragique ; voilÐ certes une galanterie que vous faites Ð votre cousin. " La pauvre poule Ùtait maigre et revÚtue d'une de ces grosses peaux hÙrissÙes que les os ne percent jamais malgrÙ leurs efforts ; il fallait qu'on l'eët cherchÙe bien longtemps avant de la trouver sur le perchoir oé elle s'Ùtait retirÙe pour mourir de vieillesse. " Diable ! pensa Porthos, voilÐ qui est fort triste ; je respecte la vieillesse, mais j'en fais peu de cas bouillie ou rätie. " Et il regarda Ð la ronde pour voir si son opinion Ùtait partagÙe ; mais tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flamboyants, qui dÙvoraient d'avance cette sublime poule, objet de ses mÙpris. Mme Coquenard tira le plat Ð elle, dÙtacha adroitement les deux grandes pattes noires, qu'elle pla×a sur l'assiette de son mari ; trancha le cou, qu'elle mit avec la tÚte Ð part pour elle-mÚme ; leva l'aile pour Porthos, et remit Ð la servante, qui venait de l'apporter, l'animal qui s'en retourna presque intact, et qui avait disparu avant que le mousquetaire eët eu le temps d'examiner les variations que le dÙsappointement amØne sur les visages, selon les caractØres et les tempÙraments de ceux qui l'Ùprouvent. Au lieu de poulet, un plat de fØves fit son entrÙe, plat Ùnorme, dans lequel quelques os de mouton, qu'on eët pu, au premier abord, croire accompagnÙs de viande, faisaient semblant de se montrer. Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et les mines lugubres devinrent des visages rÙsignÙs. Mme Coquenard distribua ce mets aux jeunes gens avec la modÙration d'une bonne mÙnagØre. Le tour du vin Ùtait venu. MaÞtre Coquenard versa d'une bouteille de grØs fort exiguÛ le tiers d'un verre Ð chacun des jeunes gens, s'en versa Ð lui-mÚme dans des proportions Ð peu prØs Ùgales, et la bouteille passa aussität du cätÙ de Porthos et de Mme Coquenard. Les jeunes gens remplissaient d'eau ce tiers de vin, puis, lorsqu'ils avaient bu la moitiÙ du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient toujours ainsi ; ce qui les amenait Ð la fin du repas Ð avaler une boisson qui de la couleur du rubis Ùtait passÙe Ð celle de la topaze brëlÙe. Porthos mangea timidement son aile de poule, et frÙmit lorsqu'il sentit sous la table le genou de la procureuse qui venait trouver le sien. Il but aussi un demi-verre de ce vin fort mÙnagÙ, et qu'il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercÙs. MaÞtre Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira. " Mangerez-vous bien de ces fØves, mon cousin Porthos ? " dit Mme Coquenard de ce ton qui veut dire : croyez-moi, n'en mangez pas. " Du diable si j'en goëte ! " murmura tout bas Porthos... Puis tout haut : " Merci, ma cousine, dit-il, je n'ai plus faim. " Il se fit un silence : Porthos ne savait quelle contenance tenir. Le procureur rÙpÙta plusieurs fois : " Ah ! Madame Coquenard ! je vous en fais mon compliment, votre dÞner Ùtait un vÙritable festin ; Dieu ! ai-je mangÙ ! " MaÞtre Coquenard avait mangÙ son potage, les pattes noires de la poule et le seul os de mouton oé il y eët un peu de viande. Porthos crut qu'on le mystifiait, et commen×a Ð relever sa moustache et Ð froncer le sourcil ; mais le genou de Mme Coquenard vint tout doucement lui conseiller la patience. Ce silence et cette interruption de service, qui Ùtaient restÙs inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une signification terrible pour les clercs ; sur un regard du procureur, accompagnÙ d'un sourire de Mme Coquenard, ils se levØrent lentement de table, pliØrent leurs serviettes plus lentement encore, puis ils saluØrent et partirent. " Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant " , dit gravement le procureur. Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d'un buffet un morceau de fromage, des confitures de coings et un gÒteau qu'elle avait fait elle-mÚme avec des amandes et du miel. MaÞtre Coquenard fron×a le sourcil, parce qu'il voyait trop de mets ; Porthos se pin×a les lØvres, parce qu'il voyait qu'il n'y avait pas de quoi dÞner. Il regarda si le plat de fØves Ùtait encore lÐ, le plat de fØves avait disparu. " Festin dÙcidÙment, s'Ùcria maÞtre Coquenard en s'agitant sur sa chaise, vÙritable festin, epula epularum ; Lucullus dÞne chez Lucullus. " Porthos regarda la bouteille qui Ùtait prØs de lui, et il espÙra qu'avec du vin, du pain et du fromage il dÞnerait ; mais le vin manquait, la bouteille Ùtait vide ; M. et Mme Coquenard n'eurent point l'air de s'en apercevoir. " C'est bien, se dit Porthos Ð lui-mÚme, me voilÐ prÙvenu. " Il passa la langue sur une petite cuillerÙe de confitures, et s'englua les dents dans la pÒte collante de Mme Coquenard. " Maintenant, se dit-il, le sacrifice est consommÙ. Ah ! si je n'avais pas l'espoir de regarder avec Mme Coquenard dans l'armoire de son mari ! " MaÞtre Coquenard, aprØs les dÙlices d'un pareil repas, qu'il appelait un excØs, Ùprouva le besoin de faire sa sieste. Porthos espÙrait que la chose aurait lieu sÙance tenante et dans la localitÙ mÚme ; mais le procureur maudit ne voulut entendre Ð rien : il fallut le conduire dans sa chambre et il cria tant qu'il ne fut pas devant son armoire, sur le rebord de laquelle, pour plus de prÙcaution encore, il posa ses pieds. La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine et l'on commen×a de poser les bases de la rÙconciliation. " Vous pourrez venir dÞner trois fois la semaine, dit Mme Coquenard. -- Merci, dit Porthos, je n'aime pas Ð abuser ; d'ailleurs, il faut que je songe Ð mon Ùquipement. -- C'est vrai, dit la procureuse en gÙmissant... c'est ce malheureux Ùquipement. -- HÙlas ! oui, dit Porthos, c'est lui. -- Mais de quoi donc se compose l'Ùquipement de votre corps, Monsieur Porthos ? -- Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les mousquetaires, comme vous savez, sont soldats d'Ùlite, et il leur faut beaucoup d'objets inutiles aux gardes ou aux Suisses. -- Mais encore, dÙtaillez-le-moi. -- Mais cela peut aller Ð... " , dit Porthos, qui aimait mieux discuter le total que le menu. La procureuse attendait frÙmissante. " A combien ? dit-elle, j'espØre bien que cela ne passe point... " Elle s'arrÚta, la parole lui manquait. " Oh ! non, dit Porthos, cela ne passe point deux mille cinq cents livres ; je crois mÚme qu'en y mettant de l'Ùconomie, avec deux mille livres je m'en tirerai. -- Bon Dieu, deux mille livres ! s'Ùcria-t-elle, mais c'est une fortune. " Porthos fit une grimace des plus significatives, Mme Coquenard la comprit. " Je demandais le dÙtail, dit-elle, parce qu'ayant beaucoup de parents et de pratiques dans le commerce, j'Ùtais presque sëre d'obtenir les choses Ð cent pour cent au-dessous du prix oé vous les payeriez vous- mÚme. -- Ah ! ah ! fit Porthos, si c'est cela que vous avez voulu dire ! -- Oui, cher Monsieur Porthos ! ainsi ne vous faut-il pas d'abord un cheval ? -- Oui, un cheval. -- Eh bien, justement j'ai votre affaire. -- Ah ! dit Porthos rayonnant, voilÐ donc qui va bien quant Ð mon cheval ; ensuite il me faut le harnachement complet, qui se compose d'objets qu'un mousquetaire seul peut acheter, et qui ne montera pas, d'ailleurs, Ð plus de trois cents livres. -- Trois cents livres : alors mettons trois cents livres " , dit la procureuse avec un soupir. Porthos sourit : on se souvient qu'il avait la selle qui lui venait de Buckingham, c'Ùtait donc trois cents livres qu'il comptait mettre sournoisement dans sa poche. " Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon laquais et ma valise ; quant aux armes, il est inutile que vous vous en prÙoccupiez, je les ai. -- Un cheval pour votre laquais ? reprit en hÙsitant la procureuse ; mais c'est bien grand seigneur, mon ami. -- Eh ! Madame ! dit fiØrement Porthos, est-ce que je suis un croquant, par hasard ? -- Non ; je vous disais seulement qu'un joli mulet avait quelquefois aussi bon air qu'un cheval, et qu'il me semble qu'en vous procurant un joli mulet pour Mousqueton... -- Va pour un joli mulet, dit Porthos ; vous avez raison, j'ai vu de trØs grands seigneurs espagnols dont toute la suite Ùtait Ð mulets. Mais alors, vous comprenez, Madame Coquenard, un mulet avec des panaches et des grelots ? -- Soyez tranquille, dit la procureuse. -- Reste la valise, reprit Porthos. -- Oh ! que cela ne vous inquiØte point, s'Ùcria Mme Coquenard : mon mari a cinq ou six valises, vous choisirez la meilleure ; il y en a une surtout qu'il affectionnait dans ses voyages, et qui est grande Ð tenir un monde. -- Elle est donc vide, votre valise ? demanda naßvement Porthos. -- AssurÙment qu'elle est vide, rÙpondit naßvement de son cätÙ la procureuse. -- Ah ! mais la valise dont j'ai besoin est une valise bien garnie, ma chØre. " Mme Coquenard poussa de nouveaux soupirs. MoliØre n'avait pas encore Ùcrit sa scØne de l'Avare . Mme Coquenard a donc le pas sur Harpagon. Enfin le reste de l'Ùquipement fut successivement dÙbattu de la mÚme maniØre ; et le rÙsultat de la scØne fut que la procureuse demanderait Ð son mari un prÚt de huit cents livres en argent, et fournirait le cheval et le mulet qui auraient l'honneur de porter Ð la gloire Porthos et Mousqueton. Ces conditions arrÚtÙes, et les intÙrÚts stipulÙs ainsi que l'Ùpoque du remboursement, Porthos prit congÙ de Mme Coquenard. Celle-ci voulait bien le retenir en lui faisant les yeux doux ; mais Porthos prÙtexta les exigences du service, et il fallut que la procureuse cÙdÒt le pas au roi. Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim de fort mauvaise humeur. CHAPITRE XXXIII. SOUBRETTE ET MAITRESSE Cependant, comme nous l'avons dit, malgrÙ les cris de sa conscience et les sages conseils d'Athos, d'Artagnan devenait d'heure en heure plus amoureux de Milady ; aussi ne manquait-il pas tous les jours d'aller lui faire une cour Ð laquelle l'aventureux Gascon Ùtait convaincu qu'elle ne pouvait, tät ou tard, manquer de rÙpondre. Un soir qu'il arrivait le nez au vent, lÙger comme un homme qui attend une pluie d'or, il rencontra la soubrette sous la porte cochØre ; mais cette fois la jolie Ketty ne se contenta point de lui sourire en passant, elle lui prit doucement la main. " Bon ! fit d'Artagnan, elle est chargÙe de quelque message pour moi de la part de sa maÞtresse ; elle va m'assigner quelque rendez-vous qu'on n'aura pas osÙ me donner de vive voix. " Et il regarda la belle enfant de l'air le plus vainqueur qu'il put prendre. " Je voudrais bien vous dire deux mots, Monsieur le chevalier... , balbutia la soubrette. -- Parle, mon enfant, parle, dit d'Artagnan, j'Ùcoute. -- Ici, impossible : ce que j'ai Ð vous dire est trop long et surtout trop secret. -- Eh bien, mais comment faire alors ? -- Si Monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement Ketty. -- Oé tu voudras, ma belle enfant. -- Alors, venez. " Et Ketty, qui n'avait point lÒchÙ la main de d'Artagnan, l'entraÞna par un petit escalier sombre et tournant, et, aprØs lui avoir fait monter une quinzaine de marches, ouvrit une porte. " Entrez, Monsieur le chevalier, dit-elle, ici nous serons seuls et nous pourrons causer. -- Et quelle est donc cette chambre, ma belle enfant ? demanda d'Artagnan. -- C'est la mienne, Monsieur le chevalier ; elle communique avec celle de ma maÞtresse par cette porte. Mais soyez tranquille, elle ne pourra entendre ce que nous dirons, jamais elle ne se couche qu'Ð minuit. " D'Artagnan jeta un coup d'oeil autour de lui. La petite chambre Ùtait charmante de goët et de propretÙ ; mais, malgrÙ lui, ses yeux se fixØrent sur cette porte que Ketty lui avait dit conduire Ð la chambre de Milady. Ketty devina ce qui se passait dans l'Òme du jeune homme et poussa un soupir. " Vous aimez donc bien ma maÞtresse, Monsieur le chevalier, dit-elle. -- Oh ! plus que je ne puis dire ! j'en suis fou ! " Ketty poussa un second soupir. " HÙlas ! Monsieur, dit-elle, c'est bien dommage ! -- Et que diable vois-tu donc lÐ de si fÒcheux ? demanda d'Artagnan. -- C'est que, Monsieur, reprit Ketty, ma maÞtresse ne vous aime pas du tout. -- Hein ! fit d'Artagnan, t'aurait-elle chargÙe de me le dire ? -- Oh ! non pas, Monsieur ! mais c'est moi qui, par intÙrÚt pour vous, ai pris la rÙsolution de vous en prÙvenir. -- Merci, ma bonne Ketty, mais de l'intention seulement, car la confidence, tu en conviendras, n'est point agrÙable. -- C'est-Ð-dire que vous ne croyez point Ð ce que je vous ai dit, n'est-ce pas ? -- On a toujours peine Ð croire de pareilles choses, ma belle enfant, ne fët-ce que par amour-propre. -- Donc vous ne me croyez pas ? -- J'avoue que jusqu'Ð ce que tu daignes me donner quelques preuves de ce que tu avances... -- Que dites-vous de celle-ci ? " Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet. " Pour moi ? dit d'Artagnan en s'emparant vivement de la lettre. -- Non, pour un autre. -- Pour un autre ? -- Oui. -- Son nom, son nom ! s'Ùcria d'Artagnan. -- Voyez l'adresse. -- M. le comte de Wardes. " Le souvenir de la scØne de Saint-Germain se prÙsenta aussität Ð l'esprit du prÙsomptueux Gascon ; par un mouvement rapide comme la pensÙe, il dÙchira l'enveloppe malgrÙ le cri que poussa Ketty en voyant ce qu'il allait faire, ou plutät ce qu'il faisait. " Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, dit-elle, que faites-vous ? -- Moi, rien ! " dit d'Artagnan, et il lut : " Vous n'avez pas rÙpondu Ð mon premier billet ; Útes-vous donc souffrant, ou bien auriez-vous oubliÙ quels yeux vous me fÞtes au bal de Mme de Guise ? Voici l'occasion, comte ! ne la laissez pas Ùchapper. " D'Artagnan pÒlit ; il Ùtait blessÙ dans son amour-propre, il se crut blessÙ dans son amour. " Pauvre cher Monsieur d'Artagnan ! dit Ketty d'une voix pleine de compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme. -- Tu me plains, bonne petite ! dit d'Artagnan. -- Oh ! oui, de tout mon coeur ! car je sais ce que c'est que l'amour, moi ! -- Tu sais ce que c'est que l'amour ? dit d'Artagnan la regardant pour la premiØre fois avec une certaine attention. -- HÙlas ! oui. -- Eh bien, au lieu de me plaindre, alors, tu ferais bien mieux de m'aider Ð me venger de ta maÞtresse. -- Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer ? -- Je voudrais triompher d'elle, supplanter mon rival. -- Je ne vous aiderai jamais Ð cela, Monsieur le chevalier ! dit vivement Ketty. -- Et pourquoi cela ? demanda d'Artagnan. -- Pour deux raisons. -- Lesquelles ? -- La premiØre, c'est que jamais ma maÞtresse ne vous aimera. -- Qu'en sais-tu ? -- Vous l'avez blessÙe au coeur. -- Moi ! en quoi puis-je l'avoir blessÙe, moi qui, depuis que je la connais, vis Ð ses pieds comme un esclave ! parle, je t'en prie. -- Je n'avouerais jamais cela qu'Ð l'homme... qui lirait jusqu'au fond de mon Òme ! " D'Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois. La jeune fille Ùtait d'une fraÞcheur et d'une beautÙ que bien des duchesses eussent achetÙes de leur couronne. " Ketty, dit-il, je lirai jusqu'au fond de ton Òme quand tu voudras ; qu'Ð cela ne tienne, ma chØre enfant. " Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant devint rouge comme une cerise. " Oh ! non, s'Ùcria Ketty, vous ne m'aimez pas ! C'est ma maÞtresse que vous aimez, vous me l'avez dit tout Ð l'heure. -- Et cela t'empÚche-t-il de me faire connaÞtre la seconde raison ? -- La seconde raison, Monsieur le chevalier, reprit Ketty enhardie par le baiser d'abord et ensuite par l'expression des yeux du jeune homme, c'est qu'en amour chacun pour soi. " Alors seulement d'Artagnan se rappela les coups d'oeil languissants de Ketty, ses rencontres dans l'antichambre, sur l'escalier, dans le corridor, ses frälements de main chaque fois qu'elle le rencontrait, et ses soupirs ÙtouffÙs ; mais, absorbÙ par le dÙsir de plaire Ð la grande dame, il avait dÙdaignÙ la soubrette : qui chasse l'aigle ne s'inquiØte pas du passereau. Mais cette fois notre Gascon vit d'un seul coup d'oeil tout le parti qu'on pouvait tirer de cet amour que Ketty venait d'avouer d'une fa×on si naßve ou si effrontÙe : interception des lettres adressÙes au comte de Wardes, intelligences dans la place, entrÙe Ð toute heure dans la chambre de Ketty, contiguÛ Ð celle de sa maÞtresse. Le perfide, comme on le voit, sacrifiait dÙjÐ en idÙe la pauvre fille pour obtenir Milady de grÙ ou de force. " Eh bien, dit-il Ð la jeune fille, veux-tu, ma chØre Ketty, que je te donne une preuve de cet amour dont tu doutes ? -- De quel amour ? demanda la jeune fille. -- De celui que je suis tout prÚt Ð ressentir pour toi. -- Et quelle est cette preuve ? -- Veux-tu que ce soir je passe avec toi le temps que je passe ordinairement avec ta maÞtresse ? -- Oh ! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers. -- Eh bien, ma chØre enfant, dit d'Artagnan en s'Ùtablissant dans un fauteuil, viens ×Ð que je te dise que tu es la plus jolie soubrette que j'aie jamais vue ! " Et il le lui dit tant et si bien, que la pauvre enfant, qui ne demandait pas mieux que de le croire, le crut... Cependant, au grand Ùtonnement de d'Artagnan, la jolie Ketty se dÙfendait avec une certaine rÙsolution. Le temps passe vite, lorsqu'il se passe en attaques et en dÙfenses. Minuit sonna, et l'on entendit presque en mÚme temps retentir la sonnette dans la chambre de Milady. " Grand Dieu ! s'Ùcria Ketty, voici ma maÞtresse qui m'appelle ! Partez, partez vite ! " D'Artagnan se leva, prit son chapeau comme s'il avait l'intention d'obÙir ; puis, ouvrant vivement la porte d'une grande armoire au lieu d'ouvrir celle de l'escalier, il se blottit dedans au milieu des robes et des peignoirs de Milady. " Que faites-vous donc ? " s'Ùcria Ketty. D'Artagnan, qui d'avance avait pris la clef, s'enferma dans son armoire sans rÙpondre. " Eh bien, cria Milady d'une voix aigre, dormez-vous donc que vous ne venez pas quand je sonne ? " Et d'Artagnan entendit qu'on ouvrit violemment la porte de communication. " Me voici, Milady, me voici " , s'Ùcria Ketty en s'Ùlan×ant Ð la rencontre de sa maÞtresse. Toutes deux rentrØrent dans la chambre Ð coucher, et comme la porte de communication resta ouverte, d'Artagnan put entendre quelque temps encore Milady gronder sa suivante, puis enfin elle s'apaisa, et la conversation tomba sur lui tandis que Ketty accommodait sa maÞtresse. " Eh bien, dit Milady, je n'ai pas vu notre Gascon ce soir ? -- Comment, Madame, dit Ketty, il n'est pas venu ! Serait-il volage avant d'Útre heureux ? -- Oh non ! il faut qu'il ait ÙtÙ empÚchÙ par M. de TrÙville ou par M. des Essarts. Je m'y connais, Ketty, et je le tiens, celui-lÐ. -- Qu'en fera Madame ? -- Ce que j'en ferai !... Sois tranquille, Ketty, il y a entre cet homme et moi une chose qu'il ignore... il a manquÙ me faire perdre mon crÙdit prØs de Son Eminence... Oh ! je me vengerai ! -- Je croyais que Madame l'aimait ? -- Moi, l'aimer ! je le dÙteste ! Un niais, qui tient la vie de Lord de Winter entre ses mains et qui ne le tue pas, et qui me fait perdre trois cent mille livres de rente ! -- C'est vrai, dit Ketty, votre fils Ùtait le seul hÙritier de son oncle, et jusqu'Ð sa majoritÙ vous auriez eu la jouissance de sa fortune. " D'Artagnan frissonna jusqu'Ð la moelle des os en entendant cette suave crÙature lui reprocher, avec cette voix stridente qu'elle avait tant de peine Ð cacher dans la conversation, de n'avoir pas tuÙ un homme qu'il l'avait vue combler d'amitiÙ. " Aussi, continua Milady, je me serais dÙjÐ vengÙe sur lui-mÚme, si, je ne sais pourquoi, le cardinal ne m'avait recommandÙ de le mÙnager. -- Oh ! oui, mais Madame n'a point mÙnagÙ cette petite femme qu'il aimait. -- Oh ! la merciØre de la rue des Fossoyeurs : est-ce qu'il n'a pas dÙjÐ oubliÙ qu'elle existait ? La belle vengeance, ma foi ! " Une sueur froide coulait sur le front de d'Artagnan : c'Ùtait donc un monstre que cette femme. Il se remit Ð Ùcouter, mais malheureusement la toilette Ùtait finie. " C'est bien, dit Milady, rentrez chez vous et demain tÒchez enfin d'avoir une rÙponse Ð cette lettre que je vous ai donnÙe. -- Pour M. de Wardes ? dit Ketty. -- Sans doute, pour M. de Wardes. -- En voilÐ un, dit Ketty, qui m'a bien l'air d'Útre tout le contraire de ce pauvre M. d'Artagnan. -- Sortez, Mademoiselle, dit Milady, je n'aime pas les commentaires. " D'Artagnan entendit la porte qui se refermait, puis le bruit de deux verrous que mettait Milady afin de s'enfermer chez elle ; de son cätÙ, mais le plus doucement qu'elle put, Ketty donna Ð la serrure un tour de clef ; d'Artagnan alors poussa la porte de l'armoire. " O mon Dieu ! dit tout bas Ketty, qu'avez-vous ? et comme vous Útes pÒle ! -- L'abominable crÙature ! murmura d'Artagnan. -- Silence ! silence ! sortez, dit Ketty ; il n'y a qu'une cloison entre ma chambre et celle de Milady, on entend de l'une tout ce qui se dit dans l'autre ! -- C'est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit d'Artagnan. -- Comment ? fit Ketty en rougissant. -- Ou du moins que je sortirai... plus tard. " Et il attira Ketty Ð lui ; il n'y avait plus moyen de rÙsister, la rÙsistance fait tant de bruit ! aussi Ketty cÙda. C'Ùtait un mouvement de vengeance contre Milady. D'Artagnan trouva qu'on avait raison de dire que la vengeance est le plaisir des dieux. Aussi, avec un peu de coeur, se serait-il contentÙ de cette nouvelle conquÚte ; mais d'Artagnan n'avait que de l'ambition et de l'orgueil. Cependant, il faut le dire Ð sa louange, le premier emploi qu'il avait fait de son influence sur Ketty avait ÙtÙ d'essayer de savoir d'elle ce qu'Ùtait devenue Mme Bonacieux, mais la pauvre fille jura sur le crucifix Ð d'Artagnan qu'elle l'ignorait complØtement, sa maÞtresse ne laissant jamais pÙnÙtrer que la moitiÙ de ses secrets ; seulement, elle croyait pouvoir rÙpondre qu'elle n'Ùtait pas morte. Quant Ð la cause qui avait manquÙ faire perdre Ð Milady son crÙdit prØs du cardinal, Ketty n'en savait pas davantage ; mais cette fois, d'Artagnan Ùtait plus avancÙ qu'elle : comme il avait aper×u Milady sur un bÒtiment consignÙ au moment oé lui-mÚme quittait l'Angleterre, il se douta qu'il Ùtait question cette fois des ferrets de diamants. Mais ce qu'il y avait de plus clair dans tout cela, c'est que la haine vÙritable, la haine profonde, la haine invÙtÙrÙe de Milady lui venait de ce qu'il n'avait pas tuÙ son beau-frØre. D'Artagnan retourna le lendemain chez Milady. Elle Ùtait de fort mÙchante humeur, d'Artagnan se douta que c'Ùtait le dÙfaut de rÙponse de M. de Wardes qui l'aga×ait ainsi. Ketty entra ; mais Milady la re×ut fort durement. Un coup d'oeil qu'elle lan×a Ð d'Artagnan voulait dire : Vous voyez ce que je souffre pour vous. Cependant vers la fin de la soirÙe, la belle lionne s'adoucit, elle Ùcouta en souriant les doux propos de d'Artagnan, elle lui donna mÚme sa main Ð baiser. D'Artagnan sortit ne sachant plus que penser : mais comme c'Ùtait un gar×on Ð qui on ne faisait pas facilement perdre la tÚte, tout en faisant sa cour Ð Milady il avait bÒti dans son esprit un petit plan. Il trouva Ketty Ð la porte, et comme la veille il monta chez elle pour avoir des nouvelles. Ketty avait ÙtÙ fort grondÙe, on l'avait accusÙe de nÙgligence. Milady ne comprenait rien au silence du comte de Wardes, et elle lui avait ordonnÙ d'entrer chez elle Ð neuf heures du matin pour y prendre une troisiØme lettre. D'Artagnan fit promettre Ð Ketty de lui apporter chez lui cette lettre le lendemain matin ; la pauvre fille promit tout ce que voulut son amant : elle Ùtait folle. Les ch