sa tout en courant et se prÙcipita vers l'escalier ; mais, sur la premiØre marche, il rencontra Lord de Winter, qui, le voyant pÒle, ÙgarÙ, livide, tachÙ de sang Ð la main et Ð la figure, lui sauta au cou en s'Ùcriant : " Je le savais, je l'avais devinÙ et j'arrive trop tard d'une minute ! Oh ! malheureux que je suis ! " Felton ne fit aucune rÙsistance ; Lord de Winter le remit aux mains des gardes, qui le conduisirent, en attendant de nouveaux ordres, sur une petite terrasse dominant la mer, et il s'Ùlan×a dans le cabinet de Buckingham. Au cri poussÙ par le duc, Ð l'appel de Patrick, l'homme que Felton avait rencontrÙ dans l'antichambre se prÙcipita dans le cabinet. Il trouva le duc couchÙ sur un sofa, serrant sa blessure dans sa main crispÙe. " La Porte, dit le duc d'une voix mourante, La Porte, viens-tu de sa part ? -- Oui, Monseigneur, rÙpondit le fidØle serviteur d'Anne d'Autriche, mais trop tard peut-Útre. -- Silence, La Porte ! on pourrait vous entendre ; Patrick, ne laissez entrer personne : oh ! je ne saurai pas ce qu'elle me fait dire ! mon Dieu, je me meurs ! " Et le duc s'Ùvanouit. Cependant, Lord de Winter, les dÙputÙs, les chefs de l'expÙdition, les officiers de la maison de Buckingham, avaient fait irruption dans sa chambre ; partout des cris de dÙsespoir retentissaient. La nouvelle qui emplissait le palais de plaintes et de gÙmissements en dÙborda bientät partout et se rÙpandit par la ville. Un coup de canon annon×a qu'il venait de se passer quelque chose de nouveau et d'inattendu. Lord de Winter s'arrachait les cheveux. " Trop tard d'une minute ! s'Ùcriait-il, trop tard d'une minute ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! " En effet, on Ùtait venu lui dire Ð sept heures du matin qu'une Ùchelle de corde flottait Ð une des fenÚtres du chÒteau ; il avait couru aussität Ð la chambre de Milady, avait trouvÙ la chambre vide et la fenÚtre ouverte, les barreaux sciÙs, il s'Ùtait rappelÙ la recommandation verbale que lui avait fait transmettre d'Artagnan par son messager, il avait tremblÙ pour le duc, et, courant Ð l'Ùcurie, sans prendre le temps de faire seller son cheval, avait sautÙ sur le premier venu, Ùtait accouru ventre Ð terre, et sautant Ð bas dans la cour, avait montÙ prÙcipitamment l'escalier, et, sur le premier degrÙ, avait, comme nous l'avons dit, rencontrÙ Felton. Cependant le duc n'Ùtait pas mort : il revint Ð lui, rouvrit les yeux, et l'espoir rentra dans tous les coeurs. " Messieurs, dit-il, laissez-moi seul avec Patrick et La Porte. " Ah ! c'est vous, de Winter ! vous m'avez envoyÙ ce matin un singulier fou, voyez l'Ùtat dans lequel il m'a mis ! -- Oh ! Milord ! s'Ùcria le baron, je ne m'en consolerai jamais. -- Et tu aurais tort, mon cher de Winter, dit Buckingham en lui tendant la main, je ne connais pas d'homme qui mÙrite d'Útre regrettÙ pendant toute la vie d'un autre homme ; mais laisse-nous, je t'en prie. " Le baron sortit en sanglotant. Il ne resta dans le cabinet que le duc blessÙ, La Porte et Patrick. On cherchait un mÙdecin, qu'on ne pouvait trouver. " Vous vivrez, Milord, vous vivrez, rÙpÙtait, Ð genoux devant le sofa du duc, le messager d'Anne d'Autriche. -- Que m'Ùcrivait-elle ? dit faiblement Buckingham tout ruisselant de sang et domptant, pour parler de celle qu'il aimait, d'atroces douleurs, que m'Ùcrivait-elle ? Lis-moi sa lettre. -- Oh ! Milord ! fit La Porte. -- ObÙis, La Porte ; ne vois-tu pas que je n'ai pas de temps Ð perdre ? " La Porte rompit le cachet et pla×a le parchemin sous les yeux du duc ; mais Buckingham essaya vainement de distinguer l'Ùcriture. " Lis donc, dit-il, lis donc, je n'y vois plus ; lis donc ! car bientät peut- Útre je n'entendrai plus, et je mourrai sans savoir ce qu'elle m'a Ùcrit. " La Porte ne fit plus de difficultÙ, et lut : " Milord, " Par ce que j'ai, depuis que je vous connais, souffert par vous et pour vous, je vous conjure, si vous avez souci de mon repos, d'interrompre les grands armements que vous faites contre la France et de cesser une guerre dont on dit tout haut que la religion est la cause visible, et tout bas que votre amour pour moi est la cause cachÙe. Cette guerre peut non seulement amener pour la France et pour l'Angleterre de grandes catastrophes, mais encore pour vous, Milord, des malheurs dont je ne me consolerais pas. " Veillez sur votre vie, que l'on menace et qui me sera chØre du moment oé je ne serai pas obligÙe de voir en vous un ennemi. " Votre affectionnÙe, " ANNE " Buckingham rappela tous les restes de sa vie pour Ùcouter cette lecture ; puis, lorsqu'elle fut finie, comme s'il eët trouvÙ dans cette lettre un amer dÙsappointement : " N'avez-vous donc pas autre chose Ð me dire de vive voix, La Porte ? demanda-t-il. -- Si fait, Monseigneur : la reine m'avait chargÙ de vous dire de veiller sur vous, car elle avait eu avis qu'on voulait vous assassiner. -- Et c'est tout, c'est tout ? reprit Buckingham avec impatience. -- Elle m'avait encore chargÙ de vous dire qu'elle vous aimait toujours. -- Ah ! fit Buckingham, Dieu soit louÙ ! ma mort ne sera donc pas pour elle la mort d'un Ùtranger !... " La Porte fondit en larmes. " Patrick, dit le duc, apportez-moi le coffret oé Ùtaient les ferrets de diamants. " Patrick apporta l'objet demandÙ, que La Porte reconnut pour avoir appartenu Ð la reine. " Maintenant le sachet de satin blanc, oé son chiffre est brodÙ en perles. " Patrick obÙit encore. " Tenez, La Porte, dit Buckingham, voici les seuls gages que j'eusse Ð elle, ce coffret d'argent, et ces deux lettres. Vous les rendrez Ð Sa MajestÙ ; et pour dernier souvenir... (il chercha autour de lui quelque objet prÙcieux)... vous y joindrez... " Il chercha encore ; mais ses regards obscurcis par la mort ne rencontrØrent que le couteau tombÙ des mains de Felton, et fumant encore du sang vermeil Ùtendu sur la lame. " Et vous y joindrez ce couteau " , dit le duc en serrant la main de La Porte. Il put encore mettre le sachet au fond du coffret d'argent, y laissa tomber le couteau en faisant signe Ð La Porte qu'il ne pouvait plus parler ; puis, dans une derniØre convulsion, que cette fois il n'avait plus la force de combattre, il glissa du sofa sur le parquet. Patrick poussa un grand cri. Buckingham voulut sourire une derniØre fois ; mais la mort arrÚta sa pensÙe, qui resta gravÙe sur son front comme un dernier baiser d'amour. En ce moment le mÙdecin du duc arriva tout effarÙ ; il Ùtait dÙjÐ Ð bord du vaisseau amiral, on avait ÙtÙ obligÙ d'aller le chercher lÐ. Il s'approcha du duc, prit sa main, la garda un instant dans la sienne, et la laissa retomber. " Tout est inutile, dit-il, il est mort. -- Mort, mort ! " s'Ùcria Patrick. A ce cri toute la foule rentra dans la salle, et partout ce ne fut que consternation et que tumulte. Aussität que Lord de Winter vit Buckingham expirÙ, il courut Ð Felton, que les soldats gardaient toujours sur la terrasse du palais. " MisÙrable ! dit-il au jeune homme qui, depuis la mort de Buckingham, avait retrouvÙ ce calme et ce sang-froid qui ne devaient plus l'abandonner ; misÙrable ! qu'as-tu fait ? -- Je me suis vengÙ, dit-il. -- Toi ! dit le baron ; dis que tu as servi d'instrument Ð cette femme maudite ; mais je te le jure, ce crime sera son dernier crime. -- Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit tranquillement Felton, et j'ignore de qui vous voulez parler, Milord ; j'ai tuÙ M. de Buckingham parce qu'il a refusÙ deux fois Ð vous-mÚme de me nommer capitaine : je l'ai puni de son injustice, voilÐ tout. " De Winter, stupÙfait, regardait les gens qui liaient Felton, et ne savait que penser d'une pareille insensibilitÙ. Une seule chose jetait cependant un nuage sur le front pur de Felton. A chaque bruit qu'il entendait, le naßf puritain croyait reconnaÞtre les pas et la voix de Milady venant se jeter dans ses bras pour s'accuser et se perdre avec lui. Tout Ð coup il tressaillit, son regard se fixa sur un point de la mer, que de la terrasse oé il se trouvait on dominait tout entiØre ; avec ce regard d'aigle du marin, il avait reconnu, lÐ oé un autre n'aurait vu qu'un goÙland se balan×ant sur les flots, la voile du sloop qui se dirigeait vers les cätes de France. Il pÒlit, porta la main Ð son coeur, qui se brisait, et comprit toute la trahison. " Une derniØre grÒce, Milord ! dit-il au baron. -- Laquelle ? demanda celui-ci. -- Quelle heure est-il ? " Le baron tira sa montre. " Neuf heures moins dix minutes " , dit-il. Milady avait avancÙ son dÙpart d'une heure et demie ; dØs qu'elle avait entendu le coup de canon qui annon×ait le fatal ÙvÙnement, elle avait donnÙ l'ordre de lever l'ancre. La barque voguait sous un ciel bleu Ð une grande distance de la cäte. " Dieu l'a voulu " , dit Felton avec la rÙsignation du fanatique, mais cependant sans pouvoir dÙtacher les yeux de cet esquif Ð bord duquel il croyait sans doute distinguer le blanc fantäme de celle Ð qui sa vie allait Útre sacrifiÙe. De Winter suivit son regard, interrogea sa souffrance et devina tout. " Sois puni seul d'abord, misÙrable, dit Lord de Winter Ð Felton, qui se laissait entraÞner les yeux tournÙs vers la mer ; mais je te jure, sur la mÙmoire de mon frØre que j'aimais tant, que ta complice n'est pas sauvÙe. " Felton baissa la tÚte sans prononcer une syllabe. Quant Ð de Winter, il descendit rapidement l'escalier et se rendit au port. CHAPITRE LX. EN FRANCE La premiØre crainte du roi d'Angleterre, Charles Ier, en apprenant cette mort, fut qu'une si terrible nouvelle ne dÙcourageÒt les Rochelois ; il essaya, dit Richelieu dans ses MÙmoires, de la leur cacher le plus longtemps possible, faisant fermer les ports par tout son royaume, et prenant soigneusement garde qu'aucun vaisseau ne sortÞt jusqu'Ð ce que l'armÙe que Buckingham apprÚtait fët partie, se chargeant, Ð dÙfaut de Buckingham, de surveiller lui-mÚme le dÙpart. Il poussa mÚme la sÙvÙritÙ de cet ordre jusqu'Ð retenir en Angleterre l'ambassadeur de Danemark, qui avait pris congÙ, et l'ambassadeur ordinaire de Hollande, qui devait ramener dans le port de Flessingue les navires des Indes que Charles Ier avait fait restituer aux Provinces- Unies. Mais comme il ne songea Ð donner cet ordre que cinq heures aprØs l'ÙvÙnement, c'est-Ð-dire Ð deux heures de l'aprØs-midi, deux navires Ùtaient dÙjÐ sortis du port : l'un emmenant, comme nous le savons, Milady, laquelle, se doutant dÙjÐ de l'ÙvÙnement, fut encore confirmÙe dans cette croyance en voyant le pavillon noir se dÙployer au mÒt du vaisseau amiral. Quant au second bÒtiment, nous dirons plus tard qui il portait et comment il partit. Pendant ce temps, du reste, rien de nouveau au camp de La Rochelle ; seulement le roi, qui s'ennuyait fort, comme toujours, mais peut-Útre encore un peu plus au camp qu'ailleurs, rÙsolut d'aller incognito passer les fÚtes de saint Louis Ð Saint-Germain, et demanda au cardinal de lui faire prÙparer une escorte de vingt mousquetaires seulement. Le cardinal, que l'ennui du roi gagnait quelquefois, accorda avec grand plaisir ce congÙ Ð son royal lieutenant, lequel promit d'Útre de retour vers le 15 septembre. M. de TrÙville, prÙvenu par Son Eminence, fit son porte-manteau, et comme, sans en savoir la cause, il savait le vif dÙsir et mÚme l'impÙrieux besoin que ses amis avaient de revenir Ð Paris, il va sans dire qu'il les dÙsigna pour faire partie de l'escorte. Les quatre jeunes gens surent la nouvelle un quart d'heure aprØs M. de TrÙville, car ils furent les premiers Ð qui il la communiqua. Ce fut alors que d'Artagnan apprÙcia la faveur que lui avait accordÙe le cardinal en le faisant enfin passer aux mousquetaires ; sans cette circonstance, il Ùtait forcÙ de rester au camp tandis que ses compagnons partaient. On verra plus tard que cette impatience de remonter vers Paris avait pour cause le danger que devait courir Mme Bonacieux en se rencontrant au couvent de BÙthune avec Milady, son ennemie mortelle. Aussi, comme nous l'avons dit, Aramis avait Ùcrit immÙdiatement Ð Marie Michon, cette lingØre de Tours qui avait de si belles connaissances, pour qu'elle obtÞnt que la reine donnÒt l'autorisation Ð Mme Bonacieux de sortir du couvent et de se retirer soit en Lorraine, soit en Belgique. La rÙponse ne s'Ùtait pas fait attendre, et, huit ou dix jours aprØs, Aramis avait re×u cette lettre : " Mon cher cousin, " Voici l'autorisation de ma soeur Ð retirer notre petite servante du couvent de BÙthune, dont vous pensez que l'air est mauvais pour elle. Ma soeur vous envoie cette autorisation avec grand plaisir, car elle aime fort cette petite fille, Ð laquelle elle se rÙserve d'Útre utile plus tard. " Je vous embrasse. " MARIE MICHON. " A cette lettre Ùtait jointe une autorisation ainsi con×ue : " La supÙrieure du couvent de BÙthune remettra aux mains de la personne qui lui remettra ce billet la novice qui Ùtait entrÙe dans son couvent sous ma recommandation et sous mon patronage. " Au Louvre, le 10 aoët 1628. " ANNE. " On comprend combien ces relations de parentÙ entre Aramis et une lingØre qui appelait la reine sa soeur avaient ÙgayÙ la verve des jeunes gens ; mais Aramis, aprØs avoir rougi deux ou trois fois jusqu'au blanc des yeux aux grosses plaisanteries de Porthos, avait priÙ ses amis de ne plus revenir sur ce sujet, dÙclarant que s'il lui en Ùtait dit encore un seul mot, il n'emploierait plus sa cousine comme intermÙdiaire dans ces sortes d'affaires. Il ne fut donc plus question de Marie Michon entre les quatre mousquetaires, qui d'ailleurs avaient ce qu'ils voulaient : l'ordre de tirer Mme Bonacieux du couvent des carmÙlites de BÙthune. Il est vrai que cet ordre ne leur servirait pas Ð grand-chose tant qu'ils seraient au camp de La Rochelle, c'est-Ð-dire Ð l'autre bout de la France ; aussi d'Artagnan allait-il demander un congÙ Ð M. de TrÙville, en lui confiant tout bonnement l'importance de son dÙpart, lorsque cette nouvelle lui fut transmise, ainsi qu'Ð ses trois compagnons, que le roi allait partir pour Paris avec une escorte de vingt mousquetaires, et qu'ils faisaient partie de l'escorte. La joie fut grande. On envoya les valets devant avec les bagages, et l'on partit le 16 au matin. Le cardinal reconduisit Sa MajestÙ de SurgØres Ð MauzÙ, et lÐ, le roi et son ministre prirent congÙ l'un de l'autre avec de grandes dÙmonstrations d'amitiÙ. Cependant le roi, qui cherchait de la distraction, tout en cheminant le plus vite qu'il lui Ùtait possible, car il dÙsirait Útre arrivÙ Ð Paris pour le 23, s'arrÚtait de temps en temps pour voler la pie, passe-temps dont le goët lui avait autrefois ÙtÙ inspirÙ par de Luynes, et pour lequel il avait toujours conservÙ une grande prÙdilection. Sur les vingt mousquetaires, seize, lorsque la chose arrivait, se rÙjouissaient fort de ce bon temps ; mais quatre maugrÙaient de leur mieux. D'Artagnan surtout avait des bourdonnements perpÙtuels dans les oreilles, ce que Porthos expliquait ainsi : " Une trØs grande dame m'a appris que cela veut dire que l'on parle de vous quelque part. " Enfin l'escorte traversa Paris le 23, dans la nuit ; le roi remercia M. de TrÙville, et lui permit de distribuer des congÙs pour quatre jours, Ð la condition que pas un des favorisÙs ne paraÞtrait dans un lieu public, sous peine de la Bastille. Les quatre premiers congÙs accordÙs, comme on le pense bien, furent Ð nos quatre amis. Il y a plus, Athos obtint de M. de TrÙville six jours au lieu de quatre et fit mettre dans ces six jours deux nuits de plus, car ils partirent le 24, Ð cinq heures du soir, et par complaisance encore, M. de TrÙville postdata le congÙ du 25 au matin. " Eh, mon Dieu, disait d'Artagnan, qui, comme on le sait, ne doutait jamais de rien, il me semble que nous faisons bien de l'embarras pour une chose bien simple : en deux jours, et en crevant deux ou trois chevaux (peu m'importe : j'ai de l'argent), je suis Ð BÙthune, je remets la lettre de la reine Ð la supÙrieure, et je ramØne le cher trÙsor que je vais chercher, non pas en Lorraine, non pas en Belgique, mais Ð Paris, oé il sera mieux cachÙ, surtout tant que M. le cardinal sera Ð La Rochelle. Puis, une fois de retour de la campagne, Eh bien, moitiÙ par la protection de sa cousine, moitiÙ en faveur de ce que nous avons fait personnellement pour elle, nous obtiendrons de la reine ce que nous voudrons. Restez donc ici, ne vous Ùpuisez pas de fatigue inutilement ; moi et Planchet, c'est tout ce qu'il faut pour une expÙdition aussi simple. " A ceci Athos rÙpondit tranquillement : " Nous aussi, nous avons de l'argent ; car je n'ai pas encore bu tout Ð fait le reste du diamant, et Porthos et Aramis ne l'ont pas tout Ð fait mangÙ. Nous crØverons donc aussi bien quatre chevaux qu'un. Mais songez, d'Artagnan, ajouta-t-il d'une voix si sombre que son accent donna le frisson au jeune homme, songez que BÙthune est une ville oé le cardinal a donnÙ rendez-vous Ð une femme qui, partout oé elle va, mØne le malheur aprØs elle. Si vous n'aviez affaire qu'Ð quatre hommes, d'Artagnan, je vous laisserais aller seul ; vous avez affaire Ð cette femme, allons-y quatre, et plaise Ð Dieu qu'avec nos quatre valets nous soyons en nombre suffisant ! -- Vous m'Ùpouvantez, Athos, s'Ùcria d'Artagnan ; que craignez-vous donc, mon Dieu ? -- Tout ! " rÙpondit Athos. D'Artagnan examina les visages de ses compagnons, qui, comme celui d'Athos, portaient l'empreinte d'une inquiÙtude profonde, et l'on continua la route au plus grand pas des chevaux, mais sans ajouter une seule parole. Le 25 au soir, comme ils entraient Ð Arras, et comme d'Artagnan venait de mettre pied Ð terre Ð l'auberge de la Herse d'Or pour boire un verre de vin, un cavalier sortit de la cour de la poste, oé il venait de relayer, prenant au grand galop, et avec un cheval frais, le chemin de Paris. Au moment oé il passait de la grande porte dans la rue, le vent entrouvrit le manteau dont il Ùtait enveloppÙ, quoiqu'on fët au mois d'aoët, et enleva son chapeau, que le voyageur retint de sa main, au moment oé il avait dÙjÐ quittÙ sa tÚte, et l'enfon×a vivement sur ses yeux. D'Artagnan, qui avait les yeux fixÙs sur cet homme, devint fort pÒle et laissa tomber son verre. " Qu'avez-vous, Monsieur ? dit Planchet... Oh ! lÐ, accourez, Messieurs, voilÐ mon maÞtre qui se trouve mal ! " Les trois amis accoururent et trouvØrent d'Artagnan qui, au lieu de se trouver mal, courait Ð son cheval. Ils l'arrÚtØrent sur le seuil de la porte. " Eh bien, oé diable vas-tu donc ainsi ? lui cria Athos. -- C'est lui ! s'Ùcria d'Artagnan, pÒle de colØre et la sueur sur le front, c'est lui ! laissez-moi le rejoindre ! -- Mais qui, lui ? demanda Athos. -- Lui, cet homme ! -- Quel homme ? -- Cet homme maudit, mon mauvais gÙnie, que j'ai toujours vu lorsque j'Ùtais menacÙ de quelque malheur : celui qui accompagnait l'horrible femme lorsque je la rencontrai pour la premiØre fois, celui que je cherchais quand j'ai provoquÙ Athos, celui que j'ai vu le matin du jour oé Mme Bonacieux a ÙtÙ enlevÙe ! l'homme de Meung enfin ! je l'ai vu, c'est lui ! Je l'ai reconnu quand le vent a entrouvert son manteau. -- Diable ! dit Athos rÚveur. -- En selle, Messieurs, en selle ; poursuivons-le, et nous le rattraperons. -- Mon cher, dit Aramis, songez qu'il va du cätÙ opposÙ Ð celui oé nous allons ; qu'il a un cheval frais et que nos chevaux sont fatiguÙs ; que par consÙquent nous crØverons nos chevaux sans mÚme avoir la chance de le rejoindre. Laissons l'homme, d'Artagnan, sauvons la femme. -- Eh ! Monsieur ! s'Ùcria un gar×on d'Ùcurie courant aprØs l'inconnu, eh ! Monsieur, voilÐ un papier qui s'est ÙchappÙ de votre chapeau ! Eh ! Monsieur ! eh ! -- Mon ami, dit d'Artagnan, une demi-pistole pour ce papier ! -- Ma foi, Monsieur, avec grand plaisir ! Le voici ! " Le gar×on d'Ùcurie, enchantÙ de la bonne journÙe qu'il avait faite, rentra dans la cour de l'hätel : d'Artagnan dÙplia le papier. " Eh bien ? demandØrent ses amis en l'entourant. -- Rien qu'un mot ! dit d'Artagnan. -- Oui, dit Aramis, mais ce mot est un nom de ville ou de village. -- " ArmentiØres " , lut Porthos. ArmentiØres, je ne connais pas cela ! -- Et ce nom de ville ou de village est Ùcrit de sa main ! s'Ùcria Athos. -- Allons, allons, gardons soigneusement ce papier, dit d'Artagnan, peut-Útre n'ai-je pas perdu ma derniØre pistole. A cheval, mes amis, Ð cheval ! " Et les quatre compagnons s'ÙlancØrent au galop sur la route de BÙthune. CHAPITRE LXI. LE COUVENT DES CARMELITES DE BETHUNE Les grands criminels portent avec eux une espØce de prÙdestination qui leur fait surmonter tous les obstacles, qui les fait Ùchapper Ð tous les dangers, jusqu'au moment que la Providence, lassÙe, a marquÙ pour l'Ùcueil de leur fortune impie. Il en Ùtait ainsi de Milady : elle passa au travers des croiseurs des deux nations, et arriva Ð Boulogne sans aucun accident. En dÙbarquant Ð Portsmouth, Milady Ùtait une Anglaise que les persÙcutions de la France chassaient de La Rochelle ; dÙbarquÙe Ð Boulogne, aprØs deux jours de traversÙe, elle se fit passer pour une Fran×aise que les Anglais inquiÙtaient Ð Portsmouth, dans la haine qu'ils avaient con×ue contre la France. Milady avait d'ailleurs le plus efficace des passeports : sa beautÙ, sa grande mine et la gÙnÙrositÙ avec laquelle elle rÙpandait les pistoles. Affranchie des formalitÙs d'usage par le sourire affable et les maniØres galantes d'un vieux gouverneur du port, qui lui baisa la main, elle ne resta Ð Boulogne que le temps de mettre Ð la poste une lettre ainsi con×ue : " A Son Eminence Monseigneur le cardinal de Richelieu, en son camp devant La Rochelle. " Monseigneur, que Votre Eminence se rassure ; Sa GrÒce le duc de Buckingham ne partira point pour la France. " Boulogne, 25 au soir. " MILADY DE ***. " P.--S. Selon les dÙsirs de Votre Eminence, je me rends au couvent des carmÙlites de BÙthune oé j'attendrai ses ordres. " Effectivement, le mÚme soir, Milady se mit en route ; la nuit la prit : elle s'arrÚta et coucha dans une auberge ; puis, le lendemain, Ð cinq heures du matin, elle partit, et trois heures aprØs, elle entra Ð BÙthune. Elle se fit indiquer le couvent des carmÙlites, et y entra aussität. La supÙrieure vint au-devant d'elle ; Milady lui montra l'ordre du cardinal, l'abbesse lui fit donner une chambre et servir Ð dÙjeuner. Tout le passÙ s'Ùtait dÙjÐ effacÙ aux yeux de cette femme, et, le regard fixÙ vers l'avenir, elle ne voyait que la haute fortune que lui rÙservait le cardinal, qu'elle avait si heureusement servi, sans que son nom fët mÚlÙ en rien Ð toute cette sanglante affaire. Les passions toujours nouvelles qui la consumaient donnaient Ð sa vie l'apparence de ces nuages qui volent dans le ciel, reflÙtant tantät l'azur, tantät le feu, tantät le noir opaque de la tempÚte, et qui ne laissent d'autres traces sur la terre que la dÙvastation et la mort. AprØs le dÙjeuner, l'abbesse vint lui faire sa visite ; il y a peu de distraction au cloÞtre, et la bonne supÙrieure avait hÒte de faire connaissance avec sa nouvelle pensionnaire. Milady voulait plaire Ð l'abbesse ; or, c'Ùtait chose facile Ð cette femme si rÙellement supÙrieure ; elle essaya d'Útre aimable : elle fut charmante et sÙduisit la bonne supÙrieure par sa conversation si variÙe et par les grÒces rÙpandues dans toute sa personne. L'abbesse, qui Ùtait une fille de noblesse, aimait surtout les histoires de cour, qui parviennent si rarement jusqu'aux extrÙmitÙs du royaume et qui, surtout, ont tant de peine Ð franchir les murs des couvents, au seuil desquels viennent expirer les bruits du monde. Milady, au contraire, Ùtait fort au courant de toutes les intrigues aristocratiques, au milieu desquelles, depuis cinq ou six ans, elle avait constamment vÙcu, elle se mit donc Ð entretenir la bonne abbesse des pratiques mondaines de la cour de France, mÚlÙes aux dÙvotions outrÙes du roi, elle lui fit la chronique scandaleuse des seigneurs et des dames de la cour, que l'abbesse connaissait parfaitement de nom, toucha lÙgØrement les amours de la reine et de Buckingham, parlant beaucoup pour qu'on parlÒt un peu. Mais l'abbesse se contenta d'Ùcouter et de sourire, le tout sans rÙpondre. Cependant, comme Milady vit que ce genre de rÙcit l'amusait fort, elle continua ; seulement, elle fit tomber la conversation sur le cardinal. Mais elle Ùtait fort embarrassÙe ; elle ignorait si l'abbesse Ùtait royaliste ou cardinaliste : elle se tint dans un milieu prudent ; mais l'abbesse, de son cätÙ, se tint dans une rÙserve plus prudente encore, se contentant de faire une profonde inclination de tÚte toutes les fois que la voyageuse pronon×ait le nom de Son Eminence. Milady commen×a Ð croire qu'elle s'ennuierait fort dans le couvent ; elle rÙsolut donc de risquer quelque chose pour savoir de suite Ð quoi s'en tenir. Voulant voir jusqu'oé irait la discrÙtion de cette bonne abbesse, elle se mit Ð dire un mal, trØs dissimulÙ d'abord, puis trØs circonstanciÙ du cardinal, racontant les amours du ministre avec Mme d'Aiguillon, avec Marion de Lorme et avec quelques autres femmes galantes. L'abbesse Ùcouta plus attentivement, s'anima peu Ð peu et sourit. " Bon, dit Milady, elle prend goët Ð mon discours ; si elle est cardinaliste, elle n'y met pas de fanatisme au moins. " Alors elle passa aux persÙcutions exercÙes par le cardinal sur ses ennemis. L'abbesse se contenta de se signer, sans approuver ni dÙsapprouver. Cela confirma Milady dans son opinion que la religieuse Ùtait plutät royaliste que cardinaliste. Milady continua, renchÙrissant de plus en plus. " Je suis fort ignorante de toutes ces matiØres-lÐ, dit enfin l'abbesse, mais tout ÙloignÙes que nous sommes de la cour, tout en dehors des intÙrÚts du monde oé nous nous trouvons placÙes, nous avons des exemples fort tristes de ce que vous nous racontez lÐ ; et l'une de nos pensionnaires a bien souffert des vengeances et des persÙcutions de M. le cardinal. -- Une de vos pensionnaires, dit Milady ; oh ! mon Dieu ! pauvre femme, je la plains alors. -- Et vous avez raison, car elle est bien Ð plaindre : prison, menaces, mauvais traitements, elle a tout souffert. Mais, aprØs tout, reprit l'abbesse, M. le cardinal avait peut-Útre des motifs plausibles pour agir ainsi, et quoiqu'elle ait l'air d'un ange, il ne faut pas toujours juger les gens sur la mine. " " Bon ! dit Milady Ð elle-mÚme, qui sait ! je vais peut-Útre dÙcouvrir quelque chose ici, je suis en veine. " Et elle s'appliqua Ð donner Ð son visage une expression de candeur parfaite. " HÙlas ! dit Milady, je le sais ; on dit cela, qu'il ne faut pas croire aux physionomies ; mais Ð quoi croira-t-on cependant, si ce n'est au plus bel ouvrage du Seigneur ? Quant Ð moi, je serai trompÙe toute ma vie peut-Útre ; mais je me fierai toujours Ð une personne dont le visage m'inspirera de la sympathie. -- Vous seriez donc tentÙe de croire, dit l'abbesse, que cette jeune femme est innocente ? -- M. le cardinal ne punit pas que les crimes, dit-elle ; il y a certaines vertus qu'il poursuit plus sÙvØrement que certains forfaits. -- Permettez-moi, Madame, de vous exprimer ma surprise, dit l'abbesse. -- Et sur quoi ? demanda Milady avec naßvetÙ. -- Mais sur le langage que vous tenez. -- Que trouvez-vous d'Ùtonnant Ð ce langage ? demanda en souriant Milady. -- Vous Útes l'amie du cardinal, puisqu'il vous envoie ici, et cependant... -- Et cependant j'en dis du mal, reprit Milady, achevant la pensÙe de la supÙrieure. -- Au moins n'en dites-vous pas de bien. -- C'est que je ne suis pas son amie, dit-elle en soupirant, mais sa victime. -- Mais cependant cette lettre par laquelle il vous recommande Ð moi ?... -- Est un ordre Ð moi de me tenir dans une espØce de prison dont il me fera tirer par quelques-uns de ses satellites. -- Mais pourquoi n'avez-vous pas fui ? -- Oé irais-je ? Croyez-vous qu'il y ait un endroit de la terre oé ne puisse atteindre le cardinal, s'il veut se donner la peine de tendre la main ? Si j'Ùtais un homme, Ð la rigueur cela serait possible encore ; mais une femme, que voulez-vous que fasse une femme ? Cette jeune pensionnaire que vous avez ici a-t-elle essayÙ de fuir, elle ? -- Non, c'est vrai ; mais elle, c'est autre chose, je la crois retenue en France par quelque amour. -- Alors, dit Milady avec un soupir, si elle aime, elle n'est pas tout Ð fait malheureuse. -- Ainsi, dit l'abbesse en regardant Milady avec un intÙrÚt croissant, c'est encore une pauvre persÙcutÙe que je vois ? -- HÙlas, oui " , dit Milady. L'abbesse regarda un instant Milady avec inquiÙtude, comme si une nouvelle pensÙe surgissait dans son esprit. " Vous n'Útes pas ennemie de notre sainte foi ? dit-elle en balbutiant. -- Moi, s'Ùcria Milady, moi, protestante ! Oh ! non, j'atteste le Dieu qui nous entend que je suis au contraire fervente catholique. -- Alors, Madame, dit l'abbesse en souriant, rassurez-vous ; la maison oé vous Útes ne sera pas une prison bien dure, et nous ferons tout ce qu'il faudra pour vous faire chÙrir la captivitÙ. Il y a plus, vous trouverez ici cette jeune femme persÙcutÙe sans doute par suite de quelque intrigue de cour. Elle est aimable, gracieuse. -- Comment la nommez-vous ? -- Elle m'a ÙtÙ recommandÙe par quelqu'un de trØs haut placÙ, sous le nom de Ketty. Je n'ai pas cherchÙ Ð savoir son autre nom. -- Ketty ! s'Ùcria Milady ; quoi ! vous Útes sëre ?... -- Qu'elle se fait appeler ainsi ? Oui, Madame, la connaÞtriez-vous ? " Milady sourit Ð elle-mÚme et Ð l'idÙe qui lui Ùtait venue que cette jeune femme pouvait Útre son ancienne camÙriØre. Il se mÚlait au souvenir de cette jeune fille un souvenir de colØre, et un dÙsir de vengeance avait bouleversÙ les traits de Milady, qui reprirent au reste presque aussität l'expression calme et bienveillante que cette femme aux cent visages leur avait momentanÙment fait perdre. " Et quand pourrai-je voir cette jeune dame, pour laquelle je me sens dÙjÐ une si grande sympathie ? demanda Milady. -- Mais, ce soir, dit l'abbesse, dans la journÙe mÚme. Mais vous voyagez depuis quatre jours, m'avez-vous dit vous-mÚme ; ce matin vous vous Útes levÙe Ð cinq heures, vous devez avoir besoin de repos. Couchez-vous et dormez, Ð l'heure du dÞner nous vous rÙveillerons. " Quoique Milady eët trØs bien pu se passer de sommeil, soutenue qu'elle Ùtait par toutes les excitations qu'une aventure nouvelle faisait Ùprouver Ð son coeur avide d'intrigues, elle n'en accepta pas moins l'offre de la supÙrieure : depuis douze ou quinze jours elle avait passÙ par tant d'Ùmotions diverses que, si son corps de fer pouvait encore soutenir la fatigue, son Òme avait besoin de repos. Elle prit donc congÙ de l'abbesse et se coucha, doucement bercÙe par les idÙes de vengeance auxquelles l'avait tout naturellement ramenÙe le nom de Ketty. Elle se rappelait cette promesse presque illimitÙe que lui avait faite le cardinal, si elle rÙussissait dans son entreprise. Elle avait rÙussi, elle pourrait donc se venger de d'Artagnan. Une seule chose Ùpouvantait Milady, c'Ùtait le souvenir de son mari, le comte de La FØre, qu'elle avait cru mort ou du moins expatriÙ, et qu'elle retrouvait dans Athos, le meilleur ami de d'Artagnan. Mais aussi, s'il Ùtait l'ami de d'Artagnan, il avait dë lui prÚter assistance dans toutes les menÙes Ð l'aide desquelles la reine avait dÙjouÙ les projets de Son Eminence ; s'il Ùtait l'ami de d'Artagnan, il Ùtait l'ennemi du cardinal ; et sans doute elle parviendrait Ð l'envelopper dans la vengeance aux replis de laquelle elle comptait Ùtouffer le jeune mousquetaire. Toutes ces espÙrances Ùtaient de douces pensÙes pour Milady ; aussi, bercÙe par elles, s'endormit-elle bientät. Elle fut rÙveillÙe par une voix douce qui retentit au pied de son lit. Elle ouvrit les yeux, et vit l'abbesse accompagnÙe d'une jeune femme aux cheveux blonds, au teint dÙlicat, qui fixait sur elle un regard plein d'une bienveillante curiositÙ. La figure de cette jeune femme lui Ùtait complØtement inconnue ; toutes deux s'examinØrent avec une scrupuleuse attention, tout en Ùchangeant les compliments d'usage : toutes deux Ùtaient fort belles, mais de beautÙs tout Ð fait diffÙrentes. Cependant Milady sourit en reconnaissant qu'elle l'emportait de beaucoup sur la jeune femme en grand air et en fa×ons aristocratiques. Il est vrai que l'habit de novice que portait la jeune femme n'Ùtait pas trØs avantageux pour soutenir une lutte de ce genre. L'abbesse les prÙsenta l'une Ð l'autre ; puis, lorsque cette formalitÙ fut remplie, comme ses devoirs l'appelaient Ð l'Ùglise, elle laissa les deux jeunes femmes seules. La novice, voyant Milady couchÙe, voulait suivre la supÙrieure, mais Milady la retint. " Comment, Madame, lui dit-elle, Ð peine vous ai-je aper×ue et vous voulez dÙjÐ me priver de votre prÙsence, sur laquelle je comptais cependant un peu, je vous l'avoue, pour le temps que j'ai Ð passer ici ? -- Non, Madame, rÙpondit la novice, seulement je craignais d'avoir mal choisi mon temps : vous dormiez, vous Útes fatiguÙe. -- Eh bien, dit Milady, que peuvent demander les gens qui dorment ? un bon rÙveil. Ce rÙveil, vous me l'avez donnÙ ; laissez-moi en jouir tout Ð mon aise. " Et lui prenant la main, elle l'attira sur un fauteuil qui Ùtait prØs de son lit. La novice s'assit. " Mon Dieu ! dit-elle, que je suis malheureuse ! voilÐ six mois que je suis ici, sans l'ombre d'une distraction, vous arrivez, votre prÙsence allait Útre pour moi une compagnie charmante, et voilÐ que, selon toute probabilitÙ, d'un moment Ð l'autre je vais quitter le couvent ! -- Comment ! dit Milady, vous sortez bientät ? -- Du moins je l'espØre, dit la novice avec une expression de joie qu'elle ne cherchait pas le moins du monde Ð dÙguiser. -- Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part du cardinal, continua Milady ; c'eët ÙtÙ un motif de plus de sympathie entre nous. -- Ce que m'a dit notre bonne mØre est donc la vÙritÙ, que vous Ùtiez aussi une victime de ce mÙchant cardinal ? -- Chut ! dit Milady, mÚme ici ne parlons pas ainsi de lui ; tous mes malheurs viennent d'avoir dit Ð peu prØs ce que vous venez de dire, devant une femme que je croyais mon amie et qui m'a trahie. Et vous Útes aussi, vous, la victime d'une trahison ? -- Non, dit la novice, mais de mon dÙvouement Ð une femme que j'aimais, pour qui j'eusse donnÙ ma vie, pour qui je la donnerais encore. -- Et qui vous a abandonnÙe, c'est cela ! -- J'ai ÙtÙ assez injuste pour le croire, mais depuis deux ou trois jours j'ai acquis la preuve du contraire, et j'en remercie Dieu ; il m'aurait coëtÙ de croire qu'elle m'avait oubliÙe. Mais vous, Madame, continua la novice, il me semble que vous Útes libre, et que si vous vouliez fuir, il ne tiendrait qu'Ð vous. -- Oé voulez-vous que j'aille, sans amis, sans argent, dans une partie de la France que je ne connais pas, oé je ne suis jamais venue ?... -- Oh ! s'Ùcria la novice, quant Ð des amis, vous en aurez partout oé vous vous montrerez, vous paraissez si bonne et vous Útes si belle ! -- Cela n'empÚche pas, reprit Milady en adoucissant son sourire de maniØre Ð lui donner une expression angÙlique, que je suis seule et persÙcutÙe. -- Ecoutez, dit la novice, il faut avoir bon espoir dans le Ciel, voyez- vous ; il vient toujours un moment oé le bien que l'on a fait plaide votre cause devant Dieu, et, tenez, peut-Útre est-ce un bonheur pour vous, tout humble et sans pouvoir que je suis, que vous m'ayez rencontrÙe : car, si je sors d'ici, Eh bien, j'aurai quelques amis puissants, qui, aprØs s'Útre mis en campagne pour moi, pourront aussi se mettre en campagne pour vous. -- Oh ! quand j'ai dit que j'Ùtais seule, dit Milady, espÙrant faire parler la novice en parlant d'elle-mÚme, ce n'est pas faute d'avoir aussi quelques connaissances haut placÙes ; mais ces connaissances tremblent elles-mÚmes devant le cardinal : la reine elle-mÚme n'ose pas soutenir contre le terrible ministre ; j'ai la preuve que Sa MajestÙ, malgrÙ son excellent coeur, a plus d'une fois ÙtÙ obligÙe d'abandonner Ð la colØre de Son Eminence les personnes qui l'avaient servie. -- Croyez-moi, Madame, la reine peut avoir l'air d'avoir abandonnÙ ces personnes-lÐ ; mais il ne faut pas en croire l'apparence : plus elles sont persÙcutÙes, plus elle pense Ð elles, et souvent, au moment oé elles y pensent le moins, elles ont la preuve d'un bon souvenir. -- HÙlas ! dit Milady, je le crois : la reine est si bonne. -- Oh ! vous la connaissez donc, cette belle et noble reine, que vous parlez d'elle ainsi ! s'Ùcria la novice avec enthousiasme. -- C'est-Ð-dire, reprit Milady, poussÙe dans ses retranchements, qu'elle, personnellement, je n'ai pas l'honneur de la connaÞtre ; mais je connais bon nombre de ses amis les plus intimes : je connais M. de Putange ; j'ai connu en Angleterre M. Dujart ; je connais M. de TrÙville . -- M. de TrÙville ! s'Ùcria la novice, vous connaissez M. de TrÙville ? -- Oui, parfaitement, beaucoup mÚme. -- Le capitaine des mousquetaires du roi ? -- Le capitaine des mousquetaires du roi. -- Oh ! mais vous allez voir, s'Ùcria la novice, que tout Ð l'heure nous allons Útre des connaissances achevÙes, presque des amies ; si vous connaissez M. de TrÙville, vous avez dë aller chez lui ? -- Souvent ! dit Milady, qui, entrÙe dans cette voie, et s'apercevant que le mensonge rÙussissait, voulait le pousser jusqu'au bout. -- Chez lui, vous avez dë voir quelques-uns de ses mousquetaires ? -- Tous ceux qu'il re×oit habituellement ! rÙpondit Milady, pour laquelle cette conversation commen×ait Ð prendre un intÙrÚt rÙel. -- Nommez-moi quelques-uns de ceux que vous connaissez, et vous verrez qu'ils seront de mes amis. -- Mais, dit Milady embarrassÙe, je connais M. de Louvigny, M. de Courtivron, M. de FÙrussac. " La novice la laissa dire ; puis, voyant qu'elle s'arrÚtait : " Vous ne connaissez pas, dit-elle, un gentilhomme nommÙ Athos ? " Milady devint aussi pÒle que les draps dans lesquels elle Ùtait couchÙe, et, si maÞtresse qu'elle fët d'elle-mÚme, ne put s'empÚcher de pousser un cri en saisissant la main de son interlocutrice et en la dÙvorant du regard. " Quoi ! qu'avez-vous ? Oh ! mon Dieu ! demanda cette pauvre femme, ai-je donc dit quelque chose qui vous ait blessÙe ? -- Non, mais ce nom m'a frappÙe, parce que, moi aussi, j'ai connu ce gentilhomme, et qu'il me paraÞt Ùtrange de trouver quelqu'un qui le connaisse beaucoup. -- Oh ! oui ! beaucoup ! beaucoup ! non seulement lui, mais encore ses amis : MM. Porthos et Aramis ! -- En vÙritÙ ! eux aussi je les connais ! s'Ùcria Milady, qui sentit le froid pÙnÙtrer jusqu'Ð son coeur. -- Eh bien, si vous les connaissez, vous devez savoir qu'ils sont bons et francs compagnons ; que ne vous adressez-vous Ð eux, si vous avez besoin d'appui ? -- C'est-Ð-dire, balbutia Milady, je ne suis liÙe rÙellement avec aucun d'eux ; je les connais pour en avoir