Alexandre Dumas. Les trois mousquetaires --------------------------------------------------------------- Izd: A.Dumas. Les Troi Mousquetaires, T.1. M., Progress, 1974 OCR: Proekt "Obshchij Tekst" TextShare.da.ru ¡ http://textshare.da.ru --------------------------------------------------------------- TABLE DES MATERIIRES I. LES TROIS PRESENTS DE M. D'ARTAGNAN PERE. II. L'ANTICHAMBRE DE M. DE TREVILLE. III. L'AUDIENCE. IV. L'EPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS. V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL. VI. SA MAJESTE LE ROI LOUIS TREIZIEME. VII. L'INTERIEUR DES MOUSQUETAIRES. VIII. UNE INTRIGUE DE COUREUR. IX. D'ARTAGNAN SE DESSINE. X. UNE SOURICIERE AU XVIIe SIECLE. XI. L'INTRIGUE SE NOUE XII. GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM. XIII. MONSIEUR BONACIEUX. XIV. L'HOMME DE MEUNG. XV. GENS DE ROBE ET GENS D'EPEE. XVI. OU M. LE GARDE DES SCEAUX SEGUIER CHERCHA PLUS D'UNE FOIS LA CLOCHE POUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS. XVII. LE MENAGE BONACIEUX. XVIII. L'AMANT ET LE MARI. XIX. PLAN DE CAMPAGNE. XX. VOYAGE. XXI. LA COMTESSE DE WINTER. XXII. LE BALLET DE LA MERLAISON. XXIII. LE RENDEZ-VOUS. XXIV. LE PAVILLON. XXV. PORTHOS. XXVI. LA THESE D'ARAMIS. XXVII. LA FEMME D ATHOS. XXVIII. RETOUR. XXIX. LA CHASSE A L'EQUIPEMENT. XXX. MILADY. PRJFACE Il y a un an a peu pris, qu'en faisant a la Bibliothique royale des recherches pour mon histoire de Louis XIV, je tombai par hasard sur les Mjmoires de M. d'Artagnan , imprimjs, -- comme la plus grande partie des ouvrages de cette jpoque, oshch les auteurs tenaient a dire la vjritj sans aller faire un tour plus ou moins long a la Bastille, -- a Amsterdam, chez Pierre Rouge. Le titre me sjduisit : je les emportai chez moi, avec la permission de M. le conservateur, bien entendu, je les djvorai. Mon intention n'est pas de faire ici une analyse de ce curieux ouvrage, et je me contenterai d'y renvoyer ceux de mes lecteurs qui apprjcient les tableaux d'jpoques. Ils y trouveront des portraits crayonnjs de main de maotre ; et, quoique les esquisses soient, pour la plupart du temps, tracjes sur des portes de caserne et sur des murs de cabaret, ils n'y reconnaotront pas moins, aussi ressemblantes que dans l'histoire de M. Anquetil, les images de Louis XIII, d'Anne d'Autriche, de Richelieu, de Mazarin et de la plupart des courtisans de l'jpoque. Mais, comme on le sait, ce qui frappe l'esprit capricieux du poite n'est pas toujours ce qui impressionne la masse des lecteurs. Or, tout en admirant, comme les autres admireront sans doute, les djtails que nous avons signaljs, la chose qui nous prjoccupa le plus est une chose a laquelle bien certainement personne avant nous n'avait fait la moindre attention. D'Artagnan raconte qu'a sa premiire visite a M. de Trjville, le capitaine des mousquetaires du roi, il rencontra dans son antichambre trois jeunes gens servant dans l'illustre corps oshch il sollicitait l'honneur d'ktre rezu, et ayant nom Athos, Porthos et Aramis. Nous l'avouons, ces trois noms jtrangers nous frappirent, et il nous vint aussitft a l'esprit qu'ils n'jtaient que des pseudonymes a l'aide desquels d'Artagnan avait djguisj des noms peut-ktre illustres, si toutefois les porteurs de ces noms d'emprunt ne les avaient pas choisis eux-mkmes le jour oshch, par caprice, par mjcontentement ou par djfaut de fortune, ils avaient endossj la simple casaque de mousquetaire. Dis lors nous n'eymes plus de repos que nous n'eussions retrouvj, dans les ouvrages contemporains, une trace quelconque de ces noms extraordinaires qui avaient fort jveillj notre curiositj. Le seul catalogue des livres que nous lymes pour arriver a ce but remplirait un feuilleton tout entier, ce qui serait peut-ktre fort instructif, mais a coups syr peu amusant pour nos lecteurs. Nous nous contenterons donc de leur dire qu'au moment oshch, djcouragj de tant d'investigations infructueuses, nous allions abandonner notre recherche, nous trouvvmes enfin, guidj par les conseils de notre illustre et savant ami Paulin Paris, un manuscrit in-folio, cotj le no 4772 ou 4773, nous ne nous le rappelons plus bien, ayant pour titre : " Mjmoires de M. le comte de La Fire, concernant quelques-uns des jvjnements qui se passirent en France vers la fin du rigne du roi Louis XIII et le commencement du rigne du roi Louis XIV. " On devine si notre joie fut grande, lorsqu'en feuilletant ce manuscrit, notre dernier espoir, nous trouvvmes a la vingtiime page le nom d'Athos, a la vingt septiime le nom de Porthos, et a la trente et uniime le nom d'Aramis. La djcouverte d'un manuscrit complitement inconnu, dans une jpoque oshch la science historique est poussje a un si haut degrj, nous parut presque miraculeuse. Aussi nous hvtvmes-nous de solliciter la permission de le faite imprimer, dans le but de nous prjsenter un jour avec le bagage des autres a l'Acadjmie des inscriptions et belles-lettres, si nous n'arrivions, chose fort probable, a entrje a l'Acadjmie franzaise avec notre propre bagage. Cette permission, nous devons le dire, nous fut gracieusement accordje ; ce que nous consignons ici pour donner un djmenti public aux malveillants qui prjtendent que nous vivons sous un gouvernement assez mjdiocrement disposj a l'endroit des gens de lettres. Or, c'est la premiire partie de ce prjcieux manuscrit que nous offrons aujourd'hui a nos lecteurs, en lui restituant le titre qui lui convient, prenant l'engagement, si, comme nous n'en doutons pas, cette premiire partie obtient le succis qu'elle mjrite, de publier incessamment la seconde. En attendant, comme la parrain est un second pire, nous invitons le lecteur a s'en prendre a nous, et non au comte de La Fire, de son plaisir ou de son ennui. Cela posj, passons a notre histoire. CHAPITRE I. LES TROIS PRESENTS DE M. D'ARTAGNAN PERE Le premier lundi du mois d'avril 1625, le bourg de Meung, oshch naquit l'auteur du Roman de la Rose , semblait ktre dans une rjvolution aussi entiire que si les huguenots en fussent venus faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant s'enfuir les femmes du cftj de la Grande-Rue, entendant les enfants crier sur le seuil des portes, se hvtaient d'endosser la cuirasse et, appuyant leur contenance quelque peu incertaine d'un mousquet ou d'une pertuisane, se dirigeaient vers l'hftellerie du Franc Meunier , devant laquelle s'empressait, en grossissant de minute en minute, un groupe compact, bruyant et plein de curiositj. En ce temps-la les paniques jtaient frjquentes, et peu de jours se passaient sans qu'une ville ou l'autre enregistrvt sur ses archives quelque jvjnement de ce genre. Il y avait les seigneurs qui guerroyaient entre eux ; il y avait le roi qui faisait la guerre au cardinal ; il y avait l'Espagnol qui faisait la guerre au roi. Puis, outre ces guerres sourdes ou publiques, secrites ou patentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les huguenots, les loups et les laquais, qui faisaient la guerre a tout le monde. Les bourgeois s'armaient toujours contre les voleurs, contre les loups, contre les laquais, -- souvent contre les seigneurs et les huguenots, -- quelquefois contre le roi, -- mais jamais contre le cardinal et l'Espagnol. Il rjsulta donc de cette habitude prise, que, ce susdit premier lundi du mois d'avril 1625, les bourgeois, entendant du bruit, et ne voyant ni le guidon jaune et rouge, ni la livrje du duc de Richelieu, se prjcipitirent du cftj de l'hftel du Franc Meunier . Arrivj la, chacun put voir et reconnaotre la cause de cette rumeur. Un jeune homme... -- trazons son portrait d'un seul trait de plume : figurez-vous don Quichotte a dix-huit ans, don Quichotte djcorcelj, sans haubert et sans cuissards, don Quichotte revktu d'un pourpoint de laine dont la couleur bleue s'jtait transformje en une nuance insaisissable de lie-de-vin et d'azur cjleste. Visage long et brun ; la pommette des joues saillante, signe d'astuce ; les muscles maxillaires jnormjment djveloppjs, indice infaillible auquel on reconnaot le Gascon, mkme sans bjret, et notre jeune homme portait un bjret ornj d'une espice de plume, l'oeil ouvert et intelligent ; le nez crochu, mais finement dessinj ; trop grand pour un adolescent, trop petit pour un homme fait, et qu'un oeil peu exercj eyt pris pour un fils de fermier en voyage, sans sa longue jpje qui, pendue a un baudrier de peau, battait les mollets de son proprijtaire quand il jtait a pied, et le poil hjrissj de sa monture quand il jtait a cheval. Car notre jeune homme avait une monture, et cette monture jtait mkme si remarquable, qu'elle fut remarquje : c'jtait un bidet du Bjarn, vgj de douze ou quatorze ans, jaune de robe, sans crins a la queue, mais non pas sans javarts aux jambes, et qui, tout en marchant la tkte plus bas que les genoux, ce qui rendait inutile l'application de la martingale, faisait encore jgalement ses huit lieues par jour. Malheureusement les qualitjs de ce cheval jtaient si bien cachjes sous son poil jtrange et son allure incongrue, que dans un temps oshch tout le monde se connaissait en chevaux, l'apparition du susdit bidet a Meung, oshch il jtait entrj il y avait un quart d'heure a peu pris par la porte de Beaugency, produisit une sensation dont la djfaveur rejaillit jusqu'a son cavalier. Et cette sensation avait jtj d'autant plus pjnible au jeune d'Artagnan (ainsi s'appelait le don Quichotte de cette autre Rossinante), qu'il ne se cachait pas le cftj ridicule que lui donnait, si bon cavalier qu'il fyt, une pareille monture ; aussi avait-il fort soupirj en acceptant le don que lui en avait fait M. d'Artagnan pire. Il n'ignorait pas qu'une pareille bkte valait au moins vingt livres ; il est vrai que les paroles dont le prjsent avait jtj accompagnj n'avaient pas de prix. " Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon -- dans ce pur patois de Bjarn dont Henri IV n'avait jamais pu parvenir a se djfaire --, mon fils, ce cheval est nj dans la maison de votre pire, il y a tantft treize ans, et y est restj depuis ce temps-la, ce qui doit vous porter a l'aimer. Ne le vendez jamais, laissez-le mourir tranquillement et honorablement de vieillesse, et si vous faites campagne avec lui, mjnagez-le comme vous mjnageriez un vieux serviteur. A la cour, continua M. d'Artagnan pire, si toutefois vous avez l'honneur d'y aller, honneur auquel, du reste, votre vieille noblesse vous donne des droits, soutenez dignement votre nom de gentilhomme, qui a jtj portj dignement par vos ancktres depuis plus de cinq cents ans. Pour vous et pour les vftres -- par les vftres, j'entends vos parents et vos amis -- , ne supportez jamais rien que de M. le cardinal et du roi. C'est par son courage, entendez-vous bien, par son courage seul, qu'un gentilhomme fait son chemin aujourd'hui. Quiconque tremble une seconde laisse peut-ktre jchapper l'appvt que, pendant cette seconde justement, la fortune lui tendait. Vous ktes jeune, vous devez ktre brave par deux raisons : la premiire, c'est que vous ktes Gascon, et la seconde, c'est que vous ktes mon fils. Ne craignez pas les occasions et cherchez les aventures. Je vous ai fait apprendre a manier l'jpje ; vous avez un jarret de fer, un poignet d'acier ; battez-vous a tout propos ; battez-vous d'autant plus que les duels sont djfendus, et que, par consjquent, il y a deux fois du courage a se battre. Je n'ai, mon fils, a vous donner que quinze jcus, mon cheval et les conseils que vous venez d'entendre. Votre mire y ajoutera la recette d'un certain baume qu'elle tient d'une bohjmienne, et qui a une vertu miraculeuse pour gujrir toute blessure qui n'atteint pas le coeur. Faites votre profit du tout, et vivez heureusement et longtemps. -- Je n'ai plus qu'un mot a ajouter, et c'est un exemple que je vous propose, non pas le mien, car je n'ai, moi, jamais paru a la cour et n'ai fait que les guerres de religion en volontaire ; je veux parler de M. de Trjville, qui jtait mon voisin autrefois, et qui a eu l'honneur de jouer tout enfant avec notre roi Louis treiziime, que Dieu conserve ! Quelquefois leurs jeux djgjnjraient en bataille, et dans ces batailles le roi n'jtait pas toujours le plus fort. Les coups qu'il en rezut lui donnirent beaucoup d'estime et d'amitij pour M. de Trjville. Plus tard, M. de Trjville se battit contre d'autres dans son premier voyage a Paris, cinq fois ; depuis la mort du feu roi jusqu'a la majoritj du jeune sans compter les guerres et les siiges, sept fois ; et depuis cette majoritj jusqu'aujourd'hui, cent fois peut-ktre ! -- Aussi, malgrj les jdits, les ordonnances et les arrkts, le voila capitaine des mousquetaires, c'est-a- dire chef d'une ljgion de Cjsar, dont le roi fait un tris grand cas, et que M. le cardinal redoute, lui qui ne redoute pas grand-chose, comme chacun sait. De plus, M. de Trjville gagne dix mille jcus par an ; c'est donc un fort grand seigneur. -- Il a commencj comme vous, allez le voir avec cette lettre, et rjglez-vous sur lui, afin de faire comme lui. " Sur quoi, M. d'Artagnan pire ceignit a son fils sa propre jpje, l'embrassa tendrement sur les deux joues et lui donna sa bjnjdiction. En sortant de la chambre paternelle, le jeune homme trouva sa mire qui l'attendait avec la fameuse recette dont les conseils que nous venons de rapporter devaient njcessiter un assez frjquent emploi. Les adieux furent de ce cftj plus longs et plus tendres qu'ils ne l'avaient jtj de l'autre, non pas que M. d'Artagnan n'aimvt son fils, qui jtait sa seule progjniture, mais M. d'Artagnan jtait un homme, et il eyt regardj comme indigne d'un homme de se laisser aller a son jmotion, tandis que Mme d'Artagnan jtait femme et, de plus, jtait mire. -- Elle pleura abondamment, et, disons-le a la louange de M. d'Artagnan fils, quelques efforts qu'il tentvt pour rester ferme comme le devait ktre un futur mousquetaire, la nature l'emporta, et il versa force larmes, dont il parvint a grand-peine a cacher la moitij. Le mkme jour le jeune homme se mit en route, muni des trois prjsents paternels et qui se composaient, comme nous l'avons dit, de quinze jcus, du cheval et de la lettre pour M. de Trjville ; comme on le pense bien, les conseils avaient jtj donnjs par-dessus le marchj. Avec un pareil vade-mecum, d'Artagnan se trouva, au moral comme au physique, une copie exacte du hjros de Cervantes, auquel nous l'avons si heureusement comparj lorsque nos devoirs d'historien nous ont fait une njcessitj de tracer son portrait. Don Quichotte prenait les moulins a vent pour des gjants et les moutons pour des armjes, d'Artagnan prit chaque sourire pour une insulte et chaque regard pour une provocation. Il en rjsulta qu'il eut toujours le poing fermj depuis Tarbes jusqu'a Meung, et que l'un dans l'autre il porta la main au pommeau de son jpje dix fois par jour ; toutefois le poing ne descendit sur aucune mvchoire, et l'jpje ne sortit point de son fourreau. Ce n'est pas que la vue du malencontreux bidet jaune n'jpanouot bien des sourires sur les visages des passants ; mais, comme au-dessus du bidet sonnait une jpje de taille respectable et qu'au-dessus de cette jpje brillait un oeil plutft fjroce que fier, les passants rjprimaient leur hilaritj, ou, si l'hilaritj l'emportait sur la prudence, ils tvchaient au moins de ne rire que d'un seul cftj, comme les masques antiques. D'Artagnan demeura donc majestueux et intact dans sa susceptibilitj jusqu'a cette malheureuse ville de Meung. Mais la, comme il descendait de cheval a la porte du Franc Meunier sans que personne, hfte, garzon ou palefrenier, fyt venu prendre l'jtrier au montoir, d'Artagnan avisa a une fenktre entrouverte du rez- de-chaussje un gentilhomme de belle taille et de haute mine, quoique au visage ljgirement renfrognj, lequel causait avec deux personnes qui paraissaient l'jcouter avec djfjrence. D'Artagnan crut tout naturellement, selon son habitude, ktre l'objet de la conversation et jcouta. Cette fois, d'Artagnan ne s'jtait trompj qu'a moitij : ce n'jtait pas de lui qu'il jtait question, mais de son cheval. Le gentilhomme paraissait jnumjrer a ses auditeurs toutes ses qualitjs, et comme, ainsi que je l'ai dit, les auditeurs paraissaient avoir une grande djfjrence pour le narrateur, ils jclataient de rire a tout moment. Or, comme un demi-sourire suffisait pour jveiller l'irascibilitj du jeune homme, on comprend quel effet produisit sur lui tant de bruyante hilaritj. Cependant d'Artagnan voulut d'abord se rendre compte de la physionomie de l'impertinent qui se moquait de lui. Il fixa son regard fier sur l'jtranger et reconnut un homme de quarante a quarante-cinq ans, aux yeux noirs et perzants, au teint pvle, au nez fortement accentuj, a la moustache noire et parfaitement taillje ; il jtait vktu d'un pourpoint et d'un haut-de-chausses violet avec des aiguillettes de mkme couleur, sans aucun ornement que les crevjs habituels par lesquels passait la chemise. Ce haut-de-chausses et ce pourpoint, quoique neufs, paraissaient froissjs comme des habits de voyage longtemps renfermjs dans un portemanteau. D'Artagnan fit toutes ces remarques avec la rapiditj de l'observateur le plus minutieux, et sans doute par un sentiment instinctif qui lui disait que cet inconnu devait avoir une grande influence sur sa vie a venir. Or, comme au moment oshch d'Artagnan fixait son regard sur le gentilhomme au pourpoint violet, le gentilhomme faisait a l'endroit du bidet bjarnais une de ses plus savantes et de ses plus profondes djmonstrations, ses deux auditeurs jclatirent de rire, et lui-mkme laissa visiblement, contre son habitude, errer, si l'on peut parler ainsi, un pvle sourire sur son visage. Cette fois, il n'y avait plus de doute, d'Artagnan jtait rjellement insultj. Aussi, plein de cette conviction, enfonza-t-il son bjret sur ses yeux, et, tvchant de copier quelques-uns des airs de cour qu'il avait surpris en Gascogne chez des seigneurs en voyage, il s'avanza, une main sur la garde de son jpje et l'autre appuyje sur la hanche. Malheureusement, au fur et a mesure qu'il avanzait, la colire l'aveuglant de plus en plus, au lieu du discours digne et hautain qu'il avait prjparj pour formuler sa provocation, il ne trouva plus au bout de sa langue qu'une personnalitj grossiire qu'il accompagna d'un geste furieux. " Eh ! Monsieur, s'jcria-t-il, Monsieur, qui vous cachez derriire ce volet ! oui, vous, dites-moi donc un peu de quoi vous riez, et nous rirons ensemble. " Le gentilhomme ramena lentement les yeux de la monture au cavalier, comme s'il lui eyt fallu un certain temps pour comprendre que c'jtait a lui que s'adressaient de si jtranges reproches ; puis, lorsqu'il ne put plus conserver aucun doute, ses sourcils se froncirent ljgirement, et apris une assez longue pause, avec un accent d'ironie et d'insolence impossible a djcrire, il rjpondit a d'Artagnan : " Je ne vous parle pas, Monsieur. -- Mais je vous parle, moi ! " s'jcria le jeune homme exaspjrj de ce mjlange d'insolence et de bonnes maniires, de convenances et de djdains. L'inconnu le regarda encore un instant avec son ljger sourire, et, se retirant de la fenktre, sortit lentement de l'hftellerie pour venir a deux pas de d'Artagnan se planter en face du cheval. Sa contenance tranquille et sa physionomie railleuse avaient redoublj l'hilaritj de ceux avec lesquels il causait et qui, eux, jtaient restjs a la fenktre. D'Artagnan, le voyant arriver, tira son jpje d'un pied hors du fourreau. " Ce cheval est djcidjment ou plutft a jtj dans sa jeunesse bouton d'or, reprit l'inconnu continuant les investigations commencjes et s'adressant a ses auditeurs de la fenktre, sans paraotre aucunement remarquer l'exaspjration de d'Artagnan, qui cependant se redressait entre lui et eux. C'est une couleur fort connue en botanique, mais jusqu'a prjsent fort rare chez les chevaux. -- Tel rit du cheval qui n'oserait pas rire du maotre ! s'jcria l'jmule de Trjville, furieux. -- Je ne ris pas souvent, Monsieur, reprit l'inconnu, ainsi que vous pouvez le voir vous-mkme a l'air de mon visage ; mais je tiens cependant a conserver le privilige de rire quand il me plaot. -- Et moi, s'jcria d'Artagnan, je ne veux pas qu'on rie quand il me djplaot ! -- En vjritj, Monsieur ? continua l'inconnu plus calme que jamais, eh bien, c'est parfaitement juste. " Et tournant sur ses talons, il s'apprkta a rentrer dans l'hftellerie par la grande porte, sous laquelle d'Artagnan en arrivant avait remarquj un cheval tout sellj. Mais d'Artagnan n'jtait pas de caractire a lvcher ainsi un homme qui avait eu l'insolence de se moquer de lui. Il tira son jpje entiirement du fourreau et se mit a sa poursuite en criant : " Tournez, tournez donc, Monsieur le railleur, que je ne vous frappe point par-derriire. -- Me frapper, moi ! dit l'autre en pivotant sur ses talons et en regardant le jeune homme avec autant d'jtonnement que de mjpris. Allons, allons donc, mon cher, vous ktes fou ! " Puis, a demi-voix, et comme s'il se fyt parlj a lui-mkme : " C'est fvcheux, continua-t-il, quelle trouvaille pour Sa Majestj, qui cherche des braves de tous cftjs pour recruter ses mousquetaires ! " Il achevait a peine, que d'Artagnan lui allongea un si furieux coup de pointe, que, s'il n'eyt fait vivement un bond en arriire, il est probable qu'il eyt plaisantj pour la derniire fois. L'inconnu vit alors que la chose passait la raillerie, tira son jpje, salua son adversaire et se mit gravement en garde. Mais au mkme moment ses deux auditeurs, accompagnjs de l'hfte, tombirent sur d'Artagnan a grands coups de bvtons, de pelles et de pincettes. Cela fit une diversion si rapide et si complite a l'attaque, que l'adversaire de d'Artagnan, pendant que celui- ci se retournait pour faire face a cette grkle de coups, rengainait avec la mkme prjcision, et, d'acteur qu'il avait manquj d'ktre, redevenait spectateur du combat, rfle dont il s'acquitta avec son impassibilitj ordinaire, tout en marmottant njanmoins : " La peste soit des Gascons ! Remettez-le sur son cheval orange, et qu'il s'en aille ! -- Pas avant de t'avoir tuj, lvche ! " criait d'Artagnan tout en faisant face du mieux qu'il pouvait et sans reculer d'un pas a ses trois ennemis, qui le moulaient de coups. " Encore une gasconnade, murmura le gentilhomme. Sur mon honneur, ces Gascons sont incorrigibles ! Continuez donc la danse, puisqu'il le veut absolument. Quand il sera las, il dira qu'il en a assez. " Mais l'inconnu ne savait pas encore a quel genre d'entktj il avait affaire ; d'Artagnan n'jtait pas homme a jamais demander merci. Le combat continua donc quelques secondes encore ; enfin d'Artagnan, jpuisj, laissa jchapper son jpje qu'un coup de bvton brisa en deux morceaux. Un autre coup, qui lui entama le front, le renversa presque en mkme temps tout sanglant et presque jvanoui. C'est a ce moment que de tous cftjs on accourut sur le lieu de la scine. L'hfte, craignant du scandale, emporta, avec l'aide de ses garzons, le blessj dans la cuisine oshch quelques soins lui furent accordjs. Quant au gentilhomme, il jtait revenu prendre sa place a la fenktre et regardait avec une certaine impatience toute cette foule, qui semblait en demeurant la lui causer une vive contrarijtj. " Eh bien, comment va cet enragj ? reprit-il en se retournant au bruit de la porte qui s'ouvrit et en s'adressant a l'hfte qui venait s'informer de sa santj. -- Votre Excellence est saine et sauve ? demanda l'hfte. -- Oui, parfaitement saine et sauve, mon cher hftelier, et c'est moi qui vous demande ce qu'est devenu notre jeune homme. -- Il va mieux, dit l'hfte : il s'est jvanoui tout a fait. -- Vraiment ? fit le gentilhomme. -- Mais avant de s'jvanouir il a rassemblj toutes ses forces pour vous appeler et vous djfier en vous appelant. -- Mais c'est donc le diable en personne que ce gaillard-la ! s'jcria l'inconnu. -- Oh ! non, Votre Excellence, ce n'est pas le diable, reprit l'hfte avec une grimace de mjpris, car pendant son jvanouissement nous l'avons fouillj, et il n'a dans son paquet qu'une chemise et dans sa bourse que onze jcus, ce qui ne l'a pas empkchj de dire en s'jvanouissant que si pareille chose jtait arrivje a Paris, vous vous en repentiriez tout de suite, tandis qu'ici vous ne vous en repentirez que plus tard. -- Alors, dit froidement l'inconnu, c'est quelque prince du sang djguisj. -- Je vous dis cela, mon gentilhomme, reprit l'hfte, afin que vous vous teniez sur vos gardes. -- Et il n'a nommj personne dans sa colire ? -- Si fait, il frappait sur sa poche, et il disait : " Nous verrons ce que M. de Trjville pensera de cette insulte faite a son protjgj. " -- M. de Trjville ? dit l'inconnu en devenant attentif ; il frappait sur sa poche en prononzant le nom de M. de Trjville ?... Voyons, mon cher hfte, pendant que votre jeune homme jtait jvanoui, vous n'avez pas jtj, j'en suis bien syr, sans regarder aussi cette poche-la. Qu'y avait-il ? -- Une lettre adressje a M. de Trjville, capitaine des mousquetaires. -- En vjritj ! -- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, Excellence. " L'hfte, qui n'jtait pas douj d'une grande perspicacitj, ne remarqua point l'expression que ses paroles avaient donnje a la physionomie de l'inconnu. Celui-ci quitta le rebord de la croisje sur lequel il jtait toujours restj appuyj du bout du coude, et fronza le sourcil en homme inquiet. " Diable ! murmura-t-il entre ses dents, Trjville m'aurait-il envoyj ce Gascon ? il est bien jeune ! Mais un coup d'jpje est un coup d'jpje, quel que soit l'vge de celui qui le donne, et l'on se djfie moins d'un enfant que de tout autre ; il suffit parfois d'un faible obstacle pour contrarier un grand dessein. " Et l'inconnu tomba dans une rjflexion qui dura quelques minutes. " Voyons, l'hfte, dit-il, est-ce que vous ne me djbarrasserez pas de ce frjnjtique ? En conscience, je ne puis le tuer, et cependant, ajouta-t-il avec une expression froidement menazante, cependant il me gkne. Oshch est-il ? -- Dans la chambre de ma femme, oshch on le panse, au premier jtage. -- Ses hardes et son sac sont avec lui ? il n'a pas quittj son pourpoint ? -- Tout cela, au contraire, est en bas dans la cuisine. Mais puisqu'il vous gkne, ce jeune fou... -- Sans doute. Il cause dans votre hftellerie un scandale auquel d'honnktes gens ne sauraient rjsister. Montez chez vous, faites mon compte et avertissez mon laquais. -- Quoi ! Monsieur nous quitte djja ? -- Vous le savez bien, puisque je vous avais donnj l'ordre de seller mon cheval. Ne m'a-t-on point obji ? -- Si fait, et comme Votre Excellence a pu le voir, son cheval est sous la grande porte, tout appareillj pour partir. -- C'est bien, faites ce que je vous ai dit alors. " " Ouais ! se dit l'hfte, aurait-il peur du petit garzon ? " Mais un coup d'oeil impjratif de l'inconnu vint l'arrkter court. Il salua humblement et sortit. " Il ne faut pas que Milady soit aperzue de ce drfle, continua l'jtranger : elle ne doit pas tarder a passer ; djja mkme elle est en retard. Djcidjment, mieux vaut que je monte a cheval et que j'aille au-devant d'elle... Si seulement je pouvais savoir ce que contient cette lettre adressje a Trjville ! " Et l'inconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine. Pendant ce temps, l'hfte, qui ne doutait pas que ce ne fyt la prjsence du jeune garzon qui chassvt l'inconnu de son hftellerie, jtait remontj chez sa femme et avait trouvj d'Artagnan maotre enfin de ses esprits. Alors, tout en lui faisant comprendre que la police pourrait bien lui faire un mauvais parti pour avoir jtj chercher querelle a un grand seigneur -- car, a l'avis de l'hfte, l'inconnu ne pouvait ktre qu'un grand seigneur --, il le djtermina, malgrj sa faiblesse, a se lever et a continuer son chemin. D'Artagnan, a moitij abasourdi, sans pourpoint et la tkte tout emmaillotje de linges, se leva donc et, poussj par l'hfte, commenza de descendre ; mais, en arrivant a la cuisine, la premiire chose qu'il aperzut fut son provocateur qui causait tranquillement au marchepied d'un lourd carrosse attelj de deux gros chevaux normands. Son interlocutrice, dont la tkte apparaissait encadrje par la portiire, jtait une femme de vingt a vingt-deux ans. Nous avons djja dit avec quelle rapiditj d'investigation d'Artagnan embrassait toute une physionomie ; il vit donc du premier coup d'oeil que la femme jtait jeune et belle. Or cette beautj le frappa d'autant plus qu'elle jtait parfaitement jtrangire aux pays mjridionaux que jusque-la d'Artagnan avait habitjs. C'jtait une pvle et blonde personne, aux longs cheveux boucljs tombant sur ses jpaules, aux grands yeux bleus languissants, aux livres rosjes et aux mains d'albvtre. Elle causait tris vivement avec l'inconnu. " Ainsi, Son Eminence m'ordonne... , disait la dame. -- De retourner a l'instant mkme en Angleterre, et de la prjvenir directement si le duc quittait Londres. -- Et quant a mes autres instructions ? demanda la belle voyageuse. -- Elles sont renfermjes dans cette boote, que vous n'ouvrirez que de l'autre cftj de la Manche. -- Tris bien ; et vous, que faites-vous ? -- Moi, je retourne a Paris. -- Sans chvtier cet insolent petit garzon ? " demanda la dame. L'inconnu allait rjpondre : mais, au moment oshch il ouvrait la bouche, d'Artagnan, qui avait tout entendu, s'jlanza sur le seuil de la porte. " C'est cet insolent petit garzon qui chvtie les autres, s'jcria-t-il, et j'espire bien que cette fois-ci celui qu'il doit chvtier ne lui jchappera pas comme la premiire. -- Ne lui jchappera pas ? reprit l'inconnu en fronzant le sourcil. -- Non, devant une femme, vous n'oseriez pas fuir, je prjsume. -- Songez, s'jcria Milady en voyant le gentilhomme porter la main a son jpje, songez que le moindre retard peut tout perdre. -- Vous avez raison, s'jcria le gentilhomme ; partez donc de votre cftj, moi, je pars du mien. " Et, saluant la dame d'un signe de tkte, il s'jlanza sur son cheval, tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureusement son attelage. Les deux interlocuteurs partirent donc au galop, s'jloignant chacun par un cftj opposj de la rue. " Eh ! votre djpense " , vocifjra l'hfte, dont l'affection pour son voyageur se changeait en un profond djdain en voyant qu'il s'jloignait sans solder ses comptes. " Paie, maroufle " , s'jcria le voyageur toujours galopant a son laquais, lequel jeta aux pieds de l'hfte deux ou trois piices d'argent et se mit a galoper apris son maotre. " Ah ! lvche, ah ! misjrable, ah ! faux gentilhomme ! " cria d'Artagnan s'jlanzant a son tour apris le laquais. Mais le blessj jtait trop faible encore pour supporter une pareille secousse. A peine eut-il fait dix pas, que ses oreilles tintirent, qu'un jblouissement le prit, qu'un nuage de sang passa sur ses yeux et qu'il tomba au milieu de la rue, en criant encore : " Lvche ! lvche ! lvche ! -- Il est en effet bien lvche " , murmura l'hfte en s'approchant de d'Artagnan, et essayant par cette flatterie de se raccommoder avec le pauvre garzon, comme le hjron de la fable avec son limazon du soir. " Oui, bien lvche, murmura d'Artagnan ; mais elle, bien belle ! -- Qui, elle ? demanda l'hfte. -- Milady " , balbutia d'Artagnan. Et il s'jvanouit une seconde fois. " C'est jgal, dit l'hfte, j'en perds deux, mais il me reste celui-la, que je suis syr de conserver au moins quelques jours. C'est toujours onze jcus de gagnjs. " On sait que onze jcus faisaient juste la somme qui restait dans la bourse de d'Artagnan. L'hfte avait comptj sur onze jours de maladie a un jcu par jour ; mais il avait comptj sans son voyageur. Le lendemain, dis cinq heures du matin, d'Artagnan se leva, descendit lui-mkme a la cuisine, demanda, outre quelques autres ingrjdients dont la liste n'est pas parvenue jusqu'a nous, du vin, de l'huile, du romarin, et, la recette de sa mire a la main, se composa un baume dont il oignit ses nombreuses blessures, renouvelant ses compresses lui-mkme et ne voulant admettre l'adjonction d'aucun mjdecin. Grvce sans doute a l'efficacitj du baume de Bohkme, et peut-ktre aussi grvce a l'absence de tout docteur, d'Artagnan se trouva sur pied dis le soir mkme, et a peu pris gujri le lendemain. Mais, au moment de payer ce romarin, cette huile et ce vin, seule djpense du maotre qui avait gardj une diite absolue, tandis qu'au contraire le cheval jaune, au dire de l'hftelier du moins, avait mangj trois fois plus qu'on n'eyt raisonnablement pu le supposer pour sa taille, d'Artagnan ne trouva dans sa poche que sa petite bourse de velours rvpj ainsi que les onze jcus qu'elle contenait ; mais quant a la lettre adressje a M. de Trjville, elle avait disparu. Le jeune homme commenza par chercher cette lettre avec une grande patience, tournant et retournant vingt fois ses poches et ses goussets, fouillant et refouillant dans son sac, ouvrant et refermant sa bourse ; mais lorsqu'il eut acquis la conviction que la lettre jtait introuvable, il entra dans un troisiime accis de rage, qui faillit lui occasionner une nouvelle consommation de vin et d'huile aromatisjs : car, en voyant cette jeune mauvaise tkte s'jchauffer et menacer de tout casser dans l'jtablissement si l'on ne retrouvait pas sa lettre, l'hfte s'jtait djja saisi d'un jpieu, sa femme d'un manche a balai, et ses garzons des mkmes bvtons qui avaient servi la surveille. " Ma lettre de recommandation ! s'jcria d'Artagnan, ma lettre de recommandation, sangdieu ! ou je vous embroche tous comme des ortolans ! " Malheureusement une circonstance s'opposait a ce que le jeune homme accomplot sa menace : c'est que, comme nous l'avons dit, son jpje avait jtj, dans sa premiire lutte, brisje en deux morceaux, ce qu'il avait parfaitement oublij. Il en rjsulta que, lorsque d'Artagnan voulut en effet djgainer, il se trouva purement et simplement armj d'un tronzon d'jpje de huit ou dix pouces a peu pris, que l'hfte avait soigneusement renfoncj dans le fourreau. Quant au reste de la lame, le chef l'avait adroitement djtournj pour s'en faire une lardoire. Cependant cette djception n'eyt probablement pas arrktj notre fougueux jeune homme, si l'hfte n'avait rjfljchi que la rjclamation que lui adressait son voyageur jtait parfaitement juste. " Mais, au fait, dit-il en abaissant son jpieu, oshch est cette lettre ? -- Oui, oshch est cette lettre ? cria d'Artagnan. D'abord, je vous en prjviens, cette lettre est pour M. de Trjville, et il faut qu'elle se retrouve ; ou si elle ne se retrouve pas, il saura bien la faire retrouver, lui ! " Cette menace acheva d'intimider l'hfte. Apris le roi et M. le cardinal, M. de Trjville jtait l'homme dont le nom peut-ktre jtait le plus souvent rjpjtj par les militaires et mkme par les bourgeois. Il y avait bien le pire Joseph, c'est vrai ; mais son nom a lui n'jtait jamais prononcj que tout bas, tant jtait grande la terreur qu'inspirait l'Eminence grise, comme on appelait le familier du cardinal. Aussi, jetant son jpieu loin de lui, et ordonnant a sa femme d'en faire autant de son manche a balai et a ses valets de leurs bvtons, il donna le premier l'exemple en se mettant lui-mkme a la recherche de la lettre perdue. " Est-ce que cette lettre renfermait quelque chose de prjcieux ? demanda l'hfte au bout d'un instant d'investigations inutiles. -- Sandis ! je le crois bien ! s'jcria le Gascon qui comptait sur cette lettre pour faire son chemin a la cour ; elle contenait ma fortune. -- Des bons sur l'Epargne ? demanda l'hfte inquiet. -- Des bons sur la trjsorerie particuliire de Sa Majestj " , rjpondit d'Artagnan, qui, comptant entrer au service du roi grvce a cette recommandation, croyait pouvoir faire sans mentir cette rjponse quelque peu hasardje. " Diable ! fit l'hfte tout a fait djsespjrj. -- Mais il n'importe, continua d'Artagnan avec l'aplomb national, il n'importe, et l'argent n'est rien : -- cette lettre jtait tout. J'eusse mieux aimj perdre mille pistoles que de la perdre. " Il ne risquait pas davantage a dire vingt mille, mais une certaine pudeur juvjnile le retint. Un trait de lumiire frappa tout a coup l'esprit de l'hfte, qui se donnait au diable en ne trouvant rien. " Cette lettre n'est point perdue, s'jcria-t-il. -- Ah ! fit d'Artagnan. -- Non ; elle vous a jtj prise. -- Prise ! et par qui ? -- Par le gentilhomme d'hier. Il est descendu a la cuisine, oshch jtait votre pourpoint. Il y est restj seul. Je gagerais que c'est lui qui l'a volje. -- Vous croyez ? " rjpondit d'Artagnan peu convaincu ; car il savait mieux que personne l'importance toute personnelle de cette lettre, et n'y voyait rien qui pyt tenter la cupiditj. Le fait est qu'aucun des valets, aucun des voyageurs prjsents n'eyt rien gagnj a possjder ce papier. " Vous dites donc, reprit d'Artagnan, que vous soupzonnez cet impertinent gentilhomme. -- Je vous dis que j'en suis syr, continua l'hfte ; lorsque je lui ai annoncj que Votre Seigneurie jtait le protjgj de M. de Trjville, et que vous aviez mkme une lettre pour cet illustre gentilhomme, il a paru fort inquiet, m'a demandj oshch jtait cette lettre, et est descendu immjdiatement a la cuisine oshch il savait qu'jtait votre pourpoint. -- Alors c'est mon voleur, rjpondit d'Artagnan ; je m'en plaindrai a M. de Trjville, et M. de Trjville s'en plaindra au roi. " Puis il tira majestueusement deux jcus de sa poche, les donna a l'hfte, qui l'accompagna, le chapeau a la main, jusqu'a la porte, remonta sur son cheval jaune, qui le conduisit sans autre incident jusqu'a la porte Saint- Antoine a Paris, oshch son proprijtaire le vendit trois jcus, ce qui jtait fort bien payj, attendu que d'Artagnan l'avait fort surmenj pendant la derniire jtape. Aussi le maquignon auquel d'Artagnan le cjda moyennant les neuf livres susdites ne cacha-t-il point au jeune homme qu'il n'en donnait cette somme exorbitante qu'a cause de l'originalitj de sa couleur. D'Artagnan entra donc dans Paris a pied, portant son petit paquet sous son bras, et marcha tant qu'il trouvvt a louer une chambre qui convont a l'exiguptj de ses ressources. Cette chambre fut une espice de mansarde, sise rue des Fossoyeurs, pris du Luxembourg. Aussitft le denier a Dieu donnj, d'Artagnan prit possession de son logement, passa le reste de la journje a coudre a son pourpoint et a ses chausses des passementeries que sa mire avait djtachjes d'un pourpoint presque neuf de M. d'Artagnan pire, et qu'elle lui avait donnjes en cachette ; puis il alla quai de la Ferraille, faire remettre une lame a son jpje ; puis il revint au Louvre s'informer, au premier mousquetaire qu'il rencontra, de la situation de l'hftel de M. de Trjville, lequel jtait situj rue du Vieux-Colombier, c'est-a-dire justement dans le voisinage de la chambre arrktje par d'Artagnan : circonstance qui lui parut d'un heureux augure pour le succis de son voyage. Apris quoi, content de la fazon dont il s'jtait conduit a Meung, sans remords dans le passj, confiant dans le prjsent et plein d'espjrance dans l'avenir, il se coucha et s'endormit du sommeil du brave. Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu'a neuf heures du matin, heure a laquell