les Anglais ne la regardait pas. " Vous voyez, dit Lord de Winter en prjsentant d'Artagnan a sa soeur, un jeune gentilhomme qui a tenu ma vie entre ses mains, et qui n'a point voulu abuser de ses avantages, quoique nous fussions deux fois ennemis, puisque c'est moi qui l'ai insultj, et que je suis Anglais. Remerciez-le donc, Madame, si vous avez quelque amitij pour moi. " Milady fronza ljgirement le sourcil ; un nuage a peine visible passa sur son front, et un sourire tellement jtrange apparut sur ses livres, que le jeune homme, qui vit cette triple nuance, en eut comme un frisson. Le frire ne vit rien ; il s'jtait retournj pour jouer avec le singe favori de Milady, qui l'avait tirj par son pourpoint. " Soyez le bienvenu, Monsieur, dit Milady d'une voix dont la douceur singuliire contrastait avec les symptfmes de mauvaise humeur que venait de remarquer d'Artagnan, vous avez acquis aujourd'hui des droits jternels a ma reconnaissance. " L'Anglais alors se retourna et raconta le combat sans omettre un djtail. Milady l'jcouta avec la plus grande attention ; cependant on voyait facilement, quelque effort qu'elle fot pour cacher ses impressions, que ce rjcit ne lui jtait point agrjable. Le sang lui montait a la tkte, et son petit pied s'agitait impatiemment sous sa robe. Lord de Winter ne s'aperzut de rien. Puis, lorsqu'il eut fini, il s'approcha d'une table oshch jtaient servis sur un plateau une bouteille de vin d'Espagne et des verres. Il emplit deux verres et d'un signe invita d'Artagnan a boire. D'Artagnan savait que c'jtait fort djsobliger un Anglais que de refuser de toaster avec lui. Il s'approcha donc de la table, et prit le second verre. Cependant il n'avait point perdu de vue Milady, et dans la glace il s'aperzut du changement qui venait de s'opjrer sur son visage. Maintenant qu'elle croyait n'ktre plus regardje, un sentiment qui ressemblait a de la fjrocitj animait sa physionomie. Elle mordait son mouchoir a belles dents. Cette jolie petite soubrette, que d'Artagnan avait djja remarquje, entra alors ; elle dit en anglais quelques mots a Lord de Winter, qui demanda aussitft a d'Artagnan la permission de se retirer, s'excusant sur l'urgence de l'affaire qui l'appelait, et chargeant sa soeur d'obtenir son pardon. D'Artagnan jchangea une poignje de main avec Lord de Winter et revint pris de Milady. Le visage de cette femme, avec une mobilitj surprenante, avait repris son expression gracieuse, seulement quelques petites taches rouges dissjminjes sur son mouchoir indiquaient qu'elle s'jtait mordu les livres jusqu'au sang. Ses livres jtaient magnifiques, on eyt dit du corail. La conversation prit une tournure enjouje. Milady paraissait s'ktre entiirement remise. Elle raconta que Lord de Winter n'jtait que son beau-frire et non son frire : elle avait jpousj un cadet de famille qui l'avait laissje veuve avec un enfant. Cet enfant jtait le seul hjritier de Lord de Winter, si Lord de Winter ne se mariait point. Tout cela laissait voir a d'Artagnan un voile qui enveloppait quelque chose, mais il ne distinguait pas encore sous ce voile. Au reste, au bout d'une demi-heure de conversation, d'Artagnan jtait convaincu que Milady jtait sa compatriote : elle parlait le franzais avec une puretj et une jljgance qui ne laissaient aucun doute a cet jgard. D'Artagnan se rjpandit en propos galants et en protestations de djvouement. A toutes les fadaises qui jchappirent a notre Gascon, Milady sourit avec bienveillance. L'heure de se retirer arriva. D'Artagnan prit congj de Milady et sortit du salon le plus heureux des hommes. Sur l'escalier il rencontra la jolie soubrette, laquelle le frfla doucement en passant, et, tout en rougissant jusqu'aux yeux, lui demanda pardon de l'avoir touchj, d'une voix si douce, que le pardon lui fut accordj a l'instant mkme. D'Artagnan revint le lendemain et fut rezu encore mieux que la veille. Lord de Winter n'y jtait point, et ce fut Milady qui lui fit cette fois tous les honneurs de la soirje. Elle parut prendre un grand intjrkt a lui, lui demanda d'oshch il jtait, quels jtaient ses amis, et s'il n'avait pas pensj quelquefois a s'attacher au service de M. le cardinal. D'Artagnan, qui, comme on le sait, jtait fort prudent pour un garzon de vingt ans, se souvint alors de ses soupzons sur Milady ; il lui fit un grand jloge de Son Eminence, lui dit qu'il n'eyt point manquj d'entrer dans les gardes du cardinal au lieu d'entrer dans les gardes du roi, s'il eyt connu par exemple M. de Cavois au lieu de connaotre M. de Trjville. Milady changea de conversation sans affectation aucune, et demanda a d'Artagnan de la fazon la plus njgligje du monde s'il n'avait jamais jtj en Angleterre. D'Artagnan rjpondit qu'il y avait jtj envoyj par M. de Trjville pour traiter d'une remonte de chevaux, et qu'il en avait mkme ramenj quatre comme jchantillon. Milady, dans le cours de la conversation, se pinza deux ou trois fois les livres : elle avait affaire a un Gascon qui jouait serrj. A la mkme heure que la veille d'Artagnan se retira. Dans le corridor il rencontra encore la jolie Ketty ; c'jtait le nom de la soubrette. Celle-ci le regarda avec une expression de mystjrieuse bienveillance a laquelle il n'y avait point a se tromper. Mais d'Artagnan jtait si prjoccupj de la maotresse, qu'il ne remarquait absolument que ce qui venait d'elle. D'Artagnan revint chez Milady le lendemain et le surlendemain, et chaque fois Milady lui fit un accueil plus gracieux. Chaque fois aussi, soit dans l'antichambre, soit dans le corridor, soit sur l'escalier, il rencontrait la jolie soubrette. Mais, comme nous l'avons dit, d'Artagnan ne faisait aucune attention a cette persistance de la pauvre Ketty. CHAPITRE XXXII. UN DINER DE PROCUREUR Cependant le duel dans lequel Porthos avait jouj un rfle si brillant ne lui avait pas fait oublier le doner auquel l'avait invitj la femme du procureur. Le lendemain, vers une heure, il se fit donner le dernier coup de brosse par Mousqueton, et s'achemina vers la rue aux Ours, du pas d'un homme qui est en double bonne fortune. Son coeur battait, mais ce n'jtait pas, comme celui de d'Artagnan, d'un jeune et impatient amour. Non, un intjrkt plus matjriel lui fouettait le sang, il allait enfin franchir, ce seuil mystjrieux, gravir cet escalier inconnu qu'avaient montj un a un, les vieux jcus de maotre Coquenard. Il allait voir en rjalitj certain bahut dont vingt fois il avait vu l'image dans ses rkves ; bahut de forme longue et profonde, cadenassj, verrouillj, scellj au sol ; bahut dont il avait si souvent entendu parler, et que les mains un peu siches, il est vrai, mais non pas sans jljgance de la procureuse, allaient ouvrir a ses regards admirateurs. Et puis lui, l'homme errant sur la terre, l'homme sans fortune, l'homme sans famille, le soldat habituj aux auberges, aux cabarets, aux tavernes, aux posadas, le gourmet forcj pour la plupart du temps de s'en tenir aux lippjes de rencontre, il allait tvter des repas de mjnage, savourer un intjrieur confortable, et se laisser faire a ces petits soins, qui, plus on est dur, plus ils plaisent, comme disent les vieux soudards. Venir en qualitj de cousin s'asseoir tous les jours a une bonne table, djrider le front jaune et plissj du vieux procureur, plumer quelque peu les jeunes clercs en leur apprenant la bassette, le passe-dix et le lansquenet dans leurs plus fines pratiques, et en leur gagnant par maniire d'honoraires, pour la lezon qu'il leur donnerait en une heure, leurs jconomies d'un mois, tout cela souriait jnormjment a Porthos. Le mousquetaire se retrazait bien, de-ci, de-la, les mauvais propos qui couraient dis ce temps-la sur les procureurs et qui leur ont survjcu : la ljsine, la rognure, les jours de jeyne, mais comme, apris tout, sauf quelques accis d'jconomie que Porthos avait toujours trouvjs fort intempestifs, il avait vu la procureuse assez libjrale, pour une procureuse, bien entendu, il espjra rencontrer une maison montje sur un pied flatteur. Cependant, a la porte, le mousquetaire eut quelques doutes, l'abord n'jtait point fait pour engager les gens : allje puante et noire, escalier mal jclairj par des barreaux au travers desquels filtrait le jour gris d'une cour voisine ; au premier une porte basse et ferrje d'jnormes clous comme la porte principale du Grand Chvtelet. Porthos heurta du doigt ; un grand clerc pvle et enfoui sous une forkt de cheveux vierges vint ouvrir et salua de l'air d'un homme forcj de respecter a la fois dans un autre la haute taille qui indique la force, l'habit militaire qui indique l'jtat, et la mine vermeille qui indique l'habitude de bien vivre. Autre clerc plus petit derriire le premier, autre clerc plus grand derriire le second, saute-ruisseau de douze ans derriire le troisiime. En tout, trois clercs et demi ; ce qui, pour le temps, annonzait une jtude des plus achalandjes. Quoique le mousquetaire ne dyt arriver qu'a une heure, depuis midi la procureuse avait l'oeil au guet et comptait sur le coeur et peut-ktre aussi sur l'estomac de son adorateur pour lui faire devancer l'heure. Mme Coquenard arriva donc par la porte de l'appartement, presque en mkme temps que son convive arrivait par la porte de l'escalier, et l'apparition de la digne dame le tira d'un grand embarras. Les clercs avaient l'oeil curieux, et lui, ne sachant trop que dire a cette gamme ascendante et descendante, demeurait la langue muette. " C'est mon cousin, s'jcria la procureuse ; entrez donc, entrez donc, Monsieur Porthos. " Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs, qui se mirent a rire ; mais Porthos se retourna, et tous les visages rentrirent dans leur gravitj. On arriva dans le cabinet du procureur apris avoir traversj l'antichambre oshch jtaient les clercs, et l'jtude oshch ils auraient dy ktre : cette derniire chambre jtait une sorte de salle noire et meublje de paperasses. En sortant de l'jtude on laissa la cuisine a droite, et l'on entra dans la salle de rjception. Toutes ces piices qui se commandaient n'inspirirent point a Porthos de bonnes idjes. Les paroles devaient s'entendre de loin par toutes ces portes ouvertes ; puis, en passant, il avait jetj un regard rapide et investigateur sur la cuisine, et il s'avouait a lui-mkme, a la honte de la procureuse et a son grand regret, a lui, qu'il n'y avait pas vu ce feu, cette animation, ce mouvement qui, au moment d'un bon repas, rignent ordinairement dans ce sanctuaire de la gourmandise. Le procureur avait sans doute jtj prjvenu de cette visite, car il ne tjmoigna aucune surprise a la vue de Porthos, qui s'avanza jusqu'a lui d'un air assez djgagj et le salua courtoisement. " Nous sommes cousins, a ce qu'il paraot, Monsieur Porthos ? " dit le procureur en se soulevant a la force des bras sur son fauteuil de canne. Le vieillard, enveloppj dans un grand pourpoint noir oshch se perdait son corps fluet, jtait vert et sec ; ses petits yeux gris brillaient comme des escarboucles, et semblaient, avec sa bouche grimazante, la seule partie de son visage oshch la vie fyt demeurje. Malheureusement les jambes commenzaient a refuser le service a toute cette machine osseuse ; depuis cinq ou six mois que cet affaiblissement s'jtait fait sentir, le digne procureur jtait a peu pris devenu l'esclave de sa femme. Le cousin fut acceptj avec rjsignation, voila tout. Maotre Coquenard ingambe eyt djclinj toute parentj avec M. Porthos. " Oui, Monsieur, nous sommes cousins, dit sans se djconcerter Porthos, qui, d'ailleurs, n'avait jamais comptj ktre rezu par le mari avec enthousiasme. -- Par les femmes, je crois ? " dit malicieusement le procureur. Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une napvetj dont il rit dans sa grosse moustache. Mme Coquenard, qui savait que le procureur napf jtait une varijtj fort rare dans l'espice, sourit un peu et rougit beaucoup. Maotre Coquenard avait, dis l'arrivje de Porthos, jetj les yeux avec inquijtude sur une grande armoire placje en face de son bureau de chkne. Porthos comprit que cette armoire, quoiqu'elle ne rjpondot point par la forme a celle qu'il avait vue dans ses songes, devait ktre le bienheureux bahut, et il s'applaudit de ce que la rjalitj avait six pieds de plus en hauteur que le rkve. Maotre Coquenard ne poussa pas plus loin ses investigations gjnjalogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l'armoire sur Porthos, il se contenta de dire : " Monsieur notre cousin, avant son djpart pour la campagne, nous fera bien la grvce de doner une fois avec nous, n'est-ce pas, Madame Coquenard ! " Cette fois, Porthos rezut le coup en plein estomac et le sentit ; il paraot que de son cftj Mme Coquenard non plus n'y fut pas insensible, car elle ajouta : " Mon cousin ne reviendra pas s'il trouve que nous le traitons mal ; mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps a passer a Paris, et par consjquent a nous voir, pour que nous ne lui demandions pas presque tous les instants dont il peut disposer jusqu'a son djpart. -- Oh ! mes jambes, mes pauvres jambes ! oshch ktes-vous ? " murmura Coquenard. Et il essaya de sourire. Ce secours qui jtait arrivj a Porthos au moment oshch il jtait attaquj dans ses espjrances gastronomiques inspira au mousquetaire beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse. Bientft l'heure du doner arriva. On passa dans la salle a manger, grande piice noire qui jtait situje en face de la cuisine. Les clercs, qui, a ce qu'il paraot, avaient senti dans la maison des parfums inaccoutumjs, jtaient d'une exactitude militaire, et tenaient en main leurs tabourets, tout prkts qu'ils jtaient a s'asseoir. On les voyait d'avance remuer les mvchoires avec des dispositions effrayantes. " Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois affamjs, car le saute-ruisseau n'jtait pas, comme on le pense bien, admis aux honneurs de la table magistrale ; tudieu ! a la place de mon cousin, je ne garderais pas de pareils gourmands. On dirait des naufragjs qui n'ont pas mangj depuis six semaines. " Maotre Coquenard entra, poussj sur son fauteuil a roulettes par Mme Coquenard, a qui Porthos, a son tour, vint en aide pour rouler son mari jusqu'a la table. A peine entrj, il remua le nez et les mvchoires a l'exemple de ses clercs. " Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est engageant ! " " Que diable sentent-ils donc d'extraordinaire dans ce potage ? " dit Porthos a l'aspect d'un bouillon pvle, abondant, mais parfaitement aveugle, et sur lequel quelques croytes nageaient rares comme les oles d'un archipel. Mme Coquenard sourit, et, sur un signe d'elle, tout le monde s'assit avec empressement. Maotre Coquenard fut le premier servi, puis Porthos ; ensuite Mme Coquenard emplit son assiette, et distribua les croytes sans bouillon aux clercs impatients. En ce moment la porte de la salle a manger s'ouvrit d'elle-mkme en criant, et Porthos, a travers les battants entrebvilljs, aperzut le petit clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait son pain a la double odeur de la cuisine et de la salle a manger. Apris le potage la servante apporta une poule bouillie ; magnificence qui fit dilater les paupiires des convives, de telle fazon qu'elles semblaient prktes a se fendre. " On voit que vous aimez votre famille, Madame Coquenard, dit le procureur avec un sourire presque tragique ; voila certes une galanterie que vous faites a votre cousin. " La pauvre poule jtait maigre et revktue d'une de ces grosses peaux hjrissjes que les os ne percent jamais malgrj leurs efforts ; il fallait qu'on l'eyt cherchje bien longtemps avant de la trouver sur le perchoir oshch elle s'jtait retirje pour mourir de vieillesse. " Diable ! pensa Porthos, voila qui est fort triste ; je respecte la vieillesse, mais j'en fais peu de cas bouillie ou rftie. " Et il regarda a la ronde pour voir si son opinion jtait partagje ; mais tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flamboyants, qui djvoraient d'avance cette sublime poule, objet de ses mjpris. Mme Coquenard tira le plat a elle, djtacha adroitement les deux grandes pattes noires, qu'elle plaza sur l'assiette de son mari ; trancha le cou, qu'elle mit avec la tkte a part pour elle-mkme ; leva l'aile pour Porthos, et remit a la servante, qui venait de l'apporter, l'animal qui s'en retourna presque intact, et qui avait disparu avant que le mousquetaire eyt eu le temps d'examiner les variations que le djsappointement amine sur les visages, selon les caractires et les tempjraments de ceux qui l'jprouvent. Au lieu de poulet, un plat de fives fit son entrje, plat jnorme, dans lequel quelques os de mouton, qu'on eyt pu, au premier abord, croire accompagnjs de viande, faisaient semblant de se montrer. Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et les mines lugubres devinrent des visages rjsignjs. Mme Coquenard distribua ce mets aux jeunes gens avec la modjration d'une bonne mjnagire. Le tour du vin jtait venu. Maotre Coquenard versa d'une bouteille de gris fort exigul le tiers d'un verre a chacun des jeunes gens, s'en versa a lui-mkme dans des proportions a peu pris jgales, et la bouteille passa aussitft du cftj de Porthos et de Mme Coquenard. Les jeunes gens remplissaient d'eau ce tiers de vin, puis, lorsqu'ils avaient bu la moitij du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient toujours ainsi ; ce qui les amenait a la fin du repas a avaler une boisson qui de la couleur du rubis jtait passje a celle de la topaze brylje. Porthos mangea timidement son aile de poule, et frjmit lorsqu'il sentit sous la table le genou de la procureuse qui venait trouver le sien. Il but aussi un demi-verre de ce vin fort mjnagj, et qu'il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercjs. Maotre Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira. " Mangerez-vous bien de ces fives, mon cousin Porthos ? " dit Mme Coquenard de ce ton qui veut dire : croyez-moi, n'en mangez pas. " Du diable si j'en goyte ! " murmura tout bas Porthos... Puis tout haut : " Merci, ma cousine, dit-il, je n'ai plus faim. " Il se fit un silence : Porthos ne savait quelle contenance tenir. Le procureur rjpjta plusieurs fois : " Ah ! Madame Coquenard ! je vous en fais mon compliment, votre doner jtait un vjritable festin ; Dieu ! ai-je mangj ! " Maotre Coquenard avait mangj son potage, les pattes noires de la poule et le seul os de mouton oshch il y eyt un peu de viande. Porthos crut qu'on le mystifiait, et commenza a relever sa moustache et a froncer le sourcil ; mais le genou de Mme Coquenard vint tout doucement lui conseiller la patience. Ce silence et cette interruption de service, qui jtaient restjs inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une signification terrible pour les clercs ; sur un regard du procureur, accompagnj d'un sourire de Mme Coquenard, ils se levirent lentement de table, pliirent leurs serviettes plus lentement encore, puis ils saluirent et partirent. " Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant " , dit gravement le procureur. Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d'un buffet un morceau de fromage, des confitures de coings et un gvteau qu'elle avait fait elle-mkme avec des amandes et du miel. Maotre Coquenard fronza le sourcil, parce qu'il voyait trop de mets ; Porthos se pinza les livres, parce qu'il voyait qu'il n'y avait pas de quoi doner. Il regarda si le plat de fives jtait encore la, le plat de fives avait disparu. " Festin djcidjment, s'jcria maotre Coquenard en s'agitant sur sa chaise, vjritable festin, epula epularum ; Lucullus done chez Lucullus. " Porthos regarda la bouteille qui jtait pris de lui, et il espjra qu'avec du vin, du pain et du fromage il donerait ; mais le vin manquait, la bouteille jtait vide ; M. et Mme Coquenard n'eurent point l'air de s'en apercevoir. " C'est bien, se dit Porthos a lui-mkme, me voila prjvenu. " Il passa la langue sur une petite cuillerje de confitures, et s'englua les dents dans la pvte collante de Mme Coquenard. " Maintenant, se dit-il, le sacrifice est consommj. Ah ! si je n'avais pas l'espoir de regarder avec Mme Coquenard dans l'armoire de son mari ! " Maotre Coquenard, apris les djlices d'un pareil repas, qu'il appelait un excis, jprouva le besoin de faire sa sieste. Porthos espjrait que la chose aurait lieu sjance tenante et dans la localitj mkme ; mais le procureur maudit ne voulut entendre a rien : il fallut le conduire dans sa chambre et il cria tant qu'il ne fut pas devant son armoire, sur le rebord de laquelle, pour plus de prjcaution encore, il posa ses pieds. La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine et l'on commenza de poser les bases de la rjconciliation. " Vous pourrez venir doner trois fois la semaine, dit Mme Coquenard. -- Merci, dit Porthos, je n'aime pas a abuser ; d'ailleurs, il faut que je songe a mon jquipement. -- C'est vrai, dit la procureuse en gjmissant... c'est ce malheureux jquipement. -- Hjlas ! oui, dit Porthos, c'est lui. -- Mais de quoi donc se compose l'jquipement de votre corps, Monsieur Porthos ? -- Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les mousquetaires, comme vous savez, sont soldats d'jlite, et il leur faut beaucoup d'objets inutiles aux gardes ou aux Suisses. -- Mais encore, djtaillez-le-moi. -- Mais cela peut aller a... " , dit Porthos, qui aimait mieux discuter le total que le menu. La procureuse attendait frjmissante. " A combien ? dit-elle, j'espire bien que cela ne passe point... " Elle s'arrkta, la parole lui manquait. " Oh ! non, dit Porthos, cela ne passe point deux mille cinq cents livres ; je crois mkme qu'en y mettant de l'jconomie, avec deux mille livres je m'en tirerai. -- Bon Dieu, deux mille livres ! s'jcria-t-elle, mais c'est une fortune. " Porthos fit une grimace des plus significatives, Mme Coquenard la comprit. " Je demandais le djtail, dit-elle, parce qu'ayant beaucoup de parents et de pratiques dans le commerce, j'jtais presque syre d'obtenir les choses a cent pour cent au-dessous du prix oshch vous les payeriez vous- mkme. -- Ah ! ah ! fit Porthos, si c'est cela que vous avez voulu dire ! -- Oui, cher Monsieur Porthos ! ainsi ne vous faut-il pas d'abord un cheval ? -- Oui, un cheval. -- Eh bien, justement j'ai votre affaire. -- Ah ! dit Porthos rayonnant, voila donc qui va bien quant a mon cheval ; ensuite il me faut le harnachement complet, qui se compose d'objets qu'un mousquetaire seul peut acheter, et qui ne montera pas, d'ailleurs, a plus de trois cents livres. -- Trois cents livres : alors mettons trois cents livres " , dit la procureuse avec un soupir. Porthos sourit : on se souvient qu'il avait la selle qui lui venait de Buckingham, c'jtait donc trois cents livres qu'il comptait mettre sournoisement dans sa poche. " Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon laquais et ma valise ; quant aux armes, il est inutile que vous vous en prjoccupiez, je les ai. -- Un cheval pour votre laquais ? reprit en hjsitant la procureuse ; mais c'est bien grand seigneur, mon ami. -- Eh ! Madame ! dit fiirement Porthos, est-ce que je suis un croquant, par hasard ? -- Non ; je vous disais seulement qu'un joli mulet avait quelquefois aussi bon air qu'un cheval, et qu'il me semble qu'en vous procurant un joli mulet pour Mousqueton... -- Va pour un joli mulet, dit Porthos ; vous avez raison, j'ai vu de tris grands seigneurs espagnols dont toute la suite jtait a mulets. Mais alors, vous comprenez, Madame Coquenard, un mulet avec des panaches et des grelots ? -- Soyez tranquille, dit la procureuse. -- Reste la valise, reprit Porthos. -- Oh ! que cela ne vous inquiite point, s'jcria Mme Coquenard : mon mari a cinq ou six valises, vous choisirez la meilleure ; il y en a une surtout qu'il affectionnait dans ses voyages, et qui est grande a tenir un monde. -- Elle est donc vide, votre valise ? demanda napvement Porthos. -- Assurjment qu'elle est vide, rjpondit napvement de son cftj la procureuse. -- Ah ! mais la valise dont j'ai besoin est une valise bien garnie, ma chire. " Mme Coquenard poussa de nouveaux soupirs. Moliire n'avait pas encore jcrit sa scine de l'Avare . Mme Coquenard a donc le pas sur Harpagon. Enfin le reste de l'jquipement fut successivement djbattu de la mkme maniire ; et le rjsultat de la scine fut que la procureuse demanderait a son mari un prkt de huit cents livres en argent, et fournirait le cheval et le mulet qui auraient l'honneur de porter a la gloire Porthos et Mousqueton. Ces conditions arrktjes, et les intjrkts stipuljs ainsi que l'jpoque du remboursement, Porthos prit congj de Mme Coquenard. Celle-ci voulait bien le retenir en lui faisant les yeux doux ; mais Porthos prjtexta les exigences du service, et il fallut que la procureuse cjdvt le pas au roi. Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim de fort mauvaise humeur. CHAPITRE XXXIII. SOUBRETTE ET MAITRESSE Cependant, comme nous l'avons dit, malgrj les cris de sa conscience et les sages conseils d'Athos, d'Artagnan devenait d'heure en heure plus amoureux de Milady ; aussi ne manquait-il pas tous les jours d'aller lui faire une cour a laquelle l'aventureux Gascon jtait convaincu qu'elle ne pouvait, tft ou tard, manquer de rjpondre. Un soir qu'il arrivait le nez au vent, ljger comme un homme qui attend une pluie d'or, il rencontra la soubrette sous la porte cochire ; mais cette fois la jolie Ketty ne se contenta point de lui sourire en passant, elle lui prit doucement la main. " Bon ! fit d'Artagnan, elle est chargje de quelque message pour moi de la part de sa maotresse ; elle va m'assigner quelque rendez-vous qu'on n'aura pas osj me donner de vive voix. " Et il regarda la belle enfant de l'air le plus vainqueur qu'il put prendre. " Je voudrais bien vous dire deux mots, Monsieur le chevalier... , balbutia la soubrette. -- Parle, mon enfant, parle, dit d'Artagnan, j'jcoute. -- Ici, impossible : ce que j'ai a vous dire est trop long et surtout trop secret. -- Eh bien, mais comment faire alors ? -- Si Monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement Ketty. -- Oshch tu voudras, ma belle enfant. -- Alors, venez. " Et Ketty, qui n'avait point lvchj la main de d'Artagnan, l'entraona par un petit escalier sombre et tournant, et, apris lui avoir fait monter une quinzaine de marches, ouvrit une porte. " Entrez, Monsieur le chevalier, dit-elle, ici nous serons seuls et nous pourrons causer. -- Et quelle est donc cette chambre, ma belle enfant ? demanda d'Artagnan. -- C'est la mienne, Monsieur le chevalier ; elle communique avec celle de ma maotresse par cette porte. Mais soyez tranquille, elle ne pourra entendre ce que nous dirons, jamais elle ne se couche qu'a minuit. " D'Artagnan jeta un coup d'oeil autour de lui. La petite chambre jtait charmante de goyt et de propretj ; mais, malgrj lui, ses yeux se fixirent sur cette porte que Ketty lui avait dit conduire a la chambre de Milady. Ketty devina ce qui se passait dans l'vme du jeune homme et poussa un soupir. " Vous aimez donc bien ma maotresse, Monsieur le chevalier, dit-elle. -- Oh ! plus que je ne puis dire ! j'en suis fou ! " Ketty poussa un second soupir. " Hjlas ! Monsieur, dit-elle, c'est bien dommage ! -- Et que diable vois-tu donc la de si fvcheux ? demanda d'Artagnan. -- C'est que, Monsieur, reprit Ketty, ma maotresse ne vous aime pas du tout. -- Hein ! fit d'Artagnan, t'aurait-elle chargje de me le dire ? -- Oh ! non pas, Monsieur ! mais c'est moi qui, par intjrkt pour vous, ai pris la rjsolution de vous en prjvenir. -- Merci, ma bonne Ketty, mais de l'intention seulement, car la confidence, tu en conviendras, n'est point agrjable. -- C'est-a-dire que vous ne croyez point a ce que je vous ai dit, n'est-ce pas ? -- On a toujours peine a croire de pareilles choses, ma belle enfant, ne fyt-ce que par amour-propre. -- Donc vous ne me croyez pas ? -- J'avoue que jusqu'a ce que tu daignes me donner quelques preuves de ce que tu avances... -- Que dites-vous de celle-ci ? " Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet. " Pour moi ? dit d'Artagnan en s'emparant vivement de la lettre. -- Non, pour un autre. -- Pour un autre ? -- Oui. -- Son nom, son nom ! s'jcria d'Artagnan. -- Voyez l'adresse. -- M. le comte de Wardes. " Le souvenir de la scine de Saint-Germain se prjsenta aussitft a l'esprit du prjsomptueux Gascon ; par un mouvement rapide comme la pensje, il djchira l'enveloppe malgrj le cri que poussa Ketty en voyant ce qu'il allait faire, ou plutft ce qu'il faisait. " Oh ! mon Dieu ! Monsieur le chevalier, dit-elle, que faites-vous ? -- Moi, rien ! " dit d'Artagnan, et il lut : " Vous n'avez pas rjpondu a mon premier billet ; ktes-vous donc souffrant, ou bien auriez-vous oublij quels yeux vous me fotes au bal de Mme de Guise ? Voici l'occasion, comte ! ne la laissez pas jchapper. " D'Artagnan pvlit ; il jtait blessj dans son amour-propre, il se crut blessj dans son amour. " Pauvre cher Monsieur d'Artagnan ! dit Ketty d'une voix pleine de compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme. -- Tu me plains, bonne petite ! dit d'Artagnan. -- Oh ! oui, de tout mon coeur ! car je sais ce que c'est que l'amour, moi ! -- Tu sais ce que c'est que l'amour ? dit d'Artagnan la regardant pour la premiire fois avec une certaine attention. -- Hjlas ! oui. -- Eh bien, au lieu de me plaindre, alors, tu ferais bien mieux de m'aider a me venger de ta maotresse. -- Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer ? -- Je voudrais triompher d'elle, supplanter mon rival. -- Je ne vous aiderai jamais a cela, Monsieur le chevalier ! dit vivement Ketty. -- Et pourquoi cela ? demanda d'Artagnan. -- Pour deux raisons. -- Lesquelles ? -- La premiire, c'est que jamais ma maotresse ne vous aimera. -- Qu'en sais-tu ? -- Vous l'avez blessje au coeur. -- Moi ! en quoi puis-je l'avoir blessje, moi qui, depuis que je la connais, vis a ses pieds comme un esclave ! parle, je t'en prie. -- Je n'avouerais jamais cela qu'a l'homme... qui lirait jusqu'au fond de mon vme ! " D'Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois. La jeune fille jtait d'une fraocheur et d'une beautj que bien des duchesses eussent achetjes de leur couronne. " Ketty, dit-il, je lirai jusqu'au fond de ton vme quand tu voudras ; qu'a cela ne tienne, ma chire enfant. " Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant devint rouge comme une cerise. " Oh ! non, s'jcria Ketty, vous ne m'aimez pas ! C'est ma maotresse que vous aimez, vous me l'avez dit tout a l'heure. -- Et cela t'empkche-t-il de me faire connaotre la seconde raison ? -- La seconde raison, Monsieur le chevalier, reprit Ketty enhardie par le baiser d'abord et ensuite par l'expression des yeux du jeune homme, c'est qu'en amour chacun pour soi. " Alors seulement d'Artagnan se rappela les coups d'oeil languissants de Ketty, ses rencontres dans l'antichambre, sur l'escalier, dans le corridor, ses frflements de main chaque fois qu'elle le rencontrait, et ses soupirs jtouffjs ; mais, absorbj par le djsir de plaire a la grande dame, il avait djdaignj la soubrette : qui chasse l'aigle ne s'inquiite pas du passereau. Mais cette fois notre Gascon vit d'un seul coup d'oeil tout le parti qu'on pouvait tirer de cet amour que Ketty venait d'avouer d'une fazon si napve ou si effrontje : interception des lettres adressjes au comte de Wardes, intelligences dans la place, entrje a toute heure dans la chambre de Ketty, contigul a celle de sa maotresse. Le perfide, comme on le voit, sacrifiait djja en idje la pauvre fille pour obtenir Milady de grj ou de force. " Eh bien, dit-il a la jeune fille, veux-tu, ma chire Ketty, que je te donne une preuve de cet amour dont tu doutes ? -- De quel amour ? demanda la jeune fille. -- De celui que je suis tout prkt a ressentir pour toi. -- Et quelle est cette preuve ? -- Veux-tu que ce soir je passe avec toi le temps que je passe ordinairement avec ta maotresse ? -- Oh ! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers. -- Eh bien, ma chire enfant, dit d'Artagnan en s'jtablissant dans un fauteuil, viens za que je te dise que tu es la plus jolie soubrette que j'aie jamais vue ! " Et il le lui dit tant et si bien, que la pauvre enfant, qui ne demandait pas mieux que de le croire, le crut... Cependant, au grand jtonnement de d'Artagnan, la jolie Ketty se djfendait avec une certaine rjsolution. Le temps passe vite, lorsqu'il se passe en attaques et en djfenses. Minuit sonna, et l'on entendit presque en mkme temps retentir la sonnette dans la chambre de Milady. " Grand Dieu ! s'jcria Ketty, voici ma maotresse qui m'appelle ! Partez, partez vite ! " D'Artagnan se leva, prit son chapeau comme s'il avait l'intention d'objir ; puis, ouvrant vivement la porte d'une grande armoire au lieu d'ouvrir celle de l'escalier, il se blottit dedans au milieu des robes et des peignoirs de Milady. " Que faites-vous donc ? " s'jcria Ketty. D'Artagnan, qui d'avance avait pris la clef, s'enferma dans son armoire sans rjpondre. " Eh bien, cria Milady d'une voix aigre, dormez-vous donc que vous ne venez pas quand je sonne ? " Et d'Artagnan entendit qu'on ouvrit violemment la porte de communication. " Me voici, Milady, me voici " , s'jcria Ketty en s'jlanzant a la rencontre de sa maotresse. Toutes deux rentrirent dans la chambre a coucher, et comme la porte de communication resta ouverte, d'Artagnan put entendre quelque temps encore Milady gronder sa suivante, puis enfin elle s'apaisa, et la conversation tomba sur lui tandis que Ketty accommodait sa maotresse. " Eh bien, dit Milady, je n'ai pas vu notre Gascon ce soir ? -- Comment, Madame, dit Ketty, il n'est pas venu ! Serait-il volage avant d'ktre heureux ? -- Oh non ! il faut qu'il ait jtj empkchj par M. de Trjville ou par M. des Essarts. Je m'y connais, Ketty, et je le tiens, celui-la. -- Qu'en fera Madame ? -- Ce que j'en ferai !... Sois tranquille, Ketty, il y a entre cet homme et moi une chose qu'il ignore... il a manquj me faire perdre mon crjdit pris de Son Eminence... Oh ! je me vengerai ! -- Je croyais que Madame l'aimait ? -- Moi, l'aimer ! je le djteste ! Un niais, qui tient la vie de Lord de Winter entre ses mains et qui ne le tue pas, et qui me fait perdre trois cent mille livres de rente ! -- C'est vrai, dit Ketty, votre fils jtait le seul hjritier de son oncle, et jusqu'a sa majoritj vous auriez eu la jouissance de sa fortune. " D'Artagnan frissonna jusqu'a la moelle des os en entendant cette suave crjature lui reprocher, avec cette voix stridente qu'elle avait tant de peine a cacher dans la conversation, de n'avoir pas tuj un homme qu'il l'avait vue combler d'amitij. " Aussi, continua Milady, je me serais djja vengje sur lui-mkme, si, je ne sais pourquoi, le cardinal ne m'avait recommandj de le mjnager. -- Oh ! oui, mais Madame n'a point mjnagj cette petite femme qu'il aimait. -- Oh ! la merciire de la rue des Fossoyeurs : est-ce qu'il n'a pas djja oublij qu'elle existait ? La belle vengeance, ma foi ! " Une sueur froide coulait sur le front de d'Artagnan : c'jtait donc un monstre que cette femme. Il se remit a jcouter, mais malheureusement la toilette jtait finie. " C'est bien, dit Milady, rentrez chez vous et demain tvchez enfin d'avoir une rjponse a cette lettre que je vous ai donnje. -- Pour M. de Wardes ? dit Ketty. -- Sans doute, pour M. de Wardes. -- En voila un, dit Ketty, qui m'a bien l'air d'ktre tout le contraire de ce pauvre M. d'Artagnan. -- Sortez, Mademoiselle, dit Milady, je n'aime pas les commentaires. " D'Artagnan entendit la porte qui se refermait, puis le bruit de deux verrous que mettait Milady afin de s'enfermer chez elle ; de son cftj, mais le plus doucement qu'elle put, Ketty donna a la serrure un tour de clef ; d'Artagnan alors poussa la porte de l'armoire. " O mon Dieu ! dit tout bas Ketty, qu'avez-vous ? et comme vous ktes pvle ! -- L'abominable crjature ! murmura d'Artagnan. -- Silence ! silence ! sortez, dit Ketty ; il n'y a qu'une cloison entre ma chambre et celle de Milady, on entend de l'une tout ce qui se dit dans l'autre ! -- C'est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit d'Artagnan. -- Comment ? fit Ketty en rougissant. -- Ou du moins que je sortirai... plus tard. " Et il attira Ketty a lui ; il n'y avait plus moyen de rjsister, la rjsistance fait tant de bruit ! aussi Ketty cjda. C'jtait un mouvement de vengeance contre Milady. D'Artagnan trouva qu'on avait raison de dire que la vengeance est le plaisir des dieux. Aussi, avec un peu de coeur, se serait-il contentj de cette nouvelle conqukte ; mais d'Artagnan n'avait que de l'ambition et de l'orgueil. Cependant, il faut le dire a sa louange, le premier emploi qu'il avait fait de son influence sur Ketty avait jtj d'essayer de savoir d'elle ce qu'jtait devenue Mme Bonacieux, mais la pauvre fille jura sur le crucifix a d'Artagnan qu'elle l'ignorait complitement, sa maotresse ne laissant jamais pjnjtrer que la moitij de ses secrets ; seulement, elle croyait pouvoir rjpondre qu'elle n'jtait pas morte. Quant a la cause qui avait manquj faire perdre a Milady son crjdit pris du cardinal, Ketty n'en savait pas davantage ; mais cette fois, d'Artagnan jtait plus avancj qu'elle : comme il avait aperzu Milady sur un bvtiment consignj au moment oshch lui-mkme quittait l'Angleterre, il se douta qu'il jtait question cette fois des ferrets de diamants. Mais ce qu'il y avait de plus clair dans tout cela, c'est que la haine vjritable, la haine profonde, la haine invjtjrje de Milady lui venait de ce qu'il n'avait pas tuj son beau-frire. D'Artagnan retourna le lendemain chez Milady. Elle jtait de fort mjchante humeur, d'Artagnan se douta que c'jtait le djfaut de rjponse de M. de Wardes qui l'agazait ainsi. Ketty entra ; mais Milady la rezut fort durement. Un coup d'oeil qu'elle lanza a d'Artagnan voulait dire : Vous voyez ce que je souffre pour vous. Cependant vers la fin de la soirje, la belle lionne s'adoucit, elle jcouta en souriant les doux propos de d'Artagnan, elle lui donna mkme sa main a baiser. D'Artagnan sortit ne sachant plus que penser : mais comme c'jtait un garzon a qui on ne faisait pas facilement perdre la tkte, tout en faisant sa cour a Milady il avait bvti dans son esprit un petit plan. Il trouva Ketty a la porte, et comme la veille il monta chez elle pour avoir des nouvelles. Ketty avait jtj fort grondje, on l'avait accusje de njgligence. Milady ne comprenait rien au silence du comte de Wardes, et elle lui avait ordonnj d'entrer chez elle a neuf heures du matin pour y prendre une troisiime lettre. D'Artagnan fit promettre a Ketty de lui apporter chez lui cette lettre le lendemain matin ; la pauvre fille promit tout ce que voulut son amant : elle jtait folle. Les ch