En ce moment il avisa les arbres, dont la lumiØre continuait d'argenter les feuilles, et comme l'un d'eux faisait saillie sur le chemin, il pensa que du milieu de ses branches son regard pourrait pÙnÙtrer dans le pavillon. L'arbre Ùtait facile. D'ailleurs d'Artagnan avait vingt ans Ð peine, et par consÙquent se souvenait de son mÙtier d'Ùcolier. En un instant il fut au milieu des branches, et par les vitres transparentes ses yeux plongØrent dans l'intÙrieur du pavillon. Chose Ùtrange et qui fit frissonner d'Artagnan de la plante des pieds Ð la racine des cheveux, cette douce lumiØre, cette calme lampe Ùclairait une scØne de dÙsordre Ùpouvantable ; une des vitres de la fenÚtre Ùtait cassÙe, la porte de la chambre avait ÙtÙ enfoncÙe et, Ð demi brisÙe, pendait Ð ses gonds ; une table qui avait dë Útre couverte d'un ÙlÙgant souper gisait Ð terre ; les flacons en Ùclats, les fruits ÙcrasÙs jonchaient le parquet ; tout tÙmoignait dans cette chambre d'une lutte violente et dÙsespÙrÙe ; d'Artagnan crut mÚme reconnaÞtre au milieu de ce pÚle- mÚle Ùtrange des lambeaux de vÚtements et quelques taches sanglantes maculant la nappe et les rideaux. Il se hÒta de redescendre dans la rue avec un horrible battement de coeur, il voulait voir s'il ne trouverait pas d'autres traces de violence. La petite lueur suave brillait toujours dans le calme de la nuit. D'Artagnan s'aper×ut alors, chose qu'il n'avait pas remarquÙe d'abord, car rien ne le poussait Ð cet examen, que le sol, battu ici, trouÙ lÐ, prÙsentait des traces confuses de pas d'hommes, et de pieds de chevaux. En outre, les roues d'une voiture, qui paraissait venir de Paris, avaient creusÙ dans la terre molle une profonde empreinte qui ne dÙpassait pas la hauteur du pavillon et qui retournait vers Paris. Enfin d'Artagnan, en poursuivant ses recherches, trouva prØs du mur un gant de femme dÙchirÙ. Cependant ce gant, par tous les points oé il n'avait pas touchÙ la terre boueuse, Ùtait d'une fraÞcheur irrÙprochable. C'Ùtait un de ces gants parfumÙs comme les amants aiment Ð les arracher d'une jolie main. A mesure que d'Artagnan poursuivait ses investigations, une sueur plus abondante et plus glacÙe perlait sur son front, son coeur Ùtait serrÙ par une horrible angoisse, sa respiration Ùtait haletante ; et cependant il se disait, pour se rassurer, que ce pavillon n'avait peut-Útre rien de commun avec Mme Bonacieux ; que la jeune femme lui avait donnÙ rendez-vous devant ce pavillon, et non dans ce pavillon ; qu'elle avait pu Útre retenue Ð Paris par son service, par la jalousie de son mari peut- Útre. Mais tous ces raisonnements Ùtaient battus en brØche, dÙtruits, renversÙs par ce sentiment de douleur intime qui, dans certaines occasions, s'empare de tout notre Útre et nous crie, par tout ce qui est destinÙ chez nous Ð entendre, qu'un grand malheur plane sur nous. Alors d'Artagnan devint presque insensÙ : il courut sur la grande route, prit le mÚme chemin qu'il avait dÙjÐ fait, s'avan×a jusqu'au bac, et interrogea le passeur. Vers les sept heures du soir, le passeur avait fait traverser la riviØre Ð une femme enveloppÙe d'une mante noire, qui paraissait avoir le plus grand intÙrÚt Ð ne pas Útre reconnue ; mais, justement Ð cause des prÙcautions qu'elle prenait, le passeur avait prÚtÙ une attention plus grande, et il avait reconnu que la femme Ùtait jeune et jolie. Il y avait alors, comme aujourd'hui, une foule de jeunes et jolies femmes qui venaient Ð Saint-Cloud et qui avaient intÙrÚt Ð ne pas Útre vues, et cependant d'Artagnan ne douta point un instant que ce ne fët Mme Bonacieux qu'avait remarquÙe le passeur. D'Artagnan profita de la lampe qui brillait dans la cabane du passeur pour relire encore une fois le billet de Mme Bonacieux et s'assurer qu'il ne s'Ùtait pas trompÙ, que le rendez-vous Ùtait bien Ð Saint-Cloud et non ailleurs, devant le pavillon de M. d'EstrÙes et non dans une autre rue. Tout concourait Ð prouver Ð d'Artagnan que ses pressentiments ne le trompaient point et qu'un grand malheur Ùtait arrivÙ. Il reprit le chemin du chÒteau tout courant ; il lui semblait qu'en son absence quelque chose de nouveau s'Ùtait peut-Útre passÙ au pavillon et que des renseignements l'attendaient lÐ. La ruelle Ùtait toujours dÙserte, et la mÚme lueur calme et douce s'Ùpanchait de la fenÚtre. D'Artagnan songea alors Ð cette masure muette et aveugle mais qui sans doute avait vu et qui peut-Útre pouvait parler. La porte de cläture Ùtait fermÙe, mais il sauta par-dessus la haie, et malgrÙ les aboiements du chien Ð la chaÞne, il s'approcha de la cabane. Aux premiers coups qu'il frappa, rien ne rÙpondit. Un silence de mort rÙgnait dans la cabane comme dans le pavillon ; cependant, comme cette cabane Ùtait sa derniØre ressource, il s'obstina. Bientät il lui sembla entendre un lÙger bruit intÙrieur, bruit craintif, et qui semblait trembler lui-mÚme d'Útre entendu. Alors d'Artagnan cessa de frapper et pria, avec un accent si plein d'inquiÙtude et de promesses, d'effroi et de cajolerie, que sa voix Ùtait de nature Ð rassurer de plus peureux. Enfin un vieux volet vermoulu s'ouvrit, ou plutät s'entrebÒilla, et se referma dØs que la lueur d'une misÙrable lampe qui brëlait dans un coin eut ÙclairÙ le baudrier, la poignÙe de l'ÙpÙe et le pommeau des pistolets de d'Artagnan. Cependant, si rapide qu'eët ÙtÙ le mouvement, d'Artagnan avait eu le temps d'entrevoir une tÚte de vieillard. " Au nom du Ciel ! dit-il, Ùcoutez-moi : j'attendais quelqu'un qui ne vient pas, je meurs d'inquiÙtude. Serait-il arrivÙ quelque malheur aux environs ? Parlez. " La fenÚtre se rouvrit lentement, et la mÚme figure apparut de nouveau : seulement elle Ùtait plus pÒle encore que la premiØre fois. D'Artagnan raconta naßvement son histoire, aux noms prØs ; il dit comment il avait rendez-vous avec une jeune femme devant ce pavillon, et comment, ne la voyant pas venir, il Ùtait montÙ sur le tilleul et, Ð la lueur de la lampe, il avait vu le dÙsordre de la chambre. Le vieillard l'Ùcouta attentivement, tout en faisant signe que c'Ùtait bien cela : puis, lorsque d'Artagnan eut fini, il hocha la tÚte d'un air qui n'annon×ait rien de bon. " Que voulez-vous dire ? s'Ùcria d'Artagnan. Au nom du Ciel ! voyons, expliquez-vous. -- Oh ! Monsieur, dit le vieillard, ne me demandez rien ; car si je vous disais ce que j'ai vu, bien certainement il ne m'arriverait rien de bon. -- Vous avez donc vu quelque chose ? reprit d'Artagnan. En ce cas, au nom du Ciel ! continua-t-il en lui jetant une pistole, dites, dites ce que vous avez vu, et je vous donne ma foi de gentilhomme que pas une de vos paroles ne sortira de mon coeur. " Le vieillard lut tant de franchise et de douleur sur le visage de d'Artagnan, qu'il lui fit signe d'Ùcouter et qu'il lui dit Ð voix basse : " Il Ùtait neuf heures Ð peu prØs, j'avais entendu quelque bruit dans la rue et je dÙsirais savoir ce que ce pouvait Útre, lorsqu'en m'approchant de ma porte je m'aper×us qu'on cherchait Ð entrer. Comme je suis pauvre et que je n'ai pas peur qu'on me vole, j'allai ouvrir et je vis trois hommes Ð quelques pas de lÐ. Dans l'ombre Ùtait un carrosse avec des chevaux attelÙs et des chevaux de main. Ces chevaux de main appartenaient Ùvidemment aux trois hommes qui Ùtaient vÚtus en cavaliers. " -- Ah, mes bons Messieurs ! m'Ùcriai-je, que demandez-vous ? " -- Tu dois avoir une Ùchelle ? me dit celui qui paraissait le chef de l'escorte. " -- Oui, Monsieur ; celle avec laquelle je cueille mes fruits. " -- Donne-nous-la, et rentre chez toi, voilÐ un Ùcu pour le dÙrangement que nous te causons. Souviens-toi seulement que si tu dis un mot de ce que tu vas voir et de ce que tu vas entendre (car tu regarderas et tu Ùcouteras, quelque menace que nous te fassions, j'en suis sër), tu es perdu. " " A ces mots, il me jeta un Ùcu, que je ramassai, et il prit mon Ùchelle. " Effectivement, aprØs avoir refermÙ la porte de la haie derriØre eux, je fis semblant de rentrer Ð la maison ; mais j'en sortis aussität par la porte de derriØre, et, me glissant dans l'ombre, je parvins jusqu'Ð cette touffe de sureau, du milieu de laquelle je pouvais tout voir sans Útre vu. " Les trois hommes avaient fait avancer la voiture sans aucun bruit, ils en tirØrent un petit homme, gros, court, grisonnant, mesquinement vÚtu de couleur sombre, lequel monta avec prÙcaution Ð l'Ùchelle, regarda sournoisement dans l'intÙrieur de la chambre, redescendit Ð pas de loup et murmura Ð voix basse : " -- C'est elle ! " " Aussität celui qui m'avait parlÙ s'approcha de la porte du pavillon, l'ouvrit avec une clef qu'il portait sur lui, referma la porte et disparut ; en mÚme temps les deux autres hommes montØrent Ð l'Ùchelle. Le petit vieux demeurait Ð la portiØre, le cocher maintenait les chevaux de la voiture, et un laquais les chevaux de selle. " Tout Ð coup de grands cris retentirent dans le pavillon, une femme accourut Ð la fenÚtre et l'ouvrit comme pour se prÙcipiter. Mais aussität qu'elle aper×ut les deux hommes, elle se rejeta en arriØre ; les deux hommes s'ÙlancØrent aprØs elle dans la chambre. " Alors je ne vis plus rien ; mais j'entendis le bruit des meubles que l'on brise. La femme criait et appelait au secours. Mais bientät ses cris furent ÙtouffÙs ; les trois hommes se rapprochØrent de la fenÚtre, emportant la femme dans leurs bras ; deux descendirent par l'Ùchelle et la transportØrent dans la voiture, oé le petit vieux entra aprØs elle. Celui qui Ùtait restÙ dans le pavillon referma la croisÙe, sortit un instant aprØs par la porte et s'assura que la femme Ùtait bien dans la voiture : ses deux compagnons l'attendaient dÙjÐ Ð cheval, il sauta Ð son tour en selle ;, le laquais reprit sa place prØs du cocher ; le carrosse s'Ùloigna au galop escortÙ par les trois cavaliers, et tout fut fini. A partir de ce moment-lÐ, je n'ai plus rien vu, rien entendu. " D'Artagnan, ÙcrasÙ par une si terrible nouvelle, resta immobile et muet, tandis que tous les dÙmons de la colØre et de la jalousie hurlaient dans son coeur. " Mais, mon gentilhomme, reprit le vieillard, sur lequel ce muet dÙsespoir causait certes plus d'effet que n'en eussent produit des cris et des larmes ; allons, ne vous dÙsolez pas, ils ne vous l'ont pas tuÙe, voilÐ l'essentiel. " -- Savez-vous Ð peu prØs, dit d'Artagnan, quel est l'homme qui conduisait cette infernale expÙdition ? -- Je ne le connais pas. -- Mais puisqu'il vous a parlÙ, vous avez pu le voir. -- Ah ! c'est son signalement que vous me demandez ? -- Oui. -- Un grand sec, basanÙ, moustaches noires, oeil noir, l'air d'un gentilhomme. -- C'est cela, s'Ùcria d'Artagnan ; encore lui ! toujours lui ! C'est mon dÙmon, Ð ce qu'il paraÞt ! Et l'autre ? -- Lequel ? -- Le petit. -- Oh ! celui-lÐ n'est pas un seigneur, j'en rÙponds : d'ailleurs il ne portait pas l'ÙpÙe, et les autres le traitaient sans aucune considÙration. -- Quelque laquais, murmura d'Artagnan. Ah ! pauvre femme ! pauvre femme ! qu'en ont-ils fait ? -- Vous m'avez promis le secret, dit le vieillard. -- Et je vous renouvelle ma promesse, soyez tranquille, je suis gentilhomme. Un gentilhomme n'a que sa parole, et je vous ai donnÙ la mienne. " D'Artagnan reprit, l'Òme navrÙe, le chemin du bac. Tantät il ne pouvait croire que ce fët Mme Bonacieux, et il espÙrait le lendemain la retrouver au Louvre ; tantät il craignait qu'elle n'eët eu une intrigue avec quelque autre et qu'un jaloux ne l'eët surprise et fait enlever. Il flottait, il se dÙsolait, il se dÙsespÙrait. -- " Oh ! si j'avais lÐ mes amis ! s'Ùcriait-il, j'aurais au moins quelque espÙrance de la retrouver ; mais qui sait ce qu'ils sont devenus eux- mÚmes ! " Il Ùtait minuit Ð peu prØs ; il s'agissait de retrouver Planchet. D'Artagnan se fit ouvrir successivement tous les cabarets dans lesquels il aper×ut un peu de lumiØre ; dans aucun d'eux il ne retrouva Planchet. Au sixiØme, il commen×a de rÙflÙchir que la recherche Ùtait un peu hasardÙe. D'Artagnan n'avait donnÙ rendez-vous Ð son laquais qu'Ð six heures du matin, et quelque part qu'il fët, il Ùtait dans son droit. D'ailleurs, il vint au jeune homme cette idÙe, qu'en restant aux environs du lieu oé l'ÙvÙnement s'Ùtait passÙ, il obtiendrait peut-Útre quelque Ùclaircissement sur cette mystÙrieuse affaire. Au sixiØme cabaret, comme nous l'avons dit, d'Artagnan s'arrÚta donc, demanda une bouteille de vin de premiØre qualitÙ, s'accouda dans l'angle le plus obscur et se dÙcida Ð attendre ainsi le jour ; mais cette fois encore son espÙrance fut trompÙe, et quoiqu'il ÙcoutÒt de toutes ses oreilles, il n'entendit, au milieu des jurons, des lazzi et des injures qu'Ùchangeaient entre eux les ouvriers, les laquais et les rouliers qui composaient l'honorable sociÙtÙ dont il faisait partie, rien qui pët le mettre sur la trace de la pauvre femme enlevÙe. Force lui fut donc, aprØs avoir avalÙ sa bouteille par dÙsoeuvrement et pour ne pas Ùveiller des soup×ons, de chercher dans son coin la posture la plus satisfaisante possible et de s'endormir tant bien que mal. D'Artagnan avait vingt ans, on se le rappelle, et Ð cet Òge le sommeil a des droits imprescriptibles qu'il rÙclame impÙrieusement, mÚme sur les coeurs les plus dÙsespÙrÙs. Vers six heures du matin, d'Artagnan se rÙveilla avec ce malaise qui accompagne ordinairement le point du jour aprØs une mauvaise nuit. Sa toilette n'Ùtait pas longue Ð faire ; il se tÒta pour savoir si on n'avait pas profitÙ de son sommeil pour le voler, et ayant retrouvÙ son diamant Ð son doigt, sa bourse dans sa poche et ses pistolets Ð sa ceinture, il se leva, paya sa bouteille et sortit pour voir s'il n'aurait pas plus de bonheur dans la recherche de son laquais le matin que la nuit. En effet, la premiØre chose qu'il aper×ut Ð travers le brouillard humide et grisÒtre fut l'honnÚte Planchet qui, les deux chevaux en main, l'attendait Ð la porte d'un petit cabaret borgne devant lequel d'Artagnan Ùtait passÙ sans mÚme soup×onner son existence. CHAPITRE XXV. PORTHOS Au lieu de rentrer chez lui directement, d'Artagnan mit pied Ð terre Ð la porte de M. de TrÙville, et monta rapidement l'escalier. Cette fois, il Ùtait dÙcidÙ Ð lui raconter tout ce qui venait de se passer. Sans doute il lui donnerait de bons conseils dans toute cette affaire ; puis, comme M. de TrÙville voyait presque journellement la reine, il pourrait peut- Útre tirer de Sa MajestÙ quelque renseignement sur la pauvre femme Ð qui l'on faisait sans doute payer son dÙvouement Ð sa maÞtresse. M. de TrÙville Ùcouta le rÙcit du jeune homme avec une gravitÙ qui prouvait qu'il voyait autre chose, dans toute cette aventure, qu'une intrigue d'amour ; puis, quand d'Artagnan eut achevÙ : " Hum ! dit-il, tout ceci sent Son Eminence d'une lieue. -- Mais, que faire ? dit d'Artagnan. -- Rien, absolument rien, Ð cette heure, que quitter Paris, comme je vous l'ai dit, le plus tät possible. Je verrai la reine, je lui raconterai les dÙtails de la disparition de cette pauvre femme, qu'elle ignore sans doute ; ces dÙtails la guideront de son cätÙ, et, Ð votre retour, peut-Útre aurai-je quelque bonne nouvelle Ð vous dire. Reposez vous-en sur moi. " D'Artagnan savait que, quoique Gascon, M. de TrÙville n'avait pas l'habitude de promettre, et que lorsque par hasard il promettait, il tenait plus qu'il n'avait promis. Il le salua donc, plein de reconnaissance pour le passÙ et pour l'avenir, et le digne capitaine, qui de son cätÙ Ùprouvait un vif intÙrÚt pour ce jeune homme si brave et si rÙsolu, lui serra affectueusement la main en lui souhaitant un bon voyage. DÙcidÙ Ð mettre les conseils de M. de TrÙville en pratique Ð l'instant mÚme, d'Artagnan s'achemina vers la rue des Fossoyeurs, afin de veiller Ð la confection de son portemanteau. En s'approchant de sa maison, il reconnut M. Bonacieux en costume du matin, debout sur le seuil de sa porte. Tout ce que lui avait dit, la veille, le prudent Planchet sur le caractØre sinistre de son häte revint alors Ð l'esprit de d'Artagnan, qui le regarda plus attentivement qu'il n'avait fait encore. En effet, outre cette pÒleur jaunÒtre et maladive qui indique l'infiltration de la bile dans le sang et qui pouvait d'ailleurs n'Útre qu'accidentelle, d'Artagnan remarqua quelque chose de sournoisement perfide dans l'habitude des rides de sa face. Un fripon ne rit pas de la mÚme fa×on qu'un honnÚte homme, un hypocrite ne pleure pas les mÚmes larmes qu'un homme de bonne foi. Toute faussetÙ est un masque, et si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un peu d'attention, Ð le distinguer du visage. Il sembla donc Ð d'Artagnan que M. Bonacieux portait un masque, et mÚme que ce masque Ùtait des plus dÙsagrÙables Ð voir. En consÙquence il allait, vaincu par sa rÙpugnance pour cet homme, passer devant lui sans lui parler, quand, ainsi que la veille, M. Bonacieux l'interpella. " Eh bien, jeune homme, lui dit-il, il paraÞt que nous faisons de grasses nuits ? Sept heures du matin, peste ! Il me semble que vous retournez tant soit peu les habitudes re×ues, et que vous rentrez Ð l'heure oé les autres sortent. -- On ne vous fera pas le mÚme reproche, maÞtre Bonacieux, dit le jeune homme, et vous Útes le modØle des gens rangÙs. Il est vrai que lorsque l'on possØde une jeune et jolie femme, on n'a pas besoin de courir aprØs le bonheur : c'est le bonheur qui vient vous trouver ; n'est- ce pas, Monsieur Bonacieux ? " Bonacieux devint pÒle comme la mort et grima×a un sourire. " Ah ! ah ! dit Bonacieux, vous Útes un plaisant compagnon. Mais oé diable avez-vous ÙtÙ courir cette nuit, mon jeune maÞtre ? Il paraÞt qu'il ne faisait pas bon dans les chemins de traverse. " D'Artagnan baissa les yeux vers ses bottes toutes couvertes de boue ; mais dans ce mouvement ses regards se portØrent en mÚme temps sur les souliers et les bas du mercier ; on eët dit qu'on les avait trempÙs dans le mÚme bourbier ; les uns et les autres Ùtaient maculÙs de taches absolument pareilles. Alors une idÙe subite traversa l'esprit de d'Artagnan. Ce petit homme gros, court, grisonnant, cette espØce de laquais vÚtu d'un habit sombre, traitÙ sans considÙration par les gens d'ÙpÙe qui composaient l'escorte, c'Ùtait Bonacieux lui-mÚme. Le mari avait prÙsidÙ Ð l'enlØvement de sa femme. Il prit Ð d'Artagnan une terrible envie de sauter Ð la gorge du mercier et de l'Ùtrangler ; mais, nous l'avons dit, c'Ùtait un gar×on fort prudent, et il se contint. Cependant la rÙvolution qui s'Ùtait faite sur son visage Ùtait si visible, que Bonacieux en fut effrayÙ et essaya de reculer d'un pas ; mais justement il se trouvait devant le battant de la porte, qui Ùtait fermÙe, et l'obstacle qu'il rencontra le for×a de se tenir Ð la mÚme place. " Ah ×Ð ! mais vous qui plaisantez, mon brave homme, dit d'Artagnan, il me semble que si mes bottes ont besoin d'un coup d'Ùponge, vos bas et vos souliers rÙclament aussi un coup de brosse. Est-ce que de votre cätÙ vous auriez couru la prÙtantaine, maÞtre Bonacieux ? Ah ! diable, ceci ne serait point pardonnable Ð un homme de votre Òge et qui, de plus, Ð une jeune et jolie femme comme la vätre. -- Oh ! mon Dieu, non, dit Bonacieux ; mais hier j'ai ÙtÙ Ð Saint-MandÙ pour prendre des renseignements sur une servante dont je ne puis absolument me passer, et comme les chemins Ùtaient mauvais, j'en ai rapportÙ toute cette fange, que je n'ai pas encore eu le temps de faire disparaÞtre. " Le lieu que dÙsignait Bonacieux comme celui qui avait ÙtÙ le but de sa course fut une nouvelle preuve Ð l'appui des soup×ons qu'avait con×us d'Artagnan. Bonacieux avait dit Saint-MandÙ, parce que Saint-MandÙ est le point absolument opposÙ Ð Saint-Cloud. Cette probabilitÙ lui fut une premiØre consolation. Si Bonacieux savait oé Ùtait sa femme, on pourrait toujours, en employant des moyens extrÚmes, forcer le mercier Ð desserrer les dents et Ð laisser Ùchapper son secret. Il s'agissait seulement de changer cette probabilitÙ en certitude. " Pardon, mon cher Monsieur Bonacieux, si j'en use avec vous sans fa×on, dit d'Artagnan ; mais rien n'altØre comme de ne pas dormir, j'ai donc une soif d'enragÙ ; permettez-moi de prendre un verre d'eau chez vous ; vous le savez, cela ne se refuse pas entre voisins. " Et sans attendre la permission de son häte, d'Artagnan entra vivement dans la maison, et jeta un coup d'oeil rapide sur le lit. Le lit n'Ùtait pas dÙfait. Bonacieux ne s'Ùtait pas couchÙ. Il rentrait donc seulement il y avait une heure ou deux ; il avait accompagnÙ sa femme jusqu'Ð l'endroit oé on l'avait conduite, ou tout au moins jusqu'au premier relais. " Merci, maÞtre Bonacieux, dit d'Artagnan en vidant son verre, voilÐ tout ce que je voulais de vous. Maintenant je rentre chez moi, je vais faire brosser mes bottes par Planchet, et quand il aura fini, je vous l'enverrai si vous voulez pour brosser vos souliers. " Et il quitta le mercier tout Ùbahi de ce singulier adieu et se demandant s'il ne s'Ùtait pas enferrÙ lui-mÚme. Sur le haut de l'escalier il trouva Planchet tout effarÙ. " Ah ! Monsieur, s'Ùcria Planchet dØs qu'il eut aper×u son maÞtre, en voilÐ bien d'une autre, et il me tardait bien que vous rentrassiez. -- Qu'y a-t-il donc ? demanda d'Artagnan. -- Oh ! je vous le donne en cent, Monsieur, je vous le donne en mille de deviner la visite que j'ai re×ue pour vous en votre absence. -- Quand cela ? -- Il y a une demi-heure, tandis que vous Ùtiez chez M. de TrÙville. -- Et qui donc est venu ? Voyons, parle. -- M. de Cavois. -- M. de Cavois ? -- En personne. -- Le capitaine des gardes de Son Eminence ? -- Lui-mÚme. -- Il venait m'arrÚter ? -- Je m'en suis doutÙ, Monsieur, et cela malgrÙ son air patelin. -- Il avait l'air patelin, dis-tu ? -- C'est-Ð-dire qu'il Ùtait tout miel, Monsieur. -- Vraiment ? -- Il venait, disait-il de la part de Son Eminence, qui vous voulait beaucoup de bien, vous prier de le suivre au Palais-Royal. -- Et tu lui as rÙpondu ? -- Que la chose Ùtait impossible, attendu que vous Ùtiez hors de la maison, comme il le pouvait voir. -- Alors qu'a-t-il dit ? -- Que vous ne manquiez pas de passer chez lui dans la journÙe ; puis il a ajoutÙ tout bas : " Dis Ð ton maÞtre que Son Eminence est parfaitement disposÙe pour lui, et que sa fortune dÙpend peut-Útre de cette entrevue. " -- Le piØge est assez maladroit pour le cardinal, reprit en souriant le jeune homme. -- Aussi, je l'ai vu, le piØge, et j'ai rÙpondu que vous seriez dÙsespÙrÙ Ð votre retour. " -- Oé est-il allÙ ? a demandÙ M. de Cavois. " -- A Troyes en Champagne, ai-je rÙpondu. " -- Et quand est-il parti ? " -- Hier soir. " -- Planchet, mon ami, interrompit d'Artagnan, tu es vÙritablement un homme prÙcieux. -- Vous comprenez, Monsieur, j'ai pensÙ qu'il serait toujours temps, si vous dÙsirez voir M. de Cavois, de me dÙmentir en disant que vous n'Ùtiez point parti ; ce serait moi, dans ce cas, qui aurais fait le mensonge, et comme je ne suis pas gentilhomme, moi, je puis mentir. -- Rassure-toi, Planchet, tu conserveras ta rÙputation d'homme vÙridique : dans un quart d'heure nous partons. -- C'est le conseil que j'allais donner Ð Monsieur ; et oé allons-nous, sans Útre trop curieux ? -- Pardieu ! du cätÙ opposÙ Ð celui vers lequel tu as dit que j'Ùtais allÙ. D'ailleurs, n'as-tu pas autant de hÒte d'avoir des nouvelles de Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que j'en ai, moi, de savoir ce que sont devenus Athos, Porthos et Aramis ? -- Si fait, Monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous voudrez ; l'air de la province vaut mieux pour nous, Ð ce que je crois, en ce moment, que l'air de Paris. Ainsi donc... -- Ainsi donc, fais notre paquet, Planchet, et partons ; moi, je m'en vais devant, les mains dans mes poches, pour qu'on ne se doute de rien. Tu me rejoindras Ð l'hätel des Gardes. A propos, Planchet, je crois que tu as raison Ð l'endroit de notre häte, et que c'est dÙcidÙment une affreuse canaille. -- Ah ! croyez-moi, Monsieur, quand je vous dis quelque chose ; je suis physionomiste, moi, allez ! " D'Artagnan descendit le premier, comme la chose avait ÙtÙ convenue ; puis, pour n'avoir rien Ð se reprocher, il se dirigea une derniØre fois vers la demeure de ses trois amis : on n'avait re×u aucune nouvelle d'eux, seulement une lettre toute parfumÙe et d'une Ùcriture ÙlÙgante et menue Ùtait arrivÙe pour Aramis. D'Artagnan s'en chargea. Dix minutes aprØs, Planchet le rejoignait dans les Ùcuries de l'hätel des Gardes. D'Artagnan, pour qu'il n'y eët pas de temps perdu, avait dÙjÐ sellÙ son cheval lui-mÚme. " C'est bien, dit-il Ð Planchet, lorsque celui-ci eut joint le portemanteau Ð l'Ùquipement ; maintenant selle les trois autres, et partons. -- Croyez-vous que nous irons plus vite avec chacun deux chevaux ? demanda Planchet avec son air narquois. -- Non, Monsieur le mauvais plaisant, rÙpondit d'Artagnan, mais avec nos quatre chevaux nous pourrons ramener nos trois amis, si toutefois nous les retrouvons vivants. -- Ce qui serait une grande chance, rÙpondit Planchet, mais enfin il ne faut pas dÙsespÙrer de la misÙricorde de Dieu. -- Amen " , dit d'Artagnan en enfourchant son cheval. Et tous deux sortirent de l'hätel des Gardes, s'ÙloignØrent chacun par un bout de la rue, l'un devant quitter Paris par la barriØre de la Villette et l'autre par la barriØre de Montmartre, pour se rejoindre au-delÐ de Saint-Denis, manoeuvre stratÙgique qui, ayant ÙtÙ exÙcutÙe avec une Ùgale ponctualitÙ, fut couronnÙe des plus heureux rÙsultats. D'Artagnan et Planchet entrØrent ensemble Ð Pierrefitte. Planchet Ùtait plus courageux, il faut le dire, le jour que la nuit. Cependant sa prudence naturelle ne l'abandonnait pas un seul instant ; il n'avait oubliÙ aucun des incidents du premier voyage, et il tenait pour ennemis tous ceux qu'il rencontrait sur la route. Il en rÙsultait qu'il avait sans cesse le chapeau Ð la main, ce qui lui valait de sÙvØres mercuriales de la part de d'Artagnan, qui craignait que, grÒce Ð cet excØs de politesse, on ne le prÞt pour le valet d'un homme de peu. Cependant, soit qu'effectivement les passants fussent touchÙs de l'urbanitÙ de Planchet, soit que cette fois personne ne fët apostÙ sur la route du jeune homme, nos deux voyageurs arrivØrent Ð Chantilly sans accident aucun et descendirent Ð l'hätel du Grand Saint Martin , le mÚme dans lequel ils s'Ùtaient arrÚtÙs lors de leur premier voyage. L'häte, en voyant un jeune homme suivi d'un laquais et de deux chevaux de main, s'avan×a respectueusement sur le seuil de la porte. Or, comme il avait dÙjÐ fait onze lieues, d'Artagnan jugea Ð propos de s'arrÚter, que Porthos fët ou ne fët pas dans l'hätel. Puis peut-Útre n'Ùtait-il pas prudent de s'informer du premier coup de ce qu'Ùtait devenu le mousquetaire. Il rÙsulta de ces rÙflexions que d'Artagnan, sans demander aucune nouvelle de qui que ce fët, descendit, recommanda les chevaux Ð son laquais, entra dans une petite chambre destinÙe Ð recevoir ceux qui dÙsiraient Útre seuls, et demanda Ð son häte une bouteille de son meilleur vin et un dÙjeuner aussi bon que possible, demande qui corrobora encore la bonne opinion que l'aubergiste avait prise de son voyageur Ð la premiØre vue. Aussi d'Artagnan fut-il servi avec une cÙlÙritÙ miraculeuse. Le rÙgiment des gardes se recrutait parmi les premiers gentilshommes du royaume, et d'Artagnan, suivi d'un laquais et voyageant avec quatre chevaux magnifiques, ne pouvait, malgrÙ la simplicitÙ de son uniforme, manquer de faire sensation. L'häte voulut le servir lui-mÚme ; ce que voyant, d'Artagnan fit apporter deux verres et entama la conversation suivante : " Ma foi, mon cher häte, dit d'Artagnan en remplissant les deux verres, je vous ai demandÙ de votre meilleur vin, et si vous m'avez trompÙ, vous allez Útre puni par oé vous avez pÙchÙ, attendu que, comme je dÙteste boire seul, vous allez boire avec moi. Prenez donc ce verre, et buvons. A quoi boirons-nous, voyons, pour ne blesser aucune susceptibilitÙ ? Buvons Ð la prospÙritÙ de votre Ùtablissement ! -- Votre Seigneurie me fait honneur, dit l'häte, et je la remercie bien sincØrement de son bon souhait. -- Mais ne vous y trompez pas, dit d'Artagnan, il y a plus d'Ùgoßsme peut-Útre que vous ne le pensez dans mon toast : il n'y a que les Ùtablissements qui prospØrent dans lesquels on soit bien re×u ; dans les hätels qui pÙriclitent, tout va Ð la dÙbandade, et le voyageur est victime des embarras de son häte ; or, moi qui voyage beaucoup et surtout sur cette route, je voudrais voir tous les aubergistes faire fortune. -- En effet, dit l'häte, il me semble que ce n'est pas la premiØre fois que j'ai l'honneur de voir Monsieur. -- Bah ? je suis passÙ dix fois peut-Útre Ð Chantilly, et sur les dix fois je me suis arrÚtÙ au moins trois ou quatre fois chez vous. Tenez, j'y Ùtais encore il y a dix ou douze jours Ð peu prØs ; je faisais la conduite Ð des amis, Ð des mousquetaires, Ð telle enseigne que l'un d'eux s'est pris de dispute avec un Ùtranger, un inconnu, un homme qui lui a cherchÙ je ne sais quelle querelle. -- Ah ! oui vraiment ! dit l'häte, et je me le rappelle parfaitement. N'est- ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veut me parler ? -- C'est justement le nom de mon compagnon de voyage. -- Mon Dieu ! mon cher häte, dites-moi, lui serait-il arrivÙ malheur ? -- Mais Votre Seigneurie a dë remarquer qu'il n'a pas pu continuer sa route. -- En effet, il nous avait promis de nous rejoindre, et nous ne l'avons pas revu. --Il nous a fait l'honneur de rester ici. --Comment ! il vous a fait l'honneur de rester ici ? --Oui, Monsieur, dans cet hätel ; nous sommes mÚme bien inquiets. --Et de quoi ? --De certaines dÙpenses qu'il a faites. -- Eh bien, mais les dÙpenses qu'il a faites, il les paiera. -- Ah ! Monsieur, vous me mettez vÙritablement du baume dans le sang ! Nous avons fait de fort grandes avances, et ce matin encore le chirurgien nous dÙclarait que si M. Porthos ne le payait pas, c'Ùtait Ð moi qu'il s'en prendrait, attendu que c'Ùtait moi qui l'avais envoyÙ chercher. -- Mais Porthos est donc blessÙ ? -- Je ne saurais vous le dire, Monsieur. -- Comment, vous ne sauriez me le dire ? vous devriez cependant Útre mieux informÙ que personne. -- Oui, mais dans notre Ùtat nous ne disons pas tout ce que nous savons, Monsieur, surtout quand on nous a prÙvenus que nos oreilles rÙpondraient pour notre langue. -- Eh bien, puis-je voir Porthos ? -- Certainement, Monsieur. Prenez l'escalier, montez au premier et frappez au numÙro 1. Seulement, prÙvenez que c'est vous. -- Comment ! que je prÙvienne que c'est moi ? -- Oui, car il pourrait vous arriver malheur. -- Et quel malheur voulez-vous qu'il m'arrive ? -- M. Porthos peut vous prendre pour quelqu'un de la maison et, dans un mouvement de colØre, vous passer son ÙpÙe Ð travers le corps ou vous brëler la cervelle. -- Que lui avez-vous donc fait ? -- Nous lui avons demandÙ de l'argent. -- Ah ! diable, je comprends cela ; c'est une demande que Porthos re×oit trØs mal quand il n'est pas en fonds ; mais je sais qu'il devait y Útre. -- C'est ce que nous avions pensÙ aussi, Monsieur ; comme la maison est fort rÙguliØre et que nous faisons nos comptes toutes les semaines, au bout de huit jours nous lui avons prÙsentÙ notre note ; mais il paraÞt que nous sommes tombÙs dans un mauvais moment, car, au premier mot que nous avons prononcÙ sur la chose, il nous a envoyÙs Ð tous les diables ; il est vrai qu'il avait jouÙ la veille. -- Comment, il avait jouÙ la veille ! et avec qui ? -- Oh ! mon Dieu, qui sait cela ? avec un seigneur qui passait et auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet. -- C'est cela, le malheureux aura tout perdu. -- Jusqu'Ð son cheval, Monsieur, car lorsque l'Ùtranger a ÙtÙ pour partir, nous nous sommes aper×us que son laquais sellait le cheval de M. Porthos. Alors nous lui en avons fait l'observation, mais il nous a rÙpondu que nous nous mÚlions de ce qui ne nous regardait pas et que ce cheval Ùtait Ð lui. Nous avons aussität fait prÙvenir M. Porthos de ce qui se passait, mais il nous a fait dire que nous Ùtions des faquins de douter de la parole d'un gentilhomme, et que, puisque celui-lÐ avait dit que le cheval Ùtait Ð lui, il fallait bien que cela fët. -- Je le reconnais bien lÐ, murmura d'Artagnan. -- Alors, continua l'häte, je lui fis rÙpondre que du moment oé nous paraissions destinÙs Ð ne pas nous entendre Ð l'endroit du paiement, j'espÙrais qu'il aurait au moins la bontÙ d'accorder la faveur de sa pratique Ð mon confrØre le maÞtre de l'Aigle d'Or ; mais M. Porthos me rÙpondit que mon hätel Ùtant le meilleur, il dÙsirait y rester. " Cette rÙponse Ùtait trop flatteuse pour que j'insistasse sur son dÙpart. Je me bornai donc Ð le prier de me rendre sa chambre, qui est la plus belle de l'hätel, et de se contenter d'un joli petit cabinet au troisiØme. Mais Ð ceci M. Porthos rÙpondit que, comme il attendait d'un moment Ð l'autre sa maÞtresse, qui Ùtait une des plus grandes dames de la cour, je devais comprendre que la chambre qu'il me faisait l'honneur d'habiter chez moi Ùtait encore bien mÙdiocre pour une pareille personne. " Cependant, tout en reconnaissant la vÙritÙ de ce qu'il disait, je crus devoir insister ; mais, sans mÚme se donner la peine d'entrer en discussion avec moi, il prit son pistolet, le mit sur sa table de nuit et dÙclara qu'au premier mot qu'on lui dirait d'un dÙmÙnagement quelconque Ð l'extÙrieur ou Ð l'intÙrieur, il brëlerait la cervelle Ð celui qui serait assez imprudent pour se mÚler d'une chose qui ne regardait que lui. Aussi, depuis ce temps-lÐ, Monsieur, personne n'entre plus dans sa chambre, si ce n'est son domestique. -- Mousqueton est donc ici ? -- Oui, Monsieur ; cinq jours aprØs son dÙpart, il est revenu de fort mauvaise humeur de son cätÙ ; il paraÞt que lui aussi a eu du dÙsagrÙment dans son voyage. Malheureusement, il est plus ingambe que son maÞtre, ce qui fait que pour son maÞtre il met tout sens dessus dessous, attendu que, comme il pense qu'on pourrait lui refuser ce qu'il demande, il prend tout ce dont il a besoin sans demander. -- Le fait est, rÙpondit d'Artagnan, que j'ai toujours remarquÙ dans Mousqueton un dÙvouement et une intelligence trØs supÙrieurs. -- Cela est possible, Monsieur ; mais supposez qu'il m'arrive seulement quatre fois par an de me trouver en contact avec une intelligence et un dÙvouement semblables, et je suis un homme ruinÙ. -- Non, car Porthos vous paiera. -- Hum ! fit l'hätelier d'un ton de doute. -- C'est le favori d'une trØs grande dame qui ne le laissera pas dans l'embarras pour une misØre comme celle qu'il vous doit. -- Si j'ose dire ce que je crois lÐ-dessus... -- Ce que vous croyez ? -- Je dirai plus : ce que je sais. -- Ce que vous savez ? -- Et mÚme ce dont je suis sër. -- Et de quoi Útes-vous sër, voyons ? -- Je dirai que je connais cette grande dame. -- Vous ? -- Oui, moi. -- Et comment la connaissez-vous ? -- Oh ! Monsieur, si je croyais pouvoir me fier Ð votre discrÙtion... -- Parlez, et foi de gentilhomme, vous n'aurez pas Ð vous repentir de votre confiance. -- Eh bien, Monsieur, vous concevez, l'inquiÙtude fait faire bien des choses. -- Qu'avez-vous fait ? -- Oh ! d'ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d'un crÙancier. -- Enfin ? -- M. Porthos nous a remis un billet pour cette duchesse, en nous recommandant de le jeter Ð la poste. Son domestique n'Ùtait pas encore arrivÙ. Comme il ne pouvait pas quitter sa chambre, il fallait bien qu'il nous chargeÒt de ses commissions. -- Ensuite ? -- Au lieu de mettre la lettre Ð la poste, ce qui n'est jamais bien sër, j'ai profitÙ de l'occasion de l'un de mes gar×ons qui allait Ð Paris, et je lui ai ordonnÙ de la remettre Ð cette duchesse elle-mÚme. C'Ùtait remplir les intentions de M. Porthos, qui nous avait si fort recommandÙ cette lettre, n'est-ce pas ? -- A peu prØs. -- Eh bien, Monsieur, savez-vous ce que c'est que cette grande dame ? -- Non ; j'en ai entendu parler Ð Porthos, voilÐ tout. -- Savez-vous ce que c'est que cette prÙtendue duchesse ? -- Je vous le rÙpØte, je ne la connais pas. -- C'est une vieille procureuse au ChÒtelet, Monsieur, nommÙe Mme Coquenard, laquelle a au moins cinquante ans, et se donne encore des airs d'Útre jalouse. Cela me paraissait aussi fort singulier, une princesse qui demeure rue aux Ours. -- Comment savez-vous cela ? -- Parce qu'elle s'est mise dans une grande colØre en recevant la lettre, disant que M. Porthos Ùtait un volage, et que c'Ùtait encore pour quelque femme qu'il avait re×u ce coup d'ÙpÙe. -- Mais il a donc re×u un coup d'ÙpÙe ? -- Ah ! mon Dieu ! qu'ai-je dit lÐ ? -- Vous avez dit que Porthos avait re×u un coup d'ÙpÙe. -- Oui ; mais il m'avait si fort dÙfendu de le dire ! -- Pourquoi cela ? -- Dame ! Monsieur, parce qu'il s'Ùtait vantÙ de perforer cet Ùtranger avec lequel vous l'avez laissÙe en dispute, et que c'est cet Ùtranger, au contraire, qui, malgrÙ toutes ses rodomontades, l'a couchÙ sur le carreau. Or, comme M. Porthos est un homme fort glorieux, exceptÙ envers la duchesse, qu'il avait cru intÙresser en lui faisant le rÙcit de son aventure, il ne veut avouer Ð personne que c'est un coup d'ÙpÙe qu'il a re×u. -- Ainsi c'est donc un coup d'ÙpÙe qui le retient dans son lit ? -- Et un maÞtre coup d'ÙpÙe, je vous l'assure. Il faut que votre ami ait l'Òme chevillÙe dans le corps. -- Vous Ùtiez donc lÐ ? -- Monsieur, je les avais suivis par curiositÙ, de sorte que j'ai vu le combat sans que les combattants me vissent. -- Et comment cela s'est-il passÙ ? -- Oh ! la chose n'a pas ÙtÙ longue, je vous en rÙponds. Ils se sont mis en garde ; l'Ùtranger a fait une feinte et s'est fendu ; tout cela si rapidement, que lorsque M. Porthos est arrivÙ Ð la parade, il avait dÙjÐ trois pouces de fer dans la poitrine. Il est tombÙ en arriØre. L'Ùtranger lui a mis aussität la pointe de son ÙpÙe Ð la gorge ; et M. Porthos, se voyant Ð la merci de son adversaire, s'est avouÙ vaincu. Sur quoi, l'Ùtranger lui a demandÙ son nom, et apprenant qu'il s'appelait M. Porthos, et non M. d'Artagnan, lui a offert son bras, l'a ramenÙ Ð l'hätel, est montÙ Ð cheval et a disparu. -- Ainsi c'est Ð M. d'Artagnan qu'en voulait cet Ùtranger ? -- Il paraÞt que oui. -- Et savez-vous ce qu'il est devenu ? -- Non ; je ne l'avais jamais vu jusqu'Ð ce moment et nous ne l'avons pas revu depuis. -- TrØs bien ; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant, vous dites que la chambre de Porthos est au premier, numÙro I ? -- Oui, Monsieur, la plus belle de l'auberge ; une chambre que j'aurais dÙjÐ eu dix fois l'occasion de louer. -- Bah ! tranquillisez vous, dit d'Artagnan en riant ; Porthos vous paiera avec l'argent de la duchesse Coquenard. -- Oh ! Monsieur, procureuse ou duchesse, si elle lÒchait les cordons de sa bourse, ce ne serait rien ; mais elle a positivement rÙpondu qu'elle Ùtait lasse des exi