Alexandre Dumas. Les trois mousquetaires --------------------------------------------------------------- éÚÄ: A.Dumas. Les Troi Mousquetaires, T.1. í., ðÒÏÇÒÅÓÓ, 1974 OCR: ðÒÏÅËÔ "ïÂÝÉÊ ôÅËÓÔ" TextShare.da.ru ¡ http://textshare.da.ru --------------------------------------------------------------- TABLE DES MATERIéRES I. LES TROIS PRESENTS DE M. D'ARTAGNAN PERE. II. L'ANTICHAMBRE DE M. DE TREVILLE. III. L'AUDIENCE. IV. L'EPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS. V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL. VI. SA MAJESTE LE ROI LOUIS TREIZIEME. VII. L'INTERIEUR DES MOUSQUETAIRES. VIII. UNE INTRIGUE DE COUREUR. IX. D'ARTAGNAN SE DESSINE. X. UNE SOURICIERE AU XVIIe SIECLE. XI. L'INTRIGUE SE NOUE XII. GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM. XIII. MONSIEUR BONACIEUX. XIV. L'HOMME DE MEUNG. XV. GENS DE ROBE ET GENS D'EPEE. XVI. OU M. LE GARDE DES SCEAUX SEGUIER CHERCHA PLUS D'UNE FOIS LA CLOCHE POUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS. XVII. LE MENAGE BONACIEUX. XVIII. L'AMANT ET LE MARI. XIX. PLAN DE CAMPAGNE. XX. VOYAGE. XXI. LA COMTESSE DE WINTER. XXII. LE BALLET DE LA MERLAISON. XXIII. LE RENDEZ-VOUS. XXIV. LE PAVILLON. XXV. PORTHOS. XXVI. LA THESE D'ARAMIS. XXVII. LA FEMME D ATHOS. XXVIII. RETOUR. XXIX. LA CHASSE A L'EQUIPEMENT. XXX. MILADY. PRêFACE Il y a un an Á peu prÉs, qu'en faisant Á la BibliothÉque royale des recherches pour mon histoire de Louis XIV, je tombai par hasard sur les MÊmoires de M. d'Artagnan , imprimÊs, -- comme la plus grande partie des ouvrages de cette Êpoque, oÝ les auteurs tenaient Á dire la vÊritÊ sans aller faire un tour plus ou moins long Á la Bastille, -- Á Amsterdam, chez Pierre Rouge. Le titre me sÊduisit : je les emportai chez moi, avec la permission de M. le conservateur, bien entendu, je les dÊvorai. Mon intention n'est pas de faire ici une analyse de ce curieux ouvrage, et je me contenterai d'y renvoyer ceux de mes lecteurs qui apprÊcient les tableaux d'Êpoques. Ils y trouveront des portraits crayonnÊs de main de maÏtre ; et, quoique les esquisses soient, pour la plupart du temps, tracÊes sur des portes de caserne et sur des murs de cabaret, ils n'y reconnaÏtront pas moins, aussi ressemblantes que dans l'histoire de M. Anquetil, les images de Louis XIII, d'Anne d'Autriche, de Richelieu, de Mazarin et de la plupart des courtisans de l'Êpoque. Mais, comme on le sait, ce qui frappe l'esprit capricieux du poÉte n'est pas toujours ce qui impressionne la masse des lecteurs. Or, tout en admirant, comme les autres admireront sans doute, les dÊtails que nous avons signalÊs, la chose qui nous prÊoccupa le plus est une chose Á laquelle bien certainement personne avant nous n'avait fait la moindre attention. D'Artagnan raconte qu'Á sa premiÉre visite Á M. de TrÊville, le capitaine des mousquetaires du roi, il rencontra dans son antichambre trois jeunes gens servant dans l'illustre corps oÝ il sollicitait l'honneur d'Ëtre reÚu, et ayant nom Athos, Porthos et Aramis. Nous l'avouons, ces trois noms Êtrangers nous frappÉrent, et il nous vint aussitÆt Á l'esprit qu'ils n'Êtaient que des pseudonymes Á l'aide desquels d'Artagnan avait dÊguisÊ des noms peut-Ëtre illustres, si toutefois les porteurs de ces noms d'emprunt ne les avaient pas choisis eux-mËmes le jour oÝ, par caprice, par mÊcontentement ou par dÊfaut de fortune, ils avaient endossÊ la simple casaque de mousquetaire. DÉs lors nous n'eÙmes plus de repos que nous n'eussions retrouvÊ, dans les ouvrages contemporains, une trace quelconque de ces noms extraordinaires qui avaient fort ÊveillÊ notre curiositÊ. Le seul catalogue des livres que nous lÙmes pour arriver Á ce but remplirait un feuilleton tout entier, ce qui serait peut-Ëtre fort instructif, mais Á coups sÙr peu amusant pour nos lecteurs. Nous nous contenterons donc de leur dire qu'au moment oÝ, dÊcouragÊ de tant d'investigations infructueuses, nous allions abandonner notre recherche, nous trouv×mes enfin, guidÊ par les conseils de notre illustre et savant ami Paulin Paris, un manuscrit in-folio, cotÊ le no 4772 ou 4773, nous ne nous le rappelons plus bien, ayant pour titre : " MÊmoires de M. le comte de La FÉre, concernant quelques-uns des ÊvÊnements qui se passÉrent en France vers la fin du rÉgne du roi Louis XIII et le commencement du rÉgne du roi Louis XIV. " On devine si notre joie fut grande, lorsqu'en feuilletant ce manuscrit, notre dernier espoir, nous trouv×mes Á la vingtiÉme page le nom d'Athos, Á la vingt septiÉme le nom de Porthos, et Á la trente et uniÉme le nom d'Aramis. La dÊcouverte d'un manuscrit complÉtement inconnu, dans une Êpoque oÝ la science historique est poussÊe Á un si haut degrÊ, nous parut presque miraculeuse. Aussi nous h×t×mes-nous de solliciter la permission de le faite imprimer, dans le but de nous prÊsenter un jour avec le bagage des autres Á l'AcadÊmie des inscriptions et belles-lettres, si nous n'arrivions, chose fort probable, Á entrÊe Á l'AcadÊmie franÚaise avec notre propre bagage. Cette permission, nous devons le dire, nous fut gracieusement accordÊe ; ce que nous consignons ici pour donner un dÊmenti public aux malveillants qui prÊtendent que nous vivons sous un gouvernement assez mÊdiocrement disposÊ Á l'endroit des gens de lettres. Or, c'est la premiÉre partie de ce prÊcieux manuscrit que nous offrons aujourd'hui Á nos lecteurs, en lui restituant le titre qui lui convient, prenant l'engagement, si, comme nous n'en doutons pas, cette premiÉre partie obtient le succÉs qu'elle mÊrite, de publier incessamment la seconde. En attendant, comme la parrain est un second pÉre, nous invitons le lecteur Á s'en prendre Á nous, et non au comte de La FÉre, de son plaisir ou de son ennui. Cela posÊ, passons Á notre histoire. CHAPITRE I. LES TROIS PRESENTS DE M. D'ARTAGNAN PERE Le premier lundi du mois d'avril 1625, le bourg de Meung, oÝ naquit l'auteur du Roman de la Rose , semblait Ëtre dans une rÊvolution aussi entiÉre que si les huguenots en fussent venus faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant s'enfuir les femmes du cÆtÊ de la Grande-Rue, entendant les enfants crier sur le seuil des portes, se h×taient d'endosser la cuirasse et, appuyant leur contenance quelque peu incertaine d'un mousquet ou d'une pertuisane, se dirigeaient vers l'hÆtellerie du Franc Meunier , devant laquelle s'empressait, en grossissant de minute en minute, un groupe compact, bruyant et plein de curiositÊ. En ce temps-lÁ les paniques Êtaient frÊquentes, et peu de jours se passaient sans qu'une ville ou l'autre enregistr×t sur ses archives quelque ÊvÊnement de ce genre. Il y avait les seigneurs qui guerroyaient entre eux ; il y avait le roi qui faisait la guerre au cardinal ; il y avait l'Espagnol qui faisait la guerre au roi. Puis, outre ces guerres sourdes ou publiques, secrÉtes ou patentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les huguenots, les loups et les laquais, qui faisaient la guerre Á tout le monde. Les bourgeois s'armaient toujours contre les voleurs, contre les loups, contre les laquais, -- souvent contre les seigneurs et les huguenots, -- quelquefois contre le roi, -- mais jamais contre le cardinal et l'Espagnol. Il rÊsulta donc de cette habitude prise, que, ce susdit premier lundi du mois d'avril 1625, les bourgeois, entendant du bruit, et ne voyant ni le guidon jaune et rouge, ni la livrÊe du duc de Richelieu, se prÊcipitÉrent du cÆtÊ de l'hÆtel du Franc Meunier . ArrivÊ lÁ, chacun put voir et reconnaÏtre la cause de cette rumeur. Un jeune homme... -- traÚons son portrait d'un seul trait de plume : figurez-vous don Quichotte Á dix-huit ans, don Quichotte dÊcorcelÊ, sans haubert et sans cuissards, don Quichotte revËtu d'un pourpoint de laine dont la couleur bleue s'Êtait transformÊe en une nuance insaisissable de lie-de-vin et d'azur cÊleste. Visage long et brun ; la pommette des joues saillante, signe d'astuce ; les muscles maxillaires ÊnormÊment dÊveloppÊs, indice infaillible auquel on reconnaÏt le Gascon, mËme sans bÊret, et notre jeune homme portait un bÊret ornÊ d'une espÉce de plume, l'oeil ouvert et intelligent ; le nez crochu, mais finement dessinÊ ; trop grand pour un adolescent, trop petit pour un homme fait, et qu'un oeil peu exercÊ eÙt pris pour un fils de fermier en voyage, sans sa longue ÊpÊe qui, pendue Á un baudrier de peau, battait les mollets de son propriÊtaire quand il Êtait Á pied, et le poil hÊrissÊ de sa monture quand il Êtait Á cheval. Car notre jeune homme avait une monture, et cette monture Êtait mËme si remarquable, qu'elle fut remarquÊe : c'Êtait un bidet du BÊarn, ×gÊ de douze ou quatorze ans, jaune de robe, sans crins Á la queue, mais non pas sans javarts aux jambes, et qui, tout en marchant la tËte plus bas que les genoux, ce qui rendait inutile l'application de la martingale, faisait encore Êgalement ses huit lieues par jour. Malheureusement les qualitÊs de ce cheval Êtaient si bien cachÊes sous son poil Êtrange et son allure incongrue, que dans un temps oÝ tout le monde se connaissait en chevaux, l'apparition du susdit bidet Á Meung, oÝ il Êtait entrÊ il y avait un quart d'heure Á peu prÉs par la porte de Beaugency, produisit une sensation dont la dÊfaveur rejaillit jusqu'Á son cavalier. Et cette sensation avait ÊtÊ d'autant plus pÊnible au jeune d'Artagnan (ainsi s'appelait le don Quichotte de cette autre Rossinante), qu'il ne se cachait pas le cÆtÊ ridicule que lui donnait, si bon cavalier qu'il fÙt, une pareille monture ; aussi avait-il fort soupirÊ en acceptant le don que lui en avait fait M. d'Artagnan pÉre. Il n'ignorait pas qu'une pareille bËte valait au moins vingt livres ; il est vrai que les paroles dont le prÊsent avait ÊtÊ accompagnÊ n'avaient pas de prix. " Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon -- dans ce pur patois de BÊarn dont Henri IV n'avait jamais pu parvenir Á se dÊfaire --, mon fils, ce cheval est nÊ dans la maison de votre pÉre, il y a tantÆt treize ans, et y est restÊ depuis ce temps-lÁ, ce qui doit vous porter Á l'aimer. Ne le vendez jamais, laissez-le mourir tranquillement et honorablement de vieillesse, et si vous faites campagne avec lui, mÊnagez-le comme vous mÊnageriez un vieux serviteur. A la cour, continua M. d'Artagnan pÉre, si toutefois vous avez l'honneur d'y aller, honneur auquel, du reste, votre vieille noblesse vous donne des droits, soutenez dignement votre nom de gentilhomme, qui a ÊtÊ portÊ dignement par vos ancËtres depuis plus de cinq cents ans. Pour vous et pour les vÆtres -- par les vÆtres, j'entends vos parents et vos amis -- , ne supportez jamais rien que de M. le cardinal et du roi. C'est par son courage, entendez-vous bien, par son courage seul, qu'un gentilhomme fait son chemin aujourd'hui. Quiconque tremble une seconde laisse peut-Ëtre Êchapper l'app×t que, pendant cette seconde justement, la fortune lui tendait. Vous Ëtes jeune, vous devez Ëtre brave par deux raisons : la premiÉre, c'est que vous Ëtes Gascon, et la seconde, c'est que vous Ëtes mon fils. Ne craignez pas les occasions et cherchez les aventures. Je vous ai fait apprendre Á manier l'ÊpÊe ; vous avez un jarret de fer, un poignet d'acier ; battez-vous Á tout propos ; battez-vous d'autant plus que les duels sont dÊfendus, et que, par consÊquent, il y a deux fois du courage Á se battre. Je n'ai, mon fils, Á vous donner que quinze Êcus, mon cheval et les conseils que vous venez d'entendre. Votre mÉre y ajoutera la recette d'un certain baume qu'elle tient d'une bohÊmienne, et qui a une vertu miraculeuse pour guÊrir toute blessure qui n'atteint pas le coeur. Faites votre profit du tout, et vivez heureusement et longtemps. -- Je n'ai plus qu'un mot Á ajouter, et c'est un exemple que je vous propose, non pas le mien, car je n'ai, moi, jamais paru Á la cour et n'ai fait que les guerres de religion en volontaire ; je veux parler de M. de TrÊville, qui Êtait mon voisin autrefois, et qui a eu l'honneur de jouer tout enfant avec notre roi Louis treiziÉme, que Dieu conserve ! Quelquefois leurs jeux dÊgÊnÊraient en bataille, et dans ces batailles le roi n'Êtait pas toujours le plus fort. Les coups qu'il en reÚut lui donnÉrent beaucoup d'estime et d'amitiÊ pour M. de TrÊville. Plus tard, M. de TrÊville se battit contre d'autres dans son premier voyage Á Paris, cinq fois ; depuis la mort du feu roi jusqu'Á la majoritÊ du jeune sans compter les guerres et les siÉges, sept fois ; et depuis cette majoritÊ jusqu'aujourd'hui, cent fois peut-Ëtre ! -- Aussi, malgrÊ les Êdits, les ordonnances et les arrËts, le voilÁ capitaine des mousquetaires, c'est-Á- dire chef d'une lÊgion de CÊsar, dont le roi fait un trÉs grand cas, et que M. le cardinal redoute, lui qui ne redoute pas grand-chose, comme chacun sait. De plus, M. de TrÊville gagne dix mille Êcus par an ; c'est donc un fort grand seigneur. -- Il a commencÊ comme vous, allez le voir avec cette lettre, et rÊglez-vous sur lui, afin de faire comme lui. " Sur quoi, M. d'Artagnan pÉre ceignit Á son fils sa propre ÊpÊe, l'embrassa tendrement sur les deux joues et lui donna sa bÊnÊdiction. En sortant de la chambre paternelle, le jeune homme trouva sa mÉre qui l'attendait avec la fameuse recette dont les conseils que nous venons de rapporter devaient nÊcessiter un assez frÊquent emploi. Les adieux furent de ce cÆtÊ plus longs et plus tendres qu'ils ne l'avaient ÊtÊ de l'autre, non pas que M. d'Artagnan n'aim×t son fils, qui Êtait sa seule progÊniture, mais M. d'Artagnan Êtait un homme, et il eÙt regardÊ comme indigne d'un homme de se laisser aller Á son Êmotion, tandis que Mme d'Artagnan Êtait femme et, de plus, Êtait mÉre. -- Elle pleura abondamment, et, disons-le Á la louange de M. d'Artagnan fils, quelques efforts qu'il tent×t pour rester ferme comme le devait Ëtre un futur mousquetaire, la nature l'emporta, et il versa force larmes, dont il parvint Á grand-peine Á cacher la moitiÊ. Le mËme jour le jeune homme se mit en route, muni des trois prÊsents paternels et qui se composaient, comme nous l'avons dit, de quinze Êcus, du cheval et de la lettre pour M. de TrÊville ; comme on le pense bien, les conseils avaient ÊtÊ donnÊs par-dessus le marchÊ. Avec un pareil vade-mecum, d'Artagnan se trouva, au moral comme au physique, une copie exacte du hÊros de Cervantes, auquel nous l'avons si heureusement comparÊ lorsque nos devoirs d'historien nous ont fait une nÊcessitÊ de tracer son portrait. Don Quichotte prenait les moulins Á vent pour des gÊants et les moutons pour des armÊes, d'Artagnan prit chaque sourire pour une insulte et chaque regard pour une provocation. Il en rÊsulta qu'il eut toujours le poing fermÊ depuis Tarbes jusqu'Á Meung, et que l'un dans l'autre il porta la main au pommeau de son ÊpÊe dix fois par jour ; toutefois le poing ne descendit sur aucune m×choire, et l'ÊpÊe ne sortit point de son fourreau. Ce n'est pas que la vue du malencontreux bidet jaune n'ÊpanouÏt bien des sourires sur les visages des passants ; mais, comme au-dessus du bidet sonnait une ÊpÊe de taille respectable et qu'au-dessus de cette ÊpÊe brillait un oeil plutÆt fÊroce que fier, les passants rÊprimaient leur hilaritÊ, ou, si l'hilaritÊ l'emportait sur la prudence, ils t×chaient au moins de ne rire que d'un seul cÆtÊ, comme les masques antiques. D'Artagnan demeura donc majestueux et intact dans sa susceptibilitÊ jusqu'Á cette malheureuse ville de Meung. Mais lÁ, comme il descendait de cheval Á la porte du Franc Meunier sans que personne, hÆte, garÚon ou palefrenier, fÙt venu prendre l'Êtrier au montoir, d'Artagnan avisa Á une fenËtre entrouverte du rez- de-chaussÊe un gentilhomme de belle taille et de haute mine, quoique au visage lÊgÉrement renfrognÊ, lequel causait avec deux personnes qui paraissaient l'Êcouter avec dÊfÊrence. D'Artagnan crut tout naturellement, selon son habitude, Ëtre l'objet de la conversation et Êcouta. Cette fois, d'Artagnan ne s'Êtait trompÊ qu'Á moitiÊ : ce n'Êtait pas de lui qu'il Êtait question, mais de son cheval. Le gentilhomme paraissait ÊnumÊrer Á ses auditeurs toutes ses qualitÊs, et comme, ainsi que je l'ai dit, les auditeurs paraissaient avoir une grande dÊfÊrence pour le narrateur, ils Êclataient de rire Á tout moment. Or, comme un demi-sourire suffisait pour Êveiller l'irascibilitÊ du jeune homme, on comprend quel effet produisit sur lui tant de bruyante hilaritÊ. Cependant d'Artagnan voulut d'abord se rendre compte de la physionomie de l'impertinent qui se moquait de lui. Il fixa son regard fier sur l'Êtranger et reconnut un homme de quarante Á quarante-cinq ans, aux yeux noirs et perÚants, au teint p×le, au nez fortement accentuÊ, Á la moustache noire et parfaitement taillÊe ; il Êtait vËtu d'un pourpoint et d'un haut-de-chausses violet avec des aiguillettes de mËme couleur, sans aucun ornement que les crevÊs habituels par lesquels passait la chemise. Ce haut-de-chausses et ce pourpoint, quoique neufs, paraissaient froissÊs comme des habits de voyage longtemps renfermÊs dans un portemanteau. D'Artagnan fit toutes ces remarques avec la rapiditÊ de l'observateur le plus minutieux, et sans doute par un sentiment instinctif qui lui disait que cet inconnu devait avoir une grande influence sur sa vie Á venir. Or, comme au moment oÝ d'Artagnan fixait son regard sur le gentilhomme au pourpoint violet, le gentilhomme faisait Á l'endroit du bidet bÊarnais une de ses plus savantes et de ses plus profondes dÊmonstrations, ses deux auditeurs ÊclatÉrent de rire, et lui-mËme laissa visiblement, contre son habitude, errer, si l'on peut parler ainsi, un p×le sourire sur son visage. Cette fois, il n'y avait plus de doute, d'Artagnan Êtait rÊellement insultÊ. Aussi, plein de cette conviction, enfonÚa-t-il son bÊret sur ses yeux, et, t×chant de copier quelques-uns des airs de cour qu'il avait surpris en Gascogne chez des seigneurs en voyage, il s'avanÚa, une main sur la garde de son ÊpÊe et l'autre appuyÊe sur la hanche. Malheureusement, au fur et Á mesure qu'il avanÚait, la colÉre l'aveuglant de plus en plus, au lieu du discours digne et hautain qu'il avait prÊparÊ pour formuler sa provocation, il ne trouva plus au bout de sa langue qu'une personnalitÊ grossiÉre qu'il accompagna d'un geste furieux. " Eh ! Monsieur, s'Êcria-t-il, Monsieur, qui vous cachez derriÉre ce volet ! oui, vous, dites-moi donc un peu de quoi vous riez, et nous rirons ensemble. " Le gentilhomme ramena lentement les yeux de la monture au cavalier, comme s'il lui eÙt fallu un certain temps pour comprendre que c'Êtait Á lui que s'adressaient de si Êtranges reproches ; puis, lorsqu'il ne put plus conserver aucun doute, ses sourcils se froncÉrent lÊgÉrement, et aprÉs une assez longue pause, avec un accent d'ironie et d'insolence impossible Á dÊcrire, il rÊpondit Á d'Artagnan : " Je ne vous parle pas, Monsieur. -- Mais je vous parle, moi ! " s'Êcria le jeune homme exaspÊrÊ de ce mÊlange d'insolence et de bonnes maniÉres, de convenances et de dÊdains. L'inconnu le regarda encore un instant avec son lÊger sourire, et, se retirant de la fenËtre, sortit lentement de l'hÆtellerie pour venir Á deux pas de d'Artagnan se planter en face du cheval. Sa contenance tranquille et sa physionomie railleuse avaient redoublÊ l'hilaritÊ de ceux avec lesquels il causait et qui, eux, Êtaient restÊs Á la fenËtre. D'Artagnan, le voyant arriver, tira son ÊpÊe d'un pied hors du fourreau. " Ce cheval est dÊcidÊment ou plutÆt a ÊtÊ dans sa jeunesse bouton d'or, reprit l'inconnu continuant les investigations commencÊes et s'adressant Á ses auditeurs de la fenËtre, sans paraÏtre aucunement remarquer l'exaspÊration de d'Artagnan, qui cependant se redressait entre lui et eux. C'est une couleur fort connue en botanique, mais jusqu'Á prÊsent fort rare chez les chevaux. -- Tel rit du cheval qui n'oserait pas rire du maÏtre ! s'Êcria l'Êmule de TrÊville, furieux. -- Je ne ris pas souvent, Monsieur, reprit l'inconnu, ainsi que vous pouvez le voir vous-mËme Á l'air de mon visage ; mais je tiens cependant Á conserver le privilÉge de rire quand il me plaÏt. -- Et moi, s'Êcria d'Artagnan, je ne veux pas qu'on rie quand il me dÊplaÏt ! -- En vÊritÊ, Monsieur ? continua l'inconnu plus calme que jamais, eh bien, c'est parfaitement juste. " Et tournant sur ses talons, il s'apprËta Á rentrer dans l'hÆtellerie par la grande porte, sous laquelle d'Artagnan en arrivant avait remarquÊ un cheval tout sellÊ. Mais d'Artagnan n'Êtait pas de caractÉre Á l×cher ainsi un homme qui avait eu l'insolence de se moquer de lui. Il tira son ÊpÊe entiÉrement du fourreau et se mit Á sa poursuite en criant : " Tournez, tournez donc, Monsieur le railleur, que je ne vous frappe point par-derriÉre. -- Me frapper, moi ! dit l'autre en pivotant sur ses talons et en regardant le jeune homme avec autant d'Êtonnement que de mÊpris. Allons, allons donc, mon cher, vous Ëtes fou ! " Puis, Á demi-voix, et comme s'il se fÙt parlÊ Á lui-mËme : " C'est f×cheux, continua-t-il, quelle trouvaille pour Sa MajestÊ, qui cherche des braves de tous cÆtÊs pour recruter ses mousquetaires ! " Il achevait Á peine, que d'Artagnan lui allongea un si furieux coup de pointe, que, s'il n'eÙt fait vivement un bond en arriÉre, il est probable qu'il eÙt plaisantÊ pour la derniÉre fois. L'inconnu vit alors que la chose passait la raillerie, tira son ÊpÊe, salua son adversaire et se mit gravement en garde. Mais au mËme moment ses deux auditeurs, accompagnÊs de l'hÆte, tombÉrent sur d'Artagnan Á grands coups de b×tons, de pelles et de pincettes. Cela fit une diversion si rapide et si complÉte Á l'attaque, que l'adversaire de d'Artagnan, pendant que celui- ci se retournait pour faire face Á cette grËle de coups, rengainait avec la mËme prÊcision, et, d'acteur qu'il avait manquÊ d'Ëtre, redevenait spectateur du combat, rÆle dont il s'acquitta avec son impassibilitÊ ordinaire, tout en marmottant nÊanmoins : " La peste soit des Gascons ! Remettez-le sur son cheval orange, et qu'il s'en aille ! -- Pas avant de t'avoir tuÊ, l×che ! " criait d'Artagnan tout en faisant face du mieux qu'il pouvait et sans reculer d'un pas Á ses trois ennemis, qui le moulaient de coups. " Encore une gasconnade, murmura le gentilhomme. Sur mon honneur, ces Gascons sont incorrigibles ! Continuez donc la danse, puisqu'il le veut absolument. Quand il sera las, il dira qu'il en a assez. " Mais l'inconnu ne savait pas encore Á quel genre d'entËtÊ il avait affaire ; d'Artagnan n'Êtait pas homme Á jamais demander merci. Le combat continua donc quelques secondes encore ; enfin d'Artagnan, ÊpuisÊ, laissa Êchapper son ÊpÊe qu'un coup de b×ton brisa en deux morceaux. Un autre coup, qui lui entama le front, le renversa presque en mËme temps tout sanglant et presque Êvanoui. C'est Á ce moment que de tous cÆtÊs on accourut sur le lieu de la scÉne. L'hÆte, craignant du scandale, emporta, avec l'aide de ses garÚons, le blessÊ dans la cuisine oÝ quelques soins lui furent accordÊs. Quant au gentilhomme, il Êtait revenu prendre sa place Á la fenËtre et regardait avec une certaine impatience toute cette foule, qui semblait en demeurant lÁ lui causer une vive contrariÊtÊ. " Eh bien, comment va cet enragÊ ? reprit-il en se retournant au bruit de la porte qui s'ouvrit et en s'adressant Á l'hÆte qui venait s'informer de sa santÊ. -- Votre Excellence est saine et sauve ? demanda l'hÆte. -- Oui, parfaitement saine et sauve, mon cher hÆtelier, et c'est moi qui vous demande ce qu'est devenu notre jeune homme. -- Il va mieux, dit l'hÆte : il s'est Êvanoui tout Á fait. -- Vraiment ? fit le gentilhomme. -- Mais avant de s'Êvanouir il a rassemblÊ toutes ses forces pour vous appeler et vous dÊfier en vous appelant. -- Mais c'est donc le diable en personne que ce gaillard-lÁ ! s'Êcria l'inconnu. -- Oh ! non, Votre Excellence, ce n'est pas le diable, reprit l'hÆte avec une grimace de mÊpris, car pendant son Êvanouissement nous l'avons fouillÊ, et il n'a dans son paquet qu'une chemise et dans sa bourse que onze Êcus, ce qui ne l'a pas empËchÊ de dire en s'Êvanouissant que si pareille chose Êtait arrivÊe Á Paris, vous vous en repentiriez tout de suite, tandis qu'ici vous ne vous en repentirez que plus tard. -- Alors, dit froidement l'inconnu, c'est quelque prince du sang dÊguisÊ. -- Je vous dis cela, mon gentilhomme, reprit l'hÆte, afin que vous vous teniez sur vos gardes. -- Et il n'a nommÊ personne dans sa colÉre ? -- Si fait, il frappait sur sa poche, et il disait : " Nous verrons ce que M. de TrÊville pensera de cette insulte faite Á son protÊgÊ. " -- M. de TrÊville ? dit l'inconnu en devenant attentif ; il frappait sur sa poche en prononÚant le nom de M. de TrÊville ?... Voyons, mon cher hÆte, pendant que votre jeune homme Êtait Êvanoui, vous n'avez pas ÊtÊ, j'en suis bien sÙr, sans regarder aussi cette poche-lÁ. Qu'y avait-il ? -- Une lettre adressÊe Á M. de TrÊville, capitaine des mousquetaires. -- En vÊritÊ ! -- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, Excellence. " L'hÆte, qui n'Êtait pas douÊ d'une grande perspicacitÊ, ne remarqua point l'expression que ses paroles avaient donnÊe Á la physionomie de l'inconnu. Celui-ci quitta le rebord de la croisÊe sur lequel il Êtait toujours restÊ appuyÊ du bout du coude, et fronÚa le sourcil en homme inquiet. " Diable ! murmura-t-il entre ses dents, TrÊville m'aurait-il envoyÊ ce Gascon ? il est bien jeune ! Mais un coup d'ÊpÊe est un coup d'ÊpÊe, quel que soit l'×ge de celui qui le donne, et l'on se dÊfie moins d'un enfant que de tout autre ; il suffit parfois d'un faible obstacle pour contrarier un grand dessein. " Et l'inconnu tomba dans une rÊflexion qui dura quelques minutes. " Voyons, l'hÆte, dit-il, est-ce que vous ne me dÊbarrasserez pas de ce frÊnÊtique ? En conscience, je ne puis le tuer, et cependant, ajouta-t-il avec une expression froidement menaÚante, cependant il me gËne. OÝ est-il ? -- Dans la chambre de ma femme, oÝ on le panse, au premier Êtage. -- Ses hardes et son sac sont avec lui ? il n'a pas quittÊ son pourpoint ? -- Tout cela, au contraire, est en bas dans la cuisine. Mais puisqu'il vous gËne, ce jeune fou... -- Sans doute. Il cause dans votre hÆtellerie un scandale auquel d'honnËtes gens ne sauraient rÊsister. Montez chez vous, faites mon compte et avertissez mon laquais. -- Quoi ! Monsieur nous quitte dÊjÁ ? -- Vous le savez bien, puisque je vous avais donnÊ l'ordre de seller mon cheval. Ne m'a-t-on point obÊi ? -- Si fait, et comme Votre Excellence a pu le voir, son cheval est sous la grande porte, tout appareillÊ pour partir. -- C'est bien, faites ce que je vous ai dit alors. " " Ouais ! se dit l'hÆte, aurait-il peur du petit garÚon ? " Mais un coup d'oeil impÊratif de l'inconnu vint l'arrËter court. Il salua humblement et sortit. " Il ne faut pas que Milady soit aperÚue de ce drÆle, continua l'Êtranger : elle ne doit pas tarder Á passer ; dÊjÁ mËme elle est en retard. DÊcidÊment, mieux vaut que je monte Á cheval et que j'aille au-devant d'elle... Si seulement je pouvais savoir ce que contient cette lettre adressÊe Á TrÊville ! " Et l'inconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine. Pendant ce temps, l'hÆte, qui ne doutait pas que ce ne fÙt la prÊsence du jeune garÚon qui chass×t l'inconnu de son hÆtellerie, Êtait remontÊ chez sa femme et avait trouvÊ d'Artagnan maÏtre enfin de ses esprits. Alors, tout en lui faisant comprendre que la police pourrait bien lui faire un mauvais parti pour avoir ÊtÊ chercher querelle Á un grand seigneur -- car, Á l'avis de l'hÆte, l'inconnu ne pouvait Ëtre qu'un grand seigneur --, il le dÊtermina, malgrÊ sa faiblesse, Á se lever et Á continuer son chemin. D'Artagnan, Á moitiÊ abasourdi, sans pourpoint et la tËte tout emmaillotÊe de linges, se leva donc et, poussÊ par l'hÆte, commenÚa de descendre ; mais, en arrivant Á la cuisine, la premiÉre chose qu'il aperÚut fut son provocateur qui causait tranquillement au marchepied d'un lourd carrosse attelÊ de deux gros chevaux normands. Son interlocutrice, dont la tËte apparaissait encadrÊe par la portiÉre, Êtait une femme de vingt Á vingt-deux ans. Nous avons dÊjÁ dit avec quelle rapiditÊ d'investigation d'Artagnan embrassait toute une physionomie ; il vit donc du premier coup d'oeil que la femme Êtait jeune et belle. Or cette beautÊ le frappa d'autant plus qu'elle Êtait parfaitement ÊtrangÉre aux pays mÊridionaux que jusque-lÁ d'Artagnan avait habitÊs. C'Êtait une p×le et blonde personne, aux longs cheveux bouclÊs tombant sur ses Êpaules, aux grands yeux bleus languissants, aux lÉvres rosÊes et aux mains d'alb×tre. Elle causait trÉs vivement avec l'inconnu. " Ainsi, Son Eminence m'ordonne... , disait la dame. -- De retourner Á l'instant mËme en Angleterre, et de la prÊvenir directement si le duc quittait Londres. -- Et quant Á mes autres instructions ? demanda la belle voyageuse. -- Elles sont renfermÊes dans cette boÏte, que vous n'ouvrirez que de l'autre cÆtÊ de la Manche. -- TrÉs bien ; et vous, que faites-vous ? -- Moi, je retourne Á Paris. -- Sans ch×tier cet insolent petit garÚon ? " demanda la dame. L'inconnu allait rÊpondre : mais, au moment oÝ il ouvrait la bouche, d'Artagnan, qui avait tout entendu, s'ÊlanÚa sur le seuil de la porte. " C'est cet insolent petit garÚon qui ch×tie les autres, s'Êcria-t-il, et j'espÉre bien que cette fois-ci celui qu'il doit ch×tier ne lui Êchappera pas comme la premiÉre. -- Ne lui Êchappera pas ? reprit l'inconnu en fronÚant le sourcil. -- Non, devant une femme, vous n'oseriez pas fuir, je prÊsume. -- Songez, s'Êcria Milady en voyant le gentilhomme porter la main Á son ÊpÊe, songez que le moindre retard peut tout perdre. -- Vous avez raison, s'Êcria le gentilhomme ; partez donc de votre cÆtÊ, moi, je pars du mien. " Et, saluant la dame d'un signe de tËte, il s'ÊlanÚa sur son cheval, tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureusement son attelage. Les deux interlocuteurs partirent donc au galop, s'Êloignant chacun par un cÆtÊ opposÊ de la rue. " Eh ! votre dÊpense " , vocifÊra l'hÆte, dont l'affection pour son voyageur se changeait en un profond dÊdain en voyant qu'il s'Êloignait sans solder ses comptes. " Paie, maroufle " , s'Êcria le voyageur toujours galopant Á son laquais, lequel jeta aux pieds de l'hÆte deux ou trois piÉces d'argent et se mit Á galoper aprÉs son maÏtre. " Ah ! l×che, ah ! misÊrable, ah ! faux gentilhomme ! " cria d'Artagnan s'ÊlanÚant Á son tour aprÉs le laquais. Mais le blessÊ Êtait trop faible encore pour supporter une pareille secousse. A peine eut-il fait dix pas, que ses oreilles tintÉrent, qu'un Êblouissement le prit, qu'un nuage de sang passa sur ses yeux et qu'il tomba au milieu de la rue, en criant encore : " L×che ! l×che ! l×che ! -- Il est en effet bien l×che " , murmura l'hÆte en s'approchant de d'Artagnan, et essayant par cette flatterie de se raccommoder avec le pauvre garÚon, comme le hÊron de la fable avec son limaÚon du soir. " Oui, bien l×che, murmura d'Artagnan ; mais elle, bien belle ! -- Qui, elle ? demanda l'hÆte. -- Milady " , balbutia d'Artagnan. Et il s'Êvanouit une seconde fois. " C'est Êgal, dit l'hÆte, j'en perds deux, mais il me reste celui-lÁ, que je suis sÙr de conserver au moins quelques jours. C'est toujours onze Êcus de gagnÊs. " On sait que onze Êcus faisaient juste la somme qui restait dans la bourse de d'Artagnan. L'hÆte avait comptÊ sur onze jours de maladie Á un Êcu par jour ; mais il avait comptÊ sans son voyageur. Le lendemain, dÉs cinq heures du matin, d'Artagnan se leva, descendit lui-mËme Á la cuisine, demanda, outre quelques autres ingrÊdients dont la liste n'est pas parvenue jusqu'Á nous, du vin, de l'huile, du romarin, et, la recette de sa mÉre Á la main, se composa un baume dont il oignit ses nombreuses blessures, renouvelant ses compresses lui-mËme et ne voulant admettre l'adjonction d'aucun mÊdecin. Gr×ce sans doute Á l'efficacitÊ du baume de BohËme, et peut-Ëtre aussi gr×ce Á l'absence de tout docteur, d'Artagnan se trouva sur pied dÉs le soir mËme, et Á peu prÉs guÊri le lendemain. Mais, au moment de payer ce romarin, cette huile et ce vin, seule dÊpense du maÏtre qui avait gardÊ une diÉte absolue, tandis qu'au contraire le cheval jaune, au dire de l'hÆtelier du moins, avait mangÊ trois fois plus qu'on n'eÙt raisonnablement pu le supposer pour sa taille, d'Artagnan ne trouva dans sa poche que sa petite bourse de velours r×pÊ ainsi que les onze Êcus qu'elle contenait ; mais quant Á la lettre adressÊe Á M. de TrÊville, elle avait disparu. Le jeune homme commenÚa par chercher cette lettre avec une grande patience, tournant et retournant vingt fois ses poches et ses goussets, fouillant et refouillant dans son sac, ouvrant et refermant sa bourse ; mais lorsqu'il eut acquis la conviction que la lettre Êtait introuvable, il entra dans un troisiÉme accÉs de rage, qui faillit lui occasionner une nouvelle consommation de vin et d'huile aromatisÊs : car, en voyant cette jeune mauvaise tËte s'Êchauffer et menacer de tout casser dans l'Êtablissement si l'on ne retrouvait pas sa lettre, l'hÆte s'Êtait dÊjÁ saisi d'un Êpieu, sa femme d'un manche Á balai, et ses garÚons des mËmes b×tons qui avaient servi la surveille. " Ma lettre de recommandation ! s'Êcria d'Artagnan, ma lettre de recommandation, sangdieu ! ou je vous embroche tous comme des ortolans ! " Malheureusement une circonstance s'opposait Á ce que le jeune homme accomplÏt sa menace : c'est que, comme nous l'avons dit, son ÊpÊe avait ÊtÊ, dans sa premiÉre lutte, brisÊe en deux morceaux, ce qu'il avait parfaitement oubliÊ. Il en rÊsulta que, lorsque d'Artagnan voulut en effet dÊgainer, il se trouva purement et simplement armÊ d'un tronÚon d'ÊpÊe de huit ou dix pouces Á peu prÉs, que l'hÆte avait soigneusement renfoncÊ dans le fourreau. Quant au reste de la lame, le chef l'avait adroitement dÊtournÊ pour s'en faire une lardoire. Cependant cette dÊception n'eÙt probablement pas arrËtÊ notre fougueux jeune homme, si l'hÆte n'avait rÊflÊchi que la rÊclamation que lui adressait son voyageur Êtait parfaitement juste. " Mais, au fait, dit-il en abaissant son Êpieu, oÝ est cette lettre ? -- Oui, oÝ est cette lettre ? cria d'Artagnan. D'abord, je vous en prÊviens, cette lettre est pour M. de TrÊville, et il faut qu'elle se retrouve ; ou si elle ne se retrouve pas, il saura bien la faire retrouver, lui ! " Cette menace acheva d'intimider l'hÆte. AprÉs le roi et M. le cardinal, M. de TrÊville Êtait l'homme dont le nom peut-Ëtre Êtait le plus souvent rÊpÊtÊ par les militaires et mËme par les bourgeois. Il y avait bien le pÉre Joseph, c'est vrai ; mais son nom Á lui n'Êtait jamais prononcÊ que tout bas, tant Êtait grande la terreur qu'inspirait l'Eminence grise, comme on appelait le familier du cardinal. Aussi, jetant son Êpieu loin de lui, et ordonnant Á sa femme d'en faire autant de son manche Á balai et Á ses valets de leurs b×tons, il donna le premier l'exemple en se mettant lui-mËme Á la recherche de la lettre perdue. " Est-ce que cette lettre renfermait quelque chose de prÊcieux ? demanda l'hÆte au bout d'un instant d'investigations inutiles. -- Sandis ! je le crois bien ! s'Êcria le Gascon qui comptait sur cette lettre pour faire son chemin Á la cour ; elle contenait ma fortune. -- Des bons sur l'Epargne ? demanda l'hÆte inquiet. -- Des bons sur la trÊsorerie particuliÉre de Sa MajestÊ " , rÊpondit d'Artagnan, qui, comptant entrer au service du roi gr×ce Á cette recommandation, croyait pouvoir faire sans mentir cette rÊponse quelque peu hasardÊe. " Diable ! fit l'hÆte tout Á fait dÊsespÊrÊ. -- Mais il n'importe, continua d'Artagnan avec l'aplomb national, il n'importe, et l'argent n'est rien : -- cette lettre Êtait tout. J'eusse mieux aimÊ perdre mille pistoles que de la perdre. " Il ne risquait pas davantage Á dire vingt mille, mais une certaine pudeur juvÊnile le retint. Un trait de lumiÉre frappa tout Á coup l'esprit de l'hÆte, qui se donnait au diable en ne trouvant rien. " Cette lettre n'est point perdue, s'Êcria-t-il. -- Ah ! fit d'Artagnan. -- Non ; elle vous a ÊtÊ prise. -- Prise ! et par qui ? -- Par le gentilhomme d'hier. Il est descendu Á la cuisine, oÝ Êtait votre pourpoint. Il y est restÊ seul. Je gagerais que c'est lui qui l'a volÊe. -- Vous croyez ? " rÊpondit d'Artagnan peu convaincu ; car il savait mieux que personne l'importance toute personnelle de cette lettre, et n'y voyait rien qui pÙt tenter la cupiditÊ. Le fait est qu'aucun des valets, aucun des voyageurs prÊsents n'eÙt rien gagnÊ Á possÊder ce papier. " Vous dites donc, reprit d'Artagnan, que vous soupÚonnez cet impertinent gentilhomme. -- Je vous dis que j'en suis sÙr, continua l'hÆte ; lorsque je lui ai annoncÊ que Votre Seigneurie Êtait le protÊgÊ de M. de TrÊville, et que vous aviez mËme une lettre pour cet illustre gentilhomme, il a paru fort inquiet, m'a demandÊ oÝ Êtait cette lettre, et est descendu immÊdiatement Á la cuisine oÝ il savait qu'Êtait votre pourpoint. -- Alors c'est mon voleur, rÊpondit d'Artagnan ; je m'en plaindrai Á M. de TrÊville, et M. de TrÊville s'en plaindra au roi. " Puis il tira majestueusement deux Êcus de sa poche, les donna Á l'hÆte, qui l'accompagna, le chapeau Á la main, jusqu'Á la porte, remonta sur son cheval jaune, qui le conduisit sans autre incident jusqu'Á la porte Saint- Antoine Á Paris, oÝ son propriÊtaire le vendit trois Êcus, ce qui Êtait fort bien payÊ, attendu que d'Artagnan l'avait fort surmenÊ pendant la derniÉre Êtape. Aussi le maquignon auquel d'Artagnan le cÊda moyennant les neuf livres susdites ne cacha-t-il point au jeune homme qu'il n'en donnait cette somme exorbitante qu'Á cause de l'originalitÊ de sa couleur. D'Artagnan entra donc dans Paris Á pied, portant son petit paquet sous son bras, et marcha tant qu'il trouv×t Á louer une chambre qui convÏnt Á l'exiguÐtÊ de ses ressources. Cette chambre fut une espÉce de mansarde, sise rue des Fossoyeurs, prÉs du Luxembourg. AussitÆt le denier Á Dieu donnÊ, d'Artagnan prit possession de son logement, passa le reste de la journÊe Á coudre Á son pourpoint et Á ses chausses des passementeries que sa mÉre avait dÊtachÊes d'un pourpoint presque neuf de M. d'Artagnan pÉre, et qu'elle lui avait donnÊes en cachette ; puis il alla quai de la Ferraille, faire remettre une lame Á son ÊpÊe ; puis il revint au Louvre s'informer, au premier mousquetaire qu'il rencontra, de la situation de l'hÆtel de M. de TrÊville, lequel Êtait situÊ rue du Vieux-Colombier, c'est-Á-dire justement dans le voisinage de la chambre arrËtÊe par d'Artagnan : circonstance qui lui parut d'un heureux augure pour le succÉs de son voyage. AprÉs quoi, content de la faÚon dont il s'Êtait conduit Á Meung, sans remords dans le passÊ, confiant dans le prÊsent et plein d'espÊrance dans l'avenir, il se coucha et s'endormit du sommeil du brave. Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu'Á neuf heures du matin, heure Á laquell