e il se leva pour se rendre chez ce fameux M. de TrÊville, le troisiÉme personnage du royaume d'aprÉs l'estimation paternelle. CHAPITRE II. L'ANTICHAMBRE DE M. DE TREVILLE M. de Troisvilles, comme s'appelait encore sa famille en Gascogne, ou M. de TrÊville, comme il avait fini par s'appeler lui-mËme Á Paris, avait rÊellement commencÊ comme d'Artagnan, c'est-Á-dire sans un sou vaillant, mais avec ce fonds d'audace, d'esprit et d'entendement qui fait que le plus pauvre gentill×tre gascon reÚoit souvent plus en ses espÊrances de l'hÊritage paternel que le plus riche gentilhomme pÊrigourdin ou berrichon ne reÚoit en rÊalitÊ. Sa bravoure insolente, son bonheur plus insolent encore dans un temps oÝ les coups pleuvaient comme grËle, l'avaient hissÊ au sommet de cette Êchelle difficile qu'on appelle la faveur de cour, et dont il avait escaladÊ quatre Á quatre les Êchelons. Il Êtait l'ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun sait, la mÊmoire de son pÉre Henri IV. Le pÉre de M. de TrÊville l'avait si fidÉlement servi dans ses guerres contre la Ligue, qu'Á dÊfaut d'argent comptant -- chose qui toute la vie manqua au BÊarnais, lequel paya constamment ses dettes avec la seule chose qu'il n'eÙt jamais besoin d'emprunter, c'est-Á-dire avec de l'esprit --, qu'Á dÊfaut d'argent comptant, disons-nous, il l'avait autorisÊ, aprÉs la reddition de Paris, Á prendre pour armes un lion d'or passant sur gueules avec cette devise : Fidelis et fortis . C'Êtait beaucoup pour l'honneur, mais c'Êtait mÊdiocre pour le bien-Ëtre. Aussi, quand l'illustre compagnon du grand Henri mourut, il laissa pour seul hÊritage Á Monsieur son fils son ÊpÊe et sa devise. Gr×ce Á ce double don et au nom sans tache qui l'accompagnait, M. de TrÊville fut admis dans la maison du jeune prince, oÝ il servit si bien de son ÊpÊe et fut si fidÉle Á sa devise, que Louis XIII, une des bonnes lames du royaume, avait l'habitude de dire que, s'il avait un ami qui se battÏt, il lui donnerait le conseil de prendre pour second, lui d'abord, et TrÊville aprÉs, et peut-Ëtre mËme avant lui. Aussi Louis XIII avait-il un attachement rÊel pour TrÊville, attachement royal, attachement ÊgoÐste, c'est vrai, mais qui n'en Êtait pas moins un attachement. C'est que, dans ces temps malheureux, on cherchait fort Á s'entourer d'hommes de la trempe de TrÊville. Beaucoup pouvaient prendre pour devise l'ÊpithÉte de fort , qui faisait la seconde partie de son exergue ; mais peu de gentilshommes pouvaient rÊclamer l'ÊpithÉte de fidÉle , qui en formait la premiÉre. TrÊville Êtait un de ces derniers ; c'Êtait une de ces rares organisations, Á l'intelligence obÊissante comme celle du dogue, Á la valeur aveugle, Á l'oeil rapide, Á la main prompte, Á qui l'oeil n'avait ÊtÊ donnÊ que pour voir si le roi Êtait mÊcontent de quelqu'un, et la main que pour frapper ce dÊplaisant quelqu'un, un Besme, un Maurevers, un Poltrot de MÊrÊ, un Vitry. Enfin, Á TrÊville, il n'avait manquÊ jusque-lÁ que l'occasion ; mais il la guettait, et il se promettait bien de la saisir par ses trois cheveux si jamais elle passait Á la portÊe de sa main. Aussi Louis XIII fit-il de TrÊville le capitaine de ses mousquetaires, lesquels Êtaient Á Louis XIII, pour le dÊvouement ou plutÆt pour le fanatisme, ce que ses ordinaires Êtaient Á Henri III et ce que sa garde Êcossaise Êtait Á Louis XI. De son cÆtÊ, et sous ce rapport, le cardinal n'Êtait pas en reste avec le roi. Quand il avait vu la formidable Êlite dont Louis XIII s'entourait, ce second ou plutÆt ce premier roi de France avait voulu, lui aussi, avoir sa garde. Il eut donc ses mousquetaires comme Louis XIII avait les siens, et l'on voyait ces deux puissances rivales trier pour leur service, dans toutes les provinces de France et mËme dans tous les Etats Êtrangers, les hommes cÊlÉbres pour les grands coups d'ÊpÊe. Aussi Richelieu et Louis XIII se disputaient souvent, en faisant leur partie d'Êchecs, le soir, au sujet du mÊrite de leurs serviteurs. Chacun vantait la tenue et le courage des siens, et tout en se prononÚant tout haut contre les duels et contre les rixes, ils les excitaient tout bas Á en venir aux mains, et concevaient un vÊritable chagrin ou une joie immodÊrÊe de la dÊfaite ou de la victoire des leurs. Ainsi, du moins, le disent les MÊmoires d'un homme qui fut dans quelques-unes de ces dÊfaites et dans beaucoup de ces victoires. TrÊville avait pris le cÆtÊ faible de son maÏtre, et c'est Á cette adresse qu'il devait la longue et constante faveur d'un roi qui n'a pas laissÊ la rÊputation d'avoir ÊtÊ trÉs fidÉle Á ses amitiÊs. Il faisait parader ses mousquetaires devant le cardinal Armand Duplessis avec un air narquois qui hÊrissait de colÉre la moustache grise de Son Eminence. TrÊville entendait admirablement bien la guerre de cette Êpoque, oÝ, quand on ne vivait pas aux dÊpens de l'ennemi, on vivait aux dÊpens de ses compatriotes : ses soldats formaient une lÊgion de diables Á quatre, indisciplinÊe pour tout autre que pour lui. DÊbraillÊs, avinÊs, ÊcorchÊs, les mousquetaires du roi, ou plutÆt ceux de M. de TrÊville, s'Êpandaient dans les cabarets, dans les promenades, dans les jeux publics, criant fort et retroussant leurs moustaches, faisant sonner leurs ÊpÊes, heurtant avec voluptÊ les gardes de M. le cardinal quand ils les rencontraient ; puis dÊgainant en pleine rue, avec mille plaisanteries ; tuÊs quelquefois, mais sÙrs en ce cas d'Ëtre pleurÊs et vengÊs ; tuant souvent, et sÙrs alors de ne pas moisir en prison, M. de TrÊville Êtant lÁ pour les rÊclamer. Aussi M. de TrÊville Êtait-il louÊ sur tous les tons, chantÊ sur toutes les gammes par ces hommes qui l'adoraient, et qui, tout gens de sac et de corde qu'ils Êtaient, tremblaient devant lui comme des Êcoliers devant leur maÏtre, obÊissant au moindre mot, et prËts Á se faire tuer pour laver le moindre reproche. M. de TrÊville avait usÊ de ce levier puissant, pour le roi d'abord et les amis du roi, -- puis pour lui-mËme et pour ses amis. Au reste, dans aucun des MÊmoires de ce temps, qui a laissÊ tant de mÊmoires, on ne voit que ce digne gentilhomme ait ÊtÊ accusÊ, mËme par ses ennemis -- et il en avait autant parmi les gens de plume que chez les gens d'ÊpÊe -- , nulle part on ne voit, disons-nous, que ce digne gentilhomme ait ÊtÊ accusÊ de se faire payer la coopÊration de ses sÊides. Avec un rare gÊnie d'intrigue, qui le rendait l'Êgal des plus forts intrigants, il Êtait restÊ honnËte homme. Bien plus, en dÊpit des grandes estocades qui dÊhanchent et des exercices pÊnibles qui fatiguent, il Êtait devenu un des plus galants coureurs de ruelles, un des plus fins damerets, un des plus alambiquÊs diseurs de phÊbus de son Êpoque ; on parlait des bonnes fortunes de TrÊville comme on avait parlÊ vingt ans auparavant de celles de Bassompierre -- et ce n'Êtait pas peu dire. Le capitaine des mousquetaires Êtait donc admirÊ, craint et aimÊ, ce qui constitue l'apogÊe des fortunes humaines. Louis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans son vaste rayonnement ; mais son pÉre, soleil pluribus impar , laissa sa splendeur personnelle Á chacun de ses favoris, sa valeur individuelle Á chacun de ses courtisans. Outre le lever du roi et celui du cardinal, on comptait alors Á Paris plus de deux cents petits levers, un peu recherchÊs. Parmi les deux cents petits levers, celui de TrÊville Êtait un des plus courus. La cour de son hÆtel, situÊ rue du Vieux-Colombier, ressemblait Á un camp, et cela dÉs six heures du matin en ÊtÊ et dÉs huit heures en hiver. Cinquante Á soixante mousquetaires, qui semblaient s'y relayer pour prÊsenter un nombre toujours imposant, s'y promenaient sans cesse, armÊs en guerre et prËts Á tout. Le long d'un de ses grands escaliers sur l'emplacement desquels notre civilisation b×tirait une maison tout entiÉre, montaient et descendaient les solliciteurs de Paris qui couraient aprÉs une faveur quelconque, les gentilshommes de province avides d'Ëtre enrÆlÊs, et les laquais chamarrÊs de toutes couleurs, qui venaient apporter Á M. de TrÊville les messages de leurs maÏtres. Dans l'antichambre, sur de longues banquettes circulaires, reposaient les Êlus, c'est-Á-dire ceux qui Êtaient convoquÊs. Un bourdonnement durait lÁ depuis le matin jusqu'au soir, tandis que M. de TrÊville, dans son cabinet contigu Á cette antichambre, recevait les visites, Êcoutait les plaintes, donnait ses ordres et, comme le roi Á son balcon du Louvre, n'avait qu'Á se mettre Á sa fenËtre pour passer la revue des hommes et des armes. Le jour oÝ d'Artagnan se prÊsenta, l'assemblÊe Êtait imposante, surtout pour un provincial arrivant de sa province : il est vrai que ce provincial Êtait Gascon, et que surtout Á cette Êpoque les compatriotes de d'Artagnan avaient la rÊputation de ne point facilement se laisser intimider. En effet, une fois qu'on avait franchi la porte massive, chevillÊe de longs clous Á tËte quadrangulaire, on tombait au milieu d'une troupe de gens d'ÊpÊe qui se croisaient dans la cour, s'interpellant, se querellant et jouant entre eux. Pour se frayer un passage au milieu de toutes ces vagues tourbillonnantes, il eÙt fallu Ëtre officier, grand seigneur ou jolie femme. Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce dÊsordre que notre jeune homme s'avanÚa, le coeur palpitant, rangeant sa longue rapiÉre le long de ses jambes maigres, et tenant une main au rebord de son feutre avec ce demi-sourire du provincial embarrassÊ qui veut faire bonne contenance. Avait-il dÊpassÊ un groupe, alors il respirait plus librement, mais il comprenait qu'on se retournait pour le regarder, et pour la premiÉre fois de sa vie, d'Artagnan, qui jusqu'Á ce jour avait une assez bonne opinion de lui-mËme, se trouva ridicule. ArrivÊ Á l'escalier, ce fut pis encore : il y avait sur les premiÉres marches quatre mousquetaires qui se divertissaient Á l'exercice suivant, tandis que dix ou douze de leurs camarades attendaient sur le palier que leur tour vÏnt de prendre place Á la partie. Un d'eux, placÊ sur le degrÊ supÊrieur, l'ÊpÊe nue Á la main, empËchait ou du moins s'efforÚait d'empËcher les trois autres de monter. Ces trois autres s'escrimaient contre lui de leurs ÊpÊes fort agiles. D'Artagnan prit d'abord ces fers pour des fleurets d'escrime, il les crut boutonnÊs : mais il reconnut bientÆt Á certaines Êgratignures que chaque arme, au contraire, Êtait affilÊe et aiguisÊe Á souhait, et Á chacune de ces Êgratignures, non seulement les spectateurs, mais encore les acteurs riaient comme des fous. Celui qui occupait le degrÊ en ce moment tenait merveilleusement ses adversaires en respect. On faisait cercle autour d'eux : la condition portait qu'Á chaque coup le touchÊ quitterait la partie, en perdant son tour d'audience au profit du toucheur. En cinq minutes trois furent effleurÊs, l'un au poignet, l'autre au menton, l'autre Á l'oreille, par le dÊfenseur du degrÊ, qui lui-mËme ne fut pas atteint : adresse qui lui valut, selon les conventions arrËtÊes, trois tours de faveur. Si difficile non pas qu'il fÙt, mais qu'il voulÙt Ëtre Á Êtonner, ce passe- temps Êtonna notre jeune voyageur ; il avait vu dans sa province, cette terre oÝ s'Êchauffent cependant si promptement les tËtes, un peu plus de prÊliminaires aux duels, et la gasconnade de ces quatre joueurs lui parut la plus forte de toutes celles qu'il avait ouÐes jusqu'alors, mËme en Gascogne. Il se crut transportÊ dans ce fameux pays des gÊants oÝ Gulliver alla depuis et eut si grand-peur ; et cependant il n'Êtait pas au bout : restaient le palier et l'antichambre. Sur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoires de femmes, et dans l'antichambre des histoires de cour. Sur le palier, d'Artagnan rougit ; dans l'antichambre, il frissonna. Son imagination ÊveillÊe et vagabonde, qui en Gascogne le rendait redoutable aux jeunes femmes de chambre et mËme quelquefois aux jeunes maÏtresses, n'avait jamais rËvÊ, mËme dans ces moments de dÊlire, la moitiÊ de ces merveilles amoureuses et le quart de ces prouesses galantes, rehaussÊes des noms les plus connus et des dÊtails les moins voilÊs. Mais si son amour pour les bonnes moeurs fut choquÊ sur le palier, son respect pour le cardinal fut scandalisÊ dans l'antichambre. LÁ, Á son grand Êtonnement, d'Artagnan entendait critiquer tout haut la politique qui faisait trembler l'Europe, et la vie privÊe du cardinal, que tant de hauts et puissants seigneurs avaient ÊtÊ punis d'avoir tentÊ d'approfondir : ce grand homme, rÊvÊrÊ par M. d'Artagnan pÉre, servait de risÊe aux mousquetaires de M. de TrÊville, qui raillaient ses jambes cagneuses et son dos voÙtÊ ; quelques-uns chantaient des noÌls sur Mme d'Aiguillon, sa maÏtresse, et Mme de Combalet, sa niÉce, tandis que les autres liaient des parties contre les pages et les gardes du cardinal-duc, toutes choses qui paraissaient Á d'Artagnan de monstrueuses impossibilitÊs. Cependant, quand le nom du roi intervenait parfois tout Á coup Á l'improviste au milieu de tous ces quolibets cardinalesques, une espÉce de b×illon calfeutrait pour un moment toutes ces bouches moqueuses ; on regardait avec hÊsitation autour de soi, et l'on semblait craindre l'indiscrÊtion de la cloison du cabinet de M. de TrÊville ; mais bientÆt une allusion ramenait la conversation sur Son Eminence, et alors les Êclats reprenaient de plus belle, et la lumiÉre n'Êtait mÊnagÊe sur aucune de ses actions. " Certes, voilÁ des gens qui vont Ëtre embastillÊs et pendus, pensa d'Artagnan avec terreur, et moi sans aucun doute avec eux, car du moment oÝ je les ai ÊcoutÊs et entendus, je serai tenu pour leur complice. Que dirait Monsieur mon pÉre, qui m'a si fort recommandÊ le respect du cardinal, s'il me savait dans la sociÊtÊ de pareils paÐens ? " Aussi, comme on s'en doute sans que je le dise, d'Artagnan n'osait se livrer Á la conversation ; seulement il regardait de tous ses yeux, Êcoutant de toutes ses oreilles, tendant avidement ses cinq sens pour ne rien perdre, et malgrÊ sa confiance dans les recommandations paternelles, il se sentait portÊ par ses goÙts et entraÏnÊ par ses instincts Á louer plutÆt qu'Á bl×mer les choses inouÐes qui se passaient lÁ. Cependant, comme il Êtait absolument Êtranger Á la foule des courtisans de M. de TrÊville, et que c'Êtait la premiÉre fois qu'on l'apercevait en ce lieu, on vint lui demander ce qu'il dÊsirait. A cette demande, d'Artagnan se nomma fort humblement, s'appuya du titre de compatriote, et pria le valet de chambre qui Êtait venu lui faire cette question de demander pour lui Á M. de TrÊville un moment d'audience, demande que celui-ci promit d'un ton protecteur de transmettre en temps et lieu. D'Artagnan, un peu revenu de sa surprise premiÉre, eut donc le loisir d'Êtudier un peu les costumes et les physionomies. Au centre du groupe le plus animÊ Êtait un mousquetaire de grande taille, d'une figure hautaine et d'une bizarrerie de costume qui attirait sur lui l'attention gÊnÊrale. Il ne portait pas, pour le moment, la casaque d'uniforme, qui, au reste, n'Êtait pas absolument obligatoire dans cette Êpoque de libertÊ moindre mais d'indÊpendance plus grande, mais un justaucorps bleu de ciel, tant soit peu fanÊ et r×pÊ, et sur cet habit un baudrier magnifique, en broderies d'or, et qui reluisait comme les Êcailles dont l'eau se couvre au grand soleil. Un manteau long de velours cramoisi tombait avec gr×ce sur ses Êpaules, dÊcouvrant par- devant seulement le splendide baudrier, auquel pendait une gigantesque rapiÉre. Ce mousquetaire venait de descendre de garde Á l'instant mËme, se plaignait d'Ëtre enrhumÊ et toussait de temps en temps avec affectation. Aussi avait-il pris le manteau, Á ce qu'il disait autour de lui, et tandis qu'il parlait du haut de sa tËte, en frisant dÊdaigneusement sa moustache, on admirait avec enthousiasme le baudrier brodÊ, et d'Artagnan plus que tout autre. " Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en vient ; c'est une folie, je le sais bien, mais c'est la mode. D'ailleurs, il faut bien employer Á quelque chose l'argent de sa lÊgitime. -- Ah ! Porthos ! s'Êcria un des assistants, n'essaie pas de nous faire croire que ce baudrier te vient de la gÊnÊrositÊ paternelle : il t'aura ÊtÊ donnÊ par la dame voilÊe avec laquelle je t'ai rencontrÊ l'autre dimanche vers la porte Saint-HonorÊ. -- Non, sur mon honneur et foi de gentilhomme, je l'ai achetÊ moi- mËme, et de mes propres deniers, rÊpondit celui qu'on venait de dÊsigner sous le nom de Porthos. -- Oui, comme j'ai achetÊ, moi, dit un autre mousquetaire, cette bourse neuve, avec ce que ma maÏtresse avait mis dans la vieille. -- Vrai, dit Porthos, et la preuve c'est que je l'ai payÊ douze pistoles. " L'admiration redoubla, quoique le doute continu×t d'exister. " N'est-ce pas, Aramis ? " dit Porthos se tournant vers un autre mousquetaire. Cet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec celui qui l'interrogeait et qui venait de le dÊsigner sous le nom d'Aramis : c'Êtait un jeune homme de vingt-deux Á vingt-trois ans Á peine, Á la figure naÐve et doucereuse, Á l'oeil noir et doux et aux joues roses et veloutÊes comme une pËche en automne ; sa moustache fine dessinait sur sa lÉvre supÊrieure une ligne d'une rectitude parfaite ; ses mains semblaient craindre de s'abaisser, de peur que leurs veines ne se gonflassent, et de temps en temps il se pinÚait le bout des oreilles pour les maintenir d'un incarnat tendre et transparent. D'habitude il parlait peu et lentement, saluait beaucoup, riait sans bruit en montrant ses dents, qu'il avait belles et dont, comme du reste de sa personne, il semblait prendre le plus grand soin. Il rÊpondit par un signe de tËte affirmatif Á l'interpellation de son ami. Cette affirmation parut avoir fixÊ tous les doutes Á l'endroit du baudrier ; on continua donc de l'admirer, mais on n'en parla plus ; et par un de ces revirements rapides de la pensÊe, la conversation passa tout Á coup Á un autre sujet. " Que pensez-vous de ce que raconte l'Êcuyer de Chalais ? " demanda un autre mousquetaire sans interpeller directement personne, mais s'adressant au contraire Á tout le monde. " Et que raconte-t-il ? demanda Porthos d'un ton suffisant. -- Il raconte qu'il a trouvÊ Á Bruxelles Rochefort, l'×me damnÊe du cardinal, dÊguisÊ en capucin ; ce Rochefort maudit, gr×ce Á ce dÊguisement, avait jouÊ M. de Laigues comme un niais qu'il est. -- Comme un vrai niais, dit Porthos ; mais la chose est-elle sÙre ? -- Je la tiens d'Aramis, rÊpondit le mousquetaire. -- Vraiment ? -- Eh ! vous le savez bien, Porthos, dit Aramis ; je vous l'ai racontÊe, Á vous-mËme hier, n'en parlons donc plus. -- N'en parlons plus, voilÁ votre opinion Á vous, reprit Porthos. N'en parlons plus ! peste ! comme vous concluez vite. Comment ! le cardinal fait espionner un gentilhomme, fait voler sa correspondance par un traÏtre, un brigand, un pendard ; fait, avec l'aide de cet espion et gr×ce Á cette correspondance, couper le cou Á Chalais, sous le stupide prÊtexte qu'il a voulu tuer le roi et marier Monsieur avec la reine ! Personne ne savait un mot de cette Ênigme, vous nous l'apprenez hier, Á la grande satisfaction de tous, et quand nous sommes encore tout Êbahis de cette nouvelle, vous venez nous dire aujourd'hui : N'en parlons plus ! -- Parlons-en donc, voyons, puisque vous le dÊsirez, reprit Aramis avec patience. -- Ce Rochefort, s'Êcria Porthos, si j'Êtais l'Êcuyer du pauvre Chalais, passerait avec moi un vilain moment. -- Et vous, vous passeriez un triste quart d'heure avec le duc Rouge, reprit Aramis. -- Ah ! le duc Rouge ! bravo, bravo, le duc Rouge ! rÊpondit Porthos en battant des mains et en approuvant de la tËte. Le " duc Rouge " est charmant. Je rÊpandrai le mot, mon cher, soyez tranquille. A-t-il de l'esprit, cet Aramis ! Quel malheur que vous n'ayez pas pu suivre votre vocation, mon cher ! quel dÊlicieux abbÊ vous eussiez fait ! -- Oh ! ce n'est qu'un retard momentanÊ, reprit Aramis ; un jour, je le serai. Vous savez bien, Porthos, que je continue d'Êtudier la thÊologie pour cela. -- Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le fera tÆt ou tard. -- TÆt, dit Aramis. -- Il n'attend qu'une chose pour le dÊcider tout Á fait et pour reprendre sa soutane, qui est pendue derriÉre son uniforme, reprit un mousquetaire. -- Et quelle chose attend-il ? demanda un autre. -- Il attend que la reine ait donnÊ un hÊritier Á la couronne de France. -- Ne plaisantons pas lÁ-dessus, Messieurs, dit Porthos ; gr×ce Á Dieu, la reine est encore d'×ge Á le donner. -- On dit que M. de Buckingham est en France, reprit Aramis avec un rire narquois qui donnait Á cette phrase, si simple en apparence, une signification passablement scandaleuse. -- Aramis, mon ami, pour cette fois vous avez tort, interrompit Porthos, et votre manie d'esprit vous entraÏne toujours au-delÁ des bornes ; si M. de TrÊville vous entendait, vous seriez mal venu de parler ainsi. -- Allez-vous me faire la leÚon, Porthos ? s'Êcria Aramis, dans l'oeil doux duquel on vit passer comme un Êclair. -- Mon cher, soyez mousquetaire ou abbÊ. Soyez l'un ou l'autre, mais pas l'un et l'autre, reprit Porthos. Tenez, Athos vous l'a dit encore l'autre jour : vous mangez Á tous les r×teliers. Ah ! ne nous f×chons pas, je vous prie, ce serait inutile, vous savez bien ce qui est convenu entre vous, Athos et moi. Vous allez chez Mme d'Aiguillon, et vous lui faites la cour ; vous allez chez Mme de Bois-Tracy, la cousine de Mme de Chevreuse, et vous passez pour Ëtre fort en avant dans les bonnes gr×ces de la dame. Oh ! mon Dieu, n'avouez pas votre bonheur, on ne vous demande pas votre secret, on connaÏt votre discrÊtion. Mais puisque vous possÊdez cette vertu, que diable ! Faites-en usage Á l'endroit de Sa MajestÊ. S'occupe qui voudra, et comme on voudra du roi et du cardinal ; mais la reine est sacrÊe, et si l'on en parle, que ce soit en bien. -- Porthos, vous Ëtes prÊtentieux comme Narcisse, je vous en prÊviens, rÊpondit Aramis ; vous savez que je hais la morale, exceptÊ quand elle est faite par Athos. Quant Á vous, mon cher, vous avez un trop magnifique baudrier pour Ëtre bien fort lÁ-dessus. Je serai abbÊ s'il me convient ; en attendant, je suis mousquetaire : en cette qualitÊ, je dis ce qu'il me plaÏt, et en ce moment il me plaÏt de vous dire que vous m'impatientez. -- Aramis ! -- Porthos ! -- Eh ! Messieurs ! Messieurs ! s'Êcria-t-on autour d'eux. -- M. de TrÊville attend M. d'Artagnan " , interrompit le laquais en ouvrant la porte du cabinet. A cette annonce, pendant laquelle la porte demeurait ouverte, chacun se tut, et au milieu du silence gÊnÊral le jeune Gascon traversa l'antichambre dans une partie de sa longueur et entra chez le capitaine des mousquetaires, se fÊlicitant de tout son coeur d'Êchapper aussi Á point Á la fin de cette bizarre querelle. CHAPITRE III. L'AUDIENCE M. de TrÊville Êtait pour le moment de fort mÊchante humeur ; nÊanmoins il salua poliment le jeune homme, qui s'inclina jusqu'Á terre, et il sourit en recevant son compliment, dont l'accent bÊarnais lui rappela Á la fois sa jeunesse et son pays, double souvenir qui fait sourire l'homme Á tous les ×ges. Mais, se rapprochant presque aussitÆt de l'antichambre et faisant Á d'Artagnan un signe de la main, comme pour lui demander la permission d'en finir avec les autres avant de commencer avec lui, il appela trois fois, en grossissant la voix Á chaque fois, de sorte qu'il parcourut tous les tons intervallaires entre l'accent impÊratif et l'accent irritÊ : " Athos ! Porthos ! Aramis ! " Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons dÊjÁ fait connaissance, et qui rÊpondaient aux deux derniers de ces trois noms, quittÉrent aussitÆt les groupes dont ils faisaient partie et s'avancÉrent vers le cabinet, dont la porte se referma derriÉre eux dÉs qu'ils en eurent franchi le seuil. Leur contenance, bien qu'elle ne fÙt pas tout Á fait tranquille, excita cependant, par son laisser-aller Á la fois plein de dignitÊ et de soumission, l'admiration de d'Artagnan, qui voyait dans ces hommes des demi-dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien armÊ de tous ses foudres. Quand les deux mousquetaires furent entrÊs, quand la porte fut refermÊe derriÉre eux, quand le murmure bourdonnant de l'antichambre, auquel l'appel qui venait d'Ëtre fait avait sans doute donnÊ un nouvel aliment, eut recommencÊ ; quand enfin M. de TrÊville eut trois ou quatre fois arpentÊ, silencieux et le sourcil froncÊ, toute la longueur de son cabinet, passant chaque fois devant Porthos et Aramis, roides et muets comme Á la parade, il s'arrËta tout Á coup en face d'eux, et les couvrant des pieds Á la tËte d'un regard irritÊ : " Savez-vous ce que m'a dit le roi, s'Êcria-t-il, et cela pas plus tard qu'hier au soir ? le savez-vous, Messieurs ? -- Non, rÊpondirent aprÉs un instant de silence les deux mousquetaires ; non, Monsieur, nous l'ignorons. -- Mais j'espÉre que vous nous ferez l'honneur de nous le dire, ajouta Aramis de son ton le plus poli et avec la plus gracieuse rÊvÊrence. -- Il m'a dit qu'il recruterait dÊsormais ses mousquetaires parmi les gardes de M. le cardinal ! -- Parmi les gardes de M. le cardinal ! et pourquoi cela ? demanda vivement Porthos. -- Parce qu'il voyait bien que sa piquette avait besoin d'Ëtre ragaillardie par un mÊlange de bon vin. " Les deux mousquetaires rougirent jusqu'au blanc des yeux. D'Artagnan ne savait oÝ il en Êtait et eÙt voulu Ëtre Á cent pieds sous terre. " Oui, oui, continua M. de TrÊville en s'animant, oui, et Sa MajestÊ avait raison, car, sur mon honneur, il est vrai que les mousquetaires font triste figure Á la cour. M. le cardinal racontait hier au jeu du roi, avec un air de condolÊance qui me dÊplut fort, qu'avant-hier ces damnÊs mousquetaires, ces diables Á quatre -- il appuyait sur ces mots avec un accent ironique qui me dÊplut encore davantage --, ces pourfendeurs, ajoutait-il en me regardant de son oeil de chat-tigre, s'Êtaient attardÊs rue FÊrou, dans un cabaret, et qu'une ronde de ses gardes -- j'ai cru qu'il allait me rire au nez -- avait ÊtÊ forcÊe d'arrËter les perturbateurs. Morbleu ! vous devez en savoir quelque chose ! ArrËter des mousquetaires ! Vous en Êtiez, vous autres, ne vous en dÊfendez pas, on vous a reconnus, et le cardinal vous a nommÊs. VoilÁ bien ma faute, oui, ma faute, puisque c'est moi qui choisis mes hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoi diable m'avez-vous demandÊ la casaque quand vous alliez Ëtre si bien sous la soutane ? Voyons, vous, Porthos, n'avez-vous un si beau baudrier d'or que pour y suspendre une ÊpÊe de paille ? Et Athos ! je ne vois pas Athos. OÝ est-il ? -- Monsieur, rÊpondit tristement Aramis, il est malade, fort malade. -- Malade, fort malade, dites-vous ? et de quelle maladie ? -- On craint que ce ne soit de la petite vÊrole, Monsieur, rÊpondit Porthos voulant mËler Á son tour un mot Á la conversation, et ce qui serait f×cheux en ce que trÉs certainement cela g×terait son visage. -- De la petite vÊrole ! VoilÁ encore une glorieuse histoire que vous me contez lÁ, Porthos !... Malade de la petite vÊrole, Á son ×ge ?... Non pas !... mais blessÊ sans doute, tuÊ peut-Ëtre... Ah ! si je le savais !... Sangdieu ! Messieurs les mousquetaires, je n'entends pas que l'on hante ainsi les mauvais lieux, qu'on se prenne de querelle dans la rue et qu'on joue de l'ÊpÊe dans les carrefours. Je ne veux pas enfin qu'on prËte Á rire aux gardes de M. le cardinal, qui sont de braves gens, tranquilles, adroits, qui ne se mettent jamais dans le cas d'Ëtre arrËtÊs, et qui d'ailleurs ne se laisseraient pas arrËter eux !... j'en suis sÙr... Ils aimeraient mieux mourir sur la place que de faire un pas en arriÉre... Se sauver, dÊtaler, fuir, c'est bon pour les mousquetaires du roi, cela ! " Porthos et Aramis frÊmissaient de rage. Ils auraient volontiers ÊtranglÊ M. de TrÊville, si au fond de tout cela ils n'avaient pas senti que c'Êtait le grand amour qu'il leur portait qui le faisait leur parler ainsi. Ils frappaient le tapis du pied, se mordaient les lÉvres jusqu'au sang et serraient de toute leur force la garde de leur ÊpÊe. Au-dehors on avait entendu appeler, comme nous l'avons dit, Athos, Porthos et Aramis, et l'on avait devinÊ, Á l'accent de la voix de M. de TrÊville, qu'il Êtait parfaitement en colÉre. Dix tËtes curieuses Êtaient appuyÊes Á la tapisserie et p×lissaient de fureur, car leurs oreilles collÊes Á la porte ne perdaient pas une syllabe de ce qui se disait, tandis que leurs bouches rÊpÊtaient au fur et Á mesure les paroles insultantes du capitaine Á toute la population de l'antichambre. En un instant depuis la porte du cabinet jusqu'Á la porte de la rue, tout l'hÆtel fut en Êbullition. " Ah ! les mousquetaires du roi se font arrËter par les gardes de M. le cardinal " , continua M. de TrÊville aussi furieux Á l'intÊrieur que ses soldats, mais saccadant ses paroles et les plongeant une Á une pour ainsi dire et comme autant de coups de stylet dans la poitrine de ses auditeurs. " Ah ! six gardes de Son Eminence arrËtent six mousquetaires de Sa MajestÊ ! Morbleu ! j'ai pris mon parti. Je vais de ce pas au Louvre ; je donne ma dÊmission de capitaine des mousquetaires du roi pour demander une lieutenance dans les gardes du cardinal, et s'il me refuse, morbleu ! je me fais abbÊ. " A ces paroles, le murmure de l'extÊrieur devint une explosion : partout on n'entendait que jurons et blasphÉmes. Les morbleu ! les sangdieu ! les morts de tous les diables ! se croisaient dans l'air. D'Artagnan cherchait une tapisserie derriÉre laquelle se cacher, et se sentait une envie dÊmesurÊe de se fourrer sous la table. " Eh bien, mon capitaine, dit Porthos hors de lui, la vÊritÊ est que nous Êtions six contre six, mais nous avons ÊtÊ pris en traÏtre, et avant que nous eussions eu le temps de tirer nos ÊpÊes, deux d'entre nous Êtaient tombÊs morts, et Athos, blessÊ griÉvement, ne valait guÉre mieux. Car vous le connaissez, Athos ; eh bien, capitaine, il a essayÊ de se relever deux fois, et il est retombÊ deux fois. Cependant nous ne nous sommes pas rendus, non ! l'on nous a entraÏnÊs de force. En chemin, nous nous sommes sauvÊs. Quant Á Athos, on l'avait cru mort, et on l'a laissÊ bien tranquillement sur le champ de bataille, ne pensant pas qu'il valÙt la peine d'Ëtre emportÊ. VoilÁ l'histoire. Que diable, capitaine ! on ne gagne pas toutes les batailles. Le grand PompÊe a perdu celle de Pharsale, et le roi FranÚois Ier, qui, Á ce que j'ai entendu dire, en valait bien un autre, a perdu cependant celle de Pavie. -- Et j'ai l'honneur de vous assurer que j'en ai tuÊ un avec sa propre ÊpÊe, dit Aramis, car la mienne s'est brisÊe Á la premiÉre parade... TuÊ ou poignardÊ, Monsieur, comme il vous sera agrÊable. -- Je ne savais pas cela, reprit M. de TrÊville d'un ton un peu radouci. M. le cardinal avait exagÊrÊ, Á ce que je vois. -- Mais de gr×ce, Monsieur, continua Aramis, qui, voyant son capitaine s'apaiser, osait hasarder une priÉre, de gr×ce, Monsieur, ne dites pas qu'Athos lui-mËme est blessÊ : il serait au dÊsespoir que cela parvint aux oreilles du roi, et comme la blessure est des plus graves, attendu qu'aprÉs avoir traversÊ l'Êpaule elle pÊnÉtre dans la poitrine, il serait Á craindre... " Au mËme instant la portiÉre se souleva, et une tËte noble et belle, mais affreusement p×le, parut sous la frange. " Athos ! s'ÊcriÉrent les deux mousquetaires. -- Athos ! rÊpÊta M. de TrÊville lui-mËme. -- Vous m'avez mandÊ, Monsieur, dit Athos Á M. de TrÊville d'une voix affaiblie mais parfaitement calme, vous m'avez demandÊ, Á ce que m'ont dit nos camarades, et je m'empresse de me rendre Á vos ordres ; voilÁ, Monsieur, que me voulez-vous ? " Et Á ces mots le mousquetaire, en tenue irrÊprochable, sanglÊ comme de coutume, entra d'un pas ferme dans le cabinet. M. de TrÊville, Êmu jusqu'au fond du coeur de cette preuve de courage, se prÊcipita vers lui. " J'Êtais en train de dire Á ces Messieurs, ajouta-t-il, que je dÊfends Á mes mousquetaires d'exposer leurs jours sans nÊcessitÊ, car les braves gens sont bien chers au roi, et le roi sait que ses mousquetaires sont les plus braves gens de la terre. Votre main, Athos. " Et sans attendre que le nouveau venu rÊpondÏt de lui-mËme Á cette preuve d'affection, M. de TrÊville saisissait sa main droite et la lui serrait de toutes ses forces, sans s'apercevoir qu'Athos, quel que fÙt son empire sur lui-mËme, laissait Êchapper un mouvement de douleur et p×lissait encore, ce que l'on aurait pu croire impossible. La porte Êtait restÊe entrouverte, tant l'arrivÊe d'Athos, dont, malgrÊ le secret gardÊ, la blessure Êtait connue de tous, avait produit de sensation. Un brouhaha de satisfaction accueillit les derniers mots du capitaine et deux ou trois tËtes, entraÏnÊes par l'enthousiasme, apparurent par les ouvertures de la tapisserie. Sans doute, M. de TrÊville allait rÊprimer par de vives paroles cette infraction aux lois de l'Êtiquette, lorsqu'il sentit tout Á coup la main d'Athos se crisper dans la sienne, et qu'en portant les yeux sur lui il s'aperÚut qu'il allait s'Êvanouir. Au mËme instant, Athos, qui avait rassemblÊ toutes ses forces pour lutter contre la douleur, vaincu enfin par elle, tomba sur le parquet comme s'il fÙt mort. " Un chirurgien ! cria M. de TrÊville. Le mien, celui du roi, le meilleur ! Un chirurgien ! ou, sang dieu ! mon brave Athos va trÊpasser. " Aux cris de M. de TrÊville, tout le monde se prÊcipita dans son cabinet sans qu'il songe×t Á en fermer la porte Á personne, chacun s'empressant autour du blessÊ. Mais tout cet empressement eÙt ÊtÊ inutile, si le docteur demandÊ ne se fÙt trouvÊ dans l'hÆtel mËme ; il fendit la foule, s'approcha d'Athos toujours Êvanoui, et, comme tout ce bruit et tout ce mouvement le gËnait fort, il demanda comme premiÉre chose et comme la plus urgente que le mousquetaire fÙt emportÊ dans une chambre voisine. AussitÆt M. de TrÊville ouvrit une porte et montra le chemin Á Porthos et Á Aramis, qui emportÉrent leur camarade dans leurs bras. DerriÉre ce groupe marchait le chirurgien, et derriÉre le chirurgien, la porte se referma. Alors le cabinet de M. de TrÊville, ce lieu ordinairement si respectÊ, devint momentanÊment une succursale de l'antichambre. Chacun discourait, pÊrorait, parlait haut, jurant, sacrant, donnant le cardinal et ses gardes Á tous les diables. Un instant aprÉs, Porthos et Aramis rentrÉrent ; le chirurgien et M. de TrÊville seuls Êtaient restÊs prÉs du blessÊ. Enfin M. de TrÊville rentra Á son tour. Le blessÊ avait repris connaissance ; le chirurgien dÊclarait que l'Êtat du mousquetaire n'avait rien qui pÙt inquiÊter ses amis, sa faiblesse ayant ÊtÊ purement et simplement occasionnÊe par la perte de son sang. Puis M. de TrÊville fit un signe de la main, et chacun se retira, exceptÊ d'Artagnan, qui n'oubliait point qu'il avait audience et qui, avec sa tÊnacitÊ de Gascon, Êtait demeurÊ Á la mËme place. Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut refermÊe, M. de TrÊville se retourna et se trouva seul avec le jeune homme. L'ÊvÊnement qui venait d'arriver lui avait quelque peu fait perdre le fil de ses idÊes. Il s'informa de ce que lui voulait l'obstinÊ solliciteur. D'Artagnan alors se nomma, et M. de TrÊville, se rappelant d'un seul coup tous ses souvenirs du prÊsent et du passÊ, se trouva au courant de sa situation. " Pardon lui dit-il en souriant, pardon, mon cher compatriote, mais je vous avais parfaitement oubliÊ. Que voulez-vous ! un capitaine n'est rien qu'un pÉre de famille chargÊ d'une plus grande responsabilitÊ qu'un pÉre de famille ordinaire. Les soldats sont de grands enfants ; mais comme je tiens Á ce que les ordres du roi, et surtout ceux de M. le cardinal, soient exÊcutÊs... " D'Artagnan ne put dissimuler un sourire. A ce sourire, M. de TrÊville jugea qu'il n'avait point affaire Á un sot, et venant droit au fait, tout en changeant de conversation : " J'ai beaucoup aimÊ Monsieur votre pÉre, dit-il. Que puis-je faire pour son fils ? h×tez-vous, mon temps n'est pas Á moi. -- Monsieur, dit d'Artagnan, en quittant Tarbes et en venant ici, je me proposais de vous demander, en souvenir de cette amitiÊ dont vous n'avez pas perdu mÊmoire, une casaque de mousquetaire ; mais, aprÉs tout ce que je vois depuis deux heures, je comprends qu'une telle faveur serait Ênorme, et je tremble de ne point la mÊriter. -- C'est une faveur en effet, jeune homme, rÊpondit M. de TrÊville ; mais elle peut ne pas Ëtre si fort au-dessus de vous que vous le croyez ou que vous avez l'air de le croire. Toutefois une dÊcision de Sa MajestÊ a prÊvu ce cas, et je vous annonce avec regret qu'on ne reÚoit personne mousquetaire avant l'Êpreuve prÊalable de quelques campagnes, de certaines actions d'Êclat, ou d'un service de deux ans dans quelque autre rÊgiment moins favorisÊ que le nÆtre. " D'Artagnan s'inclina sans rien rÊpondre. Il se sentait encore plus avide d'endosser l'uniforme de mousquetaire depuis qu'il y avait de si grandes difficultÊs Á l'obtenir. " Mais, continua TrÊville en fixant sur son compatriote un regard si perÚant qu'on eÙt dit qu'il voulait lire jusqu'au fond de son coeur, mais, en faveur de votre pÉre, mon ancien compagnon, comme je vous l'ai dit, je veux faire quelque chose pour vous, jeune homme. Nos cadets de BÊarn ne sont ordinairement pas riches, et je doute que les choses aient fort changÊ de face depuis mon dÊpart de la province. Vous ne devez donc pas avoir de trop, pour vivre, de l'argent que vous avez apportÊ avec vous. " D'Artagnan se redressa d'un air fier qui voulait dire qu'il ne demandait l'aumÆne Á personne. " C'est bien, jeune homme, c'est bien, continua TrÊville, je connais ces airs-lÁ, je suis venu Á Paris avec quatre Êcus dans ma poche, et je me serais battu avec quiconque m'aurait dit que je n'Êtais pas en Êtat d'acheter le Louvre. " D'Artagnan se redressa de plus en plus ; gr×ce Á la vente de son cheval, il commenÚait sa carriÉre avec quatre Êcus de plus que M. de TrÊville n'avait commencÊ la sienne. " Vous devez donc, disais-je, avoir besoin de conserver ce que vous avez, si forte que soit cette somme ; mais vous devez avoir besoin aussi de vous perfectionner dans les exercices qui conviennent Á un gentilhomme. J'Êcrirai dÉs aujourd'hui une lettre au directeur de l'AcadÊmie royale, et dÉs demain il vous recevra sans rÊtribution aucune. Ne refusez pas cette petite douceur. Nos gentilshommes les mieux nÊs et les plus riches la sollicitent quelquefois, sans pouvoir l'obtenir. Vous apprendrez le manÉge du cheval, l'escrime et la danse ; vous y ferez de bonnes connaissances, et de temps en temps vous reviendrez me voir pour me dire oÝ vous en Ëtes et si je puis faire quelque chose pour vous. " D'Artagnan, tout Êtranger qu'il fÙt encore aux faÚons de cour, s'aperÚut de la froideur de cet accueil. " HÊlas, Monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de recommandation que mon pÉre m'avait remise pour vous me fait dÊfaut aujourd'hui ! -- En effet, rÊpondit M. de TrÊville, je m'Êtonne que vous ayez entrepris un aussi long voyage sans