ce viatique obligÊ, notre seule ressource Á nous autres BÊarnais. -- Je l'avais, Monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme, s'Êcria d'Artagnan ; mais on me l'a perfidement dÊrobÊ. " Et il raconta toute la scÉne de Meung, dÊpeignit le gentilhomme inconnu dans ses moindres dÊtails, le tout avec une chaleur, une vÊritÊ qui charmÉrent M. de TrÊville. " VoilÁ qui est Êtrange, dit ce dernier en mÊditant ; vous aviez donc parlÊ de moi tout haut ? -- Oui, Monsieur, sans doute j'avais commis cette imprudence ; que voulez-vous, un nom comme le vÆtre devait me servir de bouclier en route : jugez si je me suis mis souvent Á couvert ! " La flatterie Êtait fort de mise alors, et M. de TrÊville aimait l'encens comme un roi ou comme un cardinal. Il ne put donc s'empËcher de sourire avec une visible satisfaction, mais ce sourire s'effaÚa bientÆt, et revenant de lui-mËme Á l'aventure de Meung : " Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme n'avait-il pas une lÊgÉre cicatrice Á la tempe ? -- Oui, comme le ferait l'Êraflure d'une balle. -- N'Êtait-ce pas un homme de belle mine ? -- Oui. -- De haute taille ? -- Oui. -- P×le de teint et brun de poil ? -- Oui, oui, c'est cela. Comment se fait-il, Monsieur, que vous connaissiez cet homme ? Ah ! si jamais je le retrouve, et je le retrouverai, je vous le jure, fÙt-ce en enfer... -- Il attendait une femme ? continua TrÊville. -- Il est du moins parti aprÉs avoir causÊ un instant avec celle qu'il attendait. -- Vous ne savez pas quel Êtait le sujet de leur conversation ? -- Il lui remettait une boÏte, lui disait que cette boÏte contenait ses instructions, et lui recommandait de ne l'ouvrir qu'Á Londres. -- Cette femme Êtait Anglaise ? -- Il l'appelait Milady. -- C'est lui ! murmura TrÊville, c'est lui ! je le croyais encore Á Bruxelles ! -- Oh ! Monsieur, si vous savez quel est cet homme, s'Êcria d'Artagnan, indiquez-moi qui il est et d'oÝ il est, puis je vous tiens quitte de tout, mËme de votre promesse de me faire entrer dans les mousquetaires ; car avant toute chose je veux me venger. -- Gardez-vous-en bien, jeune homme, s'Êcria TrÊville ; si vous le voyez venir, au contraire, d'un cÆtÊ de la rue, passez de l'autre ! Ne vous heurtez pas Á un pareil rocher : il vous briserait comme un verre. -- Cela n'empËche pas, dit d'Artagnan, que si jamais je le retrouve... -- En attendant, reprit TrÊville, ne le cherchez pas, si j'ai un conseil Á vous donner. " Tout Á coup TrÊville s'arrËta, frappÊ d'un soupÚon subit. Cette grande haine que manifestait si hautement le jeune voyageur pour cet homme, qui, chose assez peu vraisemblable, lui avait dÊrobÊ la lettre de son pÉre, cette haine ne cachait-elle pas quelque perfidie ? ce jeune homme n'Êtait-il pas envoyÊ par Son Eminence ? ne venait-il pas pour lui tendre quelque piÉge ? ce prÊtendu d'Artagnan n'Êtait-il pas un Êmissaire du cardinal qu'on cherchait Á introduire dans sa maison, et qu'on avait placÊ prÉs de lui pour surprendre sa confiance et pour le perdre plus tard, comme cela s'Êtait mille fois pratiquÊ ? Il regarda d'Artagnan plus fixement encore cette seconde fois que la premiÉre. Il fut mÊdiocrement rassurÊ par l'aspect de cette physionomie pÊtillante d'esprit astucieux et d'humilitÊ affectÊe. " Je sais bien qu'il est Gascon, pensa-t-il ; mais il peut l'Ëtre aussi bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, Êprouvons-le. " " Mon ami, lui dit-il lentement, je veux, comme au fils de mon ancien ami, car je tiens pour vraie l'histoire de cette lettre perdue, je veux, dis- je, pour rÊparer la froideur que vous avez d'abord remarquÊe dans mon accueil, vous dÊcouvrir les secrets de notre politique. Le roi et le cardinal sont les meilleurs amis ; leurs apparents dÊmËlÊs ne sont que pour tromper les sots. Je ne prÊtends pas qu'un compatriote, un joli cavalier, un brave garÚon, fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces feintises et donne comme un niais dans le panneau, Á la suite de tant d'autres qui s'y sont perdus. Songez bien que je suis dÊvouÊ Á ces deux maÏtres tout-puissants, et que jamais mes dÊmarches sÊrieuses n'auront d'autre but que le service du roi et celui de M. le cardinal, un des plus illustres gÊnies que la France ait produits. Maintenant, jeune homme, rÊglez-vous lÁ-dessus, et si vous avez, soit de famille, soit par relations, soit d'instinct mËme, quelqu'une de ces inimitiÊs contre le cardinal telles que nous les voyons Êclater chez les gentilshommes, dites-moi adieu, et quittons-nous. Je vous aiderai en mille circonstances, mais sans vous attacher Á ma personne. J'espÉre que ma franchise, en tout cas, vous fera mon ami ; car vous Ëtes jusqu'Á prÊsent le seul jeune homme Á qui j'aie parlÊ comme je le fais. " TrÊville se disait Á part lui : " Si le cardinal m'a dÊpËchÊ ce jeune renard, il n'aura certes pas manquÊ, lui qui sait Á quel point je l'exÉcre, de dire Á son espion que le meilleur moyen de me faire la cour est de me dire pis que pendre de lui ; aussi, malgrÊ mes protestations, le rusÊ compÉre va-t-il me rÊpondre bien certainement qu'il a l'Eminence en horreur. " Il en fut tout autrement que s'y attendait TrÊville ; d'Artagnan rÊpondit avec la plus grande simplicitÊ : " Monsieur, j'arrive Á Paris avec des intentions toutes semblables. Mon pÉre m'a recommandÊ de ne souffrir rien que du roi, de M. le cardinal et de vous, qu'il tient pour les trois premiers de France. " D'Artagnan ajoutait M. de TrÊville aux deux autres, comme on peut s'en apercevoir, mais il pensait que cette adjonction ne devait rien g×ter. " J'ai donc la plus grande vÊnÊration pour M. le cardinal, continua-t-il, et le plus profond respect pour ses actes. Tant mieux pour moi, Monsieur, si vous me parlez, comme vous le dites, avec franchise ; car alors vous me ferez l'honneur d'estimer cette ressemblance de goÙt ; mais si vous avez eu quelque dÊfiance, bien naturelle d'ailleurs, je sens que je me perds en disant la vÊritÊ ; mais, tant pis, vous ne laisserez pas que de m'estimer, et c'est Á quoi je tiens plus qu'Á toute chose au monde. " M. de TrÊville fut surpris au dernier point. Tant de pÊnÊtration, tant de franchise enfin, lui causait de l'admiration, mais ne levait pas entiÉrement ses doutes : plus ce jeune homme Êtait supÊrieur aux autres jeunes gens, plus il Êtait Á redouter s'il se trompait. NÊanmoins il serra la main Á d'Artagnan, et lui dit : " Vous Ëtes un honnËte garÚon, mais dans ce moment je ne puis faire que ce que je vous ai offert tout Á l'heure. Mon hÆtel vous sera toujours ouvert. Plus tard, pouvant me demander Á toute heure et par consÊquent saisir toutes les occasions, vous obtiendrez probablement ce que vous dÊsirez obtenir. -- C'est-Á-dire, Monsieur, reprit d'Artagnan, que vous attendez que je m'en sois rendu digne. Eh bien, soyez tranquille, ajouta-t-il avec la familiaritÊ du Gascon, vous n'attendrez pas longtemps. " Et il salua pour se retirer, comme si dÊsormais le reste le regardait. " Mais attendez donc, dit M. de TrÊville en l'arrËtant, je vous ai promis une lettre pour le directeur de l'AcadÊmie. Etes-vous trop fier pour l'accepter, mon jeune gentilhomme ? -- Non, Monsieur, dit d'Artagnan ; je vous rÊponds qu'il n'en sera pas de celle-ci comme de l'autre. Je la garderai si bien qu'elle arrivera, je vous le jure, Á son adresse, et malheur Á celui qui tenterait de me l'enlever ! " M. de TrÊville sourit Á cette fanfaronnade, et, laissant son jeune compatriote dans l'embrasure de la fenËtre oÝ ils se trouvaient et oÝ ils avaient causÊ ensemble, il alla s'asseoir Á une table et se mit Á Êcrire la lettre de recommandation promise. Pendant ce temps, d'Artagnan, : qui n'avait rien de mieux Á faire, se mit Á battre une marche contre les carreaux, regardant les mousquetaires qui s'en allaient les uns aprÉs les autres, et les suivant du regard jusqu'Á ce qu'ils eussent disparu au tournant de la rue. M. de TrÊville, aprÉs avoir Êcrit la lettre, la cacheta et, se levant, s'approcha du jeune homme pour la lui donner ; mais au moment mËme oÝ d'Artagnan Êtendait la main pour la recevoir, M. de TrÊville fut bien ÊtonnÊ de voir son protÊgÊ faire un soubresaut, rougir de colÉre et s'Êlancer hors du cabinet en criant : " Ah ! sangdieu ! il ne m'Êchappera pas, cette fois. -- Et qui cela ? demanda M. de TrÊville. -- Lui, mon voleur ! rÊpondit d'Artagnan. Ah ! traÏtre ! " Et il disparut. " Diable de fou ! murmura M. de TrÊville. A moins toutefois, ajouta-t- il, que ce ne soit une maniÉre adroite de s'esquiver, en voyant qu'il a manquÊ son coup. " CHAPITRE IV. L'EPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS D'Artagnan, furieux, avait traversÊ l'antichambre en trois bonds et s'ÊlanÚait sur l'escalier, dont il comptait descendre les degrÊs quatre Á quatre, lorsque, emportÊ par sa course, il alla donner tËte baissÊe dans un mousquetaire qui sortait de chez M. de TrÊville par une porte de dÊgagement, et, le heurtant du front Á l'Êpaule, lui fit pousser un cri ou plutÆt un hurlement. " Excusez-moi, dit d'Artagnan, essayant de reprendre sa course, excusez-moi, mais je suis pressÊ. " A peine avait-il descendu le premier escalier, qu'un poignet de fer le saisit par son Êcharpe et l'arrËta. " Vous Ëtes pressÊ ! s'Êcria le mousquetaire, p×le comme un linceul ; sous ce prÊtexte, vous me heurtez, vous dites : " Excusez-moi " , et vous croyez que cela suffit ? Pas tout Á fait, mon jeune homme. Croyez-vous, parce que vous avez entendu M. de TrÊville nous parler un peu cavaliÉrement aujourd'hui, que l'on peut nous traiter comme il nous parle ? DÊtrompez-vous, compagnon, vous n'Ëtes pas M. de TrÊville, vous. -- Ma foi, rÊpliqua d'Artagnan, qui reconnut Athos, lequel, aprÉs le pansement opÊrÊ par le docteur, regagnait son appartement, ma foi, je ne l'ai pas fait exprÉs, j'ai dit : " Excusez-moi. " Il me semble donc que c'est assez. Je vous rÊpÉte cependant, et cette fois c'est trop peut-Ëtre, parole d'honneur ! je suis pressÊ, trÉs pressÊ. L×chez-moi donc, je vous prie, et laissez-moi aller oÝ j'ai affaire. -- Monsieur, dit Athos en le l×chant, vous n'Ëtes pas poli. On voit que vous venez de loin. " D'Artagnan avait dÊjÁ enjambÊ trois ou quatre degrÊs, mais Á la remarque d'Athos il s'arrËta court. " Morbleu, Monsieur ! dit-il, de si loin que je vienne, ce n'est pas vous qui me donnerez une leÚon de belles maniÉres, je vous prÊviens. -- Peut-Ëtre, dit Athos. -- Ah ! si je n'Êtais pas si pressÊ, s'Êcria d'Artagnan, et si je ne courais pas aprÉs quelqu'un... -- Monsieur l'homme pressÊ, vous me trouverez sans courir, moi, entendez-vous ? -- Et oÝ cela, s'il vous plaÏt ? -- PrÉs des Carmes-Deschaux. -- A quelle heure ? -- Vers midi. -- Vers midi, c'est bien, j'y serai. -- T×chez de ne pas me faire attendre, car Á midi un quart je vous prÊviens que c'est moi qui courrai aprÉs vous et vous couperai les oreilles Á la course. -- Bon ! lui cria d'Artagnan ; on y sera Á midi moins dix minutes. " Et il se mit Á courir comme si le diable l'emportait, espÊrant retrouver encore son inconnu, que son pas tranquille ne devait pas avoir conduit bien loin. Mais, Á la porte de la rue, causait Porthos avec un soldat aux gardes. Entre les deux causeurs, il y avait juste l'espace d'un homme. D'Artagnan crut que cet espace lui suffirait, et il s'ÊlanÚa pour passer comme une flÉche entre eux deux. Mais d'Artagnan avait comptÊ sans le vent. Comme il allait passer, le vent s'engouffra dans le long manteau de Porthos, et d'Artagnan vint donner droit dans le manteau. Sans doute, Porthos avait des raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle de son vËtement, car, au lieu de laisser aller le pan qu'il tenait, il tira Á lui, de sorte que d'Artagnan s'enroula dans le velours par un mouvement de rotation qu'explique la rÊsistance de l'obstinÊ Porthos. D'Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut sortir de dessous le manteau qui l'aveuglait, et chercha son chemin dans le pli. Il redoutait surtout d'avoir portÊ atteinte Á la fraÏcheur du magnifique baudrier que nous connaissons ; mais, en ouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez collÊ entre les deux Êpaules de Porthos, c'est- Á-dire prÊcisÊment sur le baudrier. HÊlas ! comme la plupart des choses de ce monde qui n'ont pour elles que l'apparence, le baudrier Êtait d'or par-devant et de simple buffle par-derriÉre. Porthos, en vrai glorieux qu'il Êtait, ne pouvant avoir un baudrier d'or tout entier, en avait au moins la moitiÊ : on comprenait dÉs lors la nÊcessitÊ du rhume et l'urgence du manteau. " Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se dÊbarrasser de d'Artagnan qui lui grouillait dans le dos, vous Ëtes donc enragÊ de vous jeter comme cela sur les gens ! -- Excusez-moi, dit d'Artagnan reparaissant sous l'Êpaule du gÊant, mais je suis trÉs pressÊ, je cours aprÉs quelqu'un, et... -- Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, par hasard ? demanda Porthos. -- Non, rÊpondit d'Artagnan piquÊ, non, et gr×ce Á mes yeux je vois mËme ce que ne voient pas les autres. " Porthos comprit ou ne comprit pas, toujours est-il que, se laissant aller Á sa colÉre : " Monsieur, dit-il, vous vous ferez Êtriller, je vous en prÊviens, si vous vous frottez ainsi aux mousquetaires. -- Etriller, Monsieur ! dit d'Artagnan, le mot est dur. -- C'est celui qui convient Á un homme habituÊ Á regarder en face ses ennemis. -- Ah ! pardieu ! je sais bien que vous ne tournez pas le dos aux vÆtres, vous. " Et le jeune homme, enchantÊ de son espiÉglerie, s'Êloigna en riant Á gorge dÊployÊe. Porthos Êcuma de rage et fit un mouvement pour se prÊcipiter sur d'Artagnan. " Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n'aurez plus votre manteau. -- A une heure donc, derriÉre le Luxembourg. -- TrÉs bien, Á une heure " , rÊpondit d'Artagnan en tournant l'angle de la rue. Mais ni dans la rue qu'il venait de parcourir, ni dans celle qu'il embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si doucement qu'eÙt marchÊ l'inconnu, il avait gagnÊ du chemin ; peut-Ëtre aussi Êtait-il entrÊ dans quelque maison. D'Artagnan s'informa de lui Á tous ceux qu'il rencontra, descendit jusqu'au bac, remonta par la rue de Seine et la Croix-Rouge ; mais rien, absolument rien. Cependant cette course lui fut profitable en ce sens qu'Á mesure que la sueur inondait son front, son coeur se refroidissait. Il se mit alors Á rÊflÊchir sur les ÊvÊnements qui venaient de se passer ; ils Êtaient nombreux et nÊfastes : il Êtait onze heures du matin Á peine, et dÊjÁ la matinÊe lui avait apportÊ la disgr×ce de M. de TrÊville, qui ne pouvait manquer de trouver un peu cavaliÉre la faÚon dont d'Artagnan l'avait quittÊ. En outre, il avait ramassÊ deux bons duels avec deux hommes capables de tuer chacun trois d'Artagnan, avec deux mousquetaires enfin, c'est-Á-dire avec deux de ces Ëtres qu'il estimait si fort qu'il les mettait, dans sa pensÊe et dans son coeur, au-dessus de tous les autres hommes. La conjecture Êtait triste. SÙr d'Ëtre tuÊ par Athos, on comprend que le jeune homme ne s'inquiÊtait pas beaucoup de Porthos. Pourtant, comme l'espÊrance est la derniÉre chose qui s'Êteint dans le coeur de l'homme, il en arriva Á espÊrer qu'il pourrait survivre, avec des blessures terribles, bien entendu, Á ces deux duels, et, en cas de survivance, il se fit pour l'avenir les rÊprimandes suivantes : " Quel ÊcervelÊ je fais, et quel butor je suis ! Ce brave et malheureux Athos Êtait blessÊ juste Á l'Êpaule contre laquelle je m'en vais, moi, donner de la tËte comme un bÊlier. La seule chose qui m'Êtonne, c'est qu'il ne m'ait pas tuÊ roide ; il en avait le droit, et la douleur que je lui ai causÊe a dÙ Ëtre atroce. Quant Á Porthos ! Oh ! quant Á Porthos, ma foi, c'est plus drÆle. " Et malgrÊ lui le jeune homme se mit Á rire, tout en regardant nÊanmoins si ce rire isolÊ, et sans cause aux yeux de ceux qui le voyaient rire, n'allait pas blesser quelque passant. " Quant Á Porthos, c'est plus drÆle ; mais je n'en suis pas moins un misÊrable Êtourdi. Se jette-t-on ainsi sur les gens sans dire gare ! non ! et va-t-on leur regarder sous le manteau pour y voir ce qui n'y est pas ! Il m'eÙt pardonnÊ bien certainement ; il m'eÙt pardonnÊ si je n'eusse pas ÊtÊ lui parler de ce maudit baudrier, Á mots couverts, c'est vrai ; oui, couverts joliment ! Ah ! maudit Gascon que je suis, je ferais de l'esprit dans la poËle Á frire. Allons, d'Artagnan mon ami, continua-t-il, se parlant Á lui-mËme avec toute l'amÊnitÊ qu'il croyait se devoir, si tu en rÊchappes, ce qui n'est pas probable, il s'agit d'Ëtre Á l'avenir d'une politesse parfaite. DÊsormais il faut qu'on t'admire, qu'on te cite comme modÉle. Etre prÊvenant et poli, ce n'est pas Ëtre l×che. Regardez plutÆt Aramis : Aramis, c'est la douceur, c'est la gr×ce en personne. Eh bien, personne s'est-il jamais avisÊ de dire qu'Aramis Êtait un l×che ? Non, bien certainement, et dÊsormais je veux en tout point me modeler sur lui. Ah ! justement le voici. " D'Artagnan, tout en marchant et en monologuant, Êtait arrivÊ Á quelques pas de l'hÆtel d'Aiguillon, et devant cet hÆtel il avait aperÚu Aramis causant gaiement avec trois gentilshommes des gardes du roi. De son cÆtÊ, Aramis aperÚut d'Artagnan ; mais comme il n'oubliait point que c'Êtait devant ce jeune homme que M. de TrÊville s'Êtait si fort emportÊ le matin, et qu'un tÊmoin des reproches que les mousquetaires avaient reÚus ne lui Êtait d'aucune faÚon agrÊable, il fit semblant de ne pas le voir. D'Artagnan, tout entier au contraire Á ses plans de conciliation et de courtoisie, s'approcha des quatre jeunes gens en leur faisant un grand salut accompagnÊ du plus gracieux sourire. Aramis inclina lÊgÉrement la tËte, mais ne sourit point. Tous quatre, au reste, interrompirent Á l'instant mËme leur conversation. D'Artagnan n'Êtait pas assez niais pour ne point s'apercevoir qu'il Êtait de trop ; mais il n'Êtait pas encore assez rompu aux faÚons du beau monde pour se tirer galamment d'une situation fausse comme l'est, en gÊnÊral, celle d'un homme qui est venu se mËler Á des gens qu'il connaÏt Á peine et Á une conversation qui ne le regarde pas. Il cherchait donc en lui-mËme un moyen de faire sa retraite le moins gauchement possible, lorsqu'il remarqua qu'Aramis avait laissÊ tomber son mouchoir et, par mÊgarde sans doute, avait mis le pied dessus ; le moment lui parut arrivÊ de rÊparer son inconvenance : il se baissa, et de l'air le plus gracieux qu'il pÙt trouver, il tira le mouchoir de dessous le pied du mousquetaire, quelques efforts que celui-ci fÏt pour le retenir, et lui dit en le lui remettant : " Je crois, Monsieur, que voici un mouchoir que vous seriez f×chÊ de perdre. " Le mouchoir Êtait en effet richement brodÊ et portait une couronne et des armes Á l'un de ses coins. Aramis rougit excessivement et arracha plutÆt qu'il ne prit le mouchoir des mains du Gascon. " Ah ! Ah ! s'Êcria un des gardes, diras-tu encore, discret Aramis, que tu es mal avec Mme de Bois-Tracy, quand cette gracieuse dame a l'obligeance de te prËter ses mouchoirs ? " Aramis lanÚa Á d'Artagnan un de ces regards qui font comprendre Á un homme qu'il vient de s'acquÊrir un ennemi mortel ; puis, reprenant son air doucereux : " Vous vous trompez, Messieurs, dit-il, ce mouchoir n'est pas Á moi, et je ne sais pourquoi Monsieur a eu la fantaisie de me le remettre plutÆt qu'Á l'un de vous, et la preuve de ce que je dis, c'est que voici le mien dans ma poche. " A ces mots, il tira son propre mouchoir, mouchoir fort ÊlÊgant aussi, et de fine batiste, quoique la batiste fÙt chÉre Á cette Êpoque, mais mouchoir sans broderie, sans armes et ornÊ d'un seul chiffre, celui de son propriÊtaire. Cette fois, d'Artagnan ne souffla pas mot, il avait reconnu sa bÊvue ; mais les amis d'Aramis ne se laissÉrent pas convaincre par ses dÊnÊgations, et l'un d'eux, s'adressant au jeune mousquetaire avec un sÊrieux affectÊ : " Si cela Êtait, dit-il, ainsi que tu le prÊtends, je serais forcÊ, mon cher Aramis, de te le redemander ; car, comme tu le sais, Bois-Tracy est de mes intimes, et je ne veux pas qu'on fasse trophÊe des effets de sa femme. -- Tu demandes cela mal, rÊpondit Aramis, et tout en reconnaissant la justesse de ta rÊclamation quant au fond, je refuserais Á cause de la forme. -- Le fait est, hasarda timidement d'Artagnan, que je n'ai pas vu sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pied dessus, voilÁ tout, et j'ai pensÊ que, puisqu'il avait le pied dessus, le mouchoir Êtait Á lui. -- Et vous vous Ëtes trompÊ, mon cher Monsieur " , rÊpondit froidement Aramis, peu sensible Á la rÊparation. Puis, se retournant vers celui des gardes qui s'Êtait dÊclarÊ l'ami de Bois-Tracy : " D'ailleurs, continua-t-il, je rÊflÊchis, mon cher intime de Bois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu peux l'Ëtre toi-mËme ; de sorte qu'Á la rigueur ce mouchoir peut aussi bien Ëtre sorti de ta poche que de la mienne. -- Non, sur mon honneur ! s'Êcria le garde de Sa MajestÊ. -- Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole, et alors il y aura Êvidemment un de nous deux qui mentira. Tiens, faisons mieux, Montaran, prenons-en chacun la moitiÊ. -- Du mouchoir ? -- Oui. -- Parfaitement, s'ÊcriÉrent les deux autres gardes, le jugement du roi Salomon. DÊcidÊment, Aramis, tu es plein de sagesse. " Les jeunes gens ÊclatÉrent de rire, et comme on le pense bien, l'affaire n'eut pas d'autre suite. Au bout d'un instant, la conversation cessa, et les trois gardes et le mousquetaire, aprÉs s'Ëtre cordialement serrÊ la main, tirÉrent, les trois gardes de leur cÆtÊ et Aramis du sien. " VoilÁ le moment de faire ma paix avec ce galant homme " , se dit Á part lui d'Artagnan, qui s'Êtait tenu un peu Á l'Êcart pendant toute la derniÉre partie de cette conversation. Et, sur ce bon sentiment, se rapprochant d'Aramis, qui s'Êloignait sans faire autrement attention Á lui : " Monsieur, lui dit-il, vous m'excuserez, je l'espÉre. -- Ah ! Monsieur, interrompit Aramis, permettez-moi de vous faire observer que vous n'avez point agi en cette circonstance comme un galant homme le devait faire. -- Quoi, Monsieur ! s'Êcria d'Artagnan, vous supposez... -- Je suppose, Monsieur, que vous n'Ëtes pas un sot, et que vous savez bien, quoique arrivant de Gascogne, qu'on ne marche pas sans cause sur les mouchoirs de poche. Que diable ! Paris n'est point pavÊ en batiste. -- Monsieur, vous avez tort de chercher Á m'humilier, dit d'Artagnan, chez qui le naturel querelleur commenÚait Á parler plus haut que les rÊsolutions pacifiques. Je suis de Gascogne, c'est vrai, et puisque vous le savez, je n'aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants ; de sorte que, lorsqu'ils se sont excusÊs une fois, fÙt-ce d'une sottise, ils sont convaincus qu'ils ont dÊjÁ fait moitiÊ plus qu'ils ne devaient faire. -- Monsieur, ce que je vous en dis, rÊpondit Aramis, n'est point pour vous chercher une querelle. Dieu merci ! je ne suis pas un spadassin, et n'Êtant mousquetaire que par intÊrim, je ne me bats que lorsque j'y suis forcÊ, et toujours avec une grande rÊpugnance ; mais cette fois l'affaire est grave, car voici une dame compromise par vous. -- Par nous, c'est-Á-dire, s'Êcria d'Artagnan. -- Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le mouchoir ? -- Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber ? -- J'ai dit et je rÊpÉte, Monsieur, que ce mouchoir n'est point sorti de ma poche. -- Eh bien, vous en avez menti deux fois, Monsieur, car je l'en ai vu sortir, moi ! -- Ah ! vous le prenez sur ce ton, Monsieur le Gascon ! eh bien, je vous apprendrai Á vivre. -- Et moi je vous renverrai Á votre messe, Monsieur l'abbÊ ! DÊgainez, s'il vous plaÏt, et Á l'instant mËme. -- Non pas, s'il vous plaÏt, mon bel ami ; non, pas ici, du moins. Ne voyez-vous pas que nous sommes en face de l'hÆtel d'Aiguillon, lequel est plein de crÊatures du cardinal ? Qui me dit que ce n'est pas Son Eminence qui vous a chargÊ de lui procurer ma tËte ? Or j'y tiens ridiculement, Á ma tËte, attendu qu'elle me semble aller assez correctement Á mes Êpaules. Je veux donc vous tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout doucement, dans un endroit clos et couvert, lÁ oÝ vous ne puissiez vous vanter de votre mort Á personne. -- Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez votre mouchoir, qu'il vous appartienne ou non ; peut-Ëtre aurez-vous l'occasion de vous en servir. -- Monsieur est Gascon ? demanda Aramis. -- Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence ? -- La prudence, Monsieur, est une vertu assez inutile aux mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d'Eglise, et comme je ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiens Á rester prudent. A deux heures, j'aurai l'honneur de vous attendre Á l'hÆtel de M. de TrÊville. LÁ je vous indiquerai les bons endroits. " Les deux jeunes gens se saluÉrent, puis Aramis s'Êloigna en remontant la rue qui remontait au Luxembourg, tandis que d'Artagnan, voyant que l'heure s'avanÚait, prenait le chemin des Carmes-Deschaux, tout en disant Á part soi : " DÊcidÊment, je n'en puis pas revenir ; mais au moins, si je suis tuÊ, je serai tuÊ par un mousquetaire. " CHAPITRE V. LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL D'Artagnan ne connaissait personne Á Paris. Il alla donc au rendez- vous d'Athos sans amener de second, rÊsolu de se contenter de ceux qu'aurait choisis son adversaire. D'ailleurs son intention Êtait formelle de faire au brave mousquetaire toutes les excuses convenables, mais sans faiblesse, craignant qu'il ne rÊsult×t de ce duel ce qui rÊsulte toujours de f×cheux, dans une affaire de ce genre, quand un homme jeune et vigoureux se bat contre un adversaire blessÊ et affaibli : vaincu, il double le triomphe de son antagoniste ; vainqueur, il est accusÊ de forfaiture et de facile audace. Au reste, ou nous avons mal exposÊ le caractÉre de notre chercheur d'aventures, ou notre lecteur a dÊjÁ dÙ remarquer que d'Artagnan n'Êtait point un homme ordinaire. Aussi, tout en se rÊpÊtant Á lui- mËme que sa mort Êtait inÊvitable, il ne se rÊsigna point Á mourir tout doucettement, comme un autre moins courageux et moins modÊrÊ que lui eÙt fait Á sa place. Il rÊflÊchit aux diffÊrents caractÉres de ceux avec lesquels il allait se battre, et commenÚa Á voir plus clair dans sa situation. Il espÊrait, gr×ce aux excuses loyales qu'il lui rÊservait, se faire un ami d'Athos, dont l'air grand seigneur et la mine austÉre lui agrÊaient fort. Il se flattait de faire peur Á Porthos avec l'aventure du baudrier, qu'il pouvait, s'il n'Êtait pas tuÊ sur le coup, raconter Á tout le monde, rÊcit qui, poussÊ adroitement Á l'effet, devait couvrir Porthos de ridicule ; enfin, quant au sournois Aramis, il n'en avait pas trÉs grand-peur, et en supposant qu'il arriv×t jusqu'Á lui, il se chargeait de l'expÊdier bel et bien, ou du moins en le frappant au visage, comme CÊsar avait recommandÊ de faire aux soldats de PompÊe, d'endommager Á tout jamais cette beautÊ dont il Êtait si fier. Ensuite il y avait chez d'Artagnan ce fonds inÊbranlable de rÊsolution qu'avaient dÊposÊ dans son coeur les conseils de son pÉre, conseils dont la substance Êtait : " Ne rien souffrir de personne que du roi, du cardinal et de M. de TrÊville. " Il vola donc plutÆt qu'il ne marcha vers le couvent des Carmes DÊchaussÊs, ou plutÆt Deschaux, comme on disait Á cette Êpoque, sorte de b×timent sans fenËtres, bordÊ de prÊs arides, succursale du PrÊ-aux-Clercs, et qui servait d'ordinaire aux rencontres des gens qui n'avaient pas de temps Á perdre. Lorsque d'Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui s'Êtendait au pied de ce monastÉre, Athos attendait depuis cinq minutes seulement, et midi sonnait. Il Êtait donc ponctuel comme la Samaritaine, et le plus rigoureux casuiste Á l'Êgard des duels n'avait rien Á dire. Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure, quoiqu'elle eÙt ÊtÊ pansÊe Á neuf par le chirurgien de M. de TrÊville, s'Êtait assis sur une borne et attendait son adversaire avec cette contenance paisible et cet air digne qui ne l'abandonnaient jamais. A l'aspect de d'Artagnan, il se leva et fit poliment quelques pas au-devant de lui. Celui-ci, de son cÆtÊ, n'aborda son adversaire que le chapeau Á la main et sa plume traÏnant jusqu'Á terre. " Monsieur, dit Athos, j'ai fait prÊvenir deux de mes amis qui me serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point encore arrivÊs. Je m'Êtonne qu'ils tardent : ce n'est pas leur habitude. -- Je n'ai pas de seconds, moi, Monsieur, dit d'Artagnan, car arrivÊ d'hier seulement Á Paris, je n'y connais encore personne que M. de TrÊville, auquel j'ai ÊtÊ recommandÊ par mon pÉre qui a l'honneur d'Ëtre quelque peu de ses amis. " Athos rÊflÊchit un instant. " Vous ne connaissez que M. de TrÊville ? demanda-t-il. -- Oui, Monsieur, je ne connais que lui. -- Ah ÚÁ, mais... , continua Athos parlant moitiÊ Á lui-mËme, moitiÊ Á d'Artagnan, ah... ÚÁ, mais si je vous tue, j'aurai l'air d'un mangeur d'enfants, moi ! -- Pas trop, Monsieur, rÊpondit d'Artagnan avec un salut qui ne manquait pas de dignitÊ ; pas trop, puisque vous me faites l'honneur de tirer l'ÊpÊe contre moi avec une blessure dont vous devez Ëtre fort incommodÊ. -- TrÉs incommodÊ, sur ma parole, et vous m'avez fait un mal du diable, je dois le dire ; mais je prendrai la main gauche, c'est mon habitude en pareille circonstance. Ne croyez donc pas que je vous fasse une gr×ce, je tire proprement des deux mains ; et il y aura mËme dÊsavantage pour vous : un gaucher est trÉs gËnant pour les gens qui ne sont pas prÊvenus. Je regrette de ne pas vous avoir fait part plus tÆt de cette circonstance. -- Vous Ëtes vraiment, Monsieur, dit d'Artagnan en s'inclinant de nouveau, d'une courtoisie dont je vous suis on ne peut plus reconnaissant. -- Vous me rendez confus, rÊpondit Athos avec son air de gentilhomme ; causons donc d'autre chose, je vous prie, Á moins que cela ne vous soit dÊsagrÊable. Ah ! sangbleu ! que vous m'avez fait mal ! l'Êpaule me brÙle. -- Si vous vouliez permettre... , dit d'Artagnan avec timiditÊ. -- Quoi, Monsieur ? -- J'ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume qui me vient de ma mÉre, et dont j'ai fait l'Êpreuve sur moi-mËme. -- Eh bien ? -- Eh bien, je suis sÙr qu'en moins de trois jours ce baume vous guÊrirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez guÊri : eh bien, Monsieur, ce me serait toujours un grand honneur d'Ëtre votre homme. " D'Artagnan dit ces mots avec une simplicitÊ qui faisait honneur Á sa courtoisie, sans porter aucunement atteinte Á son courage. " Pardieu, Monsieur, dit Athos, voici une proposition qui me plaÏt, non pas que je l'accepte, mais elle sent son gentilhomme d'une lieue. C'est ainsi que parlaient et faisaient ces preux du temps de Charlemagne, sur lesquels tout cavalier doit chercher Á se modeler. Malheureusement, nous ne sommes plus au temps du grand empereur. Nous sommes au temps de M. le cardinal, et d'ici Á trois jours on saurait, si bien gardÊ que soit le secret, on saurait, dis-je, que nous devons nous battre, et l'on s'opposerait Á notre combat. Ah ÚÁ, mais ! ces fl×neurs ne viendront donc pas ? -- Si vous Ëtes pressÊ, Monsieur, dit d'Artagnan Á Athos avec la mËme simplicitÊ qu'un instant auparavant il lui avait proposÊ de remettre le duel Á trois jours, si vous Ëtes pressÊ et qu'il vous plaise de m'expÊdier tout de suite, ne vous gËnez pas, je vous en prie. -- VoilÁ encore un mot qui me plaÏt, dit Athos en faisant un gracieux signe de tËte Á d'Artagnan, il n'est point d'un homme sans cervelle, et il est Á coup sÙr d'un homme de coeur. Monsieur, j'aime les hommes de votre trempe, et je vois que si nous ne nous tuons pas l'un l'autre, j'aurai plus tard un vrai plaisir dans votre conversation. Attendons ces Messieurs, je vous prie, j'ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un, je crois. " En effet, au bout de la rue de Vaugirard commenÚait Á apparaÏtre le gigantesque Porthos. " Quoi ! s'Êcria d'Artagnan, votre premier tÊmoin est M. Porthos ? -- Oui, cela vous contrarie-t-il ? -- Non, aucunement. -- Et voici le second. " D'Artagnan se retourna du cÆtÊ indiquÊ par Athos, et reconnut Aramis. " Quoi ! s'Êcria-t-il d'un accent plus ÊtonnÊ que la premiÉre fois, votre second tÊmoin est M. Aramis ? -- Sans doute, ne savez-vous pas qu'on ne nous voit jamais l'un sans l'autre, et qu'on nous appelle, dans les mousquetaires et dans les gardes, Á la cour et Á la ville, Athos, Porthos et Aramis ou les trois insÊparables ? AprÉs cela, comme vous arrivez de Dax ou de Pau... -- De Tarbes, dit d'Artagnan. -- Il vous est permis d'ignorer ce dÊtail, dit Athos. -- Ma foi, dit d'Artagnan, vous Ëtes bien nommÊs, Messieurs, et mon aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du moins que votre union n'est point fondÊe sur les contrastes. " Pendant ce temps, Porthos s'Êtait rapprochÊ, avait saluÊ de la main Athos ; puis, se retournant vers d'Artagnan, il Êtait restÊ tout ÊtonnÊ. Disons, en passant, qu'il avait changÊ de baudrier et quittÊ son manteau. " Ah ! ah ! fit-il, qu'est-ce que cela ? -- C'est avec Monsieur que je me bats, dit Athos en montrant de la main d'Artagnan, et en le saluant du mËme geste. -- C'est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos. -- Mais Á une heure seulement, rÊpondit d'Artagnan. -- Et moi aussi, c'est avec Monsieur que je me bats, dit Aramis en arrivant Á son tour sur le terrain. -- Mais Á deux heures seulement, fit d'Artagnan avec le mËme calme. -- Mais Á propos de quoi te bats-tu, toi, Athos ? demanda Aramis. -- Ma foi, je ne sais pas trop, il m'a fait mal Á l'Êpaule ; et toi, Porthos ? -- Ma foi, je me bats parce que je me bats " , rÊpondit Porthos en rougissant. Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les lÉvres du Gascon. " Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune homme. -- Et toi, Aramis ? demanda Athos. -- Moi, je me bats pour cause de thÊologie " , rÊpondit Aramis tout en faisant signe Á d'Artagnan qu'il le priait de tenir secrÉte la cause de son duel. Athos vit passer un second sourire sur les lÉvres de d'Artagnan. " Vraiment, dit Athos. -- Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas d'accord, dit le Gascon. -- DÊcidÊment c'est un homme d'esprit, murmura Athos. -- Et maintenant que vous Ëtes rassemblÊs, Messieurs, dit d'Artagnan, permettez-moi de vous faire mes excuses. " A ce mot d'excuses , un nuage passa sur le front d'Athos, un sourire hautain glissa sur les lÉvres de Porthos, et un signe nÊgatif fut la rÊponse d'Aramis. " Vous ne me comprenez pas, Messieurs, dit d'Artagnan en relevant sa tËte, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil qui en dorait les lignes fines et hardies : je vous demande excuse dans le cas oÝ je ne pourrais vous payer ma dette Á tous trois, car M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui Æte beaucoup de sa valeur Á votre crÊance, Monsieur Porthos, et ce qui rend la vÆtre Á peu prÉs nulle, Monsieur Aramis. Et maintenant, Messieurs, je vous le rÊpÉte, excusez-moi, mais de cela seulement, et en garde ! " A ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir, d'Artagnan tira son ÊpÊe. Le sang Êtait montÊ Á la tËte de d'Artagnan, et dans ce moment il eÙt tirÊ son ÊpÊe contre tous les mousquetaires du royaume, comme il venait de faire contre Athos, Porthos et Aramis. Il Êtait midi et un quart. Le soleil Êtait Á son zÊnith, et l'emplacement choisi pour Ëtre le thÊ×tre du duel se trouvait exposÊ Á toute son ardeur. " Il fait trÉs chaud, dit Athos en tirant son ÊpÊe Á son tour, et cependant je ne saurais Æter mon pourpoint ; car, tout Á l'heure encore, j'ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais de gËner Monsieur en lui montrant du sang qu'il ne m'aurait pas tirÊ lui-mËme. -- C'est vrai, Monsieur, dit d'Artagnan, et tirÊ par un autre ou par moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du regret le sang d'un aussi brave gentilhomme ; je me battrai donc en pourpoint comme vous. -- Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments comme cela, et songez que nous attendons notre tour. -- Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez Á dire de pareilles incongruitÊs, interrompit Aramis. Quant Á moi, je trouve les choses que ces Messieurs se disent fort bien dites et tout Á fait dignes de deux gentilshommes. -- Quand vous voudrez, Monsieur, dit Athos en se mettant en garde. -- J'attendais vos ordres " , dit d'Artagnan en croisant le fer. Mais les deux rapiÉres avaient Á peine rÊsonnÊ en se touchant, qu'une escouade des gardes de Son Eminence, commandÊe par M. de Jussac, se montra Á l'angle du couvent. " Les gardes du cardinal ! s'ÊcriÉrent Á la fois Porthos et Aramis. L'ÊpÊe au fourreau, Messieurs ! l'ÊpÊe au fourreau ! " Mais il Êtait trop tard. Les deux combattants avaient ÊtÊ vus dans une pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions. " HolÁ ! cria Jussac en s'avanÚant vers eux et en faisant signe Á ses hommes d'en faire autant, holÁ ! mousquetaires, on se bat donc ici ? Et les Êdits, qu'en faisons-nous ? -- Vous Ëtes bien gÊnÊreux, Messieurs les gardes, dit Athos plein de rancune, car Jussac Êtait l'un des agresseurs de l'avant-veille. Si nous vous voyions battre, je vous rÊponds, moi, que nous nous garderions bien de vous en empËcher. Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir du plaisir sans prendre aucune peine. -- Messieurs, dit Jussac, c'est avec grand regret que je vous dÊclare que la chose est impossible. Notre devoir avant tout. Rengainez donc, s'il vous plaÏt, et nous suivez. -- Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec un grand plaisir que nous obÊirions Á votre gracieuse invitation, si cela dÊpendait de nous ; mais malheureusement la chose est impossible : M. de TrÊville nous l'a dÊfendu. Passez donc votre chemin, c'est ce que vous avez de mieux Á faire. " Cette raillerie exaspÊra Jussac. " Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous dÊsobÊissez. -- Ils sont cinq, dit Athos Á demi-voix, et nous ne sommes que trois ; nous serons encore battus, et il nous faudra mourir ici, car je le dÊclare, je ne reparais pas vaincu devant le capitaine. " Alors Porthos et Aramis se rapprochÉrent Á l'instant les uns des autres, pendant que Jussac alignait ses soldats. Ce seul moment suffit Á d'Artagnan pour prendre son parti : c'Êtait lÁ un de ces ÊvÊnements qui dÊcident de la vie d'un homme, c'Êtait un choix Á faire entre le roi et le cardinal ; ce choix fait, il fallait y persÊvÊrer. Se battre, c'est-Á-dire dÊsobÊir Á la loi, c'est-Á-dire risquer sa tËte, c'est-Á-dire se faire d'un seul coup l'ennemi d'un ministre plus puissant que le roi lui-mËme : voilÁ ce qu'entrevit le jeune homme, et, disons-