, et haute mine ; c'est mon homme de Meung ! -- C'est votre homme, dites-vous ? -- Oui, oui ; mais cela ne fait rien Á la chose. Non, je me trompe, cela la simplifie beaucoup, au contraire : si votre homme est le mien, je ferai d'un coup deux vengeances, voilÁ tout ; mais oÝ rejoindre cet homme ? -- Je n'en sais rien. -- Vous n'avez aucun renseignement sur sa demeure ? -- Aucun ; un jour que je reconduisais ma femme au Louvre, il en sortait comme elle allait y entrer, et elle me l'a fait voir. -- Diable ! diable ! murmura d'Artagnan, tout ceci est bien vague ; par qui avez-vous su l'enlÉvement de votre femme ? -- Par M. de La Porte. -- Vous a-t-il donnÊ quelque dÊtail ? -- Il n'en avait aucun. -- Et vous n'avez rien appris d'un autre cÆtÊ ? -- Si fait, j'ai reÚu... -- Quoi ? -- Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande imprudence ? -- Vous revenez encore lÁ-dessus ; cependant je vous ferai observer que, cette fois, il est un peu tard pour reculer. -- Aussi je ne recule pas, mordieu ! s'Êcria le bourgeois en jurant pour se monter la tËte. D'ailleurs, foi de Bonacieux... -- Vous vous appelez Bonacieux ? interrompit d'Artagnan. -- Oui, c'est mon nom. -- Vous disiez donc : foi de Bonacieux ! pardon si je vous ai interrompu ; mais il me semblait que ce nom ne m'Êtait pas inconnu. -- C'est possible, Monsieur. Je suis votre propriÊtaire. -- Ah ! ah ! fit d'Artagnan en se soulevant Á demi et en saluant, vous Ëtes mon propriÊtaire ? -- Oui, Monsieur, oui. Et comme depuis trois mois que vous Ëtes chez moi, et que distrait sans doute par vos grandes occupations vous avez oubliÊ de me payer mon loyer ; comme, dis-je, je ne vous ai pas tourmentÊ un seul instant, j'ai pensÊ que vous auriez Êgard Á ma dÊlicatesse. -- Comment donc ! mon cher Monsieur Bonacieux, reprit d'Artagnan, croyez que je suis plein de reconnaissance pour un pareil procÊdÊ, et que, comme je vous l'ai dit, si je puis vous Ëtre bon Á quelque chose... -- Je vous crois, Monsieur, je vous crois, et comme j'allais vous le dire, foi de Bonacieux, j'ai confiance en vous . -- Achevez donc ce que vous avez commencÊ Á me dire. " Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le prÊsenta Á d'Artagnan. " Une lettre ! fit le jeune homme. -- Que j'ai reÚue ce matin. " D'Artagnan l'ouvrit, et comme le jour commenÚait Á baisser, il s'approcha de la fenËtre. Le bourgeois le suivit. " Ne cherchez pas votre femme, lut d'Artagnan, elle vous sera rendue quand on n'aura plus besoin d'elle. Si vous faites une seule dÊmarche pour la retrouver, vous Ëtes perdu. " " VoilÁ qui est positif, continua d'Artagnan ; mais aprÉs tout, ce n'est qu'une menace. -- Oui, mais cette menace m'Êpouvante ; moi, Monsieur, je ne suis pas homme d'ÊpÊe du tout, et j'ai peur de la Bastille. -- Hum ! fit d'Artagnan ; mais c'est que je ne me soucie pas plus de la Bastille que vous, moi. S'il ne s'agissait que d'un coup d'ÊpÊe, passe encore. -- Cependant, Monsieur, j'avais bien comptÊ sur vous dans cette occasion. -- Oui ? -- Vous voyant sans cesse entourÊ de mousquetaires Á l'air fort superbe, et reconnaissant que ces mousquetaires Êtaient ceux de M. de TrÊville, et par consÊquent des ennemis du cardinal, j'avais pensÊ que vous et vos amis, tout en rendant justice Á notre pauvre reine, seriez enchantÊs de jouer un mauvais tour Á Son Eminence. -- Sans doute. -- Et puis j'avais pensÊ que, me devant trois mois de loyer dont je ne vous ai jamais parlÊ... -- Oui, oui, vous m'avez dÊjÁ donnÊ cette raison, et je la trouve excellente. -- Comptant de plus, tant que vous me ferez l'honneur de rester chez moi, ne jamais vous parler de votre loyer Á venir... -- TrÉs bien. -- Et ajoutez Á cela, si besoin est, comptant vous offrir une cinquantaine de pistoles si, contre toute probabilitÊ, vous vous trouviez gËnÊ en ce moment. -- A merveille ; mais vous Ëtes donc riche, mon cher Monsieur Bonacieux ? -- Je suis Á mon aise, Monsieur, c'est le mot ; j'ai amassÊ quelque chose comme deux ou trois mille Êcus de rente dans le commerce de la mercerie, et surtout en plaÚant quelques fonds sur le dernier voyage du cÊlÉbre navigateur Jean Mocquet ; de sorte que, vous comprenez, Monsieur... Ah ! mais... s'Êcria le bourgeois. -- Quoi ? demanda d'Artagnan. -- Que vois-je lÁ ? -- OÝ ? -- Dans la rue, en face de vos fenËtres, dans l'embrasure de cette porte : un homme enveloppÊ dans un manteau. -- C'est lui ! s'ÊcriÉrent Á la fois d'Artagnan et le bourgeois, chacun d'eux en mËme temps ayant reconnu son homme. -- Ah ! cette fois-ci, s'Êcria d'Artagnan en sautant sur son ÊpÊe, cette fois-ci, il ne m'Êchappera pas. " Et tirant son ÊpÊe du fourreau, il se prÊcipita hors de l'appartement. Sur l'escalier, il rencontra Athos et Porthos qui le venaient voir. Ils s'ÊcartÉrent, d'Artagnan passa entre eux comme un trait. " Ah ÚÁ, oÝ cours-tu ainsi ? lui criÉrent Á la fois les deux mousquetaires. -- L'homme de Meung ! " rÊpondit d'Artagnan, et il disparut. D'Artagnan avait plus d'une fois racontÊ Á ses amis son aventure avec l'inconnu, ainsi que l'apparition de la belle voyageuse Á laquelle cet homme avait paru confier une si importante missive. L'avis d'Athos avait ÊtÊ que d'Artagnan avait perdu sa lettre dans la bagarre. Un gentilhomme, selon lui -- et, au portrait que d'Artagnan avait fait de l'inconnu, ce ne pouvait Ëtre qu'un gentilhomme --, un gentilhomme devait Ëtre incapable de cette bassesse, de voler une lettre. Porthos n'avait vu dans tout cela qu'un rendez-vous amoureux donnÊ par une dame Á un cavalier ou par un cavalier Á une dame, et qu'Êtait venue troubler la prÊsence de d'Artagnan et de son cheval jaune. Aramis avait dit que ces sortes de choses Êtant mystÊrieuses, mieux valait ne les point approfondir. Ils comprirent donc, sur les quelques mots ÊchappÊs Á d'Artagnan, de quelle affaire il Êtait question, et comme ils pensÉrent qu'aprÉs avoir rejoint son homme ou l'avoir perdu de vue, d'Artagnan finirait toujours par remonter chez lui, ils continuÉrent leur chemin. Lorsqu'ils entrÉrent dans la chambre de d'Artagnan, la chambre Êtait vide : le propriÊtaire, craignant les suites de la rencontre qui allait sans doute avoir lieu entre le jeune homme et l'inconnu, avait, par suite de l'exposition qu'il avait faite lui-mËme de son caractÉre, jugÊ qu'il Êtait prudent de dÊcamper. CHAPITRE IX. D'ARTAGNAN SE DESSINE Comme l'avaient prÊvu Athos et Porthos, au bout d'une demi-heure d'Artagnan rentra. Cette fois encore il avait manquÊ son homme, qui avait disparu comme par enchantement. D'Artagnan avait couru, l'ÊpÊe Á la main, toutes les rues environnantes, mais il n'avait rien trouvÊ qui ressembl×t Á celui qu'il cherchait, puis enfin il en Êtait revenu Á la chose par laquelle il aurait dÙ commencer peut-Ëtre, et qui Êtait de frapper Á la porte contre laquelle l'inconnu Êtait appuyÊ ; mais c'Êtait inutilement qu'il avait dix ou douze fois de suite fait rÊsonner le marteau, personne n'avait rÊpondu, et des voisins qui, attirÊs par le bruit, Êtaient accourus sur le seuil de leur porte ou avaient mis le nez Á leurs fenËtres, lui avaient assurÊ que cette maison, dont au reste toutes les ouvertures Êtaient closes, Êtait depuis six mois complÉtement inhabitÊe. Pendant que d'Artagnan courait les rues et frappait aux portes, Aramis avait rejoint ses deux compagnons, de sorte qu'en revenant chez lui, d'Artagnan trouva la rÊunion au grand complet. " Eh bien ? dirent ensemble les trois mousquetaires en voyant entrer d'Artagnan, la sueur sur le front et la figure bouleversÊe par la colÉre. -- Eh bien, s'Êcria celui-ci en jetant son ÊpÊe sur le lit, il faut que cet homme soit le diable en personne ; il a disparu comme un fantÆme, comme une ombre, comme un spectre. -- Croyez-vous aux apparitions ? demanda Athos Á Porthos. -- Moi, je ne crois que ce que j'ai vu, et comme je n'ai jamais vu d'apparitions, je n'y crois pas. -- La Bible, dit Aramis, nous fait une loi d'y croire : l'ombre de Samuel apparut Á SaØl, et c'est un article de foi que je serais f×chÊ de voir mettre en doute, Porthos. -- Dans tous les cas, homme ou diable, corps ou ombre, illusion ou rÊalitÊ, cet homme est nÊ pour ma damnation, car sa fuite nous fait manquer une affaire superbe, Messieurs, une affaire dans laquelle il y avait cent pistoles et peut-Ëtre plus Á gagner. -- Comment cela ? " dirent Á la fois Porthos et Aramis. Quant Á Athos, fidÉle Á son systÉme de mutisme, il se contenta d'interroger d'Artagnan du regard. " Planchet, dit d'Artagnan Á son domestique, qui passait en ce moment la tËte par la porte entreb×illÊe pour t×cher de surprendre quelques bribes de la conversation, descendez chez mon propriÊtaire, M. Bonacieux, et dites-lui de nous envoyer une demi-douzaine de bouteilles de vin de Beaugency : c'est celui que je prÊfÉre. -- Ah ÚÁ, mais vous avez donc crÊdit ouvert chez votre propriÊtaire ? demanda Porthos. -- Oui, rÊpondit d'Artagnan, Á compter d'aujourd'hui, et soyez tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui en enverrons quÊrir d'autre. -- Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis. -- J'ai toujours dit que d'Artagnan Êtait la forte tËte de nous quatre, fit Athos, qui, aprÉs avoir Êmis cette opinion Á laquelle d'Artagnan rÊpondit par un salut, retomba aussitÆt dans son silence accoutumÊ. -- Mais enfin, voyons, qu'y a-t-il ? demanda Porthos. -- Oui, dit Aramis, confiez-nous cela, mon cher ami, Á moins que l'honneur de quelque dame ne se trouve intÊressÊ Á cette confidence, Á ce quel cas vous feriez mieux de la garder pour vous. -- Soyez tranquilles, rÊpondit d'Artagnan, l'honneur de personne n'aura Á se plaindre de ce que j'ai Á vous dire. " Et alors il raconta mot Á mot Á ses amis ce qui venait de se passer entre lui et son hÆte, et comment l'homme qui avait enlevÊ la femme du digne propriÊtaire Êtait le mËme avec lequel il avait eu maille Á partir Á l'hÆtellerie du Franc Meunier . " Votre affaire n'est pas mauvaise, dit Athos aprÉs avoir goÙtÊ le vin en connaisseur et indiquÊ d'un signe de tËte qu'il le trouvait bon, et l'on pourra tirer de ce brave homme cinquante Á soixante pistoles. Maintenant, reste Á savoir si cinquante Á soixante pistoles valent la peine de risquer quatre tËtes. -- Mais faites attention, s'Êcria d'Artagnan, qu'il y a une femme dans cette affaire, une femme enlevÊe, une femme qu'on menace sans doute, qu'on torture peut-Ëtre, et tout cela parce qu'elle est fidÉle Á sa maÏtresse ! -- Prenez garde, d'Artagnan, prenez garde, dit Aramis, vous vous Êchauffez un peu trop, Á mon avis, sur le sort de Mme Bonacieux. La femme a ÊtÊ crÊÊe pour notre perte, et c'est d'elle que nous viennent toutes nos misÉres. " Athos, Á cette sentence d'Aramis, fronÚa le sourcil et se mordit les lÉvres. " Ce n'est point de Mme Bonacieux que je m'inquiÉte, s'Êcria d'Artagnan, mais de la reine, que le roi abandonne, que le cardinal persÊcute, et qui voit tomber, les unes aprÉs les autres, les tËtes de tous ses amis. -- Pourquoi aime-t-elle ce que nous dÊtestons le plus au monde, les Espagnols et les Anglais ? -- L'Espagne est sa patrie, rÊpondit d'Artagnan, et il est tout simple qu'elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la mËme terre qu'elle. Quant au second reproche que vous lui faites, j'ai entendu dire qu'elle aimait non pas les Anglais, mais un Anglais. -- Eh ! ma foi, dit Athos, il faut avouer que cet Anglais Êtait bien digne d'Ëtre aimÊ. Je n'ai jamais vu un plus grand air que le sien. -- Sans compter qu'il s'habille comme personne, dit Porthos. J'Êtais au Louvre le jour oÝ il a semÊ ses perles, et pardieu ! j'en ai ramassÊ deux que j'ai bien vendues dix pistoles piÉce. Et toi, Aramis, le connais-tu ? -- Aussi bien que vous, Messieurs, car j'Êtais de ceux qui l'ont arrËtÊ dans le jardin d'Amiens, oÝ m'avait introduit M. de Putange, l'Êcuyer de la reine. J'Êtais au sÊminaire Á cette Êpoque, et l'aventure me parut cruelle pour le roi. -- Ce qui ne m'empËcherait pas, dit d'Artagnan, si je savais oÝ est le duc de Buckingham, de le prendre par la main et de le conduire prÉs de la reine, ne fÙt-ce que pour faire enrager M. le cardinal ; car notre vÊritable, notre seul, notre Êternel ennemi, Messieurs, c'est le cardinal, et si nous pouvions trouver moyen de lui jouer quelque tour bien cruel, j'avoue que j'y engagerais volontiers ma tËte. -- Et, reprit Athos, le mercier vous a dit, d'Artagnan, que la reine pensait qu'on avait fait venir Buckingham sur un faux avis ? -- Elle en a peur. -- Attendez donc, dit Aramis. -- Quoi ? demanda Porthos. -- Allez toujours, je cherche Á me rappeler des circonstances. -- Et maintenant je suis convaincu, dit d'Artagnan, que l'enlÉvement de cette femme de la reine se rattache aux ÊvÊnements dont nous parlons, et peut-Ëtre Á la prÊsence de M. de Buckingham Á Paris. -- Le Gascon est plein d'idÊes, dit Porthos avec admiration. -- J'aime beaucoup l'entendre parler, dit Athos, son patois m'amuse. -- Messieurs, reprit Aramis, Êcoutez ceci. -- Ecoutons Aramis, dirent les trois amis. -- Hier je me trouvais chez un savant docteur en thÊologie que je consulte quelquefois pour mes Êtudes... " Athos sourit. " Il habite un quartier dÊsert, continua Aramis : ses goÙts, sa profession l'exigent. Or, au moment oÝ je sortais de chez lui... " Ici Aramis s'arrËta. " Eh bien ? demandÉrent ses auditeurs, au moment oÝ vous sortiez de chez lui ? " Aramis parut faire un effort sur lui-mËme, comme un homme qui, en plein courant de mensonge, se voit arrËter par quelque obstacle imprÊvu ; mais les yeux de ses trois compagnons Êtaient fixÊs sur lui, leurs oreilles attendaient bÊantes, il n'y avait pas moyen de reculer. " Ce docteur a une niÉce, continua Aramis. -- Ah ! il a une niÉce ! interrompit Porthos. -- Dame fort respectable " , dit Aramis. Les trois amis se mirent Á rire. " Ah ! si vous riez ou si vous doutez, reprit Aramis, vous ne saurez rien. -- Nous sommes croyants comme des mahomÊtistes et muets comme des catafalques, dit Athos. -- Je continue donc, reprit Aramis. Cette niÉce vient quelquefois voir son oncle ; or elle s'y trouvait hier en mËme temps que moi, par hasard, et je dus m'offrir pour la conduire Á son carrosse. -- Ah ! elle a un carrosse, la niÉce du docteur ? interrompit Porthos, dont un des dÊfauts Êtait une grande incontinence de langue ; belle connaissance, mon ami. -- Porthos, reprit Aramis, je vous ai dÊjÁ fait observer plus d'une fois que vous Ëtes fort indiscret, et que cela vous nuit prÉs des femmes. -- Messieurs, Messieurs, s'Êcria d'Artagnan, qui entrevoyait le fond de l'aventure, la chose est sÊrieuse ; t×chons donc de ne pas plaisanter si nous pouvons. Allez, Aramis, allez. -- Tout Á coup, un homme grand, brun, aux maniÉres de gentilhomme... , tenez, dans le genre du vÆtre, d'Artagnan. -- Le mËme peut-Ëtre, dit celui-ci. -- C'est possible, continua Aramis, ... s'approcha de moi, accompagnÊ de cinq ou six hommes qui le suivaient Á dix pas en arriÉre, et du ton le plus poli : " Monsieur le duc, me dit-il, et vous, Madame " , continua-t-il en s'adressant Á la dame que j'avais sous le bras... -- A la niÉce du docteur ? -- Silence donc, Porthos ! dit Athos, vous Ëtes insupportable. -- " Veuillez monter dans ce carrosse, et cela sans " essayer la moindre rÊsistance, sans faire le moindre bruit. " -- Il vous avait pris pour Buckingham ! s'Êcria d'Artagnan. -- Je le crois, rÊpondit Aramis. -- Mais cette dame ? demanda Porthos. -- Il l'avait prise pour la reine ! dit d'Artagnan. -- Justement, rÊpondit Aramis. -- Le Gascon est le diable ! s'Êcria Athos, rien ne lui Êchappe. -- Le fait est, dit Porthos, qu'Aramis est de la taille et a quelque chose de la tournure du beau duc ; mais cependant, il me semble que l'habit de mousquetaire... -- J'avais un manteau Ênorme, dit Aramis. -- Au mois de juillet, diable ! fit Porthos, est-ce que le docteur craint que tu ne sois reconnu ? -- Je comprends encore, dit Athos, que l'espion se soit laissÊ prendre par la tournure ; mais le visage... -- J'avais un grand chapeau, dit Aramis. -- Oh ! mon Dieu, s'Êcria Porthos, que de prÊcautions pour Êtudier la thÊologie ! -- Messieurs, Messieurs, dit d'Artagnan, ne perdons pas notre temps Á badiner ; Êparpillons-nous et cherchons la femme du mercier, c'est la clef de l'intrigue. -- Une femme de condition si infÊrieure ! vous croyez, d'Artagnan ? fit Porthos en allongeant les lÉvres avec mÊpris. -- C'est la filleule de La Porte, le valet de confiance de la reine. Ne vous l'ai-je pas dit, Messieurs ? Et d'ailleurs, c'est peut-Ëtre un calcul de Sa MajestÊ d'avoir ÊtÊ, cette fois, chercher ses appuis si bas. Les hautes tËtes se voient de loin, et le cardinal a bonne vue. -- Eh bien, dit Porthos, faites d'abord prix avec le mercier, et bon prix. -- C'est inutile, dit d'Artagnan, car je crois que s'il ne nous paie pas, nous serons assez payÊs d'un autre cÆtÊ. " En ce moment, un bruit prÊcipitÊ de pas retentit dans l'escalier, la porte s'ouvrit avec fracas, et le malheureux mercier s'ÊlanÚa dans la chambre oÝ se tenait le conseil. " Ah ! Messieurs, s'Êcria-t-il, sauvez-moi, au nom du Ciel, sauvez-moi ! Il y a quatre hommes qui viennent pour m'arrËter ; sauvez-moi, sauvez-moi ! " Porthos et Aramis se levÉrent. " Un moment, s'Êcria d'Artagnan en leur faisant signe de repousser au fourreau leurs ÊpÊes Á demi tirÊes ; un moment, ce n'est pas du courage qu'il faut ici, c'est de la prudence. -- Cependant, s'Êcria Porthos, nous ne laisserons pas... -- Vous laisserez faire d'Artagnan, dit Athos, c'est, je le rÊpÉte, la forte tËte de nous tous, et moi, pour mon compte, je dÊclare que je lui obÊis. Fais ce que tu voudras, d'Artagnan. " En ce moment, les quatre gardes apparurent Á la porte de l'antichambre, et voyant quatre mousquetaires debout et l'ÊpÊe au cÆtÊ, hÊsitÉrent Á aller plus loin. " Entrez, Messieurs, entrez, cria d'Artagnan ; vous Ëtes ici chez moi, et nous sommes tous de fidÉles serviteurs du roi et de M. le cardinal. -- Alors, Messieurs, vous ne vous opposerez pas Á ce que nous exÊcutions les ordres que nous avons reÚus ? demanda celui qui paraissait le chef de l'escouade. -- Au contraire, Messieurs, et nous vous prËterions main-forte, si besoin Êtait. -- Mais que dit-il donc ? marmotta Porthos. -- Tu es un niais, dit Athos, silence ! -- Mais vous m'avez promis... , dit tout bas le pauvre mercier. -- Nous ne pouvons vous sauver qu'en restant libres, rÊpondit rapidement et tout bas d'Artagnan, et si nous faisons mine de vous dÊfendre, on nous arrËte avec vous. -- Il me semble, cependant... -- Venez, Messieurs, venez, dit tout haut d'Artagnan ; je n'ai aucun motif de dÊfendre Monsieur. Je l'ai vu aujourd'hui pour la premiÉre fois, et encore Á quelle occasion, il vous le dira lui-mËme, pour me venir rÊclamer le prix de mon loyer. Est-ce vrai, Monsieur Bonacieux ? RÊpondez ! -- C'est la vÊritÊ pure, s'Êcria le mercier, mais Monsieur ne vous dit pas... -- Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la reine surtout, ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver. Allez, allez, Messieurs, emmenez cet homme ! " Et d'Artagnan poussa le mercier tout Êtourdi aux mains des gardes, en lui disant : " Vous Ëtes un maraud, mon cher ; vous venez me demander de l'argent, Á moi ! Á un mousquetaire ! En prison, Messieurs, encore une fois, emmenez-le en prison, et gardez-le sous clef le plus longtemps possible, cela me donnera du temps pour payer. " Les sbires se confondirent en remerciements et emmenÉrent leur proie. Au moment oÝ ils descendaient, d'Artagnan frappa sur l'Êpaule du chef : " Ne boirai-je pas Á votre santÊ et vous Á la mienne ? dit-il, en remplissant deux verres du vin de Beaugency qu'il tenait de la libÊralitÊ de M. Bonacieux. -- Ce sera bien de l'honneur pour moi, dit le chef des sbires, et j'accepte avec reconnaissance. -- Donc, Á la vÆtre, Monsieur... comment vous nommez-vous ? -- Boisrenard. -- Monsieur Boisrenard ! -- A la vÆtre, mon gentilhomme : comment vous nommez-vous, Á votre tour, s'il vous plaÏt ? -- D'Artagnan. -- A la vÆtre, Monsieur d'Artagnan ! -- Et par-dessus toutes celles-lÁ, s'Êcria d'Artagnan comme emportÊ par son enthousiasme, Á celle du roi et du cardinal. " Le chef des sbires eÙt peut-Ëtre doutÊ de la sincÊritÊ de d'Artagnan, si le vin eÙt ÊtÊ mauvais ; mais le vin Êtait bon, il fut convaincu. " Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc faite lÁ ? dit Porthos lorsque l'alguazil en chef eut rejoint ses compagnons, et que les quatre amis se retrouvÉrent seuls. Fi donc ! quatre mousquetaires laisser arrËter au milieu d'eux un malheureux qui crie Á l'aide ! Un gentilhomme trinquer avec un recors ! -- Porthos, dit Aramis, Athos t'a dÊjÁ prÊvenu que tu Êtais un niais, et je me range de son avis. D'Artagnan, tu es un grand homme, et quand tu seras Á la place de M. de TrÊville, je te demande ta protection pour me faire avoir une abbaye. -- Ah ÚÁ, je m'y perds, dit Porthos, vous approuvez ce que d'Artagnan vient de faire ? -- Je le crois parbleu bien, dit Athos ; non seulement j'approuve ce qu'il vient de faire, mais encore je l'en fÊlicite. -- Et maintenant, Messieurs, dit d'Artagnan sans se donner la peine d'expliquer sa conduite Á Porthos, tous pour un, un pour tous, c'est notre devise, n'est-ce pas ? -- Cependant... dit Porthos. -- Etends la main et jure ! " s'ÊcriÉrent Á la fois Athos et Aramis. Vaincu par l'exemple, maugrÊant tout bas, Porthos Êtendit la main, et les quatre amis rÊpÊtÉrent d'une seule voix la formule dictÊe par d'Artagnan : " Tous pour un, un pour tous. " " C'est bien, que chacun se retire maintenant chez soi, dit d'Artagnan comme s'il n'avait fait autre chose que de commander toute sa vie, et attention, car Á partir de ce moment, nous voilÁ aux prises avec le cardinal. " CHAPITRE X. UNE SOURICIERE AU XVIIe SIECLE L'invention de la souriciÉre ne date pas de nos jours ; dÉs que les sociÊtÊs, en se formant, eurent inventÊ une police quelconque, cette police, Á son tour, inventa les souriciÉres. Comme peut-Ëtre nos lecteurs ne sont pas familiarisÊs encore avec l'argot de la rue de JÊrusalem, et que c'est, depuis que nous Êcrivons -- et il y a quelque quinze ans de cela --, la premiÉre fois que nous employons ce mot appliquÊ Á cette chose, expliquons-leur ce que c'est qu'une souriciÉre. Quand, dans une maison quelle qu'elle soit, on a arrËtÊ un individu soupÚonnÊ d'un crime quelconque, on tient secrÉte l'arrestation ; on place quatre ou cinq hommes en embuscade dans la premiÉre piÉce, on ouvre la porte Á tous ceux qui frappent, on la referme sur eux et on les arrËte ; de cette faÚon, au bout de deux ou trois jours, on tient Á peu prÉs tous les familiers de l'Êtablissement. VoilÁ ce que c'est qu'une souriciÉre. On fit donc une souriciÉre de l'appartement de maÏtre Bonacieux, et quiconque y apparut fut pris et interrogÊ par les gens de M. le cardinal. Il va sans dire que, comme une allÊe particuliÉre conduisait au premier Êtage qu'habitait d'Artagnan, ceux qui venaient chez lui Êtaient exemptÊs de toutes visites. D'ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls ; ils s'Êtaient mis en quËte chacun de son cÆtÊ, et n'avaient rien trouvÊ, rien dÊcouvert. Athos avait ÊtÊ mËme jusqu'Á questionner M. de TrÊville, chose qui, vu le mutisme habituel du digne mousquetaire, avait fort ÊtonnÊ son capitaine. Mais M. de TrÊville ne savait rien, sinon que, la derniÉre fois qu'il avait vu le cardinal, le roi et la reine, le cardinal avait l'air fort soucieux, que le roi Êtait inquiet, et que les yeux rouges de la reine indiquaient qu'elle avait veillÊ ou pleurÊ. Mais cette derniÉre circonstance l'avait peu frappÊ, la reine, depuis son mariage, veillant et pleurant beaucoup. M. de TrÊville recommanda en tout cas Á Athos le service du roi et surtout celui de la reine, le priant de faire la mËme recommandation Á ses camarades. Quant Á d'Artagnan, il ne bougeait pas de chez lui. Il avait converti sa chambre en observatoire. Des fenËtres il voyait arriver ceux qui venaient se faire prendre ; puis, comme il avait ÆtÊ les carreaux du plancher, qu'il avait creusÊ le parquet et qu'un simple plafond le sÊparait de la chambre au-dessous, oÝ se faisaient les interrogatoires, il entendait tout ce qui se passait entre les inquisiteurs et les accusÊs. Les interrogatoires, prÊcÊdÊs d'une perquisition minutieuse opÊrÊe sur la personne arrËtÊe, Êtaient presque toujours ainsi conÚus : " Mme Bonacieux vous a-t-elle remis quelque chose pour son mari ou pour quelque autre personne ? -- M. Bonacieux vous a-t-il remis quelque chose pour sa femme ou pour quelque autre personne ? -- L'un et l'autre vous ont-ils fait quelque confidence de vive voix ? " " S'ils savaient quelque chose, ils ne questionneraient pas ainsi, se dit Á lui-mËme d'Artagnan. Maintenant, que cherchent-ils Á savoir ? Si le duc de Buckingham ne se trouve point Á Paris et s'il n'a pas eu ou s'il ne doit point avoir quelque entrevue avec la reine. " D'Artagnan s'arrËta Á cette idÊe, qui, d'aprÉs tout ce qu'il avait entendu, ne manquait pas de probabilitÊ. En attendant, la souriciÉre Êtait en permanence, et la vigilance de d'Artagnan aussi. Le soir du lendemain de l'arrestation du pauvre Bonacieux, comme Athos venait de quitter d'Artagnan pour se rendre chez M. de TrÊville, comme neuf heures venaient de sonner, et comme Planchet, qui n'avait pas encore fait le lit, commenÚait sa besogne, on entendit frapper Á la porte de la rue ; aussitÆt cette porte s'ouvrit et se referma : quelqu'un venait de se prendre Á la souriciÉre. D'Artagnan s'ÊlanÚa vers l'endroit dÊcarrelÊ, se coucha ventre Á terre et Êcouta. Des cris retentirent bientÆt, puis des gÊmissements qu'on cherchait Á Êtouffer. D'interrogatoire, il n'en Êtait pas question. " Diable ! se dit d'Artagnan, il me semble que c'est une femme : on la fouille, elle rÊsiste, -- on la violente, -- les misÊrables ! " Et d'Artagnan, malgrÊ sa prudence, se tenait Á quatre pour ne pas se mËler Á la scÉne qui se passait au-dessous de lui. " Mais je vous dis que je suis la maÏtresse de la maison, Messieurs ; je vous dis que je suis Mme Bonacieux ;, je vous dis que j'appartiens Á la reine ! " s'Êcriait la malheureuse femme. " Mme Bonacieux ! murmura d'Artagnan ; serais-je assez heureux pour avoir trouvÊ ce que tout le monde cherche ? " " C'est justement vous que nous attendions " , reprirent les interrogateurs. La voix devint de plus en plus ÊtouffÊe : un mouvement tumultueux fit retentir les boiseries. La victime rÊsistait autant qu'une femme peut rÊsister Á quatre hommes. " Pardon, Messieurs, par... " , murmura la voix, qui ne fit plus entendre que des sons inarticulÊs. " Ils la b×illonnent, ils vont l'entraÏner, s'Êcria d'Artagnan en se redressant comme par un ressort. Mon ÊpÊe ; bon, elle est Á mon cÆtÊ. Planchet ! -- Monsieur ? -- Cours chercher Athos, Porthos et Aramis. L'un des trois sera sÙrement chez lui, peut-Ëtre tous les trois seront-ils rentrÊs. Qu'ils prennent des armes, qu'ils viennent, qu'ils accourent. Ah ! je me souviens, Athos est chez M. de TrÊville. -- Mais oÝ allez-vous, Monsieur, oÝ allez-vous ? -- Je descends par la fenËtre, s'Êcria d'Artagnan, afin d'Ëtre plus tÆt arrivÊ ; toi, remets les carreaux, balaie le plancher, sors par la porte et cours oÝ je te dis. -- Oh ! Monsieur, Monsieur, vous allez vous tuer, s'Êcria Planchet. -- Tais-toi, imbÊcile " , dit d'Artagnan. Et s'accrochant de la main au rebord de sa fenËtre, il se laissa tomber du premier Êtage, qui heureusement n'Êtait pas ÊlevÊ, sans se faire une Êcorchure. Puis il alla aussitÆt frapper Á la porte en murmurant : " Je vais me faire prendre Á mon tour dans la souriciÉre, et malheur aux chats qui se frotteront Á pareille souris. " A peine le marteau eut-il rÊsonnÊ sous la main du jeune homme, que le tumulte cessa, que des pas s'approchÉrent, que la porte s'ouvrit, et que d'Artagnan, l'ÊpÊe nue, s'ÊlanÚa dans l'appartement de maÏtre Bonacieux, dont la porte, sans doute mue par un ressort, se referma d'elle-mËme sur lui. Alors ceux qui habitaient encore la malheureuse maison de Bonacieux et les voisins les plus proches entendirent de grands cris, des trÊpignements, un cliquetis d'ÊpÊes et un bruit prolongÊ de meubles. Puis, un moment aprÉs, ceux qui, surpris par ce bruit, s'Êtaient mis aux fenËtres pour en connaÏtre la cause, purent voir la porte se rouvrir et quatre hommes vËtus de noir non pas en sortir, mais s'envoler comme des corbeaux effarouchÊs, laissant par terre et aux angles des tables des plumes de leurs ailes, c'est-Á-dire des loques de leurs habits et des bribes de leurs manteaux. D'Artagnan Êtait vainqueur sans beaucoup de peine, il faut le dire, car un seul des alguazils Êtait armÊ, encore se dÊfendit-il pour la forme. Il est vrai que les trois autres avaient essayÊ d'assommer le jeune homme avec les chaises, les tabourets et les poteries ; mais deux ou trois Êgratignures faites par la flamberge du Gascon les avaient ÊpouvantÊs. Dix minutes avaient suffi Á leur dÊfaite et d'Artagnan Êtait restÊ maÏtre du champ de bataille. Les voisins, qui avaient ouvert leurs fenËtres avec le sang-froid particulier aux habitants de Paris dans ces temps d'Êmeutes et de rixes perpÊtuelles, les refermÉrent dÉs qu'ils eurent vu s'enfuir les quatre hommes noirs : leur instinct leur disait que, pour le moment, tout Êtait fini. D'ailleurs il se faisait tard, et alors comme aujourd'hui on se couchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg. D'Artagnan, restÊ seul avec Mme Bonacieux, se retourna vers elle : la pauvre femme Êtait renversÊe sur un fauteuil et Á demi Êvanouie. D'Artagnan l'examina d'un coup d'oeil rapide. C'Êtait une charmante femme de vingt-cinq Á vingt-six ans, brune avec des yeux bleus, ayant un nez lÊgÉrement retroussÊ, des dents admirables, un teint marbrÊ de rose et d'opale. LÁ cependant s'arrËtaient les signes qui pouvaient la faire confondre avec une grande dame. Les mains Êtaient blanches, mais sans finesse : les pieds n'annonÚaient pas la femme de qualitÊ. Heureusement, d'Artagnan n'en Êtait pas encore Á se prÊoccuper de ces dÊtails. Tandis que d'Artagnan examinait Mme Bonacieux, et en Êtait aux pieds, comme nous l'avons dit, il vit Á terre un fin mouchoir de batiste, qu'il ramassa selon son habitude, et au coin duquel il reconnut le mËme chiffre qu'il avait vu au mouchoir qui avait failli lui faire couper la gorge avec Aramis. Depuis ce temps, d'Artagnan se mÊfiait des mouchoirs armoriÊs ; il remit donc sans rien dire celui qu'il avait ramassÊ dans la poche de Mme Bonacieux. En ce moment, Mme Bonacieux reprenait ses sens. Elle ouvrit les yeux, regarda avec terreur autour d'elle, vit que l'appartement Êtait vide, et qu'elle Êtait seule avec son libÊrateur. Elle lui tendit aussitÆt les mains en souriant. Mme Bonacieux avait le plus charmant sourire du monde. " Ah ! Monsieur ! dit-elle, c'est vous qui m'avez sauvÊe ; permettez- moi que je vous remercie. -- Madame, dit d'Artagnan, je n'ai fait que ce que tout gentilhomme eÙt fait Á ma place, vous ne me devez donc aucun remerciement. -- Si fait, Monsieur, si fait, et j'espÉre vous prouver que vous n'avez pas rendu service Á une ingrate. Mais que me voulaient donc ces hommes, que j'ai pris d'abord pour des voleurs, et pourquoi M. Bonacieux n'est- il point ici ? -- Madame, ces hommes Êtaient bien autrement dangereux que ne pourraient Ëtre des voleurs, car ce sont des agents de M. le cardinal, et quant Á votre mari, M. Bonacieux, il n'est point ici parce qu'hier on est venu le prendre pour le conduire Á la Bastille. -- Mon mari Á la Bastille ! s'Êcria Mme Bonacieux, oh ! mon Dieu ! qu'a-t-il donc fait ? pauvre cher homme ! lui, l'innocence mËme ! " Et quelque chose comme un sourire perÚait sur la figure encore tout effrayÊe de la jeune femme. " Ce qu'il a fait, Madame ? dit d'Artagnan. Je crois que son seul crime est d'avoir Á la fois le bonheur et le malheur d'Ëtre votre mari. -- Mais, Monsieur, vous savez donc... -- Je sais que vous avez ÊtÊ enlevÊe, Madame. -- Et par qui ? Le savez-vous ? Oh ! si vous le savez, dites-le-moi. -- Par un homme de quarante Á quarante-cinq ans, aux cheveux noirs, au teint basanÊ, avec une cicatrice Á la tempe gauche. -- C'est cela, c'est cela ; mais son nom ? -- Ah ! son nom ? c'est ce que j'ignore. -- Et mon mari savait-il que j'avais ÊtÊ enlevÊe ? -- Il en avait ÊtÊ prÊvenu par une lettre que lui avait Êcrite le ravisseur lui-mËme. -- Et soupÚonne-t-il, demanda Mme Bonacieux avec embarras, la cause de cet ÊvÊnement ? -- Il l'attribuait, je crois, Á une cause politique. -- J'en ai doutÊ d'abord, et maintenant je le pense comme lui. Ainsi donc, ce cher M. Bonacieux ne m'a pas soupÚonnÊe un seul instant... ? -- Ah ! loin de lÁ, Madame, il Êtait trop fier de votre sagesse et surtout de votre amour. " Un second sourire presque imperceptible effleura les lÉvres rosÊes de la belle jeune femme. " Mais, continua d'Artagnan, comment vous Ëtes-vous enfuie ? -- J'ai profitÊ d'un moment oÝ l'on m'a laissÊe seule, et comme je savais depuis ce matin Á quoi m'en tenir sur mon enlÉvement, Á l'aide de mes draps je suis descendue par la fenËtre ; alors, comme je croyais mon mari ici, je suis accourue. -- Pour vous mettre sous sa protection ? -- Oh ! non, pauvre cher homme, je savais bien qu'il Êtait incapable de me dÊfendre ; mais comme il pouvait nous servir Á autre chose, je voulais le prÊvenir. -- De quoi ? -- Oh ! ceci n'est pas mon secret, je ne puis donc pas vous le dire. -- D'ailleurs, dit d'Artagnan (pardon, Madame, si, tout garde que je suis, je vous rappelle Á la prudence), d'ailleurs je crois que nous ne sommes pas ici en lieu opportun pour faire des confidences. Les hommes que j'ai mis en fuite vont revenir avec main-forte ; s'ils nous retrouvent ici, nous sommes perdus. J'ai bien fait prÊvenir trois de mes amis, mais qui sait si on les aura trouvÊs chez eux ! -- Oui, oui, vous avez raison, s'Êcria Mme Bonacieux effrayÊe ; fuyons, sauvons-nous. " A ces mots, elle passa son bras sous celui de d'Artagnan et l'entraÏna vivement. " Mais oÝ fuir ? dit d'Artagnan, oÝ nous sauver ? -- Eloignons-nous d'abord de cette maison, puis aprÉs nous verrons. " Et la jeune femme et le jeune homme, sans se donner la peine de refermer la porte, descendirent rapidement la rue des Fossoyeurs, s'engagÉrent dans la rue des FossÊs-Monsieur-le-Prince et ne s'arrËtÉrent qu'Á la place Saint-Sulpice. " Et maintenant, qu'allons-nous faire, demanda d'Artagnan, et oÝ voulez-vous que je vous conduise ? -- Je suis fort embarrassÊe de vous rÊpondre, je vous l'avoue, dit Mme Bonacieux ; mon intention Êtait de faire prÊvenir M. de La Porte par mon mari, afin que M. de La Porte pÙt nous dire prÊcisÊment ce qui s'Êtait passÊ au Louvre depuis trois jours, et s'il n'y avait pas danger pour moi de m'y prÊsenter. -- Mais moi, dit d'Artagnan, je puis aller prÊvenir M. de La Porte. -- Sans doute ; seulement il n'y a qu'un malheur : c'est qu'on connaÏt M. Bonacieux au Louvre et qu'on le laisserait passer, lui, tandis qu'on ne vous connaÏt pas, vous, et que l'on vous fermera la porte. -- Ah ! bah, dit d'Artagnan, vous avez bien Á quelque guichet du Louvre un concierge qui vous est dÊvouÊ, et qui gr×ce Á un mot d'ordre... " Mme Bonacieux regarda fixement le jeune homme. " Et si je vous donnais ce mot d'ordre, dit-elle, l'oublieriez-vous aussitÆt que vous vous en seriez servi ? -- Parole d'honneur, foi de gentilhomme ! dit d'Artagnan avec un accent Á la vÊritÊ duquel il n'y avait pas Á se tromper. -- Tenez, je vous crois ; vous avez l'air d'un brave jeune homme, d'ailleurs votre fortune est peut-Ëtre au bout de votre dÊvouement. -- Je ferai sans promesse et de conscience tout ce que je pourrai pour servir le roi et Ëtre agrÊable Á la reine, dit d'Artagnan ; disposez donc de moi comme d'un ami. -- Mais moi, oÝ me mettrez-vous pendant ce temps-lÁ ? -- N'avez-vous pas une personne chez laquelle M. de La Porte puisse revenir vous prendre ? -- Non, je ne veux me fier Á personne. -- Attendez, dit d'Artagnan ; nous sommes Á la porte d'Athos. Oui, c'est cela. -- Qu'est-ce qu'Athos ? -- Un de mes amis. -- Mais s'il est chez lui et qu'il me voie ? -- Il n'y est pas, et j'emporterai la clef aprÉs vous avoir fait entrer dans son appartement. -- Mais s'il revient ? -- Il ne reviendra pas ; d'ailleurs on lui dirait que j'ai amenÊ une femme, et que cette femme est chez lui. -- Mais cela me compromettra trÉs fort, savez-vous ! -- Que vous importe ! on ne vous connaÏt pas ; d'ailleurs nous sommes dans une situation Á passer par-dessus quelques convenances ! -- Allons donc chez votre ami. OÝ demeure-t-il ? -- Rue FÊrou, Á deux pas d'ici. -- Allons. " Et tous deux reprirent leur course. Comme l'avait prÊvu d'Artagnan, Athos n'Êtait pas chez lui : il prit la clef, qu'on avait l'habitude de lui donner comme Á un ami de la maison, monta l'escalier et introduisit Mme Bonacieux dans le petit appartement dont nous avons dÊjÁ fait la description. " Vous Ëtes chez vous, dit-il ; attendez, fermez la porte en dedans et n'ouvrez Á personne, Á moins que vous n'entendiez frapper trois coups ainsi : tenez ; et il frappa trois fois : deux coups rapprochÊs l'un de l'autre et assez forts, un coup plus distant et plus lÊger. -- C'est bien, dit Mme Bonacieux ; maintenant, Á mon tour de vous donner mes instructions. -- J'Êcoute. -- PrÊsentez-vous au guichet du Louvre, du cÆtÊ de la rue de l'Echelle, et demandez Germain. -- C'est bien. AprÉs ? -- Il vous demandera ce que vous voulez, et alors vous lui rÊpondrez par ces deux mots : Tours et Bruxelles. AussitÆt il se mettra Á vos ordres. -- Et que lui ordonnerai-je ? -- D'aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de la reine. -- Et quand il l'aura ÊtÊ chercher et que M. de La Porte sera venu ? -- Vous me l'enverrez. -- C'est bien, mais oÝ et comment vous reverrai-je ? -- Y tenez-vous beaucoup Á me revoir ? -- Certainement. -- Eh bien, reposez-vous sur moi de ce soin, et soyez tranquille. -- Je compte sur votre parole. -- Comptez-y. " D'Artagnan salua Mme Bonacieux en lui lanÚant le coup d'oeil le plus amoureux qu'il lui fÙt possible de concentrer sur sa charmante petite personne, et tandis qu'il descendait l'escalier, il entendit la porte se fermer derriÉre lui Á double tour. En deux bonds il fut au Louvre : comme il entrait au guichet de l'Echelle, dix heures sonnaient. Tous les ÊvÊnements que nous venons de raconter s'Êtaient succÊdÊ en une demi-heure. Tout s'exÊcuta comme l'avait annoncÊ Mme Bonacieux. Au mot d'ordre convenu, Germain s'inclina ;