Mais pourquoi cette visite, Sire ? Que me dira M. le chancelier que Votre MajestÊ ne puisse me dire elle-mËme ? " Le roi tourna sur ses talons sans rÊpondre, et presque au mËme instant le capitaine des gardes, M. de Guitaut, annonÚa la visite de M. le chancelier. Lorsque le chancelier parut, le roi Êtait dÊjÁ sorti par une autre porte. Le chancelier entra demi-souriant, demi-rougissant. Comme nous le retrouverons probablement dans le cours de cette histoire, il n'y a pas de mal Á ce que nos lecteurs fassent dÉs Á prÊsent connaissance avec lui. Ce chancelier Êtait un plaisant homme. Ce fut Des Roches le Masle, chanoine Á Notre-Dame, et qui avait ÊtÊ autrefois valet de chambre du cardinal, qui le proposa Á Son Eminence comme un homme tout dÊvouÊ. Le cardinal s'y fia et s'en trouva bien. On racontait de lui certaines histoires, entre autres celle-ci : AprÉs une jeunesse orageuse, il s'Êtait retirÊ dans un couvent pour y expier au moins pendant quelque temps les folies de l'adolescence. Mais, en entrant dans ce saint lieu, le pauvre pÊnitent n'avait pu refermer si vite la porte, que les passions qu'il fuyait n'y entrassent avec lui. Il en Êtait obsÊdÊ sans rel×che, et le supÊrieur, auquel il avait confiÊ cette disgr×ce, voulant autant qu'il Êtait en lui l'en garantir, lui avait recommandÊ pour conjurer le dÊmon tentateur de recourir Á la corde de la cloche et de sonner Á toute volÊe. Au bruit dÊnonciateur, les moines seraient prÊvenus que la tentation assiÊgeait un frÉre, et toute la communautÊ se mettrait en priÉres. Le conseil parut bon au futur chancelier. Il conjura l'esprit malin Á grand renfort de priÉres faites par les moines ; mais le diable ne se laisse pas dÊpossÊder facilement d'une place oÝ il a mis garnison ; Á mesure qu'on redoublait les exorcismes, il redoublait les tentations, de sorte que jour et nuit la cloche sonnait Á toute volÊe, annonÚant l'extrËme dÊsir de mortification qu'Êprouvait le pÊnitent. Les moines n'avaient plus un instant de repos. Le jour, ils ne faisaient que monter et descendre les escaliers qui conduisaient Á la chapelle ; la nuit, outre complies et matines, ils Êtaient encore obligÊs de sauter vingt fois Á bas de leurs lits et de se prosterner sur le carreau de leurs cellules. On ignore si ce fut le diable qui l×cha prise ou les moines qui se lassÉrent ; mais, au bout de trois mois, le pÊnitent reparut dans le monde avec la rÊputation du plus terrible possÊdÊ qui eÙt jamais existÊ. En sortant du couvent, il entra dans la magistrature, devint prÊsident Á mortier Á la place de son oncle, embrassa le parti du cardinal, ce qui ne prouvait pas peu de sagacitÊ ; devint chancelier, servit Son Eminence avec zÉle dans sa haine contre la reine mÉre et sa vengeance contre Anne d'Autriche ; stimula les juges dans l'affaire de Chalais, encouragea les essais de M. de Laffemas, grand gibecier de France ; puis enfin, investi de toute la confiance du cardinal, confiance qu'il avait si bien gagnÊe, il en vint Á recevoir la singuliÉre commission pour l'exÊcution de laquelle il se prÊsentait chez la reine. La reine Êtait encore debout quand il entra, mais Á peine l'eut-elle aperÚu, qu'elle se rassit sur son fauteuil et fit signe Á ses femmes de se rasseoir sur leurs coussins et leurs tabourets, et, d'un ton de suprËme hauteur : " Que dÊsirez-vous, Monsieur, demanda Anne d'Autriche, et dans quel but vous prÊsentez-vous ici ? -- Pour y faire au nom du roi, Madame, et sauf tout le respect que j'ai l'honneur de devoir Á Votre MajestÊ, une perquisition exacte dans vos papiers. -- Comment, Monsieur ! une perquisition dans mes papiers... A moi ! mais voilÁ une chose indigne ! -- Veuillez me le pardonner, Madame, mais, dans cette circonstance, je ne suis que l'instrument dont le roi se sert. Sa MajestÊ ne sort-elle pas d'ici, et ne vous a-t-elle pas invitÊe elle-mËme Á vous prÊparer Á cette visite ? -- Fouillez donc, Monsieur ; je suis une criminelle, Á ce qu'il paraÏt : EstÊfania, donnez les clefs de mes tables et de mes secrÊtaires. " Le chancelier fit pour la forme une visite dans les meubles, mais il savait bien que ce n'Êtait pas dans un meuble que la reine avait dÙ serrer la lettre importante qu'elle avait Êcrite dans la journÊe. Quand le chancelier eut rouvert et refermÊ vingt fois les tiroirs du secrÊtaire, il fallut bien, quelque hÊsitation qu'il Êprouv×t, il fallut bien, dis-je, en venir Á la conclusion de l'affaire, c'est-Á-dire Á fouiller la reine elle-mËme. Le chancelier s'avanÚa donc vers Anne d'Autriche, et d'un ton trÉs perplexe et d'un air fort embarrassÊ : " Et maintenant, dit-il, il me reste Á faire la perquisition principale. -- Laquelle ? demanda la reine, qui ne comprenait pas ou plutÆt qui ne voulait pas comprendre. -- Sa MajestÊ est certaine qu'une lettre a ÊtÊ Êcrite par vous dans la journÊe ; elle sait qu'elle n'a pas encore ÊtÊ envoyÊe Á son adresse. Cette lettre ne se trouve ni dans votre table, ni dans votre secrÊtaire, et cependant cette lettre est quelque part. -- Oserez-vous porter la main sur votre reine ? dit Anne d'Autriche en se dressant de toute sa hauteur et en fixant sur le chancelier ses yeux, dont l'expression Êtait devenue presque menaÚante. -- Je suis un fidÉle sujet du roi, Madame ; et tout ce que Sa MajestÊ ordonnera, je le ferai. -- Eh bien, c'est vrai, dit Anne d'Autriche, et les espions de M. le cardinal l'ont bien servi. J'ai Êcrit aujourd'hui une lettre, cette lettre n'est point partie. La lettre est lÁ. " Et la reine ramena sa belle main Á son corsage. " Alors donnez-moi cette lettre, Madame, dit le chancelier. -- Je ne la donnerai qu'au roi, Monsieur, dit Anne. -- Si le roi eÙt voulu que cette lettre lui fÙt remise, Madame, il vous l'eÙt demandÊe lui-mËme. Mais, je vous le rÊpÉte, c'est moi qu'il a chargÊ de vous la rÊclamer, et si vous ne la rendiez pas... -- Eh bien ? -- C'est encore moi qu'il a chargÊ de vous la prendre. -- Comment, que voulez-vous dire ? -- Que mes ordres vont loin, Madame, et que je suis autorisÊ Á chercher le papier suspect sur la personne mËme de Votre MajestÊ. -- Quelle horreur ! s'Êcria la reine. -- Veuillez donc, Madame, agir plus facilement. -- Cette conduite est d'une violence inf×me ; savez-vous cela, Monsieur ? -- Le roi commande, Madame, excusez-moi. -- Je ne le souffrirai pas ; non, non, plutÆt mourir ! " s'Êcria la reine, chez laquelle se rÊvoltait le sang impÊrieux de l'Espagnole et de l'Autrichienne. Le chancelier fit une profonde rÊvÊrence, puis avec l'intention bien patente de ne pas reculer d'une semelle dans l'accomplissement de la commission dont il s'Êtait chargÊ, et comme eÙt pu le faire un valet de bourreau dans la chambre de la question, il s'approcha d'Anne d'Autriche, des yeux de laquelle on vit Á l'instant mËme jaillir des pleurs de rage. La reine Êtait, comme nous l'avons dit, d'une grande beautÊ. La commission pouvait donc passer pour dÊlicate, et le roi en Êtait arrivÊ, Á force de jalousie contre Buckingham, Á n'Ëtre plus jaloux de personne. Sans doute le chancelier SÊguier chercha des yeux Á ce moment le cordon de la fameuse cloche ; mais, ne le trouvant pas, il en prit son parti et tendit la main vers l'endroit oÝ la reine avait avouÊ que se trouvait le papier. Anne d'Autriche fit un pas en arriÉre, si p×le qu'on eÙt dit qu'elle allait mourir ; et, s'appuyant de la main gauche, pour ne pas tomber, Á une table qui se trouvait derriÉre elle, elle tira de la droite un papier de sa poitrine et le tendit au garde des sceaux. " Tenez, Monsieur, la voilÁ, cette lettre, s'Êcria la reine d'une voix entrecoupÊe et frÊmissante, prenez-la, et me dÊlivrez de votre odieuse prÊsence. " Le chancelier, qui de son cÆtÊ tremblait d'une Êmotion facile Á concevoir, prit la lettre, salua jusqu'Á terre et se retira. A peine la porte se fut-elle refermÊe sur lui, que la reine tomba Á demi Êvanouie dans les bras de ses femmes. Le chancelier alla porter la lettre au roi sans en avoir lu un seul mot. Le roi la prit d'une main tremblante, chercha l'adresse, qui manquait, devint trÉs p×le, l'ouvrit lentement, puis, voyant par les premiers mots qu'elle Êtait adressÊe au roi d'Espagne, il lut trÉs rapidement. C'Êtait tout un plan d'attaque contre le cardinal. La reine invitait son frÉre et l'empereur d'Autriche Á faire semblant, blessÊs qu'ils Êtaient par la politique de Richelieu, dont l'Êternelle prÊoccupation fut l'abaissement de la maison d'Autriche, de dÊclarer la guerre Á la France et d'imposer comme condition de la paix le renvoi du cardinal : mais d'amour, il n'y en avait pas un seul mot dans toute cette lettre. Le roi, tout joyeux, s'informa si le cardinal Êtait encore au Louvre. On lui dit que Son Eminence attendait, dans le cabinet de travail, les ordres de Sa MajestÊ. Le roi se rendit aussitÆt prÉs de lui. " Tenez, duc, lui dit-il, vous aviez raison, et c'est moi qui avais tort ; toute l'intrigue est politique, et il n'Êtait aucunement question d'amour dans cette lettre, que voici. En Êchange, il y est fort question de vous. " Le cardinal prit la lettre et la lut avec la plus grande attention ; puis, lorsqu'il fut arrivÊ au bout, il la relut une seconde fois. " Eh bien, Votre MajestÊ, dit-il, vous voyez jusqu'oÝ vont mes ennemis : on vous menace de deux guerres, si vous ne me renvoyez pas. A votre place, en vÊritÊ, Sire, je cÊderais Á de si puissantes instances, et ce serait de mon cÆtÊ avec un vÊritable bonheur que je me retirerais des affaires. -- Que dites-vous lÁ, duc ? -- Je dis, Sire, que ma santÊ se perd dans ces luttes excessives et dans ces travaux Êternels. Je dis que, selon toute probabilitÊ, je ne pourrai pas soutenir les fatigues du siÉge de La Rochelle, et que mieux vaut que vous nommiez lÁ ou M. de CondÊ, ou M. de Bassompierre, ou enfin quelque vaillant homme dont c'est l'Êtat de mener la guerre, et non pas moi qui suis homme d'Eglise et qu'on dÊtourne sans cesse de ma vocation pour m'appliquer Á des choses auxquelles je n'ai aucune aptitude. Vous en serez plus heureux Á l'intÊrieur, Sire, et je ne doute pas que vous n'en soyez plus grand Á l'Êtranger. -- Monsieur le duc, dit le roi, je comprends, soyez tranquille ; tous ceux qui sont nommÊs dans cette lettre seront punis comme ils le mÊritent, et la reine elle-mËme. -- Que dites-vous lÁ, Sire ? Dieu me garde que, pour moi, la reine Êprouve la moindre contrariÊtÊ ! elle m'a toujours cru son ennemi, Sire, quoique Votre MajestÊ puisse attester que j'ai toujours pris chaudement son parti, mËme contre vous. Oh ! si elle trahissait Votre MajestÊ Á l'endroit de son honneur, ce serait autre chose, et je serais le premier Á dire : " Pas de gr×ce, Sire, pas de gr×ce pour la coupable ! " Heureusement il n'en est rien, et Votre MajestÊ vient d'en acquÊrir une nouvelle preuve. -- C'est vrai, Monsieur le cardinal, dit le roi, et vous aviez raison, comme toujours ; mais la reine n'en mÊrite pas moins toute ma colÉre. -- C'est vous, Sire, qui avez encouru la sienne ; et vÊritablement, quand elle bouderait sÊrieusement Votre MajestÊ, je le comprendrais ; Votre MajestÊ l'a traitÊe avec une sÊvÊritÊ !... -- C'est ainsi que je traiterai toujours mes ennemis et les vÆtres, duc, si haut placÊs qu'ils soient et quelque pÊril que je coure Á agir sÊvÉrement avec eux. -- La reine est mon ennemie, mais n'est pas la vÆtre, Sire ; au contraire, elle est Êpouse dÊvouÊe, soumise et irrÊprochable ; laissez-moi donc, Sire, intercÊder pour elle prÉs de Votre MajestÊ. -- Qu'elle s'humilie alors, et qu'elle revienne Á moi la premiÉre ! -- Au contraire, Sire, donnez l'exemple ; vous avez eu le premier tort, puisque c'est vous qui avez soupÚonnÊ la reine. -- Moi, revenir le premier ? dit le roi ; jamais ! -- Sire, je vous en supplie. -- D'ailleurs, comment reviendrais-je le premier ? -- En faisant une chose que vous sauriez lui Ëtre agrÊable. -- Laquelle ? -- Donnez un bal ; vous savez combien la reine aime la danse ; je vous rÊponds que sa rancune ne tiendra point Á une pareille attention. -- Monsieur le cardinal, vous savez que je n'aime pas tous les plaisirs mondains. -- La reine ne vous en sera que plus reconnaissante, puisqu'elle sait votre antipathie pour ce plaisir ; d'ailleurs ce sera une occasion pour elle de mettre ces beaux ferrets de diamants que vous lui avez donnÊs l'autre jour Á sa fËte, et dont elle n'a pas encore eu le temps de se parer. -- Nous verrons, Monsieur le cardinal, nous verrons, dit le roi, qui, dans sa joie de trouver la reine coupable d'un crime dont il se souciait peu, et innocente d'une faute qu'il redoutait fort, Êtait tout prËt Á se raccommoder avec elle ; nous verrons, mais, sur mon honneur, vous Ëtes trop indulgent. -- Sire, dit le cardinal, laissez la sÊvÊritÊ aux ministres, l'indulgence est la vertu royale ; usez-en, et vous verrez que vous vous en trouverez bien. " Sur quoi le cardinal, entendant la pendule sonner onze heures, s'inclina profondÊment, demandant congÊ au roi pour se retirer, et le suppliant de se raccommoder avec la reine. Anne d'Autriche, qui, Á la suite de la saisie de sa lettre, s'attendait Á quelque reproche, fut fort ÊtonnÊe de voir le lendemain le roi faire prÉs d'elle des tentatives de rapprochement. Son premier mouvement fut rÊpulsif, son orgueil de femme et sa dignitÊ de reine avaient ÊtÊ tous deux si cruellement offensÊs, qu'elle ne pouvait revenir ainsi du premier coup ; mais, vaincue par le conseil de ses femmes, elle eut enfin l'air de commencer Á oublier. Le roi profita de ce premier moment de retour pour lui dire qu'incessamment il comptait donner une fËte. C'Êtait une chose si rare qu'une fËte pour la pauvre Anne d'Autriche, qu'Á cette annonce, ainsi que l'avait pensÊ le cardinal, la derniÉre trace de ses ressentiments disparut sinon dans son coeur, du moins sur son visage. Elle demanda quel jour cette fËte devait avoir lieu, mais le roi rÊpondit qu'il fallait qu'il s'entendÏt sur ce point avec le cardinal. En effet, chaque jour le roi demandait au cardinal Á quelle Êpoque cette fËte aurait lieu, et chaque jour le cardinal, sous un prÊtexte quelconque, diffÊrait de la fixer. Dix jours s'ÊcoulÉrent ainsi. Le huitiÉme jour aprÉs la scÉne que nous avons racontÊe, le cardinal reÚut une lettre, au timbre de Londres, qui contenait seulement ces quelques lignes : " Je les ai ; mais je ne puis quitter Londres, attendu que je manque d'argent ; envoyez-moi cinq cents pistoles, et quatre ou cinq jours aprÉs les avoir reÚues, je serai Á Paris. " Le jour mËme oÝ le cardinal avait reÚu cette lettre, le roi lui adressa sa question habituelle. Richelieu compta sur ses doigts et se dit tout bas : " Elle arrivera, dit-elle, quatre ou cinq jours aprÉs avoir reÚu l'argent ; il faut quatre ou cinq jours Á l'argent pour aller, quatre ou cinq jours Á elle pour revenir, cela fait dix jours ; maintenant faisons la part des vents contraires, des mauvais hasards, des faiblesses de femme, et mettons cela Á douze jours. -- Eh bien, Monsieur le duc, dit le roi, vous avez calculÊ ? -- Oui, Sire : nous sommes aujourd'hui le 20 septembre ; les Êchevins de la ville donnent une fËte le 3 octobre. Cela s'arrangera Á merveille, car vous n'aurez pas l'air de faire un retour vers la reine. " Puis le cardinal ajouta : " A propos, Sire, n'oubliez pas de dire Á Sa MajestÊ, la veille de cette fËte, que vous dÊsirez voir comment lui vont ses ferrets de diamants. " CHAPITRE XVII. LE MENAGE BONACIEUX C'Êtait la seconde fois que le cardinal revenait sur ce point des ferrets de diamants avec le roi. Louis XIII fut donc frappÊ de cette insistance, et pensa que cette recommandation cachait un mystÉre. Plus d'une fois le roi avait ÊtÊ humiliÊ que le cardinal, dont la police, sans avoir atteint encore la perfection de la police moderne, Êtait excellente, fÙt mieux instruit que lui-mËme de ce qui se passait dans son propre mÊnage. Il espÊra donc, dans une conversation avec Anne d'Autriche, tirer quelque lumiÉre de cette conversation et revenir ensuite prÉs de Son Eminence avec quelque secret que le cardinal sÙt ou ne sÙt pas, ce qui, dans l'un ou l'autre cas, le rehaussait infiniment aux yeux de son ministre. Il alla donc trouver la reine, et, selon son habitude, l'aborda avec de nouvelles menaces contre ceux qui l'entouraient. Anne d'Autriche baissa la tËte, laissa s'Êcouler le torrent sans rÊpondre et espÊrant qu'il finirait par s'arrËter ; mais ce n'Êtait pas cela que voulait Louis XIII ; Louis XIII voulait une discussion de laquelle jaillÏt une lumiÉre quelconque, convaincu qu'il Êtait que le cardinal avait quelque arriÉre- pensÊe et lui machinait une surprise terrible comme en savait faire Son Eminence. Il arriva Á ce but par sa persistance Á accuser. " Mais, s'Êcria Anne d'Autriche, lassÊe de ces vagues attaques ; mais, Sire, vous ne me dites pas tout ce que vous avez dans le coeur. Qu'ai-je donc fait ? Voyons, quel crime ai-je donc commis ? Il est impossible que Votre MajestÊ fasse tout ce bruit pour une lettre Êcrite Á mon frÉre. " Le roi, attaquÊ Á son tour d'une maniÉre si directe, ne sut que rÊpondre ; il pensa que c'Êtait lÁ le moment de placer la recommandation qu'il ne devait faire que la veille de la fËte. " Madame, dit-il avec majestÊ, il y aura incessamment bal Á l'hÆtel de ville ; j'entends que, pour faire honneur Á nos braves Êchevins, vous y paraissiez en habit de cÊrÊmonie, et surtout parÊe des ferrets de diamants que je vous ai donnÊs pour votre fËte. Voici ma rÊponse. " La rÊponse Êtait terrible. Anne d'Autriche crut que Louis XIII savait tout, et que le cardinal avait obtenu de lui cette longue dissimulation de sept ou huit jours, qui Êtait au reste dans son caractÉre. Elle devint excessivement p×le, appuya sur une console sa main d'une admirable beautÊ, et qui semblait alors une main de cire, et, regardant le roi avec des yeux ÊpouvantÊs, elle ne rÊpondit pas une seule syllabe. " Vous entendez, Madame, dit le roi, qui jouissait de cet embarras dans toute son Êtendue, mais sans en deviner la cause, vous entendez ? -- Oui, Sire, j'entends, balbutia la reine. -- Vous paraÏtrez Á ce bal ? -- Oui. -- Avec vos ferrets ? -- Oui. " La p×leur de la reine augmenta encore, s'il Êtait possible ; le roi s'en aperÚut, et en jouit avec cette froide cruautÊ qui Êtait un des mauvais cÆtÊs de son caractÉre. " Alors, c'est convenu, dit le roi, et voilÁ tout ce que j'avais Á vous dire. -- Mais quel jour ce bal aura-t-il lieu ? " demanda Anne d'Autriche. Louis XIII sentit instinctivement qu'il ne devait pas rÊpondre Á cette question, la reine l'ayant faite d'une voix presque mourante. " Mais trÉs incessamment, Madame, dit-il ; mais je ne me rappelle plus prÊcisÊment la date du jour, je la demanderai au cardinal. -- C'est donc le cardinal qui vous a annoncÊ cette fËte ? s'Êcria la reine. -- Oui, Madame, rÊpondit le roi ÊtonnÊ ; mais pourquoi cela ? -- C'est lui, qui vous a dit de m'inviter Á y paraÏtre avec ces ferrets ? -- C'est-Á-dire, Madame... -- C'est lui, Sire, c'est lui ! -- Eh bien ! qu'importe que ce soit lui ou moi ? y a-t-il un crime Á cette invitation ? -- Non, Sire. -- Alors vous paraÏtrez ? -- Oui, Sire. -- C'est bien, dit le roi en se retirant, c'est bien, j'y compte. " La reine fit une rÊvÊrence, moins par Êtiquette que parce que ses genoux se dÊrobaient sous elle. Le roi partit enchantÊ. " Je suis perdue, murmura la reine, perdue, car le cardinal sait tout, et c'est lui qui pousse le roi, qui ne sait rien encore, mais qui saura tout bientÆt. Je suis perdue ! Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! " Elle s'agenouilla sur un coussin et pria, la tËte enfoncÊe entre ses bras palpitants. En effet, la position Êtait terrible. Buckingham Êtait retournÊ Á Londres, Mme de Chevreuse Êtait Á Tours. Plus surveillÊe que jamais, la reine sentait sourdement qu'une de ses femmes la trahissait, sans savoir dire laquelle. La Porte ne pouvait pas quitter le Louvre. Elle n'avait pas une ×me au monde Á qui se fier. Aussi, en prÊsence du malheur qui la menaÚait et de l'abandon qui Êtait le sien, Êclata-t-elle en sanglots. " Ne puis-je donc Ëtre bonne Á rien Á Votre MajestÊ ? " dit tout Á coup une voix pleine de douceur et de pitiÊ. La reine se retourna vivement, car il n'y avait pas Á se tromper Á l'expression de cette voix : c'Êtait une amie qui parlait ainsi. En effet, Á l'une des portes qui donnaient dans l'appartement de la reine apparut la jolie Mme Bonacieux ; elle Êtait occupÊe Á ranger les robes et le linge dans un cabinet, lorsque le roi Êtait entrÊ ; elle n'avait pas pu sortir, et avait tout entendu. La reine poussa un cri perÚant en se voyant surprise, car dans son trouble elle ne reconnut pas d'abord la jeune femme qui lui avait ÊtÊ donnÊe par La Porte. " Oh ! ne craignez rien, Madame, dit la jeune femme en joignant les mains et en pleurant elle-mËme des angoisses de la reine ; je suis Á Votre MajestÊ corps et ×me, et si loin que je sois d'elle, si infÊrieure que soit ma position, je crois que j'ai trouvÊ un moyen de tirer Votre MajestÊ de peine. -- Vous ! Æ Ciel ! vous ! s'Êcria la reine ; mais voyons regardez-moi en face. Je suis trahie de tous cÆtÊs, puis-je me fier Á vous ? -- Oh ! Madame ! s'Êcria la jeune femme en tombant Á genoux : sur mon ×me, je suis prËte Á mourir pour Votre MajestÊ ! " Ce cri Êtait sorti du plus profond du coeur, et, comme le premier, il n'y avait pas Á se tromper. " Oui, continua Mme Bonacieux, oui, il y a des traÏtres ici ; mais, par le saint nom de la Vierge, je vous jure que personne n'est plus dÊvouÊ que moi Á Votre MajestÊ. Ces ferrets que le roi redemande, vous les avez donnÊs au duc de Buckingham, n'est-ce pas ? Ces ferrets Êtaient enfermÊs dans une petite boÏte en bois de rose qu'il tenait sous son bras ? Est-ce que je me trompe ? Est-ce que ce n'est pas cela ? -- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la reine dont les dents claquaient d'effroi. -- Eh bien, ces ferrets, continua Mme Bonacieux, il faut les ravoir. -- Oui, sans doute, il le faut, s'Êcria la reine ; mais comment faire, comment y arriver ? -- Il faut envoyer quelqu'un au duc. -- Mais qui ?... qui ?... A qui me fier ? -- Ayez confiance en moi, Madame ; faites-moi cet honneur, ma reine, et je trouverai le messager, moi ! -- Mais il faudra Êcrire ! -- Oh ! oui. C'est indispensable. Deux mots de la main de Votre MajestÊ et votre cachet particulier. -- Mais ces deux mots, c'est ma condamnation. C'est le divorce, l'exil ! -- Oui, s'ils tombent entre des mains inf×mes ! Mais je rÊponds que ces deux mots seront remis Á leur adresse. -- Oh ! mon Dieu ! il faut donc que je remette ma vie, mon honneur, ma rÊputation entre vos mains ! -- Oui ! oui, Madame, il le faut, et je sauverai tout cela, moi ! -- Mais comment ? dites-le-moi, au moins. -- Mon mari a ÊtÊ remis en libertÊ il y a deux ou trois jours ; je n'ai pas encore eu le temps de le revoir. C'est un brave et honnËte homme qui n'a ni haine, ni amour pour personne. Il fera ce que je voudrai : il partira sur un ordre de moi, sans savoir ce qu'il porte, et il remettra la lettre de Votre MajestÊ, sans mËme savoir qu'elle est de Votre MajestÊ, Á l'adresse qu'elle indiquera. " La reine prit les deux mains de la jeune femme avec un Êlan passionnÊ, la regarda comme pour lire au fond de son coeur, et ne voyant que sincÊritÊ dans ses beaux yeux, elle l'embrassa tendrement. " Fais cela, s'Êcria-t-elle, et tu m'auras sauvÊ la vie, tu m'auras sauvÊ l'honneur ! -- Oh ! n'exagÊrez pas le service que j'ai le bonheur de vous rendre ; je n'ai rien Á sauver Á Votre MajestÊ, qui est seulement victime de perfides complots. -- C'est vrai, c'est vrai, mon enfant, dit la reine, et tu as raison. -- Donnez-moi donc cette lettre, Madame, le temps presse. " La reine courut Á une petite table sur laquelle se trouvaient encre, papier et plumes : elle Êcrivit deux lignes, cacheta la lettre de son cachet et la remit Á Mme Bonacieux. " Et maintenant, dit la reine, nous oublions une chose nÊcessaire. -- Laquelle ? -- L'argent. " Mme Bonacieux rougit. " Oui, c'est vrai, dit-elle, et j'avouerai Á Votre MajestÊ que mon mari... -- Ton mari n'en a pas, c'est cela que tu veux dire. -- Si fait, il en a, mais il est fort avare, c'est lÁ son dÊfaut. Cependant, que Votre MajestÊ ne s'inquiÉte pas, nous trouverons moyen... -- C'est que je n'en ai pas non plus, dit la reine (ceux qui liront les MÊmoires de Mme de Motteville ne s'Êtonneront pas de cette rÊponse) ; mais, attends. " Anne d'Autriche courut Á son Êcrin. " Tiens, dit-elle, voici une bague d'un grand prix, Á ce qu'on assure ; elle vient de mon frÉre le roi d'Espagne, elle est Á moi et j'en puis disposer. Prends cette bague et fais-en de l'argent, et que ton mari parte. -- Dans une heure, vous serez obÊie. -- Tu vois l'adresse, ajouta la reine, parlant si bas qu'Á peine pouvait-on entendre ce qu'elle disait : A Milord duc de Buckingham, Á Londres. -- La lettre sera remise Á lui-mËme. -- GÊnÊreuse enfant ! " s'Êcria Anne d'Autriche. Mme Bonacieux baisa les mains de la reine, cacha le papier dans son corsage et disparut avec la lÊgÉretÊ d'un oiseau. Dix minutes aprÉs, elle Êtait chez elle ; comme elle l'avait dit Á la reine, elle n'avait pas revu son mari depuis sa mise en libertÊ ; elle ignorait donc le changement qui s'Êtait fait en lui Á l'endroit du cardinal, changement qu'avaient opÊrÊ la flatterie et l'argent de Son Eminence et qu'avaient corroborÊ, depuis, deux ou trois visites du comte de Rochefort, devenu le meilleur ami de Bonacieux, auquel il avait fait croire sans beaucoup de peine qu'aucun sentiment coupable n'avait amenÊ l'enlÉvement de sa femme, mais que c'Êtait seulement une prÊcaution politique. Elle trouva M. Bonacieux seul : le pauvre homme remettait Á grand- peine de l'ordre dans la maison, dont il avait trouvÊ les meubles Á peu prÉs brisÊs et les armoires Á peu prÉs vides, la justice n'Êtant pas une des trois choses que le roi Salomon indique comme ne laissant point de traces de leur passage. Quant Á la servante, elle s'Êtait enfuie lors de l'arrestation de son maÏtre. La terreur avait gagnÊ la pauvre fille au point qu'elle n'avait cessÊ de marcher de Paris jusqu'en Bourgogne, son pays natal. Le digne mercier avait, aussitÆt sa rentrÊe dans sa maison, fait part Á sa femme de son heureux retour, et sa femme lui avait rÊpondu pour le fÊliciter et pour lui dire que le premier moment qu'elle pourrait dÊrober Á ses devoirs serait consacrÊ tout entier Á lui rendre visite. Ce premier moment s'Êtait fait attendre cinq jours, ce qui, dans toute autre circonstance, eÙt paru un peu bien long Á maÏtre Bonacieux ; mais il avait, dans la visite qu'il avait faite au cardinal et dans les visites que lui faisait Rochefort, ample sujet Á rÊflexion, et, comme on sait, rien ne fait passer le temps comme de rÊflÊchir. D'autant plus que les rÊflexions de Bonacieux Êtaient toutes couleur de rose. Rochefort l'appelait son ami, son cher Bonacieux, et ne cessait de lui dire que le cardinal faisait le plus grand cas de lui. Le mercier se voyait dÊjÁ sur le chemin des honneurs et de la fortune. De son cÆtÊ, Mme Bonacieux avait rÊflÊchi, mais, il faut le dire, Á tout autre chose que l'ambition ; malgrÊ elle, ses pensÊes avaient eu pour mobile constant ce beau jeune homme si brave et qui paraissait si amoureux. MariÊe Á dix-huit ans Á M. Bonacieux, ayant toujours vÊcu au milieu des amis de son mari, peu susceptibles d'inspirer un sentiment quelconque Á une jeune femme dont le coeur Êtait plus ÊlevÊ que sa position, Mme Bonacieux Êtait restÊe insensible aux sÊductions vulgaires ; mais, Á cette Êpoque surtout, le titre de gentilhomme avait une grande influence sur la bourgeoisie, et d'Artagnan Êtait gentilhomme ; de plus, il portait l'uniforme des gardes, qui, aprÉs l'uniforme des mousquetaires, Êtait le plus apprÊciÊ des dames. Il Êtait, nous le rÊpÊtons, beau, jeune, aventureux ; il parlait d'amour en homme qui aime et qui a soif d'Ëtre aimÊ ; il y en avait lÁ plus qu'il n'en fallait pour tourner une tËte de vingt-trois ans, et Mme Bonacieux en Êtait arrivÊe juste Á cet ×ge heureux de la vie. Les deux Êpoux, quoiqu'ils ne se fussent pas vus depuis plus de huit jours, et que pendant cette semaine de graves ÊvÊnements eussent passÊ entre eux, s'abordÉrent donc avec une certaine prÊoccupation ; nÊanmoins, M. Bonacieux manifesta une joie rÊelle et s'avanÚa vers sa femme Á bras ouverts. Mme Bonacieux lui prÊsenta le front. " Causons un peu, dit-elle. -- Comment ? dit Bonacieux ÊtonnÊ. -- Oui, sans doute, j'ai une chose de la plus haute importance Á vous dire. -- Au fait, et moi aussi, j'ai quelques questions assez sÊrieuses Á vous adresser. Expliquez-moi un peu votre enlÉvement, je vous prie. -- Il ne s'agit point de cela pour le moment, dit Mme Bonacieux. -- Et de quoi s'agit-il donc ? de ma captivitÊ ? -- Je l'ai apprise le jour mËme ; mais comme vous n'Êtiez coupable d'aucun crime, comme vous n'Êtiez complice d'aucune intrigue, comme vous ne saviez rien enfin qui pÙt vous compromettre, ni vous, ni personne, je n'ai attachÊ Á cet ÊvÊnement que l'importance qu'il mÊritait. -- Vous en parlez bien Á votre aise, Madame ! reprit Bonacieux blessÊ du peu d'intÊrËt que lui tÊmoignait sa femme ; savez-vous que j'ai ÊtÊ plongÊ un jour et une nuit dans un cachot de la Bastille ? -- Un jour et une nuit sont bientÆt passÊs ; laissons donc votre captivitÊ, et revenons Á ce qui m'amÉne prÉs de vous. -- Comment ? ce qui vous amÉne prÉs de moi ! N'est-ce donc pas le dÊsir de revoir un mari dont vous Ëtes sÊparÊe depuis huit jours ? demanda le mercier piquÊ au vif. -- C'est cela d'abord, et autre chose ensuite. -- Parlez ! -- Une chose du plus haut intÊrËt et de laquelle dÊpend notre fortune Á venir peut-Ëtre. -- Notre fortune a fort changÊ de face depuis que je vous ai vue, Madame Bonacieux, et je ne serais pas ÊtonnÊ que d'ici Á quelques mois elle ne fÏt envie Á beaucoup de gens. -- Oui, surtout si vous voulez suivre les instructions que je vais vous donner. -- A moi ? -- Oui, Á vous. Il y a une bonne et sainte action Á faire, Monsieur, et beaucoup d'argent Á gagner en mËme temps. " Mme Bonacieux savait qu'en parlant d'argent Á son mari, elle le prenait par son faible. Mais un homme, fÙt-ce un mercier, lorsqu'il a causÊ dix minutes avec le cardinal de Richelieu, n'est plus le mËme homme. " Beaucoup d'argent Á gagner ! dit Bonacieux en allongeant les lÉvres. -- Oui, beaucoup. -- Combien, Á peu prÉs ? -- Mille pistoles peut-Ëtre. -- Ce que vous avez Á me demander est donc bien grave ? -- Oui. -- Que faut-il faire ? -- Vous partirez sur-le-champ, je vous remettrai un papier dont vous ne vous dessaisirez sous aucun prÊtexte, et que vous remettrez en main propre. -- Et pour oÝ partirai-je ? -- Pour Londres. -- Moi, pour Londres ! Allons donc, vous raillez, je n'ai pas affaire Á Londres. -- Mais d'autres ont besoin que vous y alliez. -- Quels sont ces autres ? Je vous avertis, je ne fais plus rien en aveugle, et je veux savoir non seulement Á quoi je m'expose, mais encore pour qui je m'expose. -- Une personne illustre vous envoie, une personne illustre vous attend : la rÊcompense dÊpassera vos dÊsirs, voilÁ tout ce que je puis vous promettre. -- Des intrigues encore, toujours des intrigues ! merci, je m'en dÊfie maintenant, et M. le cardinal m'a ÊclairÊ lÁ-dessus. -- Le cardinal ! s'Êcria Mme Bonacieux, vous avez vu le cardinal ? -- Il m'a fait appeler, rÊpondit fiÉrement le mercier. -- Et vous vous Ëtes rendu Á son invitation, imprudent que vous Ëtes. -- Je dois dire que je n'avais pas le choix de m'y rendre ou de ne pas m'y rendre, car j'Êtais entre deux gardes. Il est vrai encore de dire que, comme alors je ne connaissais pas Son Eminence, si j'avais pu me dispenser de cette visite, j'en eusse ÊtÊ fort enchantÊ. -- Il vous a donc maltraitÊ ? il vous a donc fait des menaces ? -- Il m'a tendu la main et m'a appelÊ son ami, -- son ami ! entendez- vous, Madame ? Je suis l'ami du grand cardinal ! -- Du grand cardinal ! -- Lui contesteriez-vous ce titre, par hasard, Madame ? -- Je ne lui conteste rien, mais je vous dis que la faveur d'un ministre est ÊphÊmÉre, et qu'il faut Ëtre fou pour s'attacher Á un ministre ; il est des pouvoirs au-dessus du sien, qui ne reposent pas sur le caprice d'un homme ou l'issue d'un ÊvÊnement ; c'est Á ces pouvoirs qu'il faut se rallier. -- J'en suis f×chÊ, Madame, mais je ne connais pas d'autre pouvoir que celui du grand homme que j'ai l'honneur de servir. -- Vous servez le cardinal ? -- Oui, Madame, et comme son serviteur je ne permettrai pas que vous vous livriez Á des complots contre la sÙretÊ de l'Etat, et que vous serviez, vous, les intrigues d'une femme qui n'est pas FranÚaise et qui a le coeur espagnol. Heureusement, le grand cardinal est lÁ, son regard vigilant surveille et pÊnÉtre jusqu'au fond du coeur. " Bonacieux rÊpÊtait mot pour mot une phrase qu'il avait entendu dire au comte de Rochefort ; mais la pauvre femme, qui avait comptÊ sur son mari et qui, dans cet espoir, avait rÊpondu de lui Á la reine, n'en frÊmit pas moins, et du danger dans lequel elle avait failli se jeter, et de l'impuissance dans laquelle elle se trouvait. Cependant, connaissant la faiblesse et surtout la cupiditÊ de son mari, elle ne dÊsespÊrait pas de l'amener Á ses fins. " Ah ! vous Ëtes cardinaliste, Monsieur, s'Êcria-t-elle ; ah ! vous servez le parti de ceux qui maltraitent votre femme et qui insultent votre reine ! -- Les intÊrËts particuliers ne sont rien devant les intÊrËts de tous. Je suis pour ceux qui sauvent l'Etat " , dit avec emphase Bonacieux. C'Êtait une autre phrase du comte de Rochefort, qu'il avait retenue et qu'il trouvait l'occasion de placer. " Et savez-vous ce que c'est que l'Etat dont vous parlez ? dit Mme Bonacieux en haussant les Êpaules. Contentez-vous d'Ëtre un bourgeois sans finesse aucune, et tournez-vous du cÆtÊ qui vous offre le plus d'avantages. -- Eh ! eh ! dit Bonacieux en frappant sur un sac Á la panse arrondie et qui rendit un son argentin ; que dites-vous de ceci, Madame la prËcheuse ? -- D'oÝ vient cet argent ? -- Vous ne devinez pas ? -- Du cardinal ? -- De lui et de mon ami le comte de Rochefort. -- Le comte de Rochefort ! mais c'est lui qui m'a enlevÊe ! -- Cela se peut, Madame. -- Et vous recevez de l'argent de cet homme ? -- Ne m'avez-vous pas dit que cet enlÉvement Êtait tout politique ? -- Oui ; mais cet enlÉvement avait pour but de me faire trahir ma maÏtresse, de m'arracher par des tortures des aveux qui pussent compromettre l'honneur et peut-Ëtre la vie de mon auguste maÏtresse. -- Madame, reprit Bonacieux, votre auguste maÏtresse est une perfide Espagnole, et ce que le cardinal fait est bien fait. -- Monsieur, dit la jeune femme, je vous savais l×che, avare et imbÊcile, mais je ne vous savais pas inf×me ! -- Madame, dit Bonacieux, qui n'avait jamais vu sa femme en colÉre, et qui reculait devant le courroux conjugal ; Madame, que dites-vous donc ? -- Je dis que vous Ëtes un misÊrable ! continua Mme Bonacieux, qui vit qu'elle reprenait quelque influence sur son mari. Ah ! vous faites de la politique, vous ! et de la politique cardinaliste encore ! Ah ! vous vous vendez, corps et ×me, au dÊmon pour de l'argent. -- Non, mais au cardinal. -- C'est la mËme chose ! s'Êcria la jeune femme. Qui dit Richelieu, dit Satan. -- Taisez-vous, Madame, taisez-vous, on pourrait vous entendre ! -- Oui, vous avez raison, et je serais honteuse pour vous de votre l×chetÊ. -- Mais qu'exigez-vous donc de moi ? voyons ! -- Je vous l'ai dit : que vous partiez Á l'instant mËme, Monsieur, que vous accomplissiez loyalement la commission dont je daigne vous charger, et Á cette condition j'oublie tout, je pardonne, et il y a plus -- elle lui tendit la main -- je vous rends mon amitiÊ. " Bonacieux Êtait poltron et avare ; mais il aimait sa femme : il fut attendri. Un homme de cinquante ans ne tient pas longtemps rancune Á une femme de vingt-trois. Mme Bonacieux vit qu'il hÊsitait : " Allons, Ëtes-vous dÊcidÊ ? dit-elle. -- Mais, ma chÉre amie, rÊflÊchissez donc un peu Á ce que vous exigez de moi ; Londres est loin de Paris, fort loin, et peut-Ëtre la commission dont vous me chargez n'est-elle pas sans dangers. -- Qu'importe, si vous les Êvitez ! -- Tenez, Madame Bonacieux, dit le mercier, tenez, dÊcidÊment, je refuse : les intrigues me font peur. J'ai vu la Bastille, moi. Brrrrou ! c'est affreux, la Bastille ! Rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule. On m'a menacÊ de la torture. Savez-vous ce que c'est que la torture ? Des coins de bois qu'on vous enfonce entre les jambes jusqu'Á ce que les os Êclatent ! Non, dÊcidÊment, je n'irai pas. Et morbleu ! que n'y allez- vous vous-mËme ? car, en vÊritÊ, je crois que je me suis trompÊ sur votre compte jusqu'Á prÊsent : je crois que vous Ëtes un homme, et des plus enragÊs encore ! -- Et vous, vous Ëtes une femme, une misÊrable femme, stupide et abrutie. Ah ! vous avez peur ! Eh bien, si vous ne partez pas Á l'instant mËme, je vous fais arrËter par l'ordre de la reine, et je vous fais mettre Á cette Bastille que vous craignez tant. " Bonacieux tomba dans une rÊflexion profonde ; il pesa mÙrement les deux colÉres dans son cerveau, celle du cardinal et celle de la reine : celle du cardinal l'emporta ÊnormÊment. " Faites-moi arrËter de la part de la reine, dit-il, et moi je me rÊclamerai de Son Eminence. " Pour le coup, Mme Bonacieux vit qu'elle avait ÊtÊ trop loin, et elle fut ÊpouvantÊe de s'Ëtre si fort avancÊe. Elle contempla un instant avec effroi cette figure stupide, d'une rÊsolution invincible, comme celle des sots qui ont peur. " Eh bien, soit ! dit-elle. Peut-Ëtre, au bout du compte, avez-vous raison : un homme en sait plus long que les femmes en politique, et vous surtout, Monsieur Bonacieux, qui avez causÊ avec le cardinal. Et cependant, il est bien dur, ajouta-t-elle, que mon mari, un homme sur l'affection duquel je croyais pouvoir compter, me traite aussi disgracieusement et ne satisfasse point Á ma fantaisie. -- C'est que vos fantaisies peuvent mener trop loin, reprit Bonacieux triomphant, et je m'en dÊfie. -- J'y renoncerai donc, dit la jeune femme en soupirant ; c'est bien, n'en parlons plus. -- Si, au moins, vous me disiez quelle chose je vais faire Á Londres, reprit Bonacieux, qui se rappelait un peu tard que Rochefort lui avait recommandÊ d'essayer de surprendre les secrets de sa femme. -- Il est inutile que vous le sachiez, dit la jeune femme, qu'une dÊfiance instinctive repoussait maintenant en arriÉre : il s'agissait d'une bagatelle comme en dÊsirent les femmes, d'une emplette sur laquelle il y avait beaucoup Á gagner. " Mais plus la jeune femme se dÊfendait, plus au contraire Bonacieux pensa que le secret qu'elle refusa