s sur Son Eminence moins d'influence que les premiÉres. Des villes importantes donnÊes par Henri IV aux huguenots comme places de sÙretÊ, il ne restait plus que La Rochelle. Il s'agissait donc de dÊtruire ce dernier boulevard du calvinisme, levain dangereux, auquel se venaient incessamment mËler des ferments de rÊvolte civile ou de guerre ÊtrangÉre. Espagnols, Anglais, Italiens mÊcontents, aventuriers de toute nation, soldats de fortune de toute secte accouraient au premier appel sous les drapeaux des protestants et s'organisaient comme une vaste association dont les branches divergeaient Á loisir sur tous les points de l'Europe. La Rochelle, qui avait pris une nouvelle importance de la ruine des autres villes calvinistes, Êtait donc le foyer des dissensions et des ambitions. Il y avait plus, son port Êtait la derniÉre porte ouverte aux Anglais dans le royaume de France ; et en la fermant Á l'Angleterre, notre Êternelle ennemie, le cardinal achevait l'oeuvre de Jeanne d'Arc et du duc de Guise. Aussi Bassompierre, qui Êtait Á la fois protestant et catholique, protestant de conviction et catholique comme commandeur du Saint- Esprit ; Bassompierre, qui Êtait Allemand de naissance et FranÚais de coeur ; Bassompierre, enfin, qui avait un commandement particulier au siÉge de La Rochelle, disait-il, en chargeant Á la tËte de plusieurs autres seigneurs protestants comme lui : " Vous verrez, Messieurs, que nous serons assez bËtes pour prendre La Rochelle ! " Et Bassompierre avait raison : la canonnade de l'Ïle de RÊ lui prÊsageait les dragonnades des CÊvennes ; la prise de La Rochelle Êtait la prÊface de la rÊvocation de l'Êdit de Nantes. Mais nous l'avons dit, Á cÆtÊ de ces vues du ministre niveleur et simplificateur, et qui appartiennent Á l'histoire, le chroniqueur est bien forcÊ de reconnaÏtre les petites visÊes de l'homme amoureux et du rival jaloux. Richelieu, comme chacun sait, avait ÊtÊ amoureux de la reine ; cet amour avait-il chez lui un simple but politique ou Êtait-ce tout naturellement une de ces profondes passions comme en inspira Anne d'Autriche Á ceux qui l'entouraient, c'est ce que nous ne saurions dire ; mais en tout cas on a vu, par les dÊveloppements antÊrieurs de cette histoire, que Buckingham l'avait emportÊ sur lui, et que, dans deux ou trois circonstances et particuliÉrement dans celles des ferrets, il l'avait, gr×ce au dÊvouement des trois mousquetaires et au courage de d'Artagnan, cruellement mystifiÊ. Il s'agissait donc pour Richelieu, non seulement de dÊbarrasser la France d'un ennemi, mais de se venger d'un rival ; au reste, la vengeance devait Ëtre grande et Êclatante, et digne en tout d'un homme qui tient dans sa main, pour ÊpÊe de combat, les forces de tout un royaume. Richelieu savait qu'en combattant l'Angleterre il combattait Buckingham, qu'en triomphant de l'Angleterre il triomphait de Buckingham, enfin qu'en humiliant l'Angleterre aux yeux de l'Europe il humiliait Buckingham aux yeux de la reine. De son cÆtÊ Buckingham, tout en mettant en avant l'honneur de l'Angleterre, Êtait mÙ par des intÊrËts absolument semblables Á ceux du cardinal ; Buckingham aussi poursuivait une vengeance particuliÉre : sous aucun prÊtexte, Buckingham n'avait pu rentrer en France comme ambassadeur, il voulait y rentrer comme conquÊrant. Il en rÊsulte que le vÊritable enjeu de cette partie, que les deux plus puissants royaumes jouaient pour le bon plaisir de deux hommes amoureux, Êtait un simple regard d'Anne d'Autriche. Le premier avantage avait ÊtÊ au duc de Buckingham : arrivÊ inopinÊment en vue de l'Ïle de RÊ avec quatre-vingt-dix vaisseaux et vingt mille hommes Á peu prÉs, il avait surpris le comte de Toiras, qui commandait pour le roi dans l'Ïle ; il avait, aprÉs un combat sanglant, opÊrÊ son dÊbarquement. Relatons en passant que dans ce combat avait pÊri le baron de Chantal ; le baron de Chantal laissait orpheline une petite fille de dix-huit mois. Cette petite fille fut depuis Mme de SÊvignÊ. Le comte de Toiras se retira dans la citadelle Saint-Martin avec la garnison, et jeta une centaine d'hommes dans un petit fort qu'on appelait le fort de La PrÊe. Cet ÊvÊnement avait h×tÊ les rÊsolutions du cardinal ; et en attendant que le roi et lui pussent aller prendre le commandement du siÉge de La Rochelle, qui Êtait rÊsolu, il avait fait partir Monsieur pour diriger les premiÉres opÊrations, et avait fait filer vers le thÊ×tre de la guerre toutes les troupes dont il avait pu disposer. C'Êtait de ce dÊtachement envoyÊ en avant-garde que faisait partie notre ami d'Artagnan. Le roi, comme nous l'avons dit, devait suivre, aussitÆt son lit de justice tenu ; mais en se levant de ce lit de justice, le 28 juin, il s'Êtait senti pris par la fiÉvre ; il n'en avait pas moins voulu partir, mais, son Êtat empirant, il avait ÊtÊ forcÊ de s'arrËter Á Villeroi. Or, oÝ s'arrËtait le roi s'arrËtaient les mousquetaires ; il en rÊsultait que d'Artagnan, qui Êtait purement et simplement dans les gardes, se trouvait sÊparÊ, momentanÊment du moins, de ses bons amis Athos, Porthos et Aramis ; cette sÊparation, qui n'Êtait pour lui qu'une contrariÊtÊ, fÙt certes devenue une inquiÊtude sÊrieuse s'il eÙt pu deviner de quels dangers inconnus il Êtait entourÊ. Il n'en arriva pas moins sans accident au camp Êtabli devant La Rochelle, vers le 10 du mois de septembre de l'annÊe 1627. Tout Êtait dans le mËme Êtat : le duc de Buckingham et ses Anglais, maÏtres de l'Ïle de RÊ, continuaient d'assiÊger, mais sans succÉs, la citadelle de Saint-Martin et le fort de La PrÊe, et les hostilitÊs avec La Rochelle Êtaient commencÊes depuis deux ou trois jours Á propos d'un fort que le duc d'AngoulËme venait de faire construire prÉs de la ville. Les gardes, sous le commandement de M. des Essarts, avaient leur logement aux Minimes. Mais, nous le savons, d'Artagnan, prÊoccupÊ de l'ambition de passer aux mousquetaires, avait rarement fait amitiÊ avec ses camarades ; il se trouvait donc isolÊ et livrÊ Á ses propres rÊflexions. Ses rÊflexions n'Êtaient pas riantes : depuis un an qu'il Êtait arrivÊ Á Paris, il s'Êtait mËlÊ aux affaires publiques ; ses affaires privÊes n'avaient pas fait grand chemin comme amour et comme fortune. Comme amour, la seule femme qu'il eÙt aimÊe Êtait Mme Bonacieux, et Mme Bonacieux avait disparu sans qu'il pÙt dÊcouvrir encore ce qu'elle Êtait devenue. Comme fortune, il s'Êtait fait, lui chÊtif, ennemi du cardinal, c'est-Á-dire d'un homme devant lequel tremblaient les plus grands du royaume, Á commencer par le roi. Cet homme pouvait l'Êcraser, et cependant il ne l'avait pas fait : pour un esprit aussi perspicace que l'Êtait d'Artagnan, cette indulgence Êtait un jour par lequel il voyait dans un meilleur avenir. Puis, il s'Êtait fait encore un autre ennemi moins Á craindre, pensait-il, mais que cependant il sentait instinctivement n'Ëtre pas Á mÊpriser : cet ennemi, c'Êtait Milady. En Êchange de tout cela il avait acquis la protection et la bienveillance de la reine, mais la bienveillance de la reine Êtait, par le temps qui courait, une cause de plus de persÊcution ; et sa protection, on le sait, protÊgeait fort mal : tÊmoins Chalais et Mme Bonacieux. Ce qu'il avait donc gagnÊ de plus clair dans tout cela, c'Êtait le diamant de cinq ou six mille livres qu'il portait au doigt ; et encore ce diamant, en supposant que d'Artagnan, dans ses projets d'ambition, voulÙt le garder pour s'en faire un jour un signe de reconnaissance prÉs de la reine, n'avait en attendant, puisqu'il ne pouvait s'en dÊfaire, pas plus de valeur que les cailloux qu'il foulait Á ses pieds. Nous disons " que les cailloux qu'il foulait Á ses pieds " , car d'Artagnan faisait ces rÊflexions en se promenant solitairement sur un joli petit chemin qui conduisait du camp au village d'Angoutin ; or ces rÊflexions l'avaient conduit plus loin qu'il ne croyait, et le jour commenÚait Á baisser, lorsqu'au dernier rayon du soleil couchant il lui sembla voir briller derriÉre une haie le canon d'un mousquet. D'Artagnan avait l'oeil vif et l'esprit prompt, il comprit que le mousquet n'Êtait pas venu lÁ tout seul et que celui qui le portait ne s'Êtait pas cachÊ derriÉre une haie dans des intentions amicales. Il rÊsolut donc de gagner au large, lorsque de l'autre cÆtÊ de la route, derriÉre un rocher, il aperÚut l'extrÊmitÊ d'un second mousquet. C'Êtait Êvidemment une embuscade. Le jeune homme jeta un coup d'oeil sur le premier mousquet et vit avec une certaine inquiÊtude qu'il s'abaissait dans sa direction, mais aussitÆt qu'il vit l'orifice du canon immobile il se jeta ventre Á terre. En mËme temps le coup partit, il entendit le sifflement d'une balle qui passait au-dessus de sa tËte. Il n'y avait pas de temps Á perdre, d'Artagnan se redressa d'un bond, et au mËme moment la balle de l'autre mousquet fit voler les cailloux Á l'endroit mËme du chemin oÝ il s'Êtait jetÊ la face contre terre. D'Artagnan n'Êtait pas un de ces hommes inutilement braves qui cherchent une mort ridicule pour qu'on dise d'eux qu'ils n'ont pas reculÊ d'un pas, d'ailleurs il ne s'agissait plus de courage ici, d'Artagnan Êtait tombÊ dans un guet-apens. " S'il y a un troisiÉme coup, se dit-il, je suis un homme perdu ! " Et aussitÆt prenant ses jambes Á son cou, il s'enfuit dans la direction du camp, avec la vitesse des gens de son pays si renommÊs pour leur agilitÊ ; mais, quelle que fÙt la rapiditÊ de sa course, le premier qui avait tirÊ, ayant eu le temps de recharger son arme, lui tira un second coup si bien ajustÊ, cette fois, que la balle traversa son feutre et le fit voler Á dix pas de lui. Cependant, comme d'Artagnan n'avait pas d'autre chapeau, il ramassa le sien tout en courant, arriva fort essoufflÊ et fort p×le, dans son logis, s'assit sans rien dire Á personne et se mit Á rÊflÊchir. Cet ÊvÊnement pouvait avoir trois causes : La premiÉre et la plus naturelle pouvait Ëtre une embuscade des Rochelois, qui n'eussent pas ÊtÊ f×chÊs de tuer un des gardes de Sa MajestÊ, d'abord parce que c'Êtait un ennemi de moins, et que cet ennemi pouvait avoir une bourse bien garnie dans sa poche. D'Artagnan prit son chapeau, examina le trou de la balle, et secoua la tËte. La balle n'Êtait pas une balle de mousquet, c'Êtait une balle d'arquebuse ; la justesse du coup lui avait dÊjÁ donnÊ l'idÊe qu'il avait ÊtÊ tirÊ par une arme particuliÉre : ce n'Êtait donc pas une embuscade militaire, puisque la balle n'Êtait pas de calibre. Ce pouvait Ëtre un bon souvenir de M. le cardinal. On se rappelle qu'au moment mËme oÝ il avait, gr×ce Á ce bienheureux rayon de soleil, aperÚu le canon du fusil, il s'Êtonnait de la longanimitÊ de Son Eminence Á son Êgard. Mais d'Artagnan secoua la tËte. Pour les gens vers lesquels elle n'avait qu'Á Êtendre la main, Son Eminence recourait rarement Á de pareils moyens. Ce pouvait Ëtre une vengeance de Milady. Ceci, c'Êtait plus probable. Il chercha inutilement Á se rappeler ou les traits ou le costume des assassins ; il s'Êtait ÊloignÊ d'eux si rapidement, qu'il n'avait eu le loisir de rien remarquer. " Ah ! mes pauvres amis, murmura d'Artagnan, oÝ Ëtes-vous ? et que vous me faites faute ! " D'Artagnan passa une fort mauvaise nuit. Trois ou quatre fois il se rÊveilla en sursaut, se figurant qu'un homme s'approchait de son lit pour le poignarder. Cependant le jour parut sans que l'obscuritÊ eÙt amenÊ aucun incident. Mais d'Artagnan se douta bien que ce qui Êtait diffÊrÊ n'Êtait pas perdu. D'Artagnan resta toute la journÊe dans son logis ; il se donna pour excuse, vis-Á-vis de lui-mËme, que le temps Êtait mauvais. Le surlendemain, Á neuf heures, on battit aux champs. Le duc d'OrlÊans visitait les postes. Les gardes coururent aux armes, d'Artagnan prit son rang au milieu de ses camarades. Monsieur passa sur le front de bataille ; puis tous les officiers supÊrieurs s'approchÉrent de lui pour lui faire leur cour, M. des Essarts, le capitaine des gardes, comme les autres. Au bout d'un instant il parut Á d'Artagnan que M. des Essarts lui faisait signe de s'approcher de lui : il attendit un nouveau geste de son supÊrieur, craignant de se tromper, mais ce geste s'Êtant renouvelÊ, il quitta les rangs et s'avanÚa pour prendre l'ordre. " Monsieur va demander des hommes de bonne volontÊ pour une mission dangereuse, mais qui fera honneur Á ceux qui l'auront accomplie, et je vous ai fait signe afin que vous vous tinssiez prËt. -- Merci, mon capitaine ! " rÊpondit d'Artagnan, qui ne demandait pas mieux que de se distinguer sous les yeux du lieutenant gÊnÊral. En effet, les Rochelois avaient fait une sortie pendant la nuit et avaient repris un bastion dont l'armÊe royaliste s'Êtait emparÊe deux jours auparavant ; il s'agissait de pousser une reconnaissance perdue pour voir comment l'armÊe gardait ce bastion. Effectivement, au bout de quelques instants, Monsieur Êleva la voix et dit : " Il me faudrait, pour cette mission, trois ou quatre volontaires conduits par un homme sÙr. -- Quant Á l'homme sÙr, je l'ai sous la main, Monseigneur, dit M. des Essarts en montrant d'Artagnan ; et quant aux quatre ou cinq volontaires, Monseigneur n'a qu'Á faire connaÏtre ses intentions, et les hommes ne lui manqueront pas. -- Quatre hommes de bonne volontÊ pour venir se faire tuer avec moi ! " dit d'Artagnan en levant son ÊpÊe. Deux de ses camarades aux gardes s'ÊlancÉrent aussitÆt, et deux soldats s'Êtant joints Á eux, il se trouva que le nombre demandÊ Êtait suffisant ; d'Artagnan refusa donc tous les autres, ne voulant pas faire de passe-droit Á ceux qui avaient la prioritÊ. On ignorait si, aprÉs la prise du bastion, les Rochelois l'avaient ÊvacuÊ ou s'ils y avaient laissÊ garnison ; il fallait donc examiner le lieu indiquÊ d'assez prÉs pour vÊrifier la chose. D'Artagnan partit avec ses quatre compagnons et suivit la tranchÊe : les deux gardes marchaient au mËme rang que lui et les soldats venaient par-derriÉre. Ils arrivÉrent ainsi, en se couvrant de revËtements, jusqu'Á une centaine de pas du bastion ! LÁ, d'Artagnan, en se retournant, s'aperÚut que les deux soldats avaient disparu. Il crut qu'ayant eu peur ils Êtaient restÊs en arriÉre et continua d'avancer. Au dÊtour de la contrescarpe, ils se trouvÉrent Á soixante pas Á peu prÉs du bastion. On ne voyait personne, et le bastion semblait abandonnÊ. Les trois enfants perdus dÊlibÊraient s'ils iraient plus avant, lorsque tout Á coup une ceinture de fumÊe ceignit le gÊant de pierre, et une douzaine de balles vinrent siffler autour de d'Artagnan et de ses deux compagnons. Ils savaient ce qu'ils voulaient savoir : le bastion Êtait gardÊ. Une plus longue station dans cet endroit dangereux eÙt donc ÊtÊ une imprudence inutile ; d'Artagnan et les deux gardes tournÉrent le dos et commencÉrent une retraite qui ressemblait Á une fuite. En arrivant Á l'angle de la tranchÊe qui allait leur servir de rempart, un des gardes tomba : une balle lui avait traversÊ la poitrine. L'autre, qui Êtait sain et sauf, continua sa course vers le camp. D'Artagnan ne voulut pas abandonner ainsi son compagnon, et s'inclina vers lui pour le relever et l'aider Á rejoindre les lignes ; mais en ce moment deux coups de fusil partirent : une balle cassa la tËte du garde dÊjÁ blessÊ, et l'autre vint s'aplatir sur le roc aprÉs avoir passÊ Á deux pouces de d'Artagnan. Le jeune homme se retourna vivement, car cette attaque ne pouvait venir du bastion, qui Êtait masquÊ par l'angle de la tranchÊe. L'idÊe des deux soldats qui l'avaient abandonnÊ lui revint Á l'esprit et lui rappela ses assassins de la surveille ; il rÊsolut donc cette fois de savoir Á quoi s'en tenir, et tomba sur le corps de son camarade comme s'il Êtait mort. Il vit aussitÆt deux tËtes qui s'Êlevaient au-dessus d'un ouvrage abandonnÊ qui Êtait Á trente pas de lÁ : c'Êtaient celles de nos deux soldats. D'Artagnan ne s'Êtait pas trompÊ : ces deux hommes ne l'avaient suivi que pour l'assassiner, espÊrant que la mort du jeune homme serait mise sur le compte de l'ennemi. Seulement, comme il pouvait n'Ëtre que blessÊ et dÊnoncer leur crime, ils s'approchÉrent pour l'achever ; heureusement, trompÊs par la ruse de d'Artagnan, ils nÊgligÉrent de recharger leurs fusils. Lorsqu'ils furent Á dix pas de lui, d'Artagnan, qui en tombant avait eu grand soin de ne pas l×cher son ÊpÊe, se releva tout Á coup et d'un bond se trouva prÉs d'eux. Les assassins comprirent que s'ils s'enfuyaient du cÆtÊ du camp sans avoir tuÊ leur homme, ils seraient accusÊs par lui ; aussi leur premiÉre idÊe fut-elle de passer Á l'ennemi. L'un d'eux prit son fusil par le canon, et s'en servit comme d'une massue : il en porta un coup terrible Á d'Artagnan, qui l'Êvita en se jetant de cÆtÊ, mais par ce mouvement il livra passage au bandit, qui s'ÊlanÚa aussitÆt vers le bastion. Comme les Rochelois qui le gardaient ignoraient dans quelle intention cet homme venait Á eux, ils firent feu sur lui et il tomba frappÊ d'une balle qui lui brisa l'Êpaule. Pendant ce temps, d'Artagnan s'Êtait jetÊ sur le second soldat, l'attaquant avec son ÊpÊe ; la lutte ne fut pas longue, ce misÊrable n'avait pour se dÊfendre que son arquebuse dÊchargÊe ; l'ÊpÊe du garde glissa contre le canon de l'arme devenue inutile et alla traverser la cuisse de l'assassin, qui tomba. D'Artagnan lui mit aussitÆt la pointe du fer sur la gorge. " Oh ! ne me tuez pas ! s'Êcria le bandit ; gr×ce, gr×ce, mon officier ! et je vous dirai tout. -- Ton secret vaut-il la peine que je te garde la vie au moins ? demanda le jeune homme en retenant son bras. -- Oui ; si vous estimez que l'existence soit quelque chose quand on a vingt-deux ans comme vous et qu'on peut arriver Á tout, Êtant beau et brave comme vous l'Ëtes. -- MisÊrable ! dit d'Artagnan, voyons, parle vite, qui t'a chargÊ de m'assassiner ? -- Une femme que je ne connais pas, mais qu'on appelle Milady. -- Mais si tu ne connais pas cette femme, comment sais-tu son nom ? -- Mon camarade la connaissait et l'appelait ainsi, c'est Á lui qu'elle a eu affaire et non pas Á moi ; il a mËme dans sa poche une lettre de cette personne qui doit avoir pour vous une grande importance, Á ce que je lui ai entendu dire. -- Mais comment te trouves-tu de moitiÊ dans ce guet-apens ? -- Il m'a proposÊ de faire le coup Á nous deux et j'ai acceptÊ. -- Et combien vous a-t-elle donnÊ pour cette belle expÊdition ? -- Cent louis. -- Eh bien, Á la bonne heure, dit le jeune homme en riant, elle estime que je vaux quelque chose ; cent louis ! c'est une somme pour deux misÊrables comme vous : aussi je comprends que tu aies acceptÊ, et je te fais gr×ce, mais Á une condition ! -- Laquelle ? demanda le soldat inquiet en voyant que tout n'Êtait pas fini. -- C'est que tu vas aller me chercher la lettre que ton camarade a dans sa poche. -- Mais, s'Êcria le bandit, c'est une autre maniÉre de me tuer ; comment voulez-vous que j'aille chercher cette lettre sous le feu du bastion ? -- Il faut pourtant que tu te dÊcides Á l'aller chercher, ou je te jure que tu vas mourir de ma main. -- Gr×ce, Monsieur, pitiÊ ! au nom de cette jeune dame que vous aimez, que vous croyez morte peut-Ëtre, et qui ne l'est pas ! s'Êcria le bandit en se mettant Á genoux et s'appuyant sur sa main, car il commenÚait Á perdre ses forces avec son sang. -- Et d'oÝ sais-tu qu'il y a une jeune femme que j'aime, et que j'ai cru cette femme morte ? demanda d'Artagnan. -- Par cette lettre que mon camarade a dans sa poche. -- Tu vois bien alors qu'il faut que j'aie cette lettre, dit d'Artagnan ; ainsi donc plus de retard, plus d'hÊsitation, ou quelle que soit ma rÊpugnance Á tremper une seconde fois mon ÊpÊe dans le sang d'un misÊrable comme toi, je le jure par ma foi d'honnËte homme... " Et Á ces mots d'Artagnan fit un geste si menaÚant, que le blessÊ se releva. " ArrËtez ! arrËtez ! s'Êcria-t-il reprenant courage Á force de terreur, j'irai... j'irai !... " D'Artagnan prit l'arquebuse du soldat, le fit passer devant lui et le poussa vers son compagnon en lui piquant les reins de la pointe de son ÊpÊe. C'Êtait une chose affreuse que de voir ce malheureux, laissant sur le chemin qu'il parcourait une longue trace de sang, p×le de sa mort prochaine, essayant de se traÏner sans Ëtre vu jusqu'au corps de son complice qui gisait Á vingt pas de lÁ ! La terreur Êtait tellement peinte sur son visage couvert d'une froide sueur, que d'Artagnan en eut pitiÊ ; et que, le regardant avec mÊpris : " Eh bien, lui dit-il, je vais te montrer la diffÊrence qu'il y a entre un homme de coeur et un l×che comme toi ; reste, j'irai. " Et d'un pas agile, l'oeil au guet, observant les mouvements de l'ennemi, s'aidant de tous les accidents de terrain, d'Artagnan parvint jusqu'au second soldat. Il y avait deux moyens d'arriver Á son but : le fouiller sur la place, ou l'emporter en se faisant un bouclier de son corps, et le fouiller dans la tranchÊe. D'Artagnan prÊfÊra le second moyen et chargea l'assassin sur ses Êpaules au moment mËme oÝ l'ennemi faisait feu. Une lÊgÉre secousse, le bruit mat de trois balles qui trouaient les chairs, un dernier cri, un frÊmissement d'agonie prouvÉrent Á d'Artagnan que celui qui avait voulu l'assassiner venait de lui sauver la vie. D'Artagnan regagna la tranchÊe et jeta le cadavre auprÉs du blessÊ aussi p×le qu'un mort. AussitÆt il commenÚa l'inventaire : un portefeuille de cuir, une bourse oÝ se trouvait Êvidemment une partie de la somme que le bandit avait reÚue, un cornet et des dÊs formaient l'hÊritage du mort. Il laissa le cornet et les dÊs oÝ ils Êtaient tombÊs, jeta la bourse au blessÊ et ouvrit avidement le portefeuille. Au milieu de quelques papiers sans importance, il trouva la lettre suivante : c'Êtait celle qu'il Êtait allÊ chercher au risque de sa vie : " Puisque vous avez perdu la trace de cette femme et qu'elle est maintenant en sÙretÊ dans ce couvent oÝ vous n'auriez jamais dÙ la laisser arriver, t×chez au moins de ne pas manquer l'homme ; sinon, vous savez que j'ai la main longue et que vous payeriez cher les cent louis que vous avez Á moi. " Pas de signature. NÊanmoins il Êtait Êvident que la lettre venait de Milady. En consÊquence, il la garda comme piÉce Á conviction, et, en sÙretÊ derriÉre l'angle de la tranchÊe, il se mit Á interroger le blessÊ. Celui-ci confessa qu'il s'Êtait chargÊ avec son camarade, le mËme qui venait d'Ëtre tuÊ, d'enlever une jeune femme qui devait sortir de Paris par la barriÉre de La Villette, mais que, s'Êtant arrËtÊs Á boire dans un cabaret, ils avaient manquÊ la voiture de dix minutes. " Mais qu'eussiez-vous fait de cette femme ? demanda d'Artagnan avec angoisse. -- Nous devions la remettre dans un hÆtel de la place Royale, dit le blessÊ. -- Oui ! oui ! murmura d'Artagnan, c'est bien cela, chez Milady elle- mËme. " Alors le jeune homme comprit en frÊmissant quelle terrible soif de vengeance poussait cette femme Á le perdre, ainsi que ceux qui l'aimaient, et combien elle en savait sur les affaires de la cour, puisqu'elle avait tout dÊcouvert. Sans doute elle devait ces renseignements au cardinal. Mais, au milieu de tout cela, il comprit, avec un sentiment de joie bien rÊel, que la reine avait fini par dÊcouvrir la prison oÝ la pauvre Mme Bonacieux expiait son dÊvouement, et qu'elle l'avait tirÊe de cette prison. Alors la lettre qu'il avait reÚue de la jeune femme et son passage sur la route de Chaillot, passage pareil Á une apparition, lui furent expliquÊs. DÉs lors, ainsi qu'Athos l'avait prÊdit, il Êtait possible de retrouver Mme Bonacieux, et un couvent n'Êtait pas imprenable. Cette idÊe acheva de lui remettre la clÊmence au coeur. Il se retourna vers le blessÊ qui suivait avec anxiÊtÊ toutes les expressions diverses de son visage, et lui tendant le bras : " Allons, lui dit-il, je ne veux pas t'abandonner ainsi. Appuie-toi sur moi et retournons au camp. -- Oui, dit le blessÊ, qui avait peine Á croire Á tant de magnanimitÊ, mais n'est-ce point pour me faire pendre ? -- Tu as ma parole, dit-il, et pour la seconde fois je te donne la vie. " Le blessÊ se laissa glisser Á genoux et baisa de nouveau les pieds de son sauveur ; mais d'Artagnan, qui n'avait plus aucun motif de rester si prÉs de l'ennemi, abrÊgea lui-mËme les tÊmoignages de sa reconnaissance. Le garde qui Êtait revenu Á la premiÉre dÊcharge des Rochelois avait annoncÊ la mort de ses quatre compagnons. On fut donc Á la fois fort ÊtonnÊ et fort joyeux dans le rÊgiment, quand on vit reparaÏtre le jeune homme sain et sauf. D'Artagnan expliqua le coup d'ÊpÊe de son compagnon par une sortie qu'il improvisa. Il raconta la mort de l'autre soldat et les pÊrils qu'ils avaient courus. Ce rÊcit fut pour lui l'occasion d'un vÊritable triomphe. Toute l'armÊe parla de cette expÊdition pendant un jour, et Monsieur lui en fit faire ses compliments. Au reste, comme toute belle action porte avec elle sa rÊcompense, la belle action de d'Artagnan eut pour rÊsultat de lui rendre la tranquillitÊ qu'il avait perdue. En effet, d'Artagnan croyait pouvoir Ëtre tranquille, puisque, de ses deux ennemis, l'un Êtait tuÊ et l'autre dÊvouÊ Á ses intÊrËts. Cette tranquillitÊ prouvait une chose, c'est que d'Artagnan ne connaissait pas encore Milady. CHAPITRE XLII. LE VIN D'ANJOU AprÉs des nouvelles presque dÊsespÊrÊes du roi, le bruit de sa convalescence commenÚait Á se rÊpandre dans le camp ; et comme il avait grande h×te d'arriver en personne au siÉge, on disait qu'aussitÆt qu'il pourrait remonter Á cheval, il se remettrait en route. Pendant ce temps, Monsieur, qui savait que, d'un jour Á l'autre, il allait Ëtre remplacÊ dans son commandement, soit par le duc d'AngoulËme, soit par Bassompierre ou par Schomberg, qui se disputaient le commandement, faisait peu de choses, perdait ses journÊes en t×tonnements, et n'osait risquer quelque grande entreprise pour chasser les Anglais de l'Ïle de RÊ, oÝ ils assiÊgeaient toujours la citadelle Saint- Martin et le fort de La PrÊe, tandis que, de leur cÆtÊ, les FranÚais assiÊgeaient La Rochelle. D'Artagnan, comme nous l'avons dit, Êtait redevenu plus tranquille, comme il arrive toujours aprÉs un danger passÊ, et quand le danger semble Êvanoui ; il ne lui restait qu'une inquiÊtude, c'Êtait de n'apprendre aucune nouvelle de ses amis. Mais, un matin du commencement du mois de novembre, tout lui fut expliquÊ par cette lettre, datÊe de Villeroi : " Monsieur d'Artagnan, " MM. Athos, Porthos et Aramis, aprÉs avoir fait une bonne partie chez moi, et s'Ëtre ÊgayÊs beaucoup, ont menÊ si grand bruit, que le prÊvÆt du ch×teau, homme trÉs rigide, les a consignÊs pour quelques jours ; mais j'accomplis les ordres qu'ils m'ont donnÊs, de vous envoyer douze bouteilles de mon vin d'Anjou, dont ils ont fait grand cas : ils veulent que vous buviez Á leur santÊ avec leur vin favori. " Je l'ai fait, et suis, Monsieur, avec un grand respect, " Votre serviteur trÉs humble et trÉs obÊissant, " GODEAU, " HÆtelier de Messieurs les mousquetaires. " " A la bonne heure ! s'Êcria d'Artagnan, ils pensent Á moi dans leurs plaisirs comme je pensais Á eux dans mon ennui ; bien certainement que je boirai Á leur santÊ et de grand coeur ; mais je n'y boirai pas seul. " Et d'Artagnan courut chez deux gardes, avec lesquels il avait fait plus amitiÊ qu'avec les autres, afin de les inviter Á boire avec lui le dÊlicieux petit vin d'Anjou qui venait d'arriver de Villeroi. L'un des deux gardes Êtait invitÊ pour le soir mËme, et l'autre invitÊ pour le lendemain ; la rÊunion fut donc fixÊe au surlendemain. D'Artagnan, en rentrant, envoya les douze bouteilles de vin Á la buvette des gardes, en recommandant qu'on les lui gard×t avec soin ; puis, le jour de la solennitÊ, comme le dÏner Êtait fixÊ pour l'heure de midi, d'Artagnan envoya, dÉs neuf heures, Planchet pour tout prÊparer. Planchet, tout fier d'Ëtre ÊlevÊ Á la dignitÊ de maÏtre d'hÆtel, songea Á tout apprËter en homme intelligent ; Á cet effet il s'adjoignit le valet d'un des convives de son maÏtre, nommÊ Fourreau, et ce faux soldat qui avait voulu tuer d'Artagnan, et qui, n'appartenant Á aucun corps, Êtait entrÊ Á son service ou plutÆt Á celui de Planchet, depuis que d'Artagnan lui avait sauvÊ la vie. L'heure du festin venue, les deux convives arrivÉrent, prirent place et les mets s'alignÉrent sur la table. Planchet servait la serviette au bras, Fourreau dÊbouchait les bouteilles, et Brisemont, c'Êtait le nom du convalescent, transvasait dans des carafons de verre le vin qui paraissait avoir dÊposÊ par l'effet des secousses de la route. De ce vin, la premiÉre bouteille Êtait un peu trouble vers la fin, Brisemont versa cette lie dans un verre, et d'Artagnan lui permit de la boire ; car le pauvre diable n'avait pas encore beaucoup de forces. Les convives, aprÉs avoir mangÊ le potage, allaient porter le premier verre Á leurs lÉvres, lorsque tout Á coup le canon retentit au fort Louis et au fort Neuf ; aussitÆt les gardes, croyant qu'il s'agissait de quelque attaque imprÊvue, soit des assiÊgÊs, soit des Anglais, sautÉrent sur leurs ÊpÊes ; d'Artagnan, non moins leste, fit comme eux, et tous trois sortirent en courant, afin de se rendre Á leurs postes. Mais Á peine furent-ils hors de la buvette, qu'ils se trouvÉrent fixÊs sur la cause de ce grand bruit ; les cris de Vive le roi ! Vive M. le cardinal ! retentissaient de tous cÆtÊs, et les tambours battaient dans toutes les directions. En effet, le roi, impatient comme on l'avait dit, venait de doubler deux Êtapes, et arrivait Á l'instant mËme avec toute sa maison et un renfort de dix mille hommes de troupe ; ses mousquetaires le prÊcÊdaient et le suivaient. D'Artagnan, placÊ en haie avec sa compagnie, salua d'un geste expressif ses amis, qui lui rÊpondirent des yeux, et M. de TrÊville, qui le reconnut tout d'abord. La cÊrÊmonie de rÊception achevÊe, les quatre amis furent bientÆt dans les bras l'un de l'autre. " Pardieu ! s'Êcria d'Artagnan, il n'est pas possible de mieux arriver, et les viandes n'auront pas encore eu le temps de refroidir ! n'est-ce pas, Messieurs ? ajouta le jeune homme en se tournant vers les deux gardes, qu'il prÊsenta Á ses amis. -- Ah ! ah ! il paraÏt que nous banquetions, dit Porthos. -- J'espÉre, dit Aramis, qu'il n'y a pas de femmes Á votre dÏner ! -- Est-ce qu'il y a du vin potable dans votre bicoque ? demanda Athos. -- Mais, pardieu ! il y a le vÆtre, cher ami, rÊpondit d'Artagnan. -- Notre vin ? fit Athos ÊtonnÊ. -- Oui, celui que vous m'avez envoyÊ. -- Nous vous avons envoyÊ du vin ? -- Mais vous savez bien, de ce petit vin des coteaux d'Anjou ? -- Oui, je sais bien de quel vin vous voulez parler. -- Le vin que vous prÊfÊrez. -- Sans doute, quand je n'ai ni champagne ni chambertin. -- Eh bien, Á dÊfaut de champagne et de chambertin, vous vous contenterez de celui-lÁ. -- Nous avons donc fait venir du vin d'Anjou, gourmet que nous sommes ? dit Porthos. -- Mais non, c'est le vin qu'on m'a envoyÊ de votre part. -- De notre part ? firent les trois mousquetaires. -- Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez envoyÊ du vin ? -- Non, et vous, Porthos ? -- Non, et vous, Athos ? -- Non. -- Si ce n'est pas vous, dit d'Artagnan, c'est votre hÆtelier. -- Notre hÆtelier ? -- Et oui ! votre hÆtelier, Godeau, hÆtelier des mousquetaires. -- Ma foi, qu'il vienne d'oÝ il voudra, n'importe, dit Porthos, goÙtons- le, et, s'il est bon, buvons-le. -- Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui a une source inconnue. -- Vous avez raison, Athos, dit d'Artagnan. Personne de vous n'a chargÊ l'hÆtelier Godeau de m'envoyer du vin ? -- Non ! et cependant il vous en a envoyÊ de notre part ? -- Voici la lettre ! " dit d'Artagnan. Et il prÊsenta le billet Á ses camarades. " Ce n'est pas son Êcriture ! s'Êcria Athos, je la connais, c'est moi qui, avant de partir, ai rÊglÊ les comptes de la communautÊ. -- Fausse lettre, dit Porthos ; nous n'avons pas ÊtÊ consignÊs. -- D'Artagnan, demanda Aramis d'un ton de reproche, comment avez- vous pu croire que nous avions fait du bruit ?... " D'Artagnan p×lit, et un tremblement convulsif secoua tous ses membres. " Tu m'effraies, dit Athos, qui ne le tutoyait que dans les grandes occasions, qu'est-il donc arrivÊ ? -- Courons, courons, mes amis ! s'Êcria d'Artagnan, un horrible soupÚon me traverse l'esprit ! serait-ce encore une vengeance de cette femme ? " Ce fut Athos qui p×lit Á son tour. D'Artagnan s'ÊlanÚa vers la buvette, les trois Mousquetaires et les deux gardes l'y suivirent. Le premier objet qui frappa la vue de d'Artagnan en entrant dans la salle Á manger, fut Brisemont Êtendu par terre et se roulant dans d'atroces convulsions. Planchet et Fourreau, p×les comme des morts, essayaient de lui porter secours ; mais il Êtait Êvident que tout secours Êtait inutile : tous les traits du moribond Êtaient crispÊs par l'agonie. " Ah ! s'Êcria-t-il en apercevant d'Artagnan, ah ! c'est affreux, vous avez l'air de me faire gr×ce et vous m'empoisonnez ! -- Moi ! s'Êcria d'Artagnan, moi, malheureux ! moi ! que dis-tu donc lÁ ? -- Je dis que c'est vous qui m'avez donnÊ ce vin, je dis que c'est vous qui m'avez dit de le boire, je dis que vous avez voulu vous venger de moi, je dis que c'est affreux ! -- N'en croyez rien, Brisemont, dit d'Artagnan, n'en croyez rien ; je vous jure, je vous proteste... -- Oh ! mais Dieu est lÁ ! Dieu vous punira ! Mon Dieu ! qu'il souffre un jour ce que je souffre ! -- Sur l'Evangile, s'Êcria d'Artagnan en se prÊcipitant vers le moribond, je vous jure que j'ignorais que ce vin fÙt empoisonnÊ et que j'allais en boire comme vous. -- Je ne vous crois pas " , dit le soldat. Et il expira dans un redoublement de tortures. " Affreux ! affreux ! murmurait Athos, tandis que Porthos brisait les bouteilles et qu'Aramis donnait des ordres un peu tardifs pour qu'on all×t chercher un confesseur. -- O mes amis ! dit d'Artagnan, vous venez encore une fois de me sauver la vie, non seulement Á moi, mais Á ces Messieurs. Messieurs, continua-t-il en s'adressant aux gardes, je vous demanderai le silence sur toute cette aventure ; de grands personnages pourraient avoir trempÊ dans ce que vous avez vu, et le mal de tout cela retomberait sur nous. -- Ah ! Monsieur ! balbutiait Planchet plus mort que vif ; ah ! Monsieur ! que je l'ai ÊchappÊ belle ! -- Comment, drÆle, s'Êcria d'Artagnan, tu allais donc boire mon vin ? -- A la santÊ du roi, Monsieur, j'allais en boire un pauvre verre, si Fourreau ne m'avait pas dit qu'on m'appelait. -- HÊlas ! dit Fourreau, dont les dents claquaient de terreur, je voulais l'Êloigner pour boire tout seul ! -- Messieurs, dit d'Artagnan en s'adressant aux gardes, vous comprenez qu'un pareil festin ne pourrait Ëtre que fort triste aprÉs ce qui vient de se passer ; ainsi recevez toutes mes excuses et remettez la partie Á un autre jour, je vous prie. " Les deux gardes acceptÉrent courtoisement les excuses de d'Artagnan, et, comprenant que les quatre amis dÊsiraient demeurer seuls, ils se retirÉrent. Lorsque le jeune garde et les trois mousquetaires furent sans tÊmoins, ils se regardÉrent d'un air qui voulait dire que chacun comprenait la gravitÊ de la situation. " D'abord, dit Athos, sortons de cette chambre ; c'est une mauvaise compagnie qu'un mort, mort de mort violente. -- Planchet, dit d'Artagnan, je vous recommande le cadavre de ce pauvre diable. Qu'il soit enterrÊ en terre sainte. Il avait commis un crime, c'est vrai, mais il s'en Êtait repenti. " Et les quatre amis sortirent de la chambre, laissant Á Planchet et Á Fourreau le soin de rendre les honneurs mortuaires Á Brisemont. L'hÆte leur donna une autre chambre dans laquelle il leur servit des oeufs Á la coque et de l'eau, qu'Athos alla puiser lui-mËme Á la fontaine. En quelques paroles Porthos et Aramis furent mis au courant de la situation. " Eh bien, dit d'Artagnan Á Athos, vous le voyez, cher ami, c'est une guerre Á mort. " Athos secoua la tËte. " Oui, oui, dit-il, je le vois bien ; mais croyez-vous que ce soit elle ? -- J'en suis sÙr. -- Cependant je vous avoue que je doute encore. -- Mais cette fleur de lys sur l'Êpaule ? -- C'est une Anglaise qui aura commis quelque mÊfait en France, et qu'on aura flÊtrie Á la suite de son crime. -- Athos, c'est votre femme, vous dis-je, rÊpÊtait d'Artagnan, ne vous rappelez-vous donc pas comme les deux signalements se ressemblent ? -- J'aurais cependant cru que l'autre Êtait morte, je l'avais si bien pendue. " Ce fut d'Artagnan qui secoua la tËte Á son tour. " Mais enfin, que faire ? dit le jeune homme. -- Le fait est qu'on ne peut rester ainsi avec une ÊpÊe Êternellement suspendue au-dessus de sa tËte, dit Athos, et qu'il faut sortir de cette situation. -- Mais comment ? -- Ecoutez, t×chez de la rejoindre et d'avoir une explication avec elle ; dites-lui : La paix ou la guerre ! ma parole de gentilhomme de ne jamais rien dire de vous, de ne jamais rien faire contre vous ; de votre cÆtÊ serment solennel de rester neutre Á mon Êgard : sinon, je vais trouver le chancelier, je vais trouver le roi, je vais trouver le bourreau, j'ameute la cour contre vous, je vous dÊnonce comme flÊtrie, je vous fais mettre en jugement, et si l'on vous absout, et bien, je vous tue, foi de gentilhomme ! au coin de quelque borne, comme je tuerais un chien enragÊ. -- J'aime assez ce moyen, dit d'Artagnan, mais comment la joindre ? -- Le temps, cher ami, le temps amÉne l'occasion, l'occasion c'est la martingale de l'homme : plus on a engagÊ, plus l'on gagne quand on sait attendre. -- Oui, mais attendre entourÊ d'assassins et d'empoisonneurs... -- Bah ! dit Athos, Dieu nous a gardÊs jusqu'Á prÊsent, Dieu nous gardera encore. -- Oui, nous ; nous d'ailleurs, nous sommes des hommes, et, Á tout prendre, c'est notre Êtat de risquer notre vie : mais elle ! ajouta-t-il Á demi-voix. -- Qui elle ? demanda Athos. -- Constance. -- Mme Bonacieux ! ah ! c'est juste, fit Athos ; pauvre ami ! j'oubliais que vous Êtiez amoureux. -- Eh bien, mais, dit Aramis, n'avez-vous pas vu par la lettre mËme que vous avez trouvÊe sur le misÊrable mort qu'elle Êtait dans un couvent ? On est trÉs bien dans un couvent, et aussitÆt le siÉge de La Rochelle terminÊ, je vous promets que pour mon compte... -- Bon ! dit Athos, bon ! oui, mon cher Aramis ! nous savons que vos voeux tendent Á la religion. -- Je ne suis mousquetaire que par intÊrim, dit humblement Aramis. -- Il paraÏt qu'il y a longtemps qu'il n'a reÚu des nouvelles de sa maÏtresse, dit tout bas Athos ; mais ne faites pas attention, nous connaissons cela. -- Eh bien, dit Porthos, il me semble qu'il y aurait un moyen bien simple. -- Lequel ? demanda d'Artagnan. -- Elle est dans un couvent, dites-vous ? reprit Porthos. -- Oui. -- Eh bien, au