, vous l'avez entendue, c'est de vous poursuivre sur la terre au tribunal des hommes, dans le ciel au tribunal de Dieu ! " -- Ainsi, vous persistez ? " -- Je le jure devant ce Dieu qui m'entend : je prendrai le monde entier Á tÊmoin de votre crime, et cela jusqu'Á ce que j'aie trouvÊ un vengeur. " -- Vous Ëtes une prostituÊe, dit-il d'une voix tonnante, et vous subirez le supplice des prostituÊes ! FlÊtrie aux yeux du monde que vous invoquerez, t×chez de prouver Á ce monde que vous n'Ëtes ni coupable ni folle ! " " Puis s'adressant Á l'homme qui l'accompagnait : " -- Bourreau, dit-il, fais ton devoir. " -- Oh ! son nom, son nom ! s'Êcria Felton ; son nom, dites-le-moi ! -- Alors, malgrÊ mes cris, malgrÊ ma rÊsistance, car je commenÚais Á comprendre qu'il s'agissait pour moi de quelque chose de pire que la mort, le bourreau me saisit, me renversa sur le parquet, me meurtrit de ses Êtreintes, et suffoquÊe par les sanglots, presque sans connaissance, invoquant Dieu, qui ne m'Êcoutait pas, je poussai tout Á coup un effroyable cri de douleur et de honte ; un fer brÙlant, un fer rouge, le fer du bourreau, s'Êtait imprimÊ sur mon Êpaule. " Felton poussa un rugissement. " Tenez, dit Milady, en se levant alors avec une majestÊ de reine, -- tenez, Felton, voyez comment on a inventÊ un nouveau martyre pour la jeune fille pure et cependant victime de la brutalitÊ d'un scÊlÊrat. Apprenez Á connaÏtre le coeur des hommes, et dÊsormais faites-vous moins facilement l'instrument de leurs injustes vengeances. " Milady d'un geste rapide ouvrit sa robe, dÊchira la batiste qui couvrait son sein, et, rouge d'une feinte colÉre et d'une honte jouÊe, montra au jeune homme l'empreinte ineffaÚable qui dÊshonorait cette Êpaule si belle. " Mais, s'Êcria Felton, c'est une fleur de lys que je vois lÁ ! -- Et voilÁ justement oÝ est l'infamie, rÊpondit Milady. La flÊtrissure d'Angleterre !... il fallait prouver quel tribunal me l'avait imposÊe, et j'aurais fait un appel public Á tous les tribunaux du royaume ; mais la flÊtrissure de France... oh ! par elle, j'Êtais bien rÊellement flÊtrie. " C'en Êtait trop pour Felton. P×le, immobile, ÊcrasÊ par cette rÊvÊlation effroyable, Êbloui par la beautÊ surhumaine de cette femme qui se dÊvoilait Á lui avec une impudeur qu'il trouva sublime, il finit par tomber Á genoux devant elle comme faisaient les premiers chrÊtiens devant ces pures et saintes martyres que la persÊcution des empereurs livrait dans le cirque Á la sanguinaire lubricitÊ des populaces. La flÊtrissure disparut, la beautÊ seule resta. " Pardon, pardon ! s'Êcria Felton, oh ! pardon ! " Milady lut dans ses yeux : Amour, amour. " Pardon de quoi ? demanda-t-elle. -- Pardon de m'Ëtre joint Á vos persÊcuteurs. " Milady lui tendit la main. " Si belle, si jeune ! " s'Êcria Felton en couvrant cette main de baisers. Milady laissa tomber sur lui un de ces regards qui d'un esclave font un roi. Felton Êtait puritain : il quitta la main de cette femme pour baiser ses pieds. Il ne l'aimait dÊjÁ plus, il l'adorait. Quand cette crise fut passÊe, quand Milady parut avoir recouvrÊ son sang-froid, qu'elle n'avait jamais perdu ; lorsque Felton eut vu se refermer sous le voile de la chastetÊ ces trÊsors d'amour qu'on ne lui cachait si bien que pour les lui faire dÊsirer plus ardemment : " Ah ! maintenant, dit-il, je n'ai plus qu'une chose Á vous demander, c'est le nom de votre vÊritable bourreau ; car pour moi il n'y en a qu'un ; l'autre Êtait l'instrument, voilÁ tout. -- Eh quoi, frÉre ! s'Êcria Milady, il faut encore que je te le nomme, et tu ne l'as pas devinÊ ? -- Quoi ! reprit Felton, lui !... encore lui !... toujours lui !... Quoi ! le vrai coupable... -- Le vrai coupable, dit Milady, c'est le ravageur de l'Angleterre, le persÊcuteur des vrais croyants, le l×che ravisseur de l'honneur de tant de femmes, celui qui pour un caprice de son coeur corrompu va faire verser tant de sang Á deux royaumes, qui protÉge les protestants aujourd'hui et qui les trahira demain... -- Buckingham ! c'est donc Buckingham ! " s'Êcria Felton exaspÊrÊ. Milady cacha son visage dans ses mains, comme si elle n'eÙt pu supporter la honte que lui rappelait ce nom. " Buckingham, le bourreau de cette angÊlique crÊature ! s'Êcria Felton. Et tu ne l'as pas foudroyÊ, mon Dieu ! et tu l'as laissÊ noble, honorÊ, puissant pour notre perte Á tous ! -- Dieu abandonne qui s'abandonne lui-mËme, dit Milady. -- Mais il veut donc attirer sur sa tËte le ch×timent rÊservÊ aux maudits ! continua Felton avec une exaltation croissante, il veut donc que la vengeance humaine prÊvienne la justice cÊleste ! -- Les hommes le craignent et l'Êpargnent. -- Oh ! moi, dit Felton, je ne le crains pas et je ne l'Êpargnerai pas !... " Milady sentit son ×me baignÊe d'une joie infernale. " Mais comment Lord de Winter, mon protecteur, mon pÉre, demanda Felton, se trouve-t-il mËlÊ Á tout cela ? -- Ecoutez, Felton, reprit Milady, car Á cÆtÊ des hommes l×ches et mÊprisables, il est encore des natures grandes et gÊnÊreuses. J'avais un fiancÊ, un homme que j'aimais et qui m'aimait ; un coeur comme le vÆtre, Felton, un homme comme vous. Je vins Á lui et je lui racontai tout ;, il me connaissait, celui-lÁ, et ne douta point un instant. C'Êtait un grand seigneur, c'Êtait un homme en tout point l'Êgal de Buckingham. Il ne dit rien, il ceignit seulement son ÊpÊe, s'enveloppa de son manteau et se rendit Á Buckingham Palace. -- Oui, oui, dit Felton, je comprends ; quoique avec de pareils hommes ce ne soit pas l'ÊpÊe qu'il faille employer, mais le poignard. -- Buckingham Êtait parti depuis la veille, envoyÊ comme ambassadeur en Espagne, oÝ il allait demander la main de l'infante pour le roi Charles Ier, qui n'Êtait alors que prince de Galles. Mon fiancÊ revint. " -- Ecoutez, me dit-il, cet homme est parti, et pour le moment, par consÊquent, il Êchappe Á ma vengeance ; mais en attendant soyons unis, comme nous devions l'Ëtre, puis rapportez-vous-en Á Lord de Winter pour soutenir son honneur et celui de sa femme. " -- Lord de Winter ! s'Êcria Felton. -- Oui, dit Milady, Lord de Winter, et maintenant vous devez tout comprendre, n'est-ce pas ? Buckingham resta plus d'un an absent. Huit jours avant son arrivÊe, Lord de Winter mourut subitement, me laissant sa seule hÊritiÉre. D'oÝ venait le coup ? Dieu, qui sait tout, le sait sans doute, moi je n'accuse personne... -- Oh ! quel abÏme, quel abÏme ! s'Êcria Felton. -- Lord de Winter Êtait mort sans rien dire Á son frÉre. Le secret terrible devait Ëtre cachÊ Á tous, jusqu'Á ce qu'il Êclat×t comme la foudre sur la tËte du coupable. Votre protecteur avait vu avec peine ce mariage de son frÉre aÏnÊ avec une jeune fille sans fortune. Je sentis que je ne pouvais attendre d'un homme trompÊ dans ses espÊrances d'hÊritage aucun appui. Je passai en France rÊsolue Á y demeurer pendant tout le reste de ma vie. Mais toute ma fortune est en Angleterre ; les communications fermÊes par la guerre, tout me manqua : force fut alors d'y revenir ; il y a six jours j'abordais Á Portsmouth. -- Eh bien ? dit Felton. -- Eh bien, Buckingham apprit sans doute mon retour, il en parla Á Lord de Winter, dÊjÁ prÊvenu contre moi, et lui dit que sa belle-soeur Êtait une prostituÊe, une femme flÊtrie. La voix pure et noble de mon mari n'Êtait plus lÁ pour me dÊfendre. Lord de Winter crut tout ce qu'on lui dit, avec d'autant plus de facilitÊ qu'il avait intÊrËt Á le croire. Il me fit arrËter, me conduisit ici, me remit sous votre garde. Vous savez le reste : aprÉs-demain il me bannit, il me dÊporte ; aprÉs-demain il me relÉgue parmi les inf×mes. Oh ! la trame est bien ourdie, allez ! le complot est habile et mon honneur n'y survivra pas. Vous voyez bien qu'il faut que je meure, Felton ; Felton, donnez-moi ce couteau ! " Et Á ces mots, comme si toutes ses forces Êtaient ÊpuisÊes, Milady se laissa aller dÊbile et languissante entre les bras du jeune officier, qui, ivre d'amour, de colÉre et de voluptÊs inconnues, la reÚut avec transport, la serra contre son coeur, tout frissonnant Á l'haleine de cette bouche si belle, tout Êperdu au contact de ce sein si palpitant. " Non, non, dit-il ; non, tu vivras honorÊe et pure, tu vivras pour triompher de tes ennemis. " Milady le repoussa lentement de la main en l'attirant du regard ; mais Felton, Á son tour, s'empara d'elle, l'implorant comme une divinitÊ. " Oh ! la mort, la mort ! dit-elle en voilant sa voix et ses paupiÉres, oh ! la mort plutÆt que la honte ; Felton, mon frÉre, mon ami, je t'en conjure ! -- Non, s'Êcria Felton, non, tu vivras, et tu seras vengÊe ! -- Felton, je porte malheur Á tout ce qui m'entoure ! Felton, abandonne-moi ! Felton, laisse-moi mourir ! -- Eh bien, nous mourrons donc ensemble ! " s'Êcria-t-il en appuyant ses lÉvres sur celles de la prisonniÉre. Plusieurs coups retentirent Á la porte ; cette fois, Milady le repoussa rÊellement. " Ecoute, dit-elle, on nous a entendus, on vient ! c'en est fait, nous sommes perdus ! -- Non, dit Felton, c'est la sentinelle qui me prÊvient seulement qu'une ronde arrive. -- Alors, courez Á la porte et ouvrez vous-mËme. " Felton obÊit ; cette femme Êtait dÊjÁ toute sa pensÊe, toute son ×me. Il se trouva en face d'un sergent commandant une patrouille de surveillance. " Eh bien, qu'y a-t-il ? demanda le jeune lieutenant. -- Vous m'aviez dit d'ouvrir la porte si j'entendais crier au secours, dit le soldat, mais vous aviez oubliÊ de me laisser la clef ; je vous ai entendu crier sans comprendre ce que vous disiez, j'ai voulu ouvrir la porte, elle Êtait fermÊe en dedans, alors j'ai appelÊ le sergent. -- Et me voilÁ " , dit le sergent. Felton, ÊgarÊ, presque fou, demeurait sans voix. Milady comprit que c'Êtait Á elle de s'emparer de la situation, elle courut Á la table et prit le couteau qu'y avait dÊposÊ Felton : " Et de quel droit voulez-vous m'empËcher de mourir ? dit-elle. -- Grand Dieu ! " s'Êcria Felton en voyant le couteau luire Á sa main. En ce moment, un Êclat de rire ironique retentit dans le corridor. Le baron, attirÊ par le bruit, en robe de chambre, son ÊpÊe sous le bras, se tenait debout sur le seuil de la porte. " Ah ! ah ! dit-il, nous voici au dernier acte de la tragÊdie ; vous le voyez, Felton, le drame a suivi toutes les phases que j'avais indiquÊes ; mais soyez tranquille, le sang ne coulera pas. " Milady comprit qu'elle Êtait perdue si elle ne donnait pas Á Felton une preuve immÊdiate et terrible de son courage. " Vous vous trompez, Milord, le sang coulera, et puisse ce sang retomber sur ceux qui le font couler ! " Felton jeta un cri et se prÊcipita vers elle ; il Êtait trop tard : Milady s'Êtait frappÊe. Mais le couteau avait rencontrÊ, heureusement, nous devrions dire adroitement, le busc de fer qui, Á cette Êpoque, dÊfendait comme une cuirasse la poitrine des femmes ; il avait glissÊ en dÊchirant la robe, et avait pÊnÊtrÊ de biais entre la chair et les cÆtes. La robe de Milady n'en fut pas moins tachÊe de sang en une seconde. Milady Êtait tombÊe Á la renverse et semblait Êvanouie. Felton arracha le couteau. " Voyez, Milord, dit-il d'un air sombre, voici une femme qui Êtait sous ma garde et qui s'est tuÊe ! -- Soyez tranquille, Felton, dit Lord de Winter, elle n'est pas morte, les dÊmons ne meurent pas si facilement, soyez tranquille et allez m'attendre chez moi. -- Mais, Milord... -- Allez, je vous l'ordonne. " A cette injonction de son supÊrieur, Felton obÊit ; mais, en sortant, il mit le couteau dans sa poitrine. Quant Á Lord de Winter, il se contenta d'appeler la femme qui servait Milady et, lorsqu'elle fut venue, lui recommandant la prisonniÉre toujours Êvanouie, il la laissa seule avec elle. Cependant, comme Á tout prendre, malgrÊ ses soupÚons, la blessure pouvait Ëtre grave, il envoya, Á l'instant mËme, un homme Á cheval chercher un mÊdecin. CHAPITRE LVIII. EVASION Comme l'avait pensÊ Lord de Winter, la blessure de Milady n'Êtait pas dangereuse ; aussi dÉs qu'elle se trouva seule avec la femme que le baron avait fait appeler et qui se h×tait de la dÊshabiller, rouvrit-elle les yeux. Cependant, il fallait jouer la faiblesse et la douleur ; ce n'Êtaient pas choses difficiles pour une comÊdienne comme Milady ; aussi la pauvre femme fut-elle si complÉtement dupe de sa prisonniÉre, que, malgrÊ ses instances, elle s'obstina Á la veiller toute la nuit. Mais la prÊsence de cette femme n'empËchait pas Milady de songer. Il n'y avait plus de doute, Felton Êtait convaincu, Felton Êtait Á elle : un ange apparÙt-il au jeune homme pour accuser Milady, il le prendrait certainement, dans la disposition d'esprit oÝ il se trouvait, pour un envoyÊ du dÊmon. Milady souriait Á cette pensÊe, car Felton, c'Êtait dÊsormais sa seule espÊrance, son seul moyen de salut. Mais Lord de Winter pouvait l'avoir soupÚonnÊ, mais Felton maintenant pouvait Ëtre surveillÊ lui-mËme. Vers les quatre heures du matin, le mÊdecin arriva ; mais depuis le temps oÝ Milady s'Êtait frappÊe, la blessure s'Êtait dÊjÁ refermÊe : le mÊdecin ne put donc en mesurer ni la direction, ni la profondeur ; il reconnut seulement au pouls de la malade que le cas n'Êtait point grave. Le matin, Milady, sous prÊtexte qu'elle n'avait pas dormi de la nuit et qu'elle avait besoin de repos, renvoya la femme qui veillait prÉs d'elle. Elle avait une espÊrance, c'est que Felton arriverait Á l'heure du dÊjeuner, mais Felton ne vint pas. Ses craintes s'Êtaient-elles rÊalisÊes ? Felton, soupÚonnÊ par le baron, allait-il lui manquer au moment dÊcisif ? Elle n'avait plus qu'un jour : Lord de Winter lui avait annoncÊ son embarquement pour le 23 et l'on Êtait arrivÊ au matin du 22. NÊanmoins, elle attendit encore assez patiemment jusqu'Á l'heure du dÏner. Quoiqu'elle n'eÙt pas mangÊ le matin, le dÏner fut apportÊ Á l'heure habituelle ; Milady s'aperÚut alors avec effroi que l'uniforme des soldats qui la gardaient Êtait changÊ. Alors elle se hasarda Á demander ce qu'Êtait devenu Felton. On lui rÊpondit que Felton Êtait montÊ Á cheval il y avait une heure, et Êtait parti. Elle s'informa si le baron Êtait toujours au ch×teau ; le soldat rÊpondit que oui, et qu'il avait ordre de le prÊvenir si la prisonniÉre dÊsirait lui parler. Milady rÊpondit qu'elle Êtait trop faible pour le moment, et que son seul dÊsir Êtait de demeurer seule. Le soldat sortit, laissant le dÏner servi. Felton Êtait ÊcartÊ, les soldats de marine Êtaient changÊs, on se dÊfiait donc de Felton. C'Êtait le dernier coup portÊ Á la prisonniÉre. RestÊe seule, elle se leva ; ce lit oÝ elle se tenait par prudence et pour qu'on la crÙt gravement blessÊe, la brÙlait comme un brasier ardent. Elle jeta un coup d'oeil sur la porte : le baron avait fait clouer une planche sur le guichet ; il craignait sans doute que, par cette ouverture, elle ne parvÏnt encore, par quelque moyen diabolique, Á sÊduire les gardes. Milady sourit de joie ; elle pouvait donc se livrer Á ses transports sans Ëtre observÊe : elle parcourait la chambre avec l'exaltation d'une folle furieuse ou d'une tigresse enfermÊe dans une cage de fer. Certes, si le couteau lui fÙt restÊ, elle eÙt songÊ, non plus Á se tuer elle-mËme, mais, cette fois, Á tuer le baron. A six heures, Lord de Winter entra ; il Êtait armÊ jusqu'aux dents. Cet homme, dans lequel, jusque-lÁ, Milady n'avait vu qu'un gentleman assez niais, Êtait devenu un admirable geÆlier : il semblait tout prÊvoir, tout deviner, tout prÊvenir. Un seul regard jetÊ sur Milady lui apprit ce qui se passait dans son ×me. " Soit, dit-il, mais vous ne me tuerez point encore aujourd'hui ; vous n'avez plus d'armes, et d'ailleurs je suis sur mes gardes. Vous aviez commencÊ Á pervertir mon pauvre Felton : il subissait dÊjÁ votre infernale influence, mais je veux le sauver, il ne vous verra plus, tout est fini. Rassemblez vos hardes, demain vous partirez. J'avais fixÊ l'embarquement au 24, mais j'ai pensÊ que plus la chose serait rapprochÊe, plus elle serait sÙre. Demain Á midi j'aurai l'ordre de votre exil, signÊ Buckingham. Si vous dites un seul mot Á qui que ce soit avant d'Ëtre sur le navire, mon sergent vous fera sauter la cervelle, et il en a l'ordre ; si, sur le navire, vous dites un mot Á qui que ce soit avant que le capitaine vous le permette, le capitaine vous fait jeter Á la mer, c'est convenu. Au revoir, voilÁ ce que pour aujourd'hui j'avais Á vous dire. Demain je vous reverrai pour vous faire mes adieux ! " Et sur ces paroles le baron sortit. Milady avait ÊcoutÊ toute cette menaÚante tirade le sourire du dÊdain sur les lÉvres, mais la rage dans le coeur. On servit le souper ; Milady sentit qu'elle avait besoin de forces, elle ne savait pas ce qui pouvait se passer pendant cette nuit qui s'approchait menaÚante, car de gros nuages roulaient au ciel, et des Êclairs lointains annonÚaient un orage. L'orage Êclata vers les dix heures du soir : Milady sentait une consolation Á voir la nature partager le dÊsordre de son coeur ; la foudre grondait dans l'air comme la colÉre dans sa pensÊe ; il lui semblait que la rafale, en passant, Êchevelait son front comme les arbres dont elle courbait les branches et enlevait les feuilles ; elle hurlait comme l'ouragan, et sa voix se perdait dans la grande voix de la nature, qui, elle aussi, semblait gÊmir et se dÊsespÊrer. Tout Á coup elle entendit frapper Á une vitre, et, Á la lueur d'un Êclair, elle vit le visage d'un homme apparaÏtre derriÉre les barreaux. Elle courut Á la fenËtre et l'ouvrit. " Felton ! s'Êcria-t-elle, je suis sauvÊe ! -- Oui, dit Felton ! mais silence, silence ! il me faut le temps de scier vos barreaux. Prenez garde seulement qu'ils ne vous voient par le guichet. -- Oh ! c'est une preuve que le Seigneur est pour nous, Felton, reprit Milady, ils ont fermÊ le guichet avec une planche. -- C'est bien, Dieu les a rendus insensÊs ! dit Felton. -- Mais que faut-il que je fasse ? demanda Milady. -- Rien, rien ; refermez la fenËtre seulement. Couchez-vous, ou, du moins, mettez-vous dans votre lit tout habillÊe ; quand j'aurai fini, je frapperai aux carreaux. Mais pourrez-vous me suivre ? -- Oh ! oui. -- Votre blessure ? -- Me fait souffrir, mais ne m'empËche pas de marcher. -- Tenez-vous donc prËte au premier signal. " Milady referma la fenËtre, Êteignit la lampe, et alla, comme le lui avait recommandÊ Felton, se blottir dans son lit. Au milieu des plaintes de l'orage, elle entendait le grincement de la lime contre les barreaux, et, Á la lueur de chaque Êclair, elle apercevait l'ombre de Felton derriÉre les vitres. Elle passa une heure sans respirer, haletante, la sueur sur le front, et le coeur serrÊ par une Êpouvantable angoisse Á chaque mouvement qu'elle entendait dans le corridor. Il y a des heures qui durent une annÊe. Au bout d'une heure, Felton frappa de nouveau. Milady bondit hors de son lit et alla ouvrir. Deux barreaux de moins formaient une ouverture Á passer un homme. " Etes-vous prËte ? demanda Felton. -- Oui. Faut-il que j'emporte quelque chose ? -- De l'or, si vous en avez. -- Oui, heureusement on m'a laissÊ ce que j'en avais. -- Tant mieux, car j'ai usÊ tout le mien pour frÊter une barque. -- Prenez " , dit Milady en mettant aux mains de Felton un sac plein d'or. Felton prit le sac et le jeta au pied du mur. " Maintenant, dit-il, voulez-vous venir ? -- Me voici. " Milady monta sur un fauteuil et passa tout le haut de son corps par la fenËtre : elle vit le jeune officier suspendu au-dessus de l'abÏme par une Êchelle de corde. Pour la premiÉre fois, un mouvement de terreur lui rappela qu'elle Êtait femme. Le vide l'Êpouvantait. " Je m'en Êtais doutÊ, dit Felton. -- Ce n'est rien, ce n'est rien, dit Milady, je descendrai les yeux fermÊs. -- Avez-vous confiance en moi ? dit Felton. -- Vous le demandez ? -- Rapprochez vos deux mains ; croisez-les, c'est bien. " Felton lui lia les deux poignets avec son mouchoir, puis par-dessus le mouchoir, avec une corde. " Que faites-vous ? demanda Milady avec surprise. -- Passez vos bras autour de mon cou et ne craignez rien. -- Mais je vous ferai perdre l'Êquilibre, et nous nous briserons tous les deux. -- Soyez tranquille, je suis marin. " Il n'y avait pas une seconde Á perdre ; Milady passa ses deux bras autour du cou de Felton et se laissa glisser hors de la fenËtre. Felton se mit Á descendre les Êchelons lentement et un Á un. MalgrÊ la pesanteur des deux corps, le souffle de l'ouragan les balanÚait dans l'air. Tout Á coup Felton s'arrËta. " Qu'y a-t-il ? demanda Milady. -- Silence, dit Felton, j'entends des pas. -- Nous sommes dÊcouverts ! " Il se fit un silence de quelques instants. " Non, dit Felton, ce n'est rien. -- Mais enfin quel est ce bruit ? -- Celui de la patrouille qui va passer sur le chemin de ronde. -- OÝ est le chemin de ronde ? -- Juste au-dessous de nous. -- Elle va nous dÊcouvrir. -- Non, s'il ne fait pas d'Êclairs. -- Elle heurtera le bas de l'Êchelle. -- Heureusement elle est trop courte de six pieds. -- Les voilÁ, mon Dieu ! -- Silence ! " Tous deux restÉrent suspendus, immobiles et sans souffle, Á vingt pieds du sol ; pendant ce temps les soldats passaient au-dessous riant et causant. Il y eut pour les fugitifs un moment terrible. La patrouille passa ; on entendit le bruit des pas qui s'Êloignait, et le murmure des voix qui allait s'affaiblissant. " Maintenant, dit Felton, nous sommes sauvÊs. " Milady poussa un soupir et s'Êvanouit. Felton continua de descendre. Parvenu au bas de l'Êchelle, et lorsqu'il ne sentit plus d'appui pour ses pieds, il se cramponna avec ses mains ; enfin, arrivÊ au dernier Êchelon, il se laissa pendre Á la force des poignets et toucha la terre. Il se baissa, ramassa le sac d'or et le prit entre ses dents. Puis il souleva Milady dans ses bras, et s'Êloigna vivement du cÆtÊ opposÊ Á celui qu'avait pris la patrouille. BientÆt il quitta le chemin de ronde, descendit Á travers les rochers, et, arrivÊ au bord de la mer, fit entendre un coup de sifflet. Un signal pareil lui rÊpondit, et, cinq minutes aprÉs, il vit apparaÏtre une barque montÊe par quatre hommes. La barque s'approcha aussi prÉs qu'elle put du rivage, mais il n'y avait pas assez de fond pour qu'elle pÙt toucher le bord ; Felton se mit Á l'eau jusqu'Á la ceinture, ne voulant confier Á personne son prÊcieux fardeau. Heureusement la tempËte commenÚait Á se calmer, et cependant la mer Êtait encore violente ; la petite barque bondissait sur les vagues comme une coquille de noix. " Au sloop, dit Felton, et nagez vivement. " Les quatre hommes se mirent Á la rame ; mais la mer Êtait trop grosse pour que les avirons eussent grande prise dessus. Toutefois on s'Êloignait du ch×teau ; c'Êtait le principal. La nuit Êtait profondÊment tÊnÊbreuse, et il Êtait dÊjÁ presque impossible de distinguer le rivage de la barque, Á plus forte raison n'eÙt-on pas pu distinguer la barque du rivage. Un point noir se balanÚait sur la mer. C'Êtait le sloop. Pendant que la barque s'avanÚait de son cÆtÊ de toute la force de ses quatre rameurs, Felton dÊliait la corde, puis le mouchoir qui liait les mains de Milady. Puis, lorsque ses mains furent dÊliÊes, il prit de l'eau de la mer et la lui jeta au visage. Milady poussa un soupir et ouvrit les yeux. " OÝ suis-je ? dit-elle. -- SauvÊe, rÊpondit le jeune officier. -- Oh ! sauvÊe ! sauvÊe ! s'Êcria-t-elle. Oui, voici le ciel, voici la mer ! Cet air que je respire, c'est celui de la libertÊ. Ah !... merci, Felton, merci ! " Le jeune homme la pressa contre son coeur. " Mais qu'ai-je donc aux mains ? demanda Milady ; il me semble qu'on m'a brisÊ les poignets dans un Êtau. " En effet, Milady souleva ses bras : elle avait les poignets meurtris. " HÊlas ! dit Felton en regardant ces belles mains et en secouant doucement la tËte. -- Oh ! ce n'est rien, ce n'est rien ! s'Êcria Milady : maintenant je me rappelle ! " Milady chercha des yeux autour d'elle. " Il est lÁ " , dit Felton en poussant du pied le sac d'or. On s'approchait du sloop. Le marin de quart hÊla la barque, la barque rÊpondit. " Quel est ce b×timent ? demanda Milady. -- Celui que j'ai frÊtÊ pour vous. -- OÝ va-t-il me conduire ? -- OÝ vous voudrez, pourvu que, moi, vous me jetiez Á Portsmouth. -- Qu'allez-vous faire Á Portsmouth ? demanda Milady. -- Accomplir les ordres de Lord de Winter, dit Felton avec un sombre sourire. -- Quels ordres ? demanda Milady. -- Vous ne comprenez donc pas ? dit Felton. -- Non ; expliquez-vous, je vous en prie. -- Comme il se dÊfiait de moi, il a voulu vous garder lui-mËme, et m'a envoyÊ Á sa place faire signer Á Buckingham l'ordre de votre dÊportation. -- Mais s'il se dÊfiait de vous, comment vous a-t-il confiÊ cet ordre ? -- Etais-je censÊ savoir ce que je portais ? -- C'est juste. Et vous allez Á Portsmouth ? -- Je n'ai pas de temps Á perdre : c'est demain le 23, et Buckingham part demain avec la flotte. -- Il part demain, pour oÝ part-il ? -- Pour La Rochelle. -- Il ne faut pas qu'il parte ! s'Êcria Milady, oubliant sa prÊsence d'esprit accoutumÊe. -- Soyez tranquille, rÊpondit Felton, il ne partira pas. " Milady tressaillit de joie ; elle venait de lire au plus profond du coeur du jeune homme : la mort de Buckingham y Êtait Êcrite en toutes lettres. " Felton... , dit-elle, vous Ëtes grand comme Judas MacchabÊe ! Si vous mourez, je meurs avec vous : voilÁ tout ce que je puis vous dire. -- Silence ! dit Felton, nous sommes arrivÊs. " En effet, on touchait au sloop. Felton monta le premier Á l'Êchelle et donna la main Á Milady, tandis que les matelots la soutenaient, car la mer Êtait encore fort agitÊe. Un instant aprÉs ils Êtaient sur le pont. " Capitaine, dit Felton, voici la personne dont je vous ai parlÊ, et qu'il faut conduire saine et sauve en France. -- Moyennant mille pistoles, dit le capitaine. -- Je vous en ai donnÊ cinq cents. -- C'est juste, dit le capitaine. -- Et voilÁ les cinq cents autres, reprit Milady, en portant la main au sac d'or. -- Non, dit le capitaine, je n'ai qu'une parole, et je l'ai donnÊe Á ce jeune homme ; les cinq cents autres pistoles ne me sont dues qu'en arrivant Á Boulogne. -- Et nous y arriverons ? -- Sains et saufs, dit le capitaine, aussi vrai que je m'appelle Jack Buttler. -- Eh bien, dit Milady, si vous tenez votre parole, ce n'est pas cinq cents, mais mille pistoles que je vous donnerai. -- Hurrah pour vous alors, ma belle dame, cria le capitaine, et puisse Dieu m'envoyer souvent des pratiques comme Votre Seigneurie ! -- En attendant, dit Felton, conduisez-nous dans la petite baie de Chichester, en avant de Portsmouth ; vous savez qu'il est convenu que vous nous conduirez lÁ. " Le capitaine rÊpondit en commandant la manoeuvre nÊcessaire, et vers les sept heures du matin le petit b×timent jetait l'ancre dans la baie dÊsignÊe. Pendant cette traversÊe, Felton avait tout racontÊ Á Milady : comment, au lieu d'aller Á Londres, il avait frÊtÊ le petit b×timent, comment il Êtait revenu, comment il avait escaladÊ la muraille en plaÚant dans les interstices des pierres, Á mesure qu'il montait, des crampons, pour assurer ses pieds, et comment enfin, arrivÊ aux barreaux, il avait attachÊ l'Êchelle, Milady savait le reste. De son cÆtÊ, Milady essaya d'encourager Felton dans son projet ; mais aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, elle vit bien que le jeune fanatique avait plutÆt besoin d'Ëtre modÊrÊ que d'Ëtre affermi. Il fut convenu que Milady attendrait Felton jusqu'Á dix heures ; si Á dix heures il n'Êtait pas de retour, elle partirait. Alors, en supposant qu'il fÙt libre, il la rejoindrait en France, au couvent des CarmÊlites de BÊthune. CHAPITRE LIX. CE QUI SE PASSAIT A PORTSMOUTH LE 23 AOUT 1628 Felton prit congÊ de Milady comme un frÉre qui va faire une simple promenade prend congÊ de sa soeur en lui baisant la main. Toute sa personne paraissait dans son Êtat de calme ordinaire : seulement une lueur inaccoutumÊe brillait dans ses yeux, pareille Á un reflet de fiÉvre ; son front Êtait plus p×le encore que de coutume ; ses dents Êtaient serrÊes, et sa parole avait un accent bref et saccadÊ qui indiquait que quelque chose de sombre s'agitait en lui. Tant qu'il resta sur la barque qui le conduisait Á terre, il demeura le visage tournÊ du cÆtÊ de Milady, qui, debout sur le pont, le suivait des yeux. Tous deux Êtaient assez rassurÊs sur la crainte d'Ëtre poursuivis : on n'entrait jamais dans la chambre de Milady avant neuf heures ; et il fallait trois heures pour venir du ch×teau Á Londres. Felton mit pied Á terre, gravit la petite crËte qui conduisait au haut de la falaise, salua Milady une derniÉre fois, et prit sa course vers la ville. Au bout de cent pas, comme le terrain allait en descendant, il ne pouvait plus voir que le m×t du sloop. Il courut aussitÆt dans la direction de Portsmouth, dont il voyait en face de lui, Á un demi-mille Á peu prÉs, se dessiner dans la brume du matin les tours et les maisons. Au-delÁ de Portsmouth, la mer Êtait couverte de vaisseaux dont on voyait les m×ts, pareils Á une forËt de peupliers dÊpouillÊs par l'hiver, se balancer sous le souffle du vent. Felton, dans sa marche rapide, repassait ce que dix annÊes de mÊditations ascÊtiques et un long sÊjour au milieu des puritains lui avaient fourni d'accusations vraies ou fausses contre le favori de Jacques VI et de Charles Ier. Lorsqu'il comparait les crimes publics de ce ministre, crimes Êclatants, crimes europÊens, si on pouvait le dire, avec les crimes privÊs et inconnus dont l'avait chargÊ Milady, Felton trouvait que le plus coupable des deux hommes que renfermait Buckingham Êtait celui dont le public ne connaissait pas la vie. C'est que son amour si Êtrange, si nouveau, si ardent, lui faisait voir les accusations inf×mes et imaginaires de Lady de Winter, comme on voit au travers d'un verre grossissant, Á l'Êtat de monstres effroyables, des atomes imperceptibles en rÊalitÊ auprÉs d'une fourmi. La rapiditÊ de sa course allumait encore son sang ; l'idÊe qu'il laissait derriÉre lui, exposÊe Á une vengeance effroyable, la femme qu'il aimait ou plutÆt qu'il adorait comme une sainte, l'Êmotion passÊe, sa fatigue prÊsente, tout exaltait encore son ×me au-dessus des sentiments humains. Il entra Á Portsmouth vers les huit heures du matin ; toute la population Êtait sur pied ; le tambour battait dans les rues et sur le port ; les troupes d'embarquement descendaient vers la mer. Felton arriva au palais de l'AmirautÊ, couvert de poussiÉre et ruisselant de sueur ; son visage, ordinairement si p×le, Êtait pourpre de chaleur et de colÉre. La sentinelle voulut le repousser ; mais Felton appela le chef du poste, et tirant de sa poche la lettre dont il Êtait porteur : " Message pressÊ de la part de Lord de Winter " , dit-il. Au nom de Lord de Winter, qu'on savait l'un des plus intimes de Sa Gr×ce, le chef de poste donna l'ordre de laisser passer Felton, qui, du reste, portait lui-mËme l'uniforme d'officier de marine. Felton s'ÊlanÚa dans le palais. Au moment oÝ il entrait dans le vestibule un homme entrait aussi, poudreux, hors d'haleine, laissant Á la porte un cheval de poste qui en arrivant tomba sur les deux genoux. Felton et lui s'adressÉrent en mËme temps Á Patrick, le valet de chambre de confiance du duc. Felton nomma le baron de Winter, l'inconnu ne voulut nommer personne, et prÊtendit que c'Êtait au duc seul qu'il pouvait se faire connaÏtre. Tous deux insistaient pour passer l'un avant l'autre. Patrick, qui savait que Lord de Winter Êtait en affaires de service et en relations d'amitiÊ avec le duc, donna la prÊfÊrence Á celui qui venait en son nom. L'autre fut forcÊ d'attendre, et il fut facile de voir combien il maudissait ce retard. Le valet de chambre fit traverser Á Felton une grande salle dans laquelle attendaient les dÊputÊs de La Rochelle conduits par le prince de Soubise, et l'introduisit dans un cabinet oÝ Buckingham, sortant du bain, achevait sa toilette, Á laquelle, cette fois comme toujours, il accordait une attention extraordinaire. " Le lieutenant Felton, dit Patrick, de la part de Lord de Winter. -- De la part de Lord de Winter ! rÊpÊta Buckingham, faites entrer. " Felton entra. En ce moment Buckingham jetait sur un canapÊ une riche robe de chambre brochÊe d'or, pour endosser un pourpoint de velours bleu tout brodÊ de perles. " Pourquoi le baron n'est-il pas venu lui-mËme ? demanda Buckingham, je l'attendais ce matin. -- Il m'a chargÊ de dire Á Votre Gr×ce, rÊpondit Felton, qu'il regrettait fort de ne pas avoir cet honneur, mais qu'il en Êtait empËchÊ par la garde qu'il est obligÊ de faire au ch×teau. -- Oui, oui, dit Buckingham, je sais cela, il a une prisonniÉre. -- C'est justement de cette prisonniÉre que je voulais parler Á Votre Gr×ce, reprit Felton. -- Eh bien, parlez. -- Ce que j'ai Á vous dire ne peut Ëtre entendu que de vous, Milord. -- Laissez-nous, Patrick, dit Buckingham, mais tenez-vous Á portÊe de la sonnette ; je vous appellerai tout Á l'heure. " Patrick sortit. " Nous sommes seuls, Monsieur, dit Buckingham, parlez. -- Milord, dit Felton, le baron de Winter vous a Êcrit l'autre jour pour vous prier de signer un ordre d'embarquement relatif Á une jeune femme nommÊe Charlotte Backson. -- Oui, Monsieur, et je lui ai rÊpondu de m'apporter ou de m'envoyer cet ordre et que je le signerais. -- Le voici, Milord. -- Donnez " , dit le duc. Et, le prenant des mains de Felton, il jeta sur le papier un coup d'oeil rapide. Alors, s'apercevant que c'Êtait bien celui qui lui Êtait annoncÊ, il le posa sur la table, prit une plume et s'apprËta Á signer. " Pardon, Milord, dit Felton arrËtant le duc, mais Votre Gr×ce sait-elle que le nom de Charlotte Backson n'est pas le vÊritable nom de cette jeune femme ? -- Oui, Monsieur, je le sais, rÊpondit le duc en trempant la plume dans l'encrier. -- Alors, Votre Gr×ce connaÏt son vÊritable nom ? demanda Felton d'une voix brÉve. -- Je le connais. " Le duc approcha la plume du papier. " Et, connaissant ce vÊritable nom, reprit Felton, Monseigneur signera tout de mËme ? -- Sans doute, dit Buckingham, et plutÆt deux fois qu'une. -- Je ne puis croire, continua Felton d'une voix qui devenait de plus en plus brÉve et saccadÊe, que Sa Gr×ce sache qu'il s'agit de Lady de Winter... -- Je le sais parfaitement, quoique je sois ÊtonnÊ que vous le sachiez, vous ! -- Et Votre Gr×ce signera cet ordre sans remords ? " Buckingham regarda le jeune homme avec hauteur. " Ah ÚÁ, Monsieur, savez-vous bien, lui dit-il, que vous me faites lÁ d'Êtranges questions, et que je suis bien simple d'y rÊpondre ? -- RÊpondez-y, Monseigneur, dit Felton, la situation est plus grave que vous ne le croyez peut-Ëtre. " Buckingham pensa que le jeune homme, venant de la part de Lord de Winter, parlait sans doute en son nom et se radoucit. " Sans remords aucun, dit-il, et le baron sait comme moi que Milady de Winter est une grande coupable, et que c'est presque lui faire gr×ce que de borner sa peine Á l'extradition. " Le duc posa sa plume sur le papier. " Vous ne signerez pas cet ordre, Milord ! dit Felton en faisant un pas vers le duc. -- Je ne signerai pas cet ordre, dit Buckingham, et pourquoi ? -- Parce que vous descendrez en vous-mËme, et que vous rendrez justice Á Milady. -- On lui rendra justice en l'envoyant Á Tyburn, dit Buckingham ; Milady est une inf×me. -- Monseigneur, Milady est un ange, vous le savez bien, et je vous demande sa libertÊ. -- Ah ÚÁ, dit Buckingham, Ëtes-vous fou de me parler ainsi ? -- Milord, excusez-moi ! je parle comme je puis ; je me contiens. Cependant, Milord, songez Á ce que vous allez faire, et craignez d'outrepasser la mesure ! -- PlaÏt-il ?... Dieu me pardonne ! s'Êcria Buckingham, mais je crois qu'il me menace ! -- Non, Milord, je prie encore, et je vous dis : une goutte d'eau suffit pour faire dÊborder le vase plein, une faute lÊgÉre peut attirer le ch×timent sur la tËte ÊpargnÊe malgrÊ tant de crimes. -- Monsieur Felton, dit Buckingham, vous allez sortir d'ici et vous rendre aux arrËts sur-le-champ. -- Vous allez m'Êcouter jusqu'au bout, Milord. Vous avez sÊduit cette jeune fille, vous l'avez outragÊe, souillÊe ; rÊparez vos crimes envers elle, laissez-la partir librement, et je n'exigerai pas autre chose de vous . -- Vous n'exigerez pas ? dit Buckingham regardant Felton avec Êtonnement et appuyant sur chacune des syllabes des trois mots qu'il venait de prononcer. -- Milord, continua Felton s'exaltant Á mesure qu'il parlait, Milord, prenez garde, toute l'Angleterre est lasse de vos iniquitÊs ; Milord, vous avez abusÊ de la puissance royale que vous avez presque usurpÊe ; Milord, vous Ëtes en horreur aux hommes et Á Dieu ; Dieu vous punira plus tard, mais, moi, je vous punirai aujourd'hui. -- Ah ! ceci est trop fort ! " cria Buckingham en faisant un pas vers la porte. Felton lui barra le passage. " Je vous le demande humblement, dit-il, signez l'ordre de mise en libertÊ de Lady de Winter ; songez que c'est la femme que vous avez dÊshonorÊe. -- Retirez-vous, Monsieur, dit Buckingham, ou j'appelle et vous fais mettre aux fers. -- Vous n'appellerez pas, dit Felton en se jetant entre le duc et la sonnette placÊe sur un guÊridon incrustÊ d'argent ; prenez garde, Milord, vous voilÁ entre les mains de Dieu. -- Dans les mains du diable, vous voulez dire, s'Êcria Buckingham en Êlevant la voix pour attirer du monde, sans cependant appeler directement. -- Signez, Milord, signez la libertÊ de Lady de Winter, dit Felton en poussant un papier vers le duc. -- De force ! vous moquez-vous ? holÁ, Patrick ! -- Signez, Milord ! -- Jamais ! -- Jamais ! -- A moi " , cria le duc, et en mËme temps il sauta sur son ÊpÊe. Mais Felton ne lui donna pas le temps de la tirer : il tenait tout ouvert et cachÊ dans son pourpoint le couteau dont s'Êtait frappÊe Milady ; d'un bond il fut sur le duc. En ce moment Patrick entrait dans la salle en criant : " Milord, une lettre de France ! -- De France ! " s'Êcria Buckingham, oubliant tout en pensant de qui lui venait cette lettre. Felton profita du moment et lui enfonÚa dans le flanc le couteau jusqu'au manche. " Ah ! traÏtre ! cria Buckingham, tu m'as tuÊ... -- Au meurtre ! " hurla Patrick. Felton jeta les yeux autour de lui pour fuir, et, voyant la porte libre, s'ÊlanÚa dans la chambre voisine, qui Êtait celle oÝ attendaient, comme nous l'avons dit, les dÊputÊs de La Rochelle, la traver