a, et, prjcjdjs des sergents, ils s'avancirent au-devant de leur illustre convive. La reine entra dans la salle : on remarqua que, comme le roi, elle avait l'air triste et surtout fatiguj. Au moment oshch elle entrait, le rideau d'une petite tribune qui jusque-la jtait restj fermj s'ouvrit, et l'on vit apparaotre la tkte pvle du cardinal vktu en cavalier espagnol. Ses yeux se fixirent sur ceux de la reine, et un sourire de joie terrible passa sur ses livres : la reine n'avait pas ses ferrets de diamants. La reine resta quelque temps a recevoir les compliments de Messieurs de la ville et a rjpondre aux saluts des dames. Tout a coup, le roi apparut avec le cardinal a l'une des portes de la salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi jtait tris pvle. Le roi fendit la foule et, sans masque, les rubans de son pourpoint a peine noujs, il s'approcha de la reine, et d'une voix altjrje : " Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s'il vous plaot, n'avez-vous point vos ferrets de diamants, quand vous savez qu'il m'eyt jtj agrjable de les voir ? " La reine jtendit son regard autour d'elle, et vit derriire le roi le cardinal qui souriait d'un sourire diabolique. " Sire, rjpondit la reine d'une voix altjrje, parce qu'au milieu de cette grande foule j'ai craint qu'il ne leur arrivvt malheur. -- Et vous avez eu tort, Madame ! Si je vous ai fait ce cadeau, c'jtait pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous avez eu tort. " Et la voix du roi jtait tremblante de colire ; chacun regardait et jcoutait avec jtonnement, ne comprenant rien a ce qui se passait. " Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher au Louvre, oshch ils sont, et ainsi les djsirs de Votre Majestj seront accomplis. -- Faites, Madame, faites, et cela au plus tft : car dans une heure le ballet va commencer. " La reine salua en signe de soumission et suivit les dames qui devaient la conduire a son cabinet. De son cftj, le roi regagna le sien. Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion. Tout le monde avait pu remarquer qu'il s'jtait passj quelque chose entre le roi et la reine ; mais tous deux avaient parlj si bas, que, chacun par respect s'jtant jloignj de quelques pas, personne n'avait rien entendu. Les violons sonnaient de toutes leurs forces, mais on ne les jcoutait pas. Le roi sortit le premier de son cabinet ; il jtait en costume de chasse des plus jljgants, et Monsieur et les autres seigneurs jtaient habilljs comme lui. C'jtait le costume que le roi portait le mieux, et vktu ainsi il semblait vjritablement le premier gentilhomme de son royaume. Le cardinal s'approcha du roi et lui remit une boote. Le roi l'ouvrit et y trouva deux ferrets de diamants. " Que veut dire cela ? demanda-t-il au cardinal. -- Rien, rjpondit celui-ci ; seulement si la reine a les ferrets, ce dont je doute, comptez-les, Sire, et si vous n'en trouvez que dix, demandez a Sa Majestj qui peut lui avoir djrobj les deux ferrets que voici. " Le roi regarda le cardinal comme pour l'interroger ; mais il n'eut le temps de lui adresser aucune question : un cri d'admiration sortit de toutes les bouches. Si le roi semblait le premier gentilhomme de son royaume, la reine jtait a coup syr la plus belle femme de France. Il est vrai que sa toilette de chasseresse lui allait a merveille ; elle avait un chapeau de feutre avec des plumes bleues, un surtout en velours gris perle rattachj avec des agrafes de diamants, et une jupe de satin bleu toute brodje d'argent. Sur son jpaule gauche jtincelaient les ferrets soutenus par un noeud de mkme couleur que les plumes et la jupe. Le roi tressaillit de joie et le cardinal de colire ; cependant, distants comme ils l'jtaient de la reine, ils ne pouvaient compter les ferrets ; la reine les avait, seulement en avait-elle dix ou en avait-elle douze ? En ce moment, les violons sonnirent le signal du ballet. Le roi s'avanza vers Mme la prjsidente, avec laquelle il devait danser, et S. A. R. Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le ballet commenza. Le roi figurait en face de la reine, et chaque fois qu'il passait pris d'elle, il djvorait du regard ces ferrets, dont il ne pouvait savoir le compte. Une sueur froide couvrait le front du cardinal. Le ballet dura une heure ; il avait seize entrjes. Le ballet finit au milieu des applaudissements de toute la salle, chacun reconduisit sa dame a sa place ; mais le roi profita du privilige qu'il avait de laisser la sienne oshch il se trouvait, pour s'avancer vivement vers la reine. " Je vous remercie, Madame, lui dit-il, de la djfjrence que vous avez montrje pour mes djsirs, mais je crois qu'il vous manque deux ferrets, et je vous les rapporte. " A ces mots, il tendit a la reine les deux ferrets que lui avait remis le cardinal. " Comment, Sire ! s'jcria la jeune reine jouant la surprise, vous m'en donnez encore deux autres ; mais alors, cela m'en fera donc quatorze ? " En effet, le roi compta, et les douze ferrets se trouvirent sur l'jpaule de Sa Majestj. Le roi appela le cardinal : " Eh bien, que signifie cela, Monsieur le cardinal ? demanda le roi d'un ton sjvire. -- Cela signifie, Sire, rjpondit le cardinal, que je djsirais faire accepter ces deux ferrets a Sa Majestj, et que n'osant les lui offrir moi-mkme, j'ai adoptj ce moyen. -- Et j'en suis d'autant plus reconnaissante a Votre Eminence, rjpondit Anne d'Autriche avec un sourire qui prouvait qu'elle n'jtait pas dupe de cette ingjnieuse galanterie, que je suis certaine que ces deux ferrets vous coytent aussi cher a eux seuls que les douze autres ont coytj a Sa Majestj. " Puis, ayant saluj le roi et le cardinal, la reine reprit le chemin de la chambre oshch elle s'jtait habillje et oshch elle devait se djvktir. L'attention que nous avons jtj obligjs de donner pendant le commencement de ce chapitre aux personnages illustres que nous y avons introduits nous a jcartjs un instant de celui a qui Anne d'Autriche devait le triomphe inoup qu'elle venait de remporter sur le cardinal, et qui, confondu, ignorj, perdu dans la foule entassje a l'une des portes, regardait de la cette scine comprjhensible seulement pour quatre personnes : le roi, la reine, Son Eminence et lui. La reine venait de regagner sa chambre, et d'Artagnan s'apprktait a se retirer, lorsqu'il sentit qu'on lui touchait ljgirement l'jpaule ; il se retourna, et vit une jeune femme qui lui faisait signe de la suivre. Cette jeune femme avait le visage couvert d'un loup de velours noir, mais malgrj cette prjcaution, qui, au reste, jtait bien plutft prise pour les autres que pour lui, il reconnut a l'instant mkme son guide ordinaire, la ljgire et spirituelle Mme Bonacieux. La veille ils s'jtaient vus a peine chez le suisse Germain, oshch d'Artagnan l'avait fait demander. La hvte qu'avait la jeune femme de porter a la reine cette excellente nouvelle de l'heureux retour de son messager fit que les deux amants jchangirent a peine quelques paroles. D'Artagnan suivit donc Mme Bonacieux, my par un double sentiment, l'amour et la curiositj. Pendant toute la route, et a mesure que les corridors devenaient plus djserts, d'Artagnan voulait arrkter la jeune femme, la saisir, la contempler, ne fyt-ce qu'un instant ; mais, vive comme un oiseau, elle glissait toujours entre ses mains, et lorsqu'il voulait parler, son doigt ramenj sur sa bouche avec un petit geste impjratif plein de charme lui rappelait qu'il jtait sous l'empire d'une puissance a laquelle il devait aveugljment objir, et qui lui interdisait jusqu'a la plus ljgire plainte ; enfin, apris une minute ou deux de tours et de djtours, Mme Bonacieux ouvrit une porte et introduisit le jeune homme dans un cabinet tout a fait obscur. La elle lui fit un nouveau signe de mutisme, et ouvrant une seconde porte cachje par une tapisserie dont les ouvertures rjpandirent tout a coup une vive lumiire, elle disparut. D'Artagnan demeura un instant immobile et se demandant oshch il jtait, mais bientft un rayon de lumiire qui pjnjtrait par cette chambre, l'air chaud et parfumj qui arrivait jusqu'a lui, la conversation de deux ou trois femmes, au langage a la fois respectueux et jljgant, le mot de Majestj plusieurs fois rjpjtj, lui indiquirent clairement qu'il jtait dans un cabinet attenant a la chambre de la reine. Le jeune homme se tint dans l'ombre et attendit. La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait fort jtonner les personnes qui l'entouraient, et qui avaient au contraire l'habitude de la voir presque toujours soucieuse. La reine rejetait ce sentiment joyeux sur la beautj de la fkte, sur le plaisir que lui avait fait jprouver le ballet, et comme il n'est pas permis de contredire une reine, qu'elle sourie ou qu'elle pleure, chacun renchjrissait sur la galanterie de MM. les jchevins de la ville de Paris. Quoique d'Artagnan ne connyt point la reine, il distingua sa voix des autres voix, d'abord a un ljger accent jtranger, puis a ce sentiment de domination naturellement empreint dans toutes les paroles souveraines. Il l'entendait s'approcher et s'jloigner de cette porte ouverte, et deux ou trois fois il vit mkme l'ombre d'un corps intercepter la lumiire. Enfin, tout a coup une main et un bras adorables de forme et de blancheur passirent a travers la tapisserie ; d'Artagnan comprit que c'jtait sa rjcompense : il se jeta a genoux, saisit cette main et appuya respectueusement ses livres ; puis cette main se retira laissant dans les siennes un objet qu'il reconnut pour ktre une bague ; aussitft la porte se referma, et d'Artagnan se retrouva dans la plus complite obscuritj. D'Artagnan mit la bague a son doigt et attendit de nouveau ; il jtait jvident que tout n'jtait pas fini encore. Apris la rjcompense de son djvouement venait la rjcompense de son amour. D'ailleurs, le ballet jtait dansj, mais la soirje jtait a peine commencje : on soupait a trois heures, et l'horloge Saint-Jean, depuis quelque temps djja, avait sonnj deux heures trois quarts. En effet, peu a peu le bruit des voix diminua dans la chambre voisine ; puis on l'entendit s'jloigner ; puis la porte du cabinet oshch jtait d'Artagnan se rouvrit, et Mme Bonacieux s'y jlanza. " Vous, enfin ! s'jcria d'Artagnan. -- Silence ! dit la jeune femme en appuyant sa main sur les livres du jeune homme : silence ! et allez-vous-en par oshch vous ktes venu. -- Mais oshch et quand vous reverrai-je ? s'jcria d'Artagnan. -- Un billet que vous trouverez en rentrant vous le dira. Partez, partez ! " Et a ces mots elle ouvrit la porte du corridor et poussa d'Artagnan hors du cabinet. D'Artagnan objit comme un enfant, sans rjsistance et sans objection aucune, ce qui prouve qu'il jtait bien rjellement amoureux. CHAPITRE XXIII. LE RENDEZ-VOUS D'Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu'il fyt plus de trois heures du matin, et qu'il eyt les plus mjchants quartiers de Paris a traverser, il ne fit aucune mauvaise rencontre. On sait qu'il y a un dieu pour les ivrognes et les amoureux. Il trouva la porte de son allje entrouverte, monta son escalier, et frappa doucement et d'une fazon convenue entre lui et son laquais. Planchet, qu'il avait renvoyj deux heures auparavant de l'Hftel de Ville en lui recommandant de l'attendre, vint lui ouvrir la porte. " Quelqu'un a-t-il apportj une lettre pour moi ? demanda vivement d'Artagnan. -- Personne n'a apportj de lettre, Monsieur, rjpondit Planchet ; mais il y en a une qui est venue toute seule. -- Que veux-tu dire, imbjcile ? -- Je veux dire qu'en rentrant, quoique j'eusse la clef de votre appartement dans ma poche et que cette clef ne m'eyt point quittj, j'ai trouvj une lettre sur le tapis vert de la table, dans votre chambre a coucher. -- Et oshch est cette lettre ? -- Je l'ai laissje oshch elle jtait, Monsieur. Il n'est pas naturel que les lettres entrent ainsi chez les gens. Si la fenktre jtait ouverte encore, ou seulement entrebvillje, je ne dis pas ; mais non, tout jtait hermjtiquement fermj. Monsieur, prenez garde, car il y a tris certainement quelque magie la-dessous. " Pendant ce temps, le jeune homme s'jlanzait dans la chambre et ouvrait la lettre ; elle jtait de Mme Bonacieux, et conzue en ces termes : " On a de vifs remerciements a vous faire et a vous transmettre. Trouvez-vous ce soir vers dix heures a Saint-Cloud, en face du pavillon qui s'jlive a l'angle de la maison de M. d'Estrjes. " C. B. " En lisant cette lettre, d'Artagnan sentait son coeur se dilater et s'jtreindre de ce doux spasme qui torture et caresse le coeur des amants. C'jtait le premier billet qu'il recevait, c'jtait le premier rendez-vous qui lui jtait accordj. Son coeur, gonflj par l'ivresse de la joie, se sentait prkt a djfaillir sur le seuil de ce paradis terrestre qu'on appelait l'amour. " Eh bien, Monsieur, dit Planchet, qui avait vu son maotre rougir et pvlir successivement ; Eh bien, n'est-ce pas que j'avais devinj juste et que c'est quelque mjchante affaire ? -- Tu te trompes, Planchet, rjpondit d'Artagnan, et la preuve, c'est que voici un jcu pour que tu boives a ma santj. -- Je remercie Monsieur de l'jcu qu'il me donne, et je lui promets de suivre exactement ses instructions ; mais il n'en est pas moins vrai que les lettres qui entrent ainsi dans les maisons fermjes... -- Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel. -- Alors, Monsieur est content ? demanda Planchet. -- Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes ! -- Et je puis profiter du bonheur de Monsieur pour aller me coucher ? -- Oui, va. -- Que toutes les bjnjdictions du Ciel tombent sur Monsieur, mais il n'en est pas moins vrai que cette lettre... " Et Planchet se retira en secouant la tkte avec un air de doute que n'jtait point parvenue a effacer entiirement la libjralitj de d'Artagnan. Restj seul, d'Artagnan lut et relut son billet, puis il baisa et rebaisa vingt fois ces lignes tracjes par la main de sa belle maotresse. Enfin il se coucha, s'endormit et fit des rkves d'or. A sept heures du matin, il se leva et appela Planchet, qui, au second appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoyj des inquijtudes de la veille. " Planchet, lui dit d'Artagnan, je sors pour toute la journje peut-ktre ; tu es donc libre jusqu'a sept heures du soir ; mais, a sept heures du soir, tiens-toi prkt avec deux chevaux. -- Allons ! dit Planchet, il paraot que nous allons encore nous faire traverser la peau en plusieurs endroits. -- Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets. -- Eh bien, que disais-je ? s'jcria Planchet. La, j'en jtais syr ;, maudite lettre ! -- Mais rassure-toi donc, imbjcile, il s'agit tout simplement d'une partie de plaisir. -- Oui ! comme les voyages d'agrjment de l'autre jour, oshch il pleuvait des balles et oshch il poussait des chausse-trapes. -- Au reste, si vous avez peur, Monsieur Planchet, reprit d'Artagnan, j'irai sans vous ; j'aime mieux voyager seul que d'avoir un compagnon qui tremble. -- Monsieur me fait injure, dit Planchet ; il me semblait cependant qu'il m'avait vu a l'oeuvre. -- Oui, mais j'ai cru que tu avais usj tout ton courage d'une seule fois. -- Monsieur verra que dans l'occasion il m'en reste encore ; seulement je prie Monsieur de ne pas trop le prodiguer, s'il veut qu'il m'en reste longtemps. -- Crois-tu en avoir encore une certaine somme a djpenser ce soir ? -- Je l'espire : -- Eh bien, je compte sur toi. -- A l'heure dite, je serai prkt ; seulement je croyais que Monsieur n'avait qu'un cheval a l'jcurie des gardes. -- Peut-ktre n'y en a-t-il qu'un encore dans ce moment-ci, mais ce soir il y en aura quatre. -- Il paraot que notre voyage jtait un voyage de remonte ? -- Justement " , dit d'Artagnan. Et ayant fait a Planchet un dernier geste de recommandation, il sortit. M. Bonacieux jtait sur sa porte. L'intention de d'Artagnan jtait de passer outre, sans parler au digne mercier ; mais celui-ci fit un salut si doux et si bjnin, que force fut a son locataire non seulement de le lui rendre, mais encore de lier conversation avec lui. Comment d'ailleurs ne pas avoir un peu de condescendance pour un mari dont la femme vous a donnj un rendez-vous le soir mkme a Saint-Cloud, en face du pavillon de M. d'Estrjes ! D'Artagnan s'approcha de l'air le plus aimable qu'il put prendre. La conversation tomba tout naturellement sur l'incarcjration du pauvre homme. M. Bonacieux, qui ignorait que d'Artagnan eyt entendu sa conversation avec l'inconnu de Meung, raconta a son jeune locataire les persjcutions de ce monstre de M. de Laffemas, qu'il ne cessa de qualifier pendant tout son rjcit du titre de bourreau du cardinal et s'jtendit longuement sur la Bastille, les verrous, les guichets, les soupiraux, les grilles et les instruments de torture. D'Artagnan l'jcouta avec une complaisance exemplaire ; puis, lorsqu'il eut fini : " Et Mme Bonacieux, dit-il enfin savez-vous qui l'avait enlevje ? car je n'oublie pas que c'est a cette circonstance fvcheuse que je dois le bonheur d'avoir fait votre connaissance. -- Ah ! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gardjs de me le dire, et ma femme de son cftj m'a jurj ses grands dieux qu'elle ne le savait pas. Mais vous-mkme, continua M. Bonacieux d'un ton de bonhomie parfaite, qu'ktes-vous devenu tous ces jours passjs ? je ne vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce n'est pas sur le pavj de Paris, je pense, que vous avez ramassj toute la poussiire que Planchet jpoussetait hier sur vos bottes. -- Vous avez raison, mon cher Monsieur Bonacieux, mes amis et moi nous avons fait un petit voyage. -- Loin d'ici ? -- Oh ! mon Dieu non, a une quarantaine de lieues seulement ; nous avons jtj conduire M. Athos aux eaux de Forges, oshch mes amis sont restjs. -- Et vous ktes revenu, vous, n'est-ce pas ? reprit M. Bonacieux en donnant a sa physionomie son air le plus malin. Un beau garzon comme vous n'obtient pas de longs congjs de sa maotresse, et nous jtions impatiemment attendu a Paris, n'est-ce pas ? -- Ma foi, dit en riant le jeune homme, je vous l'avoue, d'autant mieux, mon cher Monsieur Bonacieux, que je vois qu'on ne peut rien vous cacher. Oui, j'jtais attendu, et bien impatiemment, je vous en rjponds. " Un ljger nuage passa sur le front de Bonacieux, mais si ljger, que d'Artagnan ne s'en aperzut pas. " Et nous allons ktre rjcompensj de notre diligence ? continua le mercier avec une ljgire altjration dans la voix, altjration que d'Artagnan ne remarqua pas plus qu'il n'avait fait du nuage momentanj qui, un instant auparavant, avait assombri la figure du digne homme. -- Ah ! faites donc le bon apftre ! dit en riant d'Artagnan. -- Non, ce que je vous en dis, reprit Bonacieux, c'est seulement pour savoir si nous rentrons tard. -- Pourquoi cette question, mon cher hfte ? demanda d'Artagnan ; est- ce que vous comptez m'attendre ? -- Non, c'est que depuis mon arrestation et le vol qui a jtj commis chez moi, je m'effraie chaque fois que j'entends ouvrir une porte, et surtout la nuit. Dame, que voulez-vous ! je ne suis point homme d'jpje, moi ! -- Eh bien, ne vous effrayez pas si je rentre a une heure, a deux ou trois heures du matin ; si je ne rentre pas du tout, ne vous effrayez pas encore. " Cette fois, Bonacieux devint si pvle, que d'Artagnan ne put faire autrement que de s'en apercevoir, et lui demanda ce qu'il avait. " Rien, rjpondit Bonacieux, rien. Depuis mes malheurs seulement, je suis sujet a des faiblesses qui me prennent tout a coup, et je viens de me sentir passer un frisson. Ne faites pas attention a cela, vous qui n'avez a vous occuper que d'ktre heureux. -- Alors j'ai de l'occupation, car je le suis. -- Pas encore, attendez donc, vous avez dit : a ce soir. -- Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci ! et peut-ktre l'attendez-vous avec autant d'impatience que moi. Peut-ktre, ce soir, Mme Bonacieux visitera-t-elle le domicile conjugal. -- Mme Bonacieux n'est pas libre ce soir, rjpondit gravement le mari ; elle est retenue au Louvre par son service. -- Tant pis pour vous, mon cher hfte, tant pis ; quand je suis heureux, moi, je voudrais que tout le monde le fyt ; mais il paraot que ce n'est pas possible. " Et le jeune homme s'jloigna en riant aux jclats de la plaisanterie que lui seul, pensait-il, pouvait comprendre. " Amusez-vous bien ! " rjpondit Bonacieux d'un air sjpulcral. Mais d'Artagnan jtait djja trop loin pour l'entendre, et l'eyt-il entendu, dans la disposition d'esprit oshch il jtait, il ne l'eyt certes pas remarquj. Il se dirigea vers l'hftel de M. de Trjville ; sa visite de la veille avait jtj, on se le rappelle, tris courte et tris peu explicative. Il trouva M. de Trjville dans la joie de son vme. Le roi et la reine avaient jtj charmants pour lui au bal. Il est vrai que le cardinal avait jtj parfaitement maussade. A une heure du matin, il s'jtait retirj sous prjtexte qu'il jtait indisposj. Quant a Leurs Majestjs, elles n'jtaient rentrjes au Louvre qu'a six heures du matin. " Maintenant, dit M. de Trjville en baissant la voix et en interrogeant du regard tous les angles de l'appartement pour voir s'ils jtaient bien seuls, maintenant parlons de vous, mon jeune ami, car il est jvident que votre heureux retour est pour quelque chose dans la joie du roi, dans le triomphe de la reine et dans l'humiliation de Son Eminence. Il s'agit de bien vous tenir. -- Qu'ai-je a craindre, rjpondit d'Artagnan, tant que j'aurai le bonheur de jouir de la faveur de Leurs Majestjs ? -- Tout, croyez-moi. Le cardinal n'est point homme a oublier une mystification tant qu'il n'aura pas rjglj ses comptes avec le mystificateur, et le mystificateur m'a bien l'air d'ktre certain Gascon de ma connaissance. -- Croyez-vous que le cardinal soit aussi avancj que vous et sache que c'est moi qui ai jtj a Londres ? -- Diable ! vous avez jtj a Londres. Est-ce de Londres que vous avez rapportj ce beau diamant qui brille a votre doigt ? Prenez garde, mon cher d'Artagnan, ce n'est pas une bonne chose que le prjsent d'un ennemi ; n'y a-t-il pas la-dessus certain vers latin... Attendez donc... -- Oui, sans doute, reprit d'Artagnan, qui n'avait jamais pu se fourrer la premiire rigle du rudiment dans la tkte, et qui, par ignorance, avait fait le djsespoir de son prjcepteur ; oui, sans doute, il doit y en avoir un. -- Il y en a un certainement, dit M. de Trjville, qui avait une teinte de lettres, et M. de Benserade me le citait l'autre jour... Attendez donc... Ah ! m'y voici : ... timeo Danaos et dona ferentes. " Ce qui veut dire : Djfiez-vous de l'ennemi qui vous fait des prjsents. " -- Ce diamant ne vient pas d'un ennemi, Monsieur, reprit d'Artagnan, il vient de la reine. -- De la reine ! oh ! oh ! dit M. de Trjville. Effectivement, c'est un vjritable bijou royal, qui vaut mille pistoles comme un denier. Par qui la reine vous a-t-elle fait remettre ce cadeau ? -- Elle me l'a remis elle-mkme. -- Oshch cela ? -- Dans le cabinet attenant a la chambre oshch elle a changj de toilette. -- Comment ? -- En me donnant sa main a baiser. -- Vous avez baisj la main de la reine ! s'jcria M. de Trjville en regardant d'Artagnan. -- Sa Majestj m'a fait l'honneur de m'accorder cette grvce ! -- Et cela en prjsence de tjmoins ? Imprudente, trois fois imprudente ! -- Non, Monsieur, rassurez-vous, personne ne l'a vue " , reprit d'Artagnan. Et il raconta a M. de Trjville comment les choses s'jtaient passjes. " Oh ! les femmes, les femmes ! s'jcria le vieux soldat, je les reconnais bien a leur imagination romanesque ; tout ce qui sent le mystjrieux les charme ; ainsi vous avez vu le bras, voila tout ; vous rencontreriez la reine, que vous ne la reconnaotriez pas ; elle vous rencontrerait ; qu'elle ne saurait pas qui vous ktes. -- Non, mais grvce a ce diamant... , reprit le jeune homme. -- Ecoutez, dit M. de Trjville, voulez-vous que je vous donne un conseil, un bon conseil, un conseil d'ami ? -- Vous me ferez honneur, Monsieur, dit d'Artagnan. -- Eh bien, allez chez le premier orfivre venu et vendez-lui ce diamant pour le prix qu'il vous en donnera ; si juif qu'il soit, vous en trouverez toujours bien huit cents pistoles. Les pistoles n'ont pas de nom, jeune homme, et cette bague en a un terrible, ce qui peut trahir celui qui la porte. -- Vendre cette bague ! une bague qui vient de ma souveraine ! jamais, dit d'Artagnan. -- Alors tournez-en le chaton en dedans, pauvre fou, car on sait qu'un cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux dans l'jcrin de sa mire. -- Vous croyez donc que j'ai quelque chose a craindre ? demanda d'Artagnan. -- C'est-a-dire, jeune homme, que celui qui s'endort sur une mine dont la miche est allumje doit se regarder comme en syretj en comparaison de vous. -- Diable ! dit d'Artagnan, que le ton d'assurance de M. de Trjville commenzait a inquijter : diable, que faut-il faire ? -- Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. Le cardinal a la mjmoire tenace et la main longue ; croyez-moi, il vous jouera quelque tour. -- Mais lequel ? -- Eh ! le sais-je, moi ! est-ce qu'il n'a pas a son service toutes les ruses du djmon ? Le moins qui puisse vous arriver est qu'on vous arrkte. -- Comment ! on oserait arrkter un homme au service de Sa Majestj ? -- Pardieu ! on s'est bien gknj pour Athos ! En tout cas, jeune homme, croyez-en un homme qui est depuis trente ans a la cour : ne vous endormez pas dans votre sjcuritj, ou vous ktes perdu. Bien au contraire, et c'est moi qui vous le dis, voyez des ennemis partout. Si l'on vous cherche querelle, jvitez-la, fyt-ce un enfant de dix ans qui vous la cherche ; si l'on vous attaque de nuit ou de jour, battez en retraite et sans honte ; si vous traversez un pont, tvtez les planches, de peur qu'une planche ne vous manque sous le pied ; si vous passez devant une maison qu'on bvtit, regardez en l'air de peur qu'une pierre ne vous tombe sur la tkte ; si vous rentrez tard, faites-vous suivre par votre laquais, et que votre laquais soit armj, si toutefois vous ktes syr de votre laquais. Djfiez-vous de tout le monde, de votre ami, de votre frire, de votre maotresse, de votre maotresse surtout. " D'Artagnan rougit. " De ma maotresse, rjpjta-t-il machinalement ; et pourquoi plutft d'elle que d'un autre ? -- C'est que la maotresse est un des moyens favoris du cardinal, il n'en a pas de plus expjditif : une femme vous vend pour dix pistoles, tjmoin Dalila. Vous savez les Ecritures, hein ? " D'Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donnj Mme Bonacieux pour le soir mkme ; mais nous devons dire, a la louange de notre hjros, que la mauvaise opinion que M. de Trjville avait des femmes en gjnjral ne lui inspira pas le moindre petit soupzon contre sa jolie hftesse. " Mais, a propos, reprit M. de Trjville, que sont devenus vos trois compagnons ? -- J'allais vous demander si vous n'en aviez pas appris quelques nouvelles. -- Aucune, Monsieur. -- Eh bien, je les ai laissjs sur ma route : Porthos a Chantilly, avec un duel sur les bras ; Aramis a Crivecoeur, avec une balle dans l'jpaule ; et Athos a Amiens, avec une accusation de faux monnayeur sur le corps. -- Voyez-vous ! dit M. de Trjville ; et comment vous ktes-vous jchappj, vous ? -- Par miracle, Monsieur, je dois le dire, avec un coup d'jpje dans la poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes sur le revers de la route de Calais, comme un papillon a une tapisserie. -- Voyez-vous encore ! de Wardes, un homme au cardinal, un cousin de Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une idje. -- Dites, Monsieur. -- A votre place, je ferais une chose. -- Laquelle ? -- Tandis que Son Eminence me ferait chercher a Paris, je reprendrais, moi, sans tambour ni trompette, la route de Picardie, et je m'en irais savoir des nouvelles de mes trois compagnons. Que diable ! ils mjritent bien cette petite attention de votre part. -- Le conseil est bon, Monsieur, et demain je partirai. -- Demain ! et pourquoi pas ce soir ? -- Ce soir, Monsieur, je suis retenu a Paris par une affaire indispensable. -- Ah ! jeune homme ! jeune homme ! quelque amourette ? Prenez garde, je vous le rjpite : c'est la femme qui nous a perdus, tous tant que nous sommes. Croyez-moi, partez ce soir. -- Impossible ! Monsieur. -- Vous avez donc donnj votre parole ? -- Oui, Monsieur. -- Alors c'est autre chose ; mais promettez-moi que si vous n'ktes pas tuj cette nuit, vous partirez demain. -- Je vous le promets. -- Avez-vous besoin d'argent ? -- J'ai encore cinquante pistoles. C'est autant qu'il m'en faut, je le pense. -- Mais vos compagnons ? -- Je pense qu'ils ne doivent pas en manquer. Nous sommes sortis de Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nos poches. -- Vous reverrai-je avant votre djpart ? -- Non, pas que je pense, Monsieur, a moins qu'il n'y ait du nouveau. -- Allons, bon voyage ! -- Merci, Monsieur. " Et d'Artagnan prit congj de M. de Trjville, touchj plus que jamais de sa sollicitude toute paternelle pour ses mousquetaires. Il passa successivement chez Athos, chez Porthos et chez Aramis. Aucun d'eux n'jtait rentrj. Leurs laquais aussi jtaient absents, et l'on n'avait des nouvelles ni des uns, ni des autres. Il se serait bien informj d'eux a leurs maotresses, mais il ne connaissait ni celle de Porthos, ni celle d'Aramis ; quant a Athos, il n'en avait pas. En passant devant l'hftel des Gardes, il jeta un coup d'oeil dans l'jcurie : trois chevaux jtaient djja rentrjs sur quatre. Planchet, tout jbahi, jtait en train de les jtriller, et avait djja fini avec deux d'entre eux. " Ah ! Monsieur, dit Planchet en apercevant d'Artagnan, que je suis aise de vous voir ! -- Et pourquoi cela, Planchet ? demanda le jeune homme. -- Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre hfte ? -- Moi ? pas le moins du monde. -- Oh ! que vous faites bien, Monsieur. -- Mais d'oshch vient cette question ? -- De ce que, tandis que vous causiez avec lui, je vous observais sans vous jcouter ; Monsieur, sa figure a changj deux ou trois fois de couleur. -- Bah ! -- Monsieur n'a pas remarquj cela, prjoccupj qu'il jtait de la lettre qu'il venait de recevoir ; mais moi, au contraire, que l'jtrange fazon dont cette lettre jtait parvenue a la maison avait mis sur mes gardes, je n'ai pas perdu un mouvement de sa physionomie. -- Et tu l'as trouvje... ? -- Traotreuse, Monsieur. -- Vraiment ! -- De plus, aussitft que Monsieur l'a eu quittj et qu'il a disparu au coin de la rue, M. Bonacieux a pris son chapeau, a fermj sa porte et s'est mis a courir par la rue opposje. -- En effet, tu as raison, Planchet tout cela me paraot fort louche, et, sois tranquille, nous ne lui paierons pas notre loyer que la chose ne nous ait jtj catjgoriquement expliquje. -- Monsieur plaisante, mais Monsieur verra. -- Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est jcrit ! -- Monsieur ne renonce donc pas a sa promenade de ce soir ? -- Bien au contraire, Planchet, plus j'en voudrai a M. Bonacieux, et plus j'irai au rendez-vous que m'a donnj cette lettre qui t'inquiite tant. -- Alors, si c'est la rjsolution de Monsieur... -- Injbranlable, mon ami ; ainsi donc, a neuf heures, tiens-toi prkt ici, a l'hftel ; je viendrai te prendre. " Planchet, voyant qu'il n'y avait plus aucun espoir de faire renoncer son maotre a son projet, poussa un profond soupir, et se mit a jtriller le troisiime cheval. Quant a d'Artagnan, comme c'jtait au fond un garzon plein de prudence, au lieu de rentrer chez lui, il s'en alla doner chez ce prktre gascon qui, au moment de la djtresse des quatre amis, leur avait donnj un djjeuner de chocolat. CHAPITRE XXIV. LE PAVILLON A neuf heures, d'Artagnan jtait a l'hftel des Gardes ; il trouva Planchet sous les armes. Le quatriime cheval jtait arrivj. Planchet jtait armj de son mousqueton et d'un pistolet. D'Artagnan avait son jpje et passa deux pistolets a sa ceinture, puis tous deux enfourchirent chacun un cheval et s'jloignirent sans bruit. Il faisait nuit close, et personne ne les vit sortir. Planchet se mit a la suite de son maotre, et marcha par-derriire a dix pas. D'Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la Confjrence et suivit alors le chemin, bien plus beau alors qu'aujourd'hui, qui mine a Saint-Cloud. Tant qu'on fut dans la ville, Planchet garda respectueusement la distance qu'il s'jtait imposje ; mais dis que le chemin commenza a devenir plus djsert et plus obscur, il se rapprocha tout doucement : si bien que, lorsqu'on entra dans le bois de Boulogne, il se trouva tout naturellement marcher cfte a cfte avec son maotre. En effet, nous ne devons pas dissimuler que l'oscillation des grands arbres et le reflet de la lune dans les taillis sombres lui causaient une vive inquijtude. D'Artagnan s'aperzut qu'il se passait chez son laquais quelque chose d'extraordinaire. " Eh bien, Monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu'avons-nous donc ? -- Ne trouvez-vous pas, Monsieur, que les bois sont comme les jglises ? -- Pourquoi cela, Planchet ? -- Parce qu'on n'ose point parler haut dans ceux-ci comme dans celles- la. -- Pourquoi n'oses-tu parler haut, Planchet ? parce que tu as peur ? -- Peur d'ktre entendu, oui, Monsieur. -- Peur d'ktre entendu ! Notre conversation est cependant morale, mon cher Planchet, et nul n'y trouverait a redire. -- Ah ! Monsieur ! reprit Planchet en revenant a son idje mire, que ce M. Bonacieux a quelque chose de sournois dans ses sourcils et de djplaisant dans le jeu de ses livres ! -- Qui diable te fait penser a Bonacieux ? -- Monsieur, l'on pense a ce que l'on peut et non pas a ce que l'on veut. -- Parce que tu es un poltron, Planchet. -- Monsieur, ne confondons pas la prudence avec la poltronnerie ; la prudence est une vertu. -- Et tu es vertueux, n'est-ce pas, Planchet ? -- Monsieur, n'est-ce point le canon d'un mousquet qui brille la-bas ? Si nous baissions la tkte ? -- En vjritj, murmura d'Artagnan, a qui les recommandations de M. de Trjville revenaient en mjmoire ; en vjritj, cet animal finirait par me faire peur. " Et il mit son cheval au trot. Planchet suivit le mouvement de son maotre, exactement comme s'il eyt jtj son ombre, et se retrouva trottant pris de lui. " Est-ce que nous allons marcher comme cela toute la nuit, Monsieur ? demanda-t-il. -- Non, Planchet, car tu es arrivj, toi. -- Comment, je suis arrivj ? et Monsieur ? -- Moi, je vais encore a quelques pas. -- Et Monsieur me laisse seul ici ? -- Tu as peur, Planchet ? -- Non, mais je fais seulement observer a Monsieur que la nuit sera tris froide, que les fraocheurs donnent des rhumatismes, et qu'un laquais qui a des rhumatismes est un triste serviteur, surtout pour un maotre alerte comme Monsieur. -- Eh bien, si tu as froid, Planchet, tu entreras dans un de ces cabarets que tu vois la-bas, et tu m'attendras demain matin a six heures devant la porte. -- Monsieur, j'ai bu et mangj respectueusement l'jcu que vous m'avez donnj ce matin ; de sorte qu'il ne me reste pas un traotre sou dans le cas oshch j'aurais froid. -- Voici une demi-pistole. A demain. " D'Artagnan descendit de son cheval, jeta la bride au bras de Planchet et s'jloigna rapidement en s'enveloppant dans son manteau. " Dieu que j'ai froid ! " s'jcria Planchet dis qu'il eut perdu son maotre de vue ; -- et pressj qu'il jtait de se rjchauffer, il se hvta d'aller frapper a la porte d'une maison parje de tous les attributs d'un cabaret de banlieue. Cependant d'Artagnan, qui s'jtait jetj dans un petit chemin de traverse, continuait sa route et atteignait Saint-Cloud ; mais, au lieu de suivre la grande rue, il tourna derriire le chvteau, gagna une espice de ruelle fort jcartje, et se trouva bientft en face du pavillon indiquj. Il jtait situj dans un lieu tout a fait djsert. Un grand mur, a l'angle duquel jtait ce pavillon, rjgnait d'un cftj de cette ruelle, et de l'autre une haie djfendait contre les passants un petit jardin au fond duquel s'jlevait une maigre cabane. Il jtait arrivj au rendez-vous, et comme on ne lui avait pas dit d'annoncer sa prjsence par aucun signal, il attendit. Nul bruit ne se faisait entendre, on eyt dit qu'on jtait a cent lieues de la capitale. D'Artagnan s'adossa a la haie apris avoir jetj un coup d'oeil derriire lui. Par-dela cette haie, ce jardin et cette cabane, un brouillard sombre enveloppait de ses plis cette immensitj oshch dort Paris, vide, bjant, immensitj oshch brillaient quelques points lumineux, jtoiles funibres de cet enfer. Mais pour d'Artagnan tous les aspects revktaient une forme heureuse, toutes les idjes avaient un sourire, toutes les tjnibres jtaient diaphanes. L'heure du rendez-vous allait sonner. En effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint-Cloud laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante. Il y avait quelque chose de lugubre a cette voix de bronze qui se lamentait ainsi au milieu de la nuit. Mais chacune de ces heures qui composaient l'heure attendue vibrait harmonieusement au coeur du jeune homme. Ses yeux jtaient fixjs sur le petit pavillon situj a l'angle de la rue et dont toutes les fenktres jtaient fermjes par des volets, exceptj une seule du premier jtage. A travers cette fenktre brillait une lumiire douce qui argentait le feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s'jlevaient formant groupe en dehors du parc. Evidemment derriire cette petite fenktre, si gracieusement jclairje, la jolie Mme Bonacieux l'attendait. Bercj par cette douce idje, d'Artagnan attendit de son cftj une demi- heure sans impatience aucune, les yeux fixjs sur ce charmant petit sjjour dont d'Artagnan apercevait une partie de plafond aux moulures dorjes, attestant l'jljgance du reste de l'appartement. Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie. Cette fois-ci, sans que d'Artagnan comprot pourquoi, un frisson courut dans ses veines. Peut-ktre aussi le froid commenzait-il a le gagner et prenait-il pour une impression morale une sensation tout a fait physique. Puis l'idje lui vint qu'il avait mal lu et que le rendez-vous jtait pour onze heures seulement. Il s'approcha de la fenktre, se plaza dans un rayon de lumiire, tira sa lettre de sa poche et la relut ; il ne s'jtait point trompj : le rendez-vous jtait bien pour dix heures. Il alla reprendre son poste, commenzant a ktre assez inquiet de ce silence et de cette solitude. Onze heures sonnirent. D'Artagnan commenza a craindre vjritablement qu'il ne fyt arrivj quelque chose a Mme Bonacieux. Il frappa trois coups dans ses mains, signal ordinaire des amoureux ; mais personne ne lui rjpondit : pas mkme l'jcho. Alors il pensa avec un certain djpit que peut-ktre la jeune femme s'jtait endormie en l'attendant. Il s'approcha du mur et essaya d'y monter ; mais le mur jtait nouvellement crjpi, et d'Artagnan se retourna inutilement les ongles.