n costume complet de cavalier, et je me rendis a un bal que donnait une dame de mes amies, et oshch je savais que devait se trouver mon homme. C'jtait rue des Francs-Bourgeois, tout pris de la Force. " En effet, mon officier y jtait ; je m'approchai de lui, comme il chantait un lai d'amour en regardant tendrement une femme, et je l'interrompis au beau milieu du second couplet. " -- Monsieur, lui dis-je, vous djplaot-il toujours que je retourne dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez-vous encore des coups de canne, s'il me prend fantaisie de vous djsobjir ? " " L'officier me regarda avec jtonnement, puis il dit : " -- Que me voulez-vous, Monsieur ? Je ne vous connais pas. " -- Je suis, rjpondis-je, le petit abbj qui lit les vies des saints et qui traduit Judith en vers. " -- Ah ! ah ! je me rappelle, dit l'officier en goguenardant ; que me voulez-vous ? " -- Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un tour de promenade avec moi. " -- Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le plus grand plaisir. " -- Non, pas demain matin, s'il vous plaot, tout de suite. " -- Si vous l'exigez absolument... " -- Mais oui, je l'exige. " -- Alors, sortons. Mesdames, dit l'officier, ne vous djrangez pas. Le temps de tuer Monsieur seulement, et je reviens vous achever le dernier couplet. " " Nous sortomes. " Je le menai rue Payenne, juste a l'endroit oshch un an auparavant, heure pour heure, il m'avait fait le compliment que je vous ai rapportj. Il faisait un clair de lune superbe. Nous momes l'jpje a la main, et a la premiire passe, je le tuai roide. -- Diable ! fit d'Artagnan. -- Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas revenir leur chanteur, et qu'on le trouva rue Payenne avec un grand coup d'jpje au travers du corps, on pensa que c'jtait moi qui l'avait accommodj ainsi, et la chose fit scandale. Je fus donc pour quelque temps forcj de renoncer a la soutane. Athos, dont je fis la connaissance a cette jpoque, et Porthos, qui m'avait, en dehors de mes lezons d'escrime, appris quelques bottes gaillardes, me djcidirent a demander une casaque de mousquetaire. Le roi avait fort aimj mon pire, tuj au siige d'Arras, et l'on m'accorda cette casaque. Vous comprenez donc qu'aujourd'hui le moment est venu pour moi de rentrer dans le sein de l'Eglise. -- Et pourquoi aujourd'hui plutft qu'hier et que demain ? Que vous est- il donc arrivj aujourd'hui, qui vous donne de si mjchantes idjes ? -- Cette blessure, mon cher d'Artagnan, m'a jtj un avertissement du Ciel. -- Cette blessure ? bah ! elle est a peu pris gujrie, et je suis syr qu'aujourd'hui ce n'est pas celle-la qui vous fait le plus souffrir. -- Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant. -- Vous en avez une au coeur, Aramis, une plus vive et plus sanglante, une blessure faite par une femme. " L'oeil d'Aramis jtincela malgrj lui. " Ah ! dit-il en dissimulant son jmotion sous une feinte njgligence, ne parlez pas de ces choses-la ; moi, penser a ces choses-la ! avoir des chagrins d'amour ? Vanitas vanitatum ! Me serais-je donc, a votre avis, retournj la cervelle, et pour qui ? pour quelque grisette, pour quelque fille de chambre, a qui j'aurais fait la cour dans une garnison, fi ! -- Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos visjes plus haut. -- Plus haut ? et que suis-je pour avoir tant d'ambition ? un pauvre mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les servitudes et se trouve grandement djplacj dans le monde ! -- Aramis, Aramis ! s'jcria d'Artagnan en regardant son ami avec un air de doute. -- Poussiire, je rentre dans la poussiire. La vie est pleine d'humiliations et de douleurs, continua-t-il en s'assombrissant ; tous les fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour a tour dans la main de l'homme, surtout les fils d'or. O mon cher d'Artagnan ! reprit Aramis en donnant a sa voix une ljgire teinte d'amertume, croyez-moi, cachez bien vos plaies quand vous en aurez. Le silence est la derniire joie des malheureux ; gardez-vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos douleurs, les curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d'un daim blessj. -- Hjlas, mon cher Aramis, dit d'Artagnan en poussant a son tour un profond soupir, c'est mon histoire a moi-mkme que vous faites la. -- Comment ? -- Oui, une femme que j'aimais, que j'adorais, vient de m'ktre enlevje de force. Je ne sais pas oshch elle est, oshch on l'a conduite ; elle est peut-ktre prisonniire, elle est peut-ktre morte. -- Mais vous avez au moins la consolation de vous dire qu'elle ne vous a pas quittj volontairement ; que si vous n'avez point de ses nouvelles, c'est que toute communication avec vous lui est interdite, tandis que... -- Tandis que... -- Rien, reprit Aramis, rien. -- Ainsi, vous renoncez a jamais au monde ;, c'est un parti pris, une rjsolution arrktje ? -- A tout jamais. Vous ktes mon ami aujourd'hui, demain vous ne serez plus pour moi qu'une ombre ; oshch plutft mkme, vous n'existerez plus. Quant au monde, c'est un sjpulcre et pas autre chose. -- Diable ! c'est fort triste ce que vous me dites la. -- Que voulez-vous ! ma vocation m'attire, elle m'enlive. " D'Artagnan sourit et ne rjpondit point. Aramis continua : " Et cependant, tandis que je tiens encore a la terre, j'eusse voulu vous parler de vous, de nos amis. -- Et moi, dit d'Artagnan, j'eusse voulu vous parler de vous-mkme, mais je vous vois si djtachj de tout ; les amours, vous en faites fi ; les amis sont des ombres, le monde est un sjpulcre. -- Hjlas ! vous le verrez par vous-mkme, dit Aramis avec un soupir. -- N'en parlons donc plus, dit d'Artagnan, et brylons cette lettre qui, sans doute, vous annonzait quelque nouvelle infidjlitj de votre grisette ou de votre fille de chambre. -- Quelle lettre ? s'jcria vivement Aramis. -- Une lettre qui jtait venue chez vous en votre absence et qu'on m'a remise pour vous. -- Mais de qui cette lettre ? -- Ah ! de quelque suivante jplorje, de quelque grisette au djsespoir ; la fille de chambre de Mme de Chevreuse peut-ktre, qui aura jtj obligje de retourner a Tours avec sa maotresse, et qui, pour se faire pimpante, aura pris du papier parfumj et aura cachetj sa lettre avec une couronne de duchesse. -- Que dites-vous la ? -- Tiens, je l'aurai perdue ! dit sournoisement le jeune homme en faisant semblant de chercher. Heureusement que le monde est un sjpulcre, que les hommes et par consjquent les femmes sont des ombres, que l'amour est un sentiment dont vous faites fi ! -- Ah ! d'Artagnan, d'Artagnan ! s'jcria Aramis, tu me fais mourir ! -- Enfin, la voici ! " dit d'Artagnan. Et il tira la lettre de sa poche. Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutft la djvora ; son visage rayonnait. " Il paraot que la suivante a un beau style, dit nonchalamment le messager. -- Merci, d'Artagnan ! s'jcria Aramis presque en djlire. Elle a jtj forcje de retourner a Tours ; elle ne m'est pas infidile, elle m'aime toujours. Viens, mon ami, viens que je t'embrasse ; le bonheur m'jtouffe ! " Et les deux amis se mirent a danser autour du vjnjrable saint Chrysostome, pijtinant bravement les feuillets de la thise qui avaient roulj sur le parquet. En ce moment, Bazin entrait avec les jpinards et l'omelette. " Fuis, malheureux ! s'jcria Aramis en lui jetant sa calotte au visage ; retourne d'oshch tu viens, remporte ces horribles ljgumes et cet affreux entremets ! demande un liivre piquj, un chapon gras, un gigot a l'ail et quatre bouteilles de vieux bourgogne. " Bazin, qui regardait son maotre et qui ne comprenait rien a ce changement, laissa mjlancoliquement glisser l'omelette dans les jpinards, et les jpinards sur le parquet. " Voila le moment de consacrer votre existence au Roi des Rois, dit d'Artagnan, si vous tenez a lui faire une politesse : Non inutile desiderium in oblatione . -- Allez-vous-en au diable avec votre latin ! Mon cher d'Artagnan, buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup, et racontez-moi un peu ce qu'on fait la-bas. " CHAPITRE XXVII. LA FEMME D ATHOS " Il reste maintenant a savoir des nouvelles d'Athos " , dit d'Artagnan au fringant Aramis, quand il l'eut mis au courant de ce qui s'jtait passj dans la capitale depuis leur djpart, et qu'un excellent doner leur eut fait oublier a l'un sa thise, a l'autre sa fatigue. " Croyez-vous donc qu'il lui soit arrivj malheur ? demanda Aramis. Athos est si froid, si brave et manie si habilement son jpje. -- Oui, sans doute, et personne ne reconnaot mieux que moi le courage et l'adresse d'Athos, mais j'aime mieux sur mon jpje le choc des lances que celui des bvtons ; je crains qu'Athos n'ait jtj jtrillj par de la valetaille, les valets sont gens qui frappent fort et ne finissent pas tft. Voila pourquoi, je vous l'avoue, je voudrais repartir le plus tft possible. -- Je tvcherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je ne me sente guire en jtat de monter a cheval. Hier, j'essayai de la discipline que vous voyez sur ce mur, et la douleur m'empkcha de continuer ce pieux exercice. -- C'est qu'aussi, mon cher ami, on n'a jamais vu essayer de gujrir un coup d'escopette avec des coups de martinet ; mais vous jtiez malade, et la maladie rend la tkte faible, ce qui fait que je vous excuse. -- Et quand partez-vous ? -- Demain, au point du jour ; reposez-vous de votre mieux cette nuit, et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble. -- A demain donc, dit Aramis ; car tout de fer que vous ktes, vous devez avoir besoin de repos. " Le lendemain, lorsque d'Artagnan entra chez Aramis, il le trouva a sa fenktre. " Que regardez-vous donc la ? demanda d'Artagnan. -- Ma foi ! J'admire ces trois magnifiques chevaux que les garzons d'jcurie tiennent en bride ; c'est un plaisir de prince que de voyager sur de pareilles montures. -- Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir-la, car l'un de ces chevaux est a vous. -- Ah ! bah ! et lequel ? -- Celui des trois que vous voudrez : je n'ai pas de prjfjrence. -- Et le riche caparazon qui le couvre est a moi aussi ? -- Sans doute. -- Vous voulez rire, d'Artagnan. -- Je ne ris plus depuis que vous parlez franzais. -- C'est pour moi, ces fontes dorjes, cette housse de velours, cette selle chevillje d'argent ? -- A vous-mkme, comme le cheval qui piaffe est a moi, comme cet autre cheval qui caracole est a Athos. -- Peste ! ce sont trois bktes superbes. -- Je suis flattj qu'elles soient de votre goyt. -- C'est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-la ? -- A coup syr, ce n'est point le cardinal, mais ne vous inquijtez pas d'oshch ils viennent, et songez seulement qu'un des trois est votre proprijtj. -- Je prends celui que tient le valet roux. -- A merveille ! -- Vive Dieu ! s'jcria Aramis, voila qui me fait passer le reste de ma douleur ; je monterais la-dessus avec trente balles dans le corps. Ah ! sur mon vme, les beaux jtriers ! Hola ! Bazin, venez za, et a l'instant mkme. " Bazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la porte. " Fourbissez mon jpje, redressez mon feutre, brossez mon manteau, et chargez mes pistolets ! dit Aramis. -- Cette derniire recommandation est inutile, interrompit d'Artagnan : il y a des pistolets chargjs dans vos fontes. " Bazin soupira. " Allons, maotre Bazin, tranquillisez-vous, dit d'Artagnan ; on gagne le royaume des cieux dans toutes les conditions. -- Monsieur jtait djja si bon thjologien ! dit Bazin presque larmoyant ; il fyt devenu jvkque et peut-ktre cardinal. -- Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, rjfljchis un peu ; a quoi sert d'ktre homme d'Eglise, je te prie ? on n'jvite pas pour cela d'aller faire la guerre ; tu vois bien que le cardinal va faire la premiire campagne avec le pot en tkte et la pertuisane au poing ; et M. de Nogaret de La Valette, qu'en dis-tu ? il est cardinal aussi ; demande a son laquais combien de fois il lui a fait de la charpie. -- Hjlas ! soupira Bazin, je le sais, Monsieur, tout est bouleversj dans le monde aujourd'hui. " Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquais jtaient descendus. " Tiens-moi l'jtrier, Bazin " , dit Aramis. Et Aramis s'jlanza en selle avec sa grvce et sa ljgiretj ordinaire ; mais apris quelques voltes et quelques courbettes du noble animal, son cavalier ressentit des douleurs tellement insupportables, qu'il pvlit et chancela. D'Artagnan qui, dans la prjvision de cet accident, ne l'avait pas perdu des yeux, s'jlanza vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit a sa chambre. " C'est bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j'irai seul a la recherche d'Athos. -- Vous ktes un homme d'airain, lui dit Aramis. -- Non, j'ai du bonheur, voila tout ; mais comment allez-vous vivre en m'attendant ? plus de thise, plus de glose sur les doigts et les bjnjdictions, hein ? " Aramis sourit. " Je ferai des vers, dit-il. -- Oui, des vers parfumjs a l'odeur du billet de la suivante de Mme de Chevreuse. Enseignez donc la prosodie a Bazin, cela le consolera. Quant au cheval, montez-le tous les jours un peu, et cela vous habituera aux manoeuvres. -- Oh ! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me retrouverez prkt a vous suivre. " Ils se dirent adieu et, dix minutes apris, d'Artagnan, apris avoir recommandj son ami a Bazin et a l'hftesse, trottait dans la direction d'Amiens. Comment allait-il retrouver Athos, et mkme le retrouverait-il ? La position dans laquelle il l'avait laissj jtait critique ; il pouvait bien avoir succombj. Cette idje, en assombrissant son front, lui arracha quelques soupirs et lui fit formuler tout bas quelques serments de vengeance. De tous ses amis, Athos jtait le plus vgj, et partant le moins rapprochj en apparence de ses goyts et de ses sympathies. Cependant il avait pour ce gentilhomme une prjfjrence marquje. L'air noble et distinguj d'Athos, ces jclairs de grandeur qui jaillissaient de temps en temps de l'ombre oshch il se tenait volontairement enfermj, cette inaltjrable jgalitj d'humeur qui en faisait le plus facile compagnon de la terre, cette gaietj forcje et mordante, cette bravoure qu'on eyt appelje aveugle si elle n'eyt jtj le rjsultat du plus rare sang- froid, tant de qualitjs attiraient plus que l'estime, plus que l'amitij de d'Artagnan, elles attiraient son admiration. En effet, considjrj mkme aupris de M. de Trjville, l'jljgant et noble courtisan, Athos, dans ses jours de belle humeur, pouvait soutenir avantageusement la comparaison ; il jtait de taille moyenne, mais cette taille jtait si admirablement prise et si bien proportionnje, que, plus d'une fois, dans ses luttes avec Porthos, il avait fait plier le gjant dont la force physique jtait devenue proverbiale parmi les mousquetaires ; sa tkte, aux yeux perzants, au nez droit, au menton dessinj comme celui de Brutus, avait un caractire indjfinissable de grandeur et de grvce ; ses mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le djsespoir d'Aramis, qui cultivait les siennes a grand renfort de pvte d'amandes et d'huile parfumje ; le son de sa voix jtait pjnjtrant et mjlodieux tout a la fois, et puis, ce qu'il y avait d'indjfinissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et petit, c'jtait cette science djlicate du monde et des usages de la plus brillante socijtj, cette habitude de bonne maison qui perzait comme a son insu dans ses moindres actions. S'agissait-il d'un repas, Athos l'ordonnait mieux qu'aucun homme du monde, plazant chaque convive a la place et au rang que lui avaient faits ses ancktres ou qu'il s'jtait faits lui-mkme. S'agissait-il de science hjraldique, Athos connaissait toutes les familles nobles du royaume, leur gjnjalogie, leurs alliances, leurs armes et l'origine de leurs armes. L'jtiquette n'avait pas de minuties qui lui fussent jtrangires, il savait quels jtaient les droits des grands proprijtaires, il connaissait a fond la vjnerie et la fauconnerie, et un jour il avait, en causant de ce grand art, jtonnj le roi Louis XIII lui-mkme, qui cependant y jtait passj maotre. Comme tous les grands seigneurs de cette jpoque, il montait a cheval et faisait des armes dans la perfection. Il y a plus : son jducation avait jtj si peu njgligje, mkme sous le rapport des jtudes scolastiques, si rares a cette jpoque chez les gentilshommes, qu'il souriait aux bribes de latin que djtachait Aramis, et qu'avait l'air de comprendre Porthos ; deux ou trois fois mkme, au grand jtonnement de ses amis, il lui jtait arrivj lorsque Aramis laissait jchapper quelque erreur de rudiment, de remettre un verbe a son temps et un nom a son cas. En outre, sa probitj jtait inattaquable, dans ce siicle oshch les hommes de guerre transigeaient si facilement avec leur religion et leur conscience, les amants avec la djlicatesse rigoureuse de nos jours, et les pauvres avec le septiime commandement de Dieu. C'jtait donc un homme fort extraordinaire qu'Athos. Et cependant, on voyait cette nature si distinguje, cette crjature si belle, cette essence si fine, tourner insensiblement vers la vie matjrielle, comme les vieillards tournent vers l'imbjcillitj physique et morale. Athos, dans ses heures de privation, et ces heures jtaient frjquentes, s'jteignait dans toute sa partie lumineuse, et son cftj brillant disparaissait comme dans une profonde nuit. Alors, le demi-dieu jvanoui, il restait a peine un homme. La tkte basse, l'oeil terne, la parole lourde et pjnible, Athos regardait pendant de longues heures soit sa bouteille et son verre, soit Grimaud, qui, habituj a lui objir par signes, lisait dans le regard atone de son maotre jusqu'a son moindre djsir, qu'il satisfaisait aussitft. La rjunion des quatre amis avait-elle lieu dans un de ces moments-la, un mot, jchappj avec un violent effort, jtait tout le contingent qu'Athos fournissait a la conversation. En jchange, Athos a lui seul buvait comme quatre, et cela sans qu'il y paryt autrement que par un froncement de sourcil plus indiquj et par une tristesse plus profonde. D'Artagnan, dont nous connaissons l'esprit investigateur et pjnjtrant, n'avait, quelque intjrkt qu'il eyt a satisfaire sa curiositj sur ce sujet, pu encore assigner aucune cause a ce marasme, ni en noter les occurrences. Jamais Athos ne recevait de lettres, jamais Athos ne faisait aucune djmarche qui ne fyt connue de tous ses amis. On ne pouvait dire que ce fyt le vin qui lui donnvt cette tristesse, car au contraire il ne buvait que pour combattre cette tristesse, que ce remide, comme nous l'avons dit, rendait plus sombre encore. On ne pouvait attribuer cet excis d'humeur noire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui accompagnait de ses chants ou de ses jurons toutes les variations de la chance, Athos, lorsqu'il avait gagnj, demeurait aussi impassible que lorsqu'il avait perdu. On l'avait vu, au cercle des mousquetaires, gagner un soir trois mille pistoles, les perdre jusqu'au ceinturon brodj d'or des jours de gala ; regagner tout cela, plus cent louis, sans que son beau sourcil noir eyt haussj ou baissj d'une demi-ligne, sans que ses mains eussent perdu leur nuance nacrje, sans que sa conversation, qui jtait agrjable ce soir-la, eyt cessj d'ktre calme et agrjable. Ce n'jtait pas non plus, comme chez nos voisins les Anglais, une influence atmosphjrique qui assombrissait son visage, car cette tristesse devenait plus intense en gjnjral vers les beaux jours de l'annje ; juin et juillet jtaient les mois terribles d'Athos. Pour le prjsent, il n'avait pas de chagrin, il haussait les jpaules quand on lui parlait de l'avenir ; son secret jtait donc dans le passj, comme on l'avait dit vaguement a d'Artagnan. Cette teinte mystjrieuse rjpandue sur toute sa personne rendait encore plus intjressant l'homme dont jamais les yeux ni la bouche, dans l'ivresse la plus complite, n'avaient rien rjvjlj, quelle que fyt l'adresse des questions dirigjes contre lui. " Eh bien, pensait d'Artagnan, le pauvre Athos est peut-ktre mort a cette heure, et mort par ma faute, car c'est moi qui l'ai entraonj dans cette affaire, dont il ignorait l'origine, dont il ignorera le rjsultat et dont il ne devait tirer aucun profit. -- Sans compter, Monsieur, rjpondait Planchet, que nous lui devons probablement la vie. Vous rappelez-vous comme il a crij : " Au large, d'Artagnan ! je suis pris. " Et apris avoir djchargj ses deux pistolets, quel bruit terrible il faisait avec son jpje ! On eyt dit vingt hommes, ou plutft vingt diables enragjs ! " Et ces mots redoublaient l'ardeur de d'Artagnan, qui excitait son cheval, lequel n'ayant pas besoin d'ktre excitj emportait son cavalier au galop. Vers onze heures du matin, on aperzut Amiens ; a onze heures et demie, on jtait a la porte de l'auberge maudite. D'Artagnan avait souvent mjditj contre l'hfte perfide une de ces bonnes vengeances qui consolent, rien qu'en espjrance. Il entra donc dans l'hftellerie, le feutre sur les yeux, la main gauche sur le pommeau de l'jpje et faisant siffler sa cravache de la main droite. " Me reconnaissez-vous ? dit-il a l'hfte, qui s'avanzait pour le saluer. -- Je n'ai pas cet honneur, Monseigneur, rjpondit celui-ci les yeux encore jblouis du brillant jquipage avec lequel d'Artagnan se prjsentait. -- Ah ! vous ne me connaissez pas ! -- Non, Monseigneur. -- Eh bien, deux mots vont vous rendre la mjmoire. Qu'avez-vous fait de ce gentilhomme a qui vous eytes l'audace, voici quinze jours passjs a peu pris, d'intenter une accusation de fausse monnaie ? " L'hfte pvlit, car d'Artagnan avait pris l'attitude la plus menazante, et Planchet se modelait sur son maotre. " Ah ! Monseigneur, ne m'en parlez pas, s'jcria l'hfte de son ton de voix le plus larmoyant ; ah ! Seigneur, combien j'ai payj cette faute ! Ah ! malheureux que je suis ! -- Ce gentilhomme, vous dis-je, qu'est-il devenu ? -- Daignez m'jcouter, Monseigneur, et soyez cljment. Voyons, asseyez-vous, par grvce ! " D'Artagnan, muet de colire et d'inquijtude, s'assit, menazant comme un juge. Planchet s'adossa fiirement a son fauteuil. " Voici l'histoire, Monseigneur, reprit l'hfte tout tremblant, car je vous reconnais a cette heure ; c'est vous qui ktes parti quand j'eus ce malheureux djmklj avec ce gentilhomme dont vous parlez. -- Oui, c'est moi ; ainsi vous voyez bien que vous n'avez pas de grvce a attendre si vous ne dites pas toute la vjritj. -- Aussi veuillez m'jcouter, et vous la saurez tout entiire. -- J'jcoute. -- J'avais jtj prjvenu par les autoritjs qu'un faux-monnayeur cjlibre arriverait a mon auberge avec plusieurs de ses compagnons, tous djguisjs sous le costume de gardes ou de mousquetaires. Vos chevaux, vos laquais, votre figure, Messeigneurs, tout m'avait jtj djpeint. -- Apris, apris ? dit d'Artagnan, qui reconnut bien vite d'oshch venait le signalement si exactement donnj. -- Je pris donc, d'apris les ordres de l'autoritj, qui m'envoya un renfort de six hommes, telles mesures que je crus urgentes afin de m'assurer de la personne des prjtendus faux-monnayeurs. -- Encore ! dit d'Artagnan, a qui ce mot de faux-monnayeur jchauffait terriblement les oreilles. -- Pardonnez-moi, Monseigneur, de dire de telles choses, mais elles sont justement mon excuse. L'autoritj m'avait fait peur, et vous savez qu'un aubergiste doit mjnager l'autoritj. -- Mais encore une fois, ce gentilhomme, oshch est-il ? qu'est-il devenu ? Est-il mort ? est-il vivant ? -- Patience, Monseigneur, nous y voici. Il arriva donc ce que vous savez, et dont votre djpart prjcipitj, ajouta l'hfte avec une finesse qui n'jchappa point a d'Artagnan, semblait autoriser l'issue. Ce gentilhomme votre ami se djfendit en djsespjrj. Son valet, qui, par un malheur imprjvu, avait cherchj querelle aux gens de l'autoritj, djguisjs en garzons d'jcurie... -- Ah ! misjrable ! s'jcria d'Artagnan, vous jtiez tous d'accord, et je ne sais a quoi tient que je ne vous extermine tous ! -- Hjlas ! non, Monseigneur, nous n'jtions pas tous d'accord, et vous l'allez bien voir. Monsieur votre ami (pardon de ne point l'appeler par le nom honorable qu'il porte sans doute, mais nous ignorons ce nom), Monsieur votre ami, apris avoir mis hors de combat deux hommes de ses deux coups de pistolet, battit en retraite en se djfendant avec son jpje dont il estropia encore un de mes hommes, et d'un coup du plat de laquelle il m'jtourdit. -- Mais, bourreau, finiras-tu ? dit d'Artagnan. Athos, que devient Athos ? -- En battant en retraite, comme j'ai dit a Monseigneur, il trouva derriire lui l'escalier de la cave, et comme la porte jtait ouverte, il tira la clef a lui et se barricada en dedans. Comme on jtait syr de le retrouver la, on le laissa libre. -- Oui, dit d'Artagnan, on ne tenait pas tout a fait a le tuer, on ne cherchait qu'a l'emprisonner. -- Juste Dieu ! a l'emprisonner, Monseigneur ? il s'emprisonna bien lui- mkme, je vous le jure. D'abord il avait fait de rude besogne, un homme jtait tuj sur le coup, et deux autres jtaient blessjs griivement. Le mort et les deux blessjs furent emportjs par leurs camarades, et jamais je n'ai plus entendu parler ni des uns, ni des autres. Moi-mkme, quand je repris mes sens, j'allai trouver M. le gouverneur, auquel je racontai tout ce qui s'jtait passj, et auquel je demandai ce que je devais faire du prisonnier. Mais M. le gouverneur eut l'air de tomber des nues ; il me dit qu'il ignorait complitement ce que je voulais dire, que les ordres qui m'jtaient parvenus n'jmanaient pas de lui, et que si j'avais le malheur de dire a qui que ce fyt qu'il jtait pour quelque chose dans toute cette jchauffourje, il me ferait pendre. Il paraot que je m'jtais trompj, Monsieur, que j'avais arrktj l'un pour l'autre, et que celui qu'on devait arrkter jtait sauvj. -- Mais Athos ? s'jcria d'Artagnan, dont l'impatience se doublait de l'abandon oshch l'autoritj laissait la chose ; Athos, qu'est-il devenu ? -- Comme j'avais hvte de rjparer mes torts envers le prisonnier, reprit l'aubergiste, je m'acheminai vers la cave afin de lui rendre sa libertj. Ah ! Monsieur, ce n'jtait plus un homme, c'jtait un diable. A cette proposition de libertj, il djclara que c'jtait un piige qu'on lui tendait et qu'avant de sortir il entendait imposer ses conditions. Je lui dis bien humblement, car je ne me dissimulais pas la mauvaise position oshch je m'jtais mis en portant la main sur un mousquetaire de Sa Majestj, je lui dis que j'jtais prkt a me soumettre a ses conditions. " -- D'abord, dit-il, je veux qu'on me rende mon valet tout armj. " " On s'empressa d'objir a cet ordre ; car vous comprenez bien, Monsieur, que nous jtions disposjs a faire tout ce que voudrait votre ami. M. Grimaud (il a dit ce nom, celui-la, quoiqu'il ne parle pas beaucoup), M. Grimaud fut donc descendu a la cave, tout blessj qu'il jtait ; alors, son maotre l'ayant rezu, rebarricada la porte et nous ordonna de rester dans notre boutique. -- Mais enfin, s'jcria d'Artagnan, oshch est-il ? oshch est Athos ? -- Dans la cave, Monsieur. -- Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave depuis ce temps-la ? -- Bontj divine ! Non, Monsieur. Nous, le retenir dans la cave ! Vous ne savez donc pas ce qu'il y fait, dans la cave ! Ah ! si vous pouviez l'en faire sortir, Monsieur, je vous en serais reconnaissant toute ma vie, vous adorerais comme mon patron. -- Alors il est la, je le retrouverai la ? -- Sans doute, Monsieur, il s'est obstinj a y rester. Tous les jours, on lui passe par le soupirail du pain au bout d'une fourche, et de la viande quand il en demande ; mais, hjlas ! ce n'est pas de pain et de viande qu'il fait la plus grande consommation. Une fois, j'ai essayj de descendre avec deux de mes garzons, mais il est entrj dans une terrible fureur. J'ai entendu le bruit de ses pistolets qu'il armait et de son mousqueton qu'armait son domestique. Puis, comme nous leur demandions quelles jtaient leurs intentions, le maotre a rjpondu qu'ils avaient quarante coups a tirer lui et son laquais, et qu'ils les tireraient jusqu'au dernier plutft que de permettre qu'un seul de nous mot le pied dans la cave. Alors, Monsieur, j'ai jtj me plaindre au gouverneur, lequel m'a rjpondu que je n'avais que ce que je mjritais, et que cela m'apprendrait a insulter les honorables seigneurs qui prenaient gote chez moi. -- De sorte que, depuis ce temps ?... reprit d'Artagnan ne pouvant s'empkcher de rire de la figure piteuse de son hfte. -- De sorte que, depuis ce temps, Monsieur, continua celui-ci, nous menons la vie la plus triste qui se puisse voir ; car, Monsieur, il faut que vous sachiez que toutes nos provisions sont dans la cave ; il y a notre vin en bouteilles et notre vin en piice, la biire, l'huile et les jpices, le lard et les saucissons ; et comme il nous est djfendu d'y descendre, nous sommes forcjs de refuser le boire et le manger aux voyageurs qui nous arrivent, de sorte que tous les jours notre hftellerie se perd. Encore une semaine avec votre ami dans ma cave, et nous sommes ruinjs. -- Et ce sera justice, drfle. Ne voyait-on pas bien, a notre mine, que nous jtions gens de qualitj et non faussaires, dites ? -- Oui, Monsieur, oui, vous avez raison, dit l'hfte. Mais tenez, tenez, le voila qui s'emporte. -- Sans doute qu'on l'aura troublj, dit d'Artagnan. -- Mais il faut bien qu'on le trouble, s'jcria l'hfte ; il vient de nous arriver deux gentilshommes anglais. -- Eh bien ? -- Eh bien, les Anglais aiment le bon vin, comme vous savez, Monsieur ; ceux-ci ont demandj du meilleur. Ma femme alors aura sollicitj de M. Athos la permission d'entrer pour satisfaire ces Messieurs ; et il aura refusj comme de coutume. Ah ! bontj divine ! voila le sabbat qui redouble ! " D'Artagnan, en effet, entendit mener un grand bruit du cftj de la cave ; il se leva et, prjcjdj de l'hfte qui se tordait les mains, et suivi de Planchet qui tenait son mousqueton tout armj, il s'approcha du lieu de la scine. Les deux gentilshommes jtaient exaspjrjs, ils avaient fait une longue course et mouraient de faim et de soif. " Mais c'est une tyrannie, s'jcriaient-ils en tris bon franzais, quoique avec un accent jtranger, que ce maotre fou ne veuille pas laisser a ces bonnes gens l'usage de leur vin. Za, nous allons enfoncer la porte, et s'il est trop enragj, eh bien ! nous le tuerons. -- Tout beau, Messieurs ! dit d'Artagnan en tirant ses pistolets de sa ceinture ; vous ne tuerez personne, s'il vous plaot. -- Bon, bon, disait derriire la porte la voix calme d'Athos, qu'on les laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et nous allons voir. " Tout braves qu'ils paraissaient ktre, les deux gentilshommes anglais se regardirent en hjsitant ; on eyt dit qu'il y avait dans cette cave un de ces ogres famjliques, gigantesques hjros des ljgendes populaires, et dont nul ne force impunjment la caverne. Il y eut un moment de silence ; mais enfin les deux Anglais eurent honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit les cinq ou six marches dont se composait l'escalier et donna dans la porte un coup de pied a fendre une muraille. " Planchet, dit d'Artagnan en armant ses pistolets, je me charge de celui qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah ! Messieurs ! vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va vous en donner ! -- Mon Dieu, s'jcria la voix creuse d'Athos, j'entends d'Artagnan, ce me semble. -- En effet, dit d'Artagnan en haussant la voix a son tour, c'est moi- mkme, mon ami. -- Ah ! bon ! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces enfonceurs de portes. " Les gentilshommes avaient mis l'jpje a la main, mais ils se trouvaient pris entre deux feux ; ils hjsitirent un instant encore ; mais, comme la premiire fois, l'orgueil l'emporta, et un second coup de pied fit craquer la porte dans toute sa hauteur. " Range-toi, d'Artagnan, range-toi, cria Athos, range-toi, je vais tirer. -- Messieurs, dit d'Artagnan, que la rjflexion n'abandonnait jamais, Messieurs, songez-y ! De la patience, Athos. Vous vous engagez la dans une mauvaise affaire, et vous allez ktre cribljs. Voici mon valet et moi qui vous lvcherons trois coups de feu, autant vous arriveront de la cave ; puis nous aurons encore nos jpjes, dont, je vous assure, mon ami et moi nous jouons passablement. Laissez-moi faire vos affaires et les miennes. Tout a l'heure vous aurez a boire, je vous en donne ma parole. -- S'il en reste " , grogna la voix railleuse d'Athos. L'hftelier sentit une sueur froide couler le long de son jchine. " Comment, s'il en reste ! murmura-t-il. -- Que diable ! il en restera, reprit d'Artagnan ; soyez donc tranquille, a eux deux ils n'auront pas bu toute la cave. Messieurs, remettez vos jpjes au fourreau. -- Eh bien, vous, remettez vos pistolets a votre ceinture. -- Volontiers. " Et d'Artagnan donna l'exemple. Puis, se retournant vers Planchet, il lui fit signe de djsarmer son mousqueton. Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs jpjes au fourreau. On leur raconta l'histoire de l'emprisonnement d'Athos. Et comme ils jtaient bons gentilshommes, ils donnirent tort a l'hftelier. " Maintenant, Messieurs, dit d'Artagnan, remontez chez vous, et, dans dix minutes, je vous rjponds qu'on vous y portera tout ce que vous pourrez djsirer. " Les Anglais saluirent et sortirent. " Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit d'Artagnan, ouvrez-moi la porte, je vous en prie. -- A l'instant mkme " , dit Athos. Alors on entendit un grand bruit de fagots entrechoqujs et de poutres gjmissantes : c'jtaient les contrescarpes et les bastions d'Athos, que l'assijgj djmolissait lui-mkme. Un instant apris, la porte s'jbranla, et l'on vit paraotre la tkte pvle d'Athos qui, d'un coup d'oeil rapide, explorait les environs. D'Artagnan se jeta a son cou et l'embrassa tendrement ; puis il voulut l'entraoner hors de ce sjjour humide, alors il s'aperzut qu'Athos chancelait. " Vous ktes blessj ? lui dit-il. -- Moi ! pas le moins du monde ; je suis ivre mort, voila tout, et jamais homme n'a mieux fait ce qu'il fallait pour cela. Vive Dieu ! mon hfte, il faut que j'en aie bu au moins pour ma part cent cinquante bouteilles. -- Misjricorde ! s'jcria l'hfte, si le valet en a bu la moitij du maotre seulement, je suis ruinj. -- Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se serait pas permis le mkme ordinaire que moi ; il a bu a la piice seulement ; tenez, je crois qu'il a oublij de remettre le fosset. Entendez-vous ? cela coule. " D'Artagnan partit d'un jclat de rire qui changea le frisson de l'hfte en fiivre chaude. En mkme temps, Grimaud parut a son tour derriire son maotre, le mousqueton sur l'jpaule, la tkte tremblante, comme ces satyres ivres des tableaux de Rubens. Il jtait arrosj par-devant et par-derriire d'une liqueur grasse que l'hfte reconnut pour ktre sa meilleure huile d'olive. Le cortige traversa la grande salle et alla s'installer dans la meilleure chambre de l'auberge, que d'Artagnan occupa d'autoritj. Pendant ce temps, l'hfte et sa femme se prjcipitirent avec des lampes dans la cave, qui leur avait jtj si longtemps interdite et oshch un affreux spectacle les attendait. Au-dela des fortifications auxquelles Athos avait fait briche pour sortir et qui se composaient de fagots, de planches et de futailles vides entassjes selon toutes les rigles de l'art stratjgique, on voyait za et la, nageant dans les mares d'huile et de vin, les ossements de tous les jambons mangjs, tandis qu'un amas de bouteilles cassjes jonchait tout l'angle gauche de la cave et qu'un tonneau, dont le robinet jtait restj ouvert, perdait par cette ouverture les derniires gouttes de son sang. L'image de la djvastation et de la mort, comme dit le poite de l'Antiquitj, rjgnait la comme sur un champ de bataille. Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient a peine. Alors les hurlements de l'hfte et de l'hftesse percirent la voyte de la cave, d'Artagnan lui-mkme en fut jmu. Athos ne tourna pas mkme la tkte. Mais a la douleur succjda la rage. L'hfte s'arma d'une broche et, dans son djsespoir, s'jlanza dans la chambre oshch les deux amis s'jtaient retirjs. " Du vin ! dit Athos en apercevant l'hfte. -- Du vin ! s'jcria l'hfte stupjfait, du vin ! mais vous m'en avez bu pour plus de cent pistoles ; mais je suis un homme ruinj, perdu, anjanti ! -- Bah ! dit Athos, nous sommes constamment restjs sur notre soif. -- Si vous vous jtiez contentjs de boire, encore ; mais vous avez cassj toutes les bouteilles. -- Vous m'avez poussj sur un tas qui a djgringolj. C'est votre faute. -- Toute mon huile est perdue ! -- L'huile est un baume souverain pour les blessures, et il fallait bien que ce pauvre Grimaud pansvt celles que vous lui avez faites. -- Tous mes saucissons rongjs ! -- Il y a jnormjment de rats dans cette cave. -- Vous allez me payer tout cela, cria l'hfte exaspjrj. -- Triple drfle ! " dit Athos en se soulevant. Mais il retomba aussitft ; il venait de donner la mesure de ses forces. D'Artagnan vint a son secours en levant sa cravache. L'hfte recula d'un pas et se mit a fondre en larmes. " Cela vous apprendra ! dit d'Artagnan, a traiter d'une fazon plus courtoise les hftes que Dieu vous envoie. -- Dieu... , dites le diable ! -- Mon cher ami, dit d'Artagnan, si vous nous rompez encore les oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre cave, et nous verrons si vjritablement le djgvt est aussi grand que vous le dites. -- Eh bien, oui, Messieurs, dit l'hfte, j'ai tort, je l'avoue ; mais a tout pjchj misjricorde ; vous ktes des seigneurs et je suis un pauvre aubergiste, vous aurez pitij de moi. -- Ah ! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le coeur, et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait de tes futailles. On n'est pas si diable qu'on en a l'air. Voyons, viens ici et causons. " L'hfte s'approcha avec inquijtude. " Viens, te dis-je, et n'aie pas peur, continua Athos. Au moment oshch j'allais te payer, j'avais posj ma bourse sur la table. -- Oui, Monseigneur. -- Cette bourse contenait soixante pistoles, oshch est-elle ? -- Djposje au greffe, Monseigneur : on avait dit que c'jtait de la fausse monnaie. -- Eh bien, fais-toi rendre ma bourse, et garde les soixante pistoles. -- Mais Monseigneur sait bien que le greffe ne lvche pas ce qu'il tient. Si c'jtait de la fausse monnaie, il y aurait encore de l'espoir ; mais malheureusement ce sont de bonnes piices. -- Arrange-toi avec lui, mon brave homme, cela ne me regarde pas, d'autant plus qu'il ne me reste pas une livre. -- Voyons, dit d'Artagnan, l'ancien cheval d'Athos, oshch est-il ? -- A l'jcurie. -- Combien vaut-il ? -- Cinquante pistoles tout au plus. -- Il en vaut quatre-vingts ; prends-le, et que tout soit dit. -- Comment ! tu vends mon cheval, dit Athos, tu vends mon Bajazet ? et sur quoi ferai-je la campagne ? sur Grimaud ? -- Je t'en amine un autre, dit d'Artagnan. -- Un autre ? -- Et magnifique ! s'jcria l'hfte. -- Alors, s'il y en a un autre plus beau et plus jeune, pre