ponts. L'ingénieur avait ajouté: "L'intérêt général est formé des intérêts particuliers: il ne justifie rien de plus." -- "Et pourtant, lui avait répondu plus tard Rivière, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine... Mais quoi?" Et Rivière, songeant à l'équipage, eut le cœur serré. L'action, même celle de construire un pont, brise des bonheurs; Rivière ne pouvait plus ne pas se demander "au nom de quoi?" "Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-être disparaître, auraient pu vivre heureux." II voyait des visages penchés dans le sanctuaire d'or des lampes du soir. "Au nom de quoi les en ai-je tirés?" Au nom de quoi les a-t-il arrachés au bonheur individuel? La première loi n'est-elle pas de protéger ces bonheurs-là? Mais lui-même les brise. Et pourtant un jour, fatalement, s'évanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La vieillesse et la mort les détruisent, plus impitoyables que lui-même. Il existe peut-être quelque chose d'autre à sauver et de plus durable; peut-être est-ce à sauver cette part-là de l'homme que Rivière travaille? Sinon l'action ne se justifie pas. "Aimer, aimer seulement, quelle impasse!" Rivière eut l'obscur sentiment d'un devoir plus grand que celui d'aimer. Ou bien il s'agissait aussi d'une tendresse, mais si différente des autres. Une phrase lui revint: "II s'agit de les rendre éternels..." Où avait-il lu cela? "Ce que vous poursuivez en vous-même meurt." II revit un temple au dieu du soleil des anciens Incas du Pérou. Ces pierres droites sur la montagne. Que resterait-il, sans elles, d'une civilisation puissante, qui pesait, du poids de ses pierres, sur l'homme d'aujourd'hui, comme un remords? "Au nom de quelle dureté, ou de quel étrange amour, le conducteur de peuples d'autrefois, contraignant ses foules à tirer ce temple sur la montagne, leur imposa-t-il donc de dresser leur éternité?" Rivière revit encore en songe les foules des petites villes, qui tournent le soir autour de leur kiosque à musique. "Cette sorte de bonheur, ce harnais...", pensa-t-il. Le conducteur de peuples d'autrefois, s'il n'eut peut-être pas pitié de la souffrance de l'homme, eut pitié, immensément, de sa mort. Non de sa mort individuelle, mais pitié de l'espèce qu'effacera la mer de sable. Et il menait son peuple dresser au moins des pierres, que n'ensevelirait pas le désert. XV Ce papier plié en quatre le sauverait peut-être: Fabien le dépliait, les dents serrées. "Impossible de s'entendre avec Buenos Aires. Je ne puis même plus manipuler, je reçois des étincelles dans les doigts." Fabien, irrité, voulut répondre, mais quand ses mains lâchèrent les commandes pour écrire, une sorte de houle puissante pénétra son corps: les remous le soulevaient, dans ses cinq tonnes de métal, et le basculaient. Il y renonça. Ses mains, de nouveau, se fermèrent sur la houle, et la réduisirent. Fabien respira fortement. Si le radio remontait l'antenne par peur de l'orage, Fabien lui casserait la figure à l'arrivée. Il fallait, à tout prix, entrer en contact avec Buenos Aires, comme si, à plus de quinze cents kilomètres, on pouvait leur lancer une corde dans cet abîme. A défaut d'une tremblante lumière, d'une lampe d'auberge presque inutile, mais qui eût prouvé la terre comme un phare, il lui fallait au moins une voix, une seule, venue d'un monde qui déjà n'existait plus. Le pilote éleva et balança le poing dans sa lumière rouge, pour faire comprendre à l'autre, en arrière, cette tragique vérité, mais l'autre, penché sur l'espace dévasté, aux villes ensevelies, aux lumières mortes, ne la connut pas. Fabien aurait suivi tous les conseils, pourvu qu'ils lui fussent criés. Il pensait: "Et si l'on me dit de tourner en rond, je tourne en rond, et si l'on me dit de marcher plein Sud..." Elles existaient quelque part ces terres en paix, douces sous leurs grandes ombres de lune. Ces camarades, là-bas, les connaissaient, instruits comme des savants, penchés sur des cartes, tout-puissants, à l'abri de lampes belles comme des fleurs. Que savait-il, lui, hors des remous et de la nuit qui poussait contre lui, à la vitesse d'un éboulement, son torrent noir? On ne pouvait abandonner deux hommes parmi ces trombes et ces flammes dans les nuages. On ne pouvait pas. On ordonnerait à Fabien: "Cap au deux cent quarante..." II mettrait le cap au deux cent quarante. Mais il était seul. Il lui parut que la matière aussi se révoltait. Le moteur, à chaque plongée, vibrait si fort que toute la masse de l'avion était prise d'un tremblement comme de colère. Fabien usait ses forces à dominer l'avion, la tête enfoncée dans la carlingue, face à l'horizon gyroscopique, car, au dehors, il ne distinguait plus la masse du ciel de celle de la terre, perdu dans une ombre où tout se mêlait, une ombre d'origine des mondes. Mais les aiguilles des indicateurs de position oscillaient de plus en plus vite, devenaient difficiles à suivre. Déjà le pilote, qu'elles trompaient, se débattait mal, perdait son altitude, s'enlisait peu à peu dans cette ombre. Il lut sa hauteur: "Cinq cents mètres". C'était le niveau des collines. Il Les sentit rouler vers lui leurs vagues vertigineuses. Il comprenait aussi que toutes les masses du sol, dont la moindre l'eût écrasé, étaient comme arrachées de leur support, déboulonnées, et commençaient à tourner, ivres, autour de lui. Et commençaient, autour de lui, une sorte de danse profonde et qui le serrait de plus en plus. Il en prit son parti. Au risque d'emboutir, il atterrirait n'importe où. Et, pour éviter au moins les collines, il lâcha son unique fusée éclairante. La fusée s'enflamma, tournoya, illumina une plaine et s'y éteignit: c'était la mer. Il pensa très vite: "Perdu. Quarante degrés de correction, j'ai dérivé quand même. C'est un cyclone. Où est la terre?" Il virait plein Ouest. Il pensa: "Sans fusée maintenant, je me tue." Cela devait arriver un jour. Et son camarade, là, derrière... "II a remonté l'antenne, sûrement." Mais le pilote ne lui en voulait plus. Si lui-même ouvrait simplement les mains, leur vie s'en écoulerait aussitôt, comme une poussière vaine. Il tenait dans ses mains le cœur battant de son camarade et le sien. Et soudain ses mains l'effrayèrent. Dans ces remous en coups de bélier, pour amortir les secousses du volant, sinon elles eussent scié les câbles de commandes, il s'était cramponné à lui, de toutes ses forces. Il s'y cramponnait toujours. Et voici qu'il ne sentait plus ses mains endormies par l'effort. Il voulut remuer les doigts pour en recevoir un message: il ne sut pas s'il était obéi. Quelque chose d'étranger terminait ses bras. Des baudruches insensibles et mobiles. Il pensa: "II faut m'imaginer fortement que je serre..." II ne sut pas si la pensée atteignait ses mains. Et comme il percevait les secousses du volant aux seules douleurs des épaules: "II m'échappera. Mes mains s'ouvriront..." Mais s'effraya de s'être permis de tels mots, car il crut sentir ses mains, cette fois, obéir à l'obscure puissance de l'image, s'ouvrir lentement, dans l'ombre, pour le livrer. Il aurait pu lutter encore, tenter sa chance: il n'y a pas de fatalité extérieure. Mais il y a une fatalité intérieure: vient une minute où l'on se découvre vulnérable; alors les fautes vous attirent comme un vertige. Et c'est à cette minute que luirent sur sa tête, dans une déchirure de la tempête, comme un appât mortel au fond d'une nasse, quelques étoiles. Il jugea bien que c'était un piège: on voit trois étoiles dans un trou, on monte vers elles, ensuite on ne peut plus descendre, on reste là à mordre les étoiles... Mais sa faim de lumière était telle qu'il monta. XVI II monta, en corrigeant mieux les remous, grâce aux repères qu'offraient les étoiles. Leur aimant pâle l'attirait. Il avait peiné si longtemps, à la poursuite d'une lumière, qu'il n'aurait plus lâché la plus confuse. Riche d'une lueur d'auberge, il aurait tourné jusqu'à la mort, autour de ce signe dont il avait faim. Et voici qu'il montait vers des champs de lumière. Il s'élevait peu à peu, en spirale, dans le puits qui s'était ouvert, et se refermait au-dessous de lui. Et les nuages perdaient, à mesure qu'il montait, leur boue d'ombre, ils passaient contre lui, comme des vagues de plus en plus pures et blanches. Fabien émergea. Sa surprise fut extrême: la clarté était telle qu'elle l'éblouissait. Il dut, quelques secondes, fermer les yeux. Il n'aurait jamais cru que les nuages, la nuit, pussent éblouir. Mais la pleine lune et toutes les constellations les changeaient en vagues rayonnantes. L'avion avait gagné d'un seul coup, à la seconde même où il émergeait, un calme qui semblait extraordinaire. Pas une houle ne l'inclinait. Comme une barque qui passe la digue, il entrait dans les eaux réservées. Il était pris dans une part de ciel inconnue et cachée comme la baie des îles bienheureuses. La tempête, au-dessous de lui, formait un autre monde de trois mille mètres d'épaisseur, parcouru de rafales, de trombes d'eau, d'éclairs, mais elle tournait vers les astres une face de cristal et de neige. Fabien pensait avoir gagné des limbes étranges, car tout devenait lumineux, ses mains, ses vêtements, ses ailes. Car la lumière ne descendait pas des astres, mais elle se dégageait, au-dessous de lui, autour de lui, de ces provisions blanches. Ces nuages, au-dessous de lui, renvoyaient toute la neige qu'ils recevaient de la lune. Ceux de droite et de gauche aussi, hauts comme des tours. Il circulait un lait de lumière, dans lequel baignait l'équipage. Fabien, se retournant, vit que le radio souriait. -- Ça va mieux! criait-il. Mais la voix se perdait dans le bruit du vol, seuls communiquaient les sourires. "Je suis tout à fait fou, pensait Fabien, de sourire: nous sommes perdus." Pourtant, mille bras obscurs l'avaient lâché. On avait dénoué ses liens, comme ceux d'un prisonnier qu'on laisse marcher seul, un temps, parmi les fleurs. "Trop beau", pensait Fabien. Il errait parmi des étoiles accumulées avec la densité d'un trésor, dans un monde où rien d'autre, absolument rien d'autre que lui, Fabien, et son camarade, n'était vivant. Pareils à ces voleurs des villes fabuleuses, murés dans la chambre aux trésors dont ils ne sauront plus sortir. Parmi des pierreries glacées, ils errent, infiniment riches, mais condamnés. XVII Un des radiotélégraphistes de Commodoro Rivadavia, escale de Patagonie, fit un geste brusque, et tous ceux qui veillaient, impuissants, dans le poste, se ramassèrent autour de cet homme, et se penchèrent. Ils se penchaient sur un papier vierge et durement éclairé. La main de l'opérateur hésitait encore, et le crayon se balançait. La main de l'opérateur tenait encore les lettres prisonnières, mais déjà les doigts tremblaient. -- Orages? Le radio fit "oui" de la tête. Leur grésillement l'empêchait de comprendre. Puis il nota quelques signes indéchiffrables. Puis des mots. Puis on put rétablir le texte: "Bloqués à trois mille huit au-dessus de la tempête. Naviguons plein Ouest vers l'intérieur, car étions dérivés en mer. Au-dessous de nous tout est bouché. Nous ignorons si survolons toujours la mer. Communiquez si tempête s'étend à l'intérieur." On dut, à cause des orages, pour transmettre ce télégramme à Buenos Aires, faire la chaîne de poste en poste. Le message avançait dans la nuit, comme un feu qu'on allume de tour en tour. Buenos Aires fit répondre: -- Tempête générale à l'intérieur. Combien vous reste-t-il d'essence? -- Une demi-heure. Et cette phrase, de veilleur en veilleur, remonta jusqu'à Buenos Aires. L'équipage était condamné à s'enfoncer, avant trente minutes, dans un cyclone qui le dresserait jusqu'au sol. XVIII Et Rivière médite. Il ne conserve plus d'espoir: cet équipage sombrera quelque part dans la nuit. Rivière se souvient d'une vision qui avait frappé son enfance: on vidait un étang pour trouver un corps. On ne trouvera rien non plus, avant que cette masse d'ombre se soit écoulée de sur la terre, avant que remontent au jour ces sables, ces plaines, ces blés. De simples paysans découvriront peut-être deux enfants au coude plié sur le visage, et paraissant dormir, échoués sur l'herbe et l'or d'un fond paisible. Mais la nuit les aura noyés. Rivière pense aux trésors ensevelis dans les profondeurs de la nuit comme dans les mers fabuleuses... Ces pommiers de nuit qui attendent le jour avec toutes leurs fleurs, des fleurs qui ne servent pas encore. La nuit est riche, pleine de parfums, d'agneaux endormis et de fleurs qui n'ont pas encore de couleurs. Peu à peu monteront vers le jour les sillons gras, les bois mouillés, les "luzernes fraîches. Mais parmi des collines, maintenant inoffensives, et les prairies, et les agneaux, dans la sagesse du monde, deux enfants sembleront dormir. Et quelque chose aura coulé du monde visible dans l'autre. Rivière connaît la femme de Fabien inquiète et tendre: cet amour à peine lui fut prêté, comme un jouet à un enfant pauvre. Rivière pense à la main de Fabien, qui tient pour quelques minutes encore sa destinée dans les commandes. Cette main qui a caressé. Cette main qui s'est posée sur une poitrine et y a levé le tumulte, comme une main divine. Cette main qui s'est posée sur un visage et qui a changé ce visage. Cette main qui était miraculeuse. Fabien erre sur la splendeur d'une mer de nuages, la nuit, mais, plus bas, c'est l'éternité. Il est perdu parmi des constellations qu'il habite seul. Il tient encore le monde dans les mains et contre sa poitrine le balance. Il serre dans son volant le poids de la richesse humaine, et promène, desespéré, d'une étoile à l'autre, l'inutile trésor, qu'il faudra bien rendre... Rivière pense qu'un poste radio l'écoute encore. Seule relie encore Fabien au monde une onde musicale, une modulation mineure. Pas une plainte. Pas un cri. Mais le son le plus pur qu'ait jamais formé le désespoir. XIX Robineau le tira de sa solitude: -- Monsieur le Directeur, j'ai pensé... on pourrait peut-être essayer... Il n'avait rien à proposer, mais témoignait de sa bonne volonté. Il aurait tant aimé trouver une solution, et la cherchait un peu comme celle d'un rébus. Il trouvait toujours des solutions que Rivière n'écoutait jamais: "Voyez-vous, Robineau, dans la vie, il n'y a pas de solutions- II y a des forces en marche: il faut les créer et les solutions suivent." Aussi Robineau bornait-il son rôle à créer une force en marche dans la corporation des mécaniciens. Une humble force en marche, qui préservait de la rouille les moyeux d'hélice. Mais les événements de cette nuit-ci trouvaient Robineau désarmé. Son titre d'inspecteur n'avait aucun pouvoir sur les orages, ni sur un équipage fantôme, qui vraiment ne se débattait plus pour une prime d'exactitude, mais pour échapper à une seule sanction, qui annulait celles de Robineau, la mort. Et Robineau, maintenant inutile, errait dans les bureaux, sans emploi. La femme de Fabien se fit annoncer. Poussée par l'inquiétude, elle attendait, dans le bureau des secrétaires, que Rivière la reçût. Les secrétaires, à la dérobée, levaient les yeux vers son visage. Elle en éprouvait une sorte de honte et regardait avec crainte autour d'elle: tout ici la refusait. Ces hommes qui continuaient leur travail, comme s'ils marchaient sur un corps, ces dossiers où la vie humaine, la souffrance humaine ne laissaient qu'un résidu de chiffres durs. Elle cherchait des signes qui lui eussent parlé de Fabien. Chez elle tout montrait cette absence: le lit entrouvert, le café servi, un bouquet de fleurs... Elle ne découvrait aucun signe. Tout s'opposait à la pitié, à l'amitié, au souvenir. La seule phrase qu'elle entendit, car personne n'élevait la voix devant elle, fut le juron d'un employé, qui réclamait un bordereau. "...Le bordereau des dynamos, bon Dieu! que nous expédions à Santos." Elle leva les yeux sur cet homme, avec une expression d'étonnement infini. Puis sur le mur où s'étalait une carte. Ses lèvres tremblaient un peu, à peine. Elle devinait, avec gêne, qu'elle exprimait ici une vérité ennemie, regrettait presque d'être venue, eût voulu se cacher, et se retenait, de peur qu'on la remarquât trop, de tousser, de pleurer. Elle se découvrait insolite, inconvenante, comme nue. Mais sa vérité était si forte que les regards fugitifs remontaient, à la dérobée, inlassablement, la lire dans son visage. Cette femme était très belle. Elle révélait aux hommes le monde sacré du bonheur. Elle révélait à quelle matière auguste on touche, sans le savoir, en agissant. Sous tant de regards elle ferma les yeux. Elle révélait quelle paix, sans le savoir, on peut détruire. Rivière la reçut. Elle venait plaider timidement pour ses fleurs, son café servi, sa chair jeune. De nouveau, dans ce bureau plus froid encore, son faible tremblement de lèvres la reprit. Elle aussi découvrait sa propre vérité, dans cet autre monde, inexprimable. Tout ce qui se dressait en elle d'amour presque sauvage, tant il était fervent, de dévouement, lui semblait prendre ici un visage importun, égoïste. Elle eût voulu fuir: -- Je vous dérange... -- Madame, lui dit Rivière, vous ne me dérangez pas. Malheureusement, Madame, vous et moi ne pouvons mieux faire que d'attendre. Elle eut un faible haussement d'épaules, dont Rivière comprit le sens: "A quoi bon cette lampe, ce dîner servi, ces fleurs que je vais retrouver..." Une jeune mère avait confessé un jour à Rivière: "La mort de mon enfant, je ne l'ai pas encore comprise. Ce sont les petites choses qui sont dures, ses vêtements que je retrouve, et, si je me réveille la nuit, cette tendresse qui me monte quand même au cœur, désormais inutile, comme mon lait..." Pour cette femme aussi la mort de Fabien commencerait demain à peine, dans chaque acte désormais vain, dans chaque objet. Fabien quitterait lentement sa maison. Rivière taisait une pitié profonde. -- Madame... La jeune femme se retirait, avec un sourire presque humble, ignorant sa propre puissance. Rivière s'assit, un peu lourd. "Mais elle m'aide à découvrir ce que je cherchais..." II tapotait distraitement les télégrammes de protection des escales Nord. Il songeait: "Nous ne demandons pas à être éternels, mais à ne pas voir les actes et les choses tout à coup perdre leur sens. Le vide qui nous entoure se montre alors..." Ses regards tombèrent sur les télégrammes: "Et voilà par où, chez nous, s'introduit la mort: ces messages qui n'ont plus de sens..." II regarda Robineau. Ce garçon médiocre, maintenant inutile, n'avait plus de sens. Rivière lui dit presque durement: -- Faut-il vous donner, moi-même, du travail? Puis Rivière poussa la porte qui donnait sur la salle des secrétaires, et la disparition de Fabien le frappa, évidente, à des signes que Madame Fabien n'avait pas su voir. La fiche du R.B.903, l'avion de Fabien, figurait déjà, au tableau mural, dans la colonne du matériel indisponible. Les secrétaires qui préparaient les papiers du courrier d'Europe, sachant qu'il serait retardé, travaillaient mal. Du terrain on demandait par téléphone des instructions pour les équipes qui, maintenant, veillaient sans but. Les fonctions de vie étaient ralenties. "La mort, la voilà!" pensa Rivière. Son œuvre était semblable à un voilier en panne, sans vent, sur la mer. Il entendit la voix de Robineau: -- Monsieur le Directeur... ils étaient mariés depuis six semaines... -- Allez travailler. Rivière regardait toujours les secrétaires et, au-delà des secrétaires, les manœuvres, les mécaniciens, les pilotes, tous ceux qui l'avaient aidé dans son œuvre, avec une foi de bâtisseurs. Il pensa aux petites villes d'autrefois qui entendaient parler des "Iles" et se construisaient un navire. Pour le charger de leur espérance. Pour que les hommes pussent voir leur espérance ouvrir ses voiles sur la mer. Tous grandis, tous tirés hors d'eux-mêmes, tous délivrés par un navire. "Le but peut-être ne justifie rien, mais l'action délivre de la mort. Ces hommes duraient par leur navire." Et Rivière luttera aussi contre la mort, lorsqu'il rendra aux télégrammes leur plein sens, leur inquiétude aux équipes de veille et aux pilotes leur but dramatique. Lorsque la vie ranimera cette œuvre, comme le vent ranime un voilier, en mer. XX Commodoro Rivadavia n'entend plus rien, mais à mille kilomètres de là, vingt minutes plus tard, Bahia Blanca capte un second message: "Descendons. Entrons dans les nuages..." Puis ces deux mots d'un texte obscur apparurent dans le poste de Trelew: "...rien voir..." Les ondes courtes sont ainsi. On les capte là, mais ici on demeure sourd. Puis, sans raison, tout change. Cet équipage, dont la position est inconnue, se manifeste déjà aux vivants, hors de l'espace, hors du temps, et sur les feuilles blanches des postes radio ce sont déjà des fantômes qui écrivent. L'essence est-elle épuisée, ou le pilote joue-t-il, avant la panne, sa dernière carte: retrouver le sol sans l'emboutir? La voix de Buenos Aires ordonne à Treiew: "Demandez-le-lui." Le poste d'écoute T.S.F, ressemble à un laboratoire: nickels, cuivre et manomètres, réseau de conducteurs. Les opérateurs de veille, en blouse blanche, silencieux, semblent courbés sur une simple expérience. De leurs doigts délicats ils touchent les instruments, ils explorent le ciel magnétique, sourciers qui cherchent la veine d'or. -- On ne répond pas? -- On ne répond pas. Ils vont peut-être accrocher cette note qui serait un signe de vie. Si l'avion et ses feux de bord remontent parmi les étoiles, ils vont peut-être entendre chanter cette étoile... Les secondes s'écoulent. Elles s'écoulent vraiment comme du sang. Le vol dure-t-il encore? Chaque seconde emporte une chance. Et voilà que le temps qui s'écoule semble détruire. Comme, en vingt siècles, il touche un temple, fait son chemin dans le granit et répand le temple en poussière, voilà que des siècles d'usure se ramassent dans chaque seconde et menacent un équipage. Chaque seconde emporte quelque chose. Cette voix de Fabien, ce rire de Fabien, ce sourire. Le silence gagne du terrain. Un silence de plus en plus lourd, qui s'établit sur cet équipage comme le poids d'une mer. Alors quelqu'un remarque: -- Une heure quarante. Dernière limite de l'essence: il est impossible qu'ils volent encore. Et la paix se fait. Quelque chose d'amer et de fade remonte aux lèvres comme aux fins de voyage. Quelque chose s'est accompli dont on ne sait rien, quelque chose d'un peu écœurant. Et parmi tous ces nickels et ces artères de cuivre, on ressent la tristesse même qui règne sur les usines ruinées. Tout ce matériel semble pesant, inutile, désaffecté: un poids de branches mortes. Il n'y a plus qu'à attendre le jour. Dans quelques heures émergera au jour l'Argentine entière, et ces hommes demeurent là, comme sur une grève, en face du filet que l'on tire, que l'on tire lentement, et dont on ne sait pas ce qu'il va contenir. Rivière, dans son bureau, éprouve cette détente que seuls permettent les grands désastres, quand la fatalité délivre l'homme. Il a fait alerter la police de toute une province. Il ne peut plus rien, il faut attendre. Mais l'ordre doit régner même dans la maison des morts. Rivière fait signe à Robineau: -- Télégramme pour les escales Nord: "Prévoyons retard important du courrier de Patagonie. Pour ne pas retarder trop courrier d'Europe, bloquerons courrier de Patagonie avec le courrier d'Europe suivant." II se plie un peu en avant. Mais il fait un effort et se souvient de quelque chose, c'était grave. Ah! oui. Et pour ne pas l'oublier: -- Robineau. -- Monsieur Rivière? -- Vous rédigerez une note. Interdiction aux pilotes de dépasser dix-neuf cents tours: on me massacre les moteurs. -- Bien, monsieur Rivière. Rivière se plie un peu plus. Il a besoin, avant tout, de solitude: -- Allez, Robineau. Allez, mon vieux... Et Robineau s'effraie de cette égalité devant des ombres. XXI Robineau errait maintenant, avec mélancolie, dans les bureaux. La vie de la Compagnie s'était arrêtée, puisque ce courrier, prévu pour deux heures, serait décommandé, et ne partirait plus qu'au jour. Les employés aux visages fermes veillaient encore, mais cette veille était inutile. On recevait encore, avec un rythme régulier, les messages de protection des escales Nord, mais leurs "ciels purs" et leurs "pleine lune" et leurs "vent nul" éveillaient l'image d'un royaume stérile. Un désert de lune et de pierres. Comme Robineau feuilletait, sans savoir d'ailleurs pourquoi, un dossier auquel travaillait le chef de bureau, il aperçut celui-ci, debout en face de lui, et qui attendait, avec un respect insolent, qu'il le lui rendît, l'air de dire: "Quand vous voudrez bien, n'est-ce pas? c'est à moi..." Cette attitude d'un inférieur choqua l'inspecteur, mais aucune réplique ne lui vint, et, irrité, il tendit le dossier. Le chef de bureau retourna s'asseoir avec une grande noblesse. "J'aurais dû l'envoyer promener", pensa Robineau. Alors, par contenance, il fit quelques pas en songeant au drame. Ce drame entraînerait la disgrâce d'une politique, et Robineau pleurait un double deuil. Puis lui vint l'image d'un Rivière enfermé, là, dans son bureau, et qui lui avait dit: "Mon vieux..." Jamais homme n'avait, à ce point, manqué d'appui. Robineau éprouva pour lui une grande pitié. Il remuait dans sa tête quelques phrases obscurément destinées à plaindre, à soulager. Un sentiment qu'il jugeait très beau l'animait. Alors il frappa doucement. On ne répondit pas. Il n'osa frapper plus fort, dans ce silence, et poussa la porte. Rivière était là. Robineau entrait chez Rivière, pour la première fois presque de plain-pied, un peu en ami, un peu dans son idée comme le sergent qui rejoint, sous les balles, le général blessé, et l'accompagne dans la déroute, et devient son frère dans l'exil. "Je suis avec vous, quoi qu'il arrive", semblait vouloir dire Robineau. Rivière se taisait et, la tête penchée, regardait ses mains. Et Robineau, debout devant lui, n'osait plus parler. Le lion, même abattu, l'intimidait. Robineau préparait des mots de plus en plus ivres de dévouement, mais, chaque fois qu'il levait les yeux, il rencontrait cette tête inclinée de trois quarts, ces cheveux gris, ces lèvres serrées sur quelle amertume! Enfin il se décida: -- Monsieur le Directeur... Rivière leva la tête et le regarda. Rivière sortait d'un songe si profond, si lointain, que peut-être il n'avait pas remarqué encore la présence de Robineau. Et nul ne sut jamais quel songe il fit, ni ce qu'il éprouva, ni quel deuil s'était fait dans son cœur. Rivière regarda Robineau, longtemps, comme le témoin vivant de quelque chose. Robineau fut gêné. Plus Rivière regardait Robineau, plus se dessinait sur les lèvres de celui-là une incompréhensible ironie. Plus Rivière regardait Robineau et plus Robineau rougissait. Et plus Robineau semblait, à Rivière, être venu pour témoigner ici, avec une bonne volonté touchante, et malheureusement spontanée, de la sottise des hommes. Le désarroi envahit Robineau. Ni le sergent, ni le général, ni les balles n'avaient plus cours. Il se passait quelque chose d'inexplicable. Rivière le regardait toujours. Alors, Robineau, malgré soi, rectifia un peu son attitude, sortit la main de sa poche gauche. Rivière le regardait toujours. Alors, enfin, Robineau, avec une gêne infinie, sans savoir pourquoi, prononça: -- Je suis venu prendre vos ordres. Rivière tira sa montre, et simplement: -- Il est deux heures. Le courrier d'Asuncion atterrira à deux heures dix. Faites décoller le courrier d'Europe à deux heures et quart. Et Robineau propagea l'étonnante nouvelle: on ne suspendait pas les vols de nuit. Et Robineau s'adressa au chef de bureau: -- Vous m'apporterez ce dossier pour que je le contrôle. Et, quand le chef de bureau fut devant lui: -- Attendez. Et le chef de bureau attendit. XXII Le courrier d'Asuncion signala qu'il allait atterrir. Rivière, même aux pires heures, avait suivi, de télégramme en télégramme, sa marche heureuse. C'était pour lui, au milieu de ce désarroi, la revanche de sa foi, la preuve. Ce vol heureux annonçait, par ses télégrammes, mille autres vols aussi heureux. "On n'a pas de cyclones toutes les nuits." Rivière pensait aussi: "Une fois la route tracée, on ne peut pas ne plus poursuivre." Descendant, d'escale en escale, du Paraguay, comme d'un adorable jardin riche de fleurs, de maisons basses et d'eaux lentes, l'avion glissait en marge d'un cyclone qui ne lui brouillait pas une étoile. Neuf passagers roulés dans leurs couvertures de voyage s'appuyaient du front à leur fenêtre, comme à une vitrine pleine de bijoux, car les petites villes d'Argentine égrenaient déjà, dans la nuit, tout leur or, sous l'or plus pâle des villes d'étoiles. Le pilote, à l'avant, soutenait de ses mains sa précieuse charge de vies humaines, les yeux grands ouverts et pleins de lune, comme un chevrier. Buenos Aires, déjà, emplissait l'horizon de son feu rosé, et bientôt luirait de toutes ses pierres, ainsi qu'un trésor fabuleux. Le radio, de ses doigts, lâchait les derniers télégrammes, comme les notes finales d'une sonate qu'il eût tapotée, joyeux, dans le ciel, et dont Rivière comprenait le chant, puis il remonta l'antenne, puis il s'étira un peu, bâilla et sourit: on arrivait. Le pilote, ayant atterri, retrouva le pilote du courrier d'Europe, adossé contre son avion, les mains dans les poches. -- C'est toi qui continues? -- Oui. -- La Patagonie est là? -- On ne l'attend pas: disparue. Il fait beau? -- Il fait très beau. Fabien a disparu? Ils en parlèrent peu. Une grande fraternité les dispensait des phrases. On transbordait dans l'avion d'Europe les sacs de transit d'Asuncion, et le pilote, toujours immobile, la tête renversée, la nuque contre la carlingue, regardait les étoiles. Il sentait naître en lui un pouvoir immense, et un plaisir puissant lui vint. -- Chargé? fit une voix. Alors, contact. Le pilote ne bougea pas. On mettait son moteur en marche. Le pilote allait sentir dans ses épaules, appuyées à l'avion, cet avion vivre. Le pilote se rassurait, enfin, après tant de fausses nouvelles: partira... partira pas... partira! Sa bouche s'entrouvrit, et ses dents brillèrent sous la lune comme celles d'un jeune fauve. -- Attention, la nuit, hein! Il n'entendit pas le conseil de son camarade. Les mains dans les poches, la tête renversée, face à des nuages, des montagnes, des fleuves et des mers, voici qu'il commençait un rire silencieux. Un faible rire, mais qui passait en lui, comme une brise dans un arbre, et le faisait tout entier tressaillir... Un faible rire, mais bien plus fort que ces nuages, ces montagnes, ces fleuves et ces mers. -- Qu'est-ce qui te prend? -- Cet imbécile de Rivière qui m'a... qui s'imagine que j'ai peur! XXIII Dans une minute, il franchira Buenos Aires, et Rivière, qui reprend sa lutte, veut l'entendre. L'entendre naître, gronder et s'évanouir, comme le pas formidable d'une armée en marche dans les étoiles. Rivière, les bras croisés, passe parmi les secrétaires. Devant une fenêtre, il s'arrête, écoute et songe. S'il avait suspendu un seul départ, la cause des vols de nuit était perdue. Mais, devançant les faibles, qui demain le désavoueront, Rivière, dans la nuit, a lâché cet autre équipage. Victoire... défaite... ces mots n'ont point de sens. La vie est au-dessous de ces images, et déjà prépare de nouvelles images. Une victoire affaiblit un peuple, une défaite en réveille un autre. La défaite qu'a subie Rivière est peut-être un engagement qui rapproche la vraie victoire. L'événement en marche compte seul. Dans cinq minutes les postes de T.S.F, auront alerté les escales. Sur quinze mille kilomètres le frémissement de la vie aura résolu tous les problèmes. Déjà un chant d'orgue monte: l'avion. Et Rivière, à pas lents, retourne à son travail, parmi les secrétaires que courbe son regard dur. Rivière-le-Grand, Rivière-le-Victorieux, qui porte sa lourde victoire.