Îöåíèòå ýòîò òåêñò:


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     roman
     Traduit du russe
     par Michel PÉtris
     (c) Arkadi et Boris Strougatski, 1970,
     Edition Champ Libre, Paris, 1972
     OCR: Oleg Volkov, 1999
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                     Au tournant, dans la profondeur
                     de la trouÉe de la forÊt,
                     Le futur qui m'attend
                     me sert de serment.
                     On ne l'entraÎnera pas dans une discussion
                     Et on ne l'amadouera pas par la caresse
                     Il est grand ouvert, comme la forÊt
                     distendu, À la rencontre.
                                         Boris Pasternak.

                     Grimpe, grimpe doucement,
                     Escargot, la pente du Fuji,
                     Plus haut, jusqu'au sommet!
                                       Issa, fils de paysan.



     De cette hauteur, la  forÊt Était comme une luxuriante Écume mouchetÉe.
Comme  une immense  Éponge poreuse  couvrant  le monde tout entier. Comme un
animal qui se serait  un jour tapi  dans l'attente puis se serait endormi et
se serait couvert d'une mousse grossiÈre. Comme  un masque informe  posÉ sur
un visage que personne n'avait encore jamais vu.
     Perets quitta ses sandales et  s'assit, ses pieds  nus pendant dans  le
prÉcipice. Il lui  sembla que ses  talons Étaient  tout  d'un  coup  devenus
humides,  comme  s'il les avait rÉellement plongÉs  dans le tiÈde brouillard
lilas qui s'accumulait sous  la  falaise. Il tira  de sa  poche les cailloux
qu'il avait ramassÉs, les disposa soigneusement À cÔtÉ  de lui, puis choisit
le plus  petit  et  le  jeta doucement  en  bas, dans  le  monde  vivant  et
silencieux,  endormi et  indiffÉrent qui avalait pour  toujours. L'Étincelle
blanche s'Éteignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun
oeil ne s'entrouvrit pour le regarder.
     S'il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s'il fallait croire
ce  que racontait la cuisiniÈre uni-jambiste que l'on surnommait Kazalounia,
et  ce  que  supposait  Mme  Bardo,  la directrice  du  groupe d'aide  À  la
population  locale  ;  s'il  ne fallait  pas  croire ce  que murmuraient  le
chauffeur Touzak  et l'Inconnu du  groupe  de la PÉnÉtration  du gÉnie ;  si
l'intuition  humaine  valait  quelque  chose  et  si  enfin  les  espÉrances
pouvaient se rÉaliser au  moins une fois  dans la vie, alors, À la  septiÈme
pierre,  les buissons  s'Écarteraient  avec  fracas derriÈre lui et  dans la
clairiÈre,  sur  l'herbe  foulÉe,  blanchie  par  la  rosÉe,  paraÎtrait  le
Directeur,  torse nu,  en  pantalon  de gabardine  grise À  passepoil mauve,
respirant  avec bruit,  le visage  luisant, jaune  et  rose, velu  ;  il  ne
regarderait rien, ni la forÊt au-dessous de lui, ni le ciel  au-dessus  ; il
se baisserait,  plongerait ses larges mains dans l'herbe, se redresserait en
brassant l'air de ses larges mains et en  faisant rouler À  chaque  fois son
ventre puissant sur son pantalon tandis  qu'un air chargÉ d'acide carbonique
et de nicotine s'Échapperait, sifflant et bouillonnant,  de sa bouche grande
ouverte.
     DerriÈre, les buissons s'ÉcartÈrent bruyamment. Perets se retourna avec
circonspection : ce n'Était pas le Directeur, mais  la personne familiÈre de
Claude-Octave Domarochinier,  du  groupe  de  l'Eradication.  Il  s'approcha
lentement  et s'arrÊta À deux enjambÉes  de Perets,  abaissant vers  lui ses
yeux sombres et attentifs. Il savait ou soupÇonnait  quelque  chose, quelque
chose de trÈs important, et ce savoir ou ce  soupÇon immobilisait les traits
de son  visage allongÉ, visage pÉtrifiÉ d'un  homme qui  apportait ici,  sur
l'À-pic,  une  Étrange  et angoissante  nouvelle.  Cette nouvelle,  personne
encore au monde ne la connaissait, mais il Était  manifeste  que  tout Était
radicalement  changÉ,  que  tout  ce  qui  avait  cours  auparavant  n'avait
maintenant plus de sens et  que chacun devrait dÉsormais donner tout ce dont
il Était capable.
     -  A  qui  sont  ces  pantoufles?  demanda-t-il  en  jetant  un  regard
circulaire autour de lui.
     - Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.
     Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.
     - Tiens donc. Des sandales? TrÈ-Ès bien. Mais À qui sont ces sandales?
     Il s'approcha de l'À-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula
aussitÔt.
     - Quelqu'un  est assis  au  bord de  l'À-pic, commenta-t-il,  avec  des
sandales  posÉes À  cÔtÉ de lui.  La question qui se pose inÉvitablement est
alors : À qui sont les sandales et oÙ se trouve leur propriÉtaire?
     - Ce sont mes sandales, dit Perets.  Domarochinier  regarda d'un air de
doute son bloc-notes :
     - Les vÔtres? Donc, vous Êtes pieds nus. Pourquoi?
     - Pieds nus parce qu'il n'y a  pas d'autre moyen, expliqua Perets. J'ai
fait  tomber  hier ma pantoufle droite  et j'ai  dÉcidÉ À l'avenir de rester
pieds nus.
     Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux ÉcartÉs :
     - Elle est lÀ-bas. Vous allez voir, avec un caillou...
     Domarochinier lui prit la main d'un geste vif et s'empara des cailloux.
     - De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.
     Mais  Ça ne change  rien. Je ne  comprends pas,  Perets,  pourquoi vous
essayez de me tromper. D'ici,  on ne peut voir une  pantoufle - si  du moins
elle  est  rÉellement  lÀ-bas,  et Ça  c'est  une  autre  question que  nous
examinerons ensuite - et du moment qu'on ne peut pas la voir, vous ne pouvez
pas  espÉrer l'atteindre  avec une  pierre, mÊme  si  vous  aviez  l'adresse
nÉcessaire et  si vous vouliez rÉellement  cela et cela seul  : je parle  du
coup au but... Mais nous allons Éclaircir tout Ça.
     Il remonta  les  jambes  de son pantalon, s'assit  sur  les  talons  et
poursuivit :
     - Donc,  vous Étiez lÀ hier  aussi. Pour quoi faire? Comment se fait-il
que ce soit  la deuxiÈme fois  que vous veniez au bord de l'À-pic, alors que
les autres employÉs de l'Administration, pour ne rien dire des  spÉcialistes
surnumÉraires, n'y viennent que pour satisfaire un besoin naturel?
     Perets se  fit petit. Ce n'est qu'une question d'ignorance, pensa-t-il.
Ce n'est pas  du dÉfi  ni de  la  mÉchancetÉ,  il  ne  faut  pas y  attacher
d'importance.  C'est  simplement de  l'ignorance.  Il  ne  faut pas attacher
d'importance À l'ignorance, personne  ne le fait. L'ignorance dÉfÈque sur la
forÊt. L'ignorance dÉfÈque toujours sur quelque chose.
     -  Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur
un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forÊt. Vous l'aimez? RÉpondez!
     -  Et  vous? demanda  Perets.  Domarochinier  s'offensa  et  ouvrit son
bloc-notes :
     - Ne vous  oubliez pas! Vous savez trÈs bien  qui je suis. J'appartiens
au  groupe de l'Eradication, et  votre  rÉponse, ou  plus  exactement  votre
contre-question,  est  donc  absolument  dÉpourvue de  sens.  Vous comprenez
parfaitement que mon attitude envers la forÊt est dÉterminÉe par la fonction
que  je  remplis, mais  qu'est-ce  qui dÉtermine la  vÔtre? cela  je  ne  le
comprends pas trÈs bien. Ce n'est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne
ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n'a pas  idÉe  d'Être aussi
Étranger : rester assis au bord de l'À-pic, pieds nus, lancer des pierres...
Pourquoi? On se  le demande.  A votre place, je raconterais tout.  A moi. Je
remettrais tout en  ordre. Vous le savez peut-Être, il y a des circonstances
attÉnuantes, et en fin  de compte vous n'avez  rien À craindre, n'est-ce pas
Perets?
     - Non, dit Perets. C'est-À-dire Évidement, oui.
     - Vous voyez. Le naturel disparaÎt d'un seul coup, et il n'existe plus.
A  qui  est  cette  main,  demandons-nous?  OÙ  lance-t-elle une pierre?  Ou
peut-Être  À qui?  Ou encore  sur qui?  Et pourquoi?  Et comment pouvez-vous
rester  assis  au  bord de  l'À-pic? Est-ce  innÉ chez  vous  ou  bien  vous
Êtes-vous spÉcialement entraÎnÉ? Moi, par exemple, je ne peux pas rester  au
bord de l'À-pic. Et je n'ose  mÊme  pas me demander pourquoi j'aurais pu m'y
entraÎner. La tÊte me tourne. Et c'est normal. Un homme n'a aucune raison de
s'asseoir au bord de l'À-pic. Surtout s'il n'a pas de laissez-passer pour la
forÊt. Montrez-moi s'il vous plaÎt votre laissez-passer, Perets.
     - Je n'en ai pas.
     - Vous n'en avez pas. Bien. Et pourquoi?
     - Je ne sais pas... On ne m'en donne pas, c'est tout.
     -  C'est juste, on ne  vous en  donne pas. Je le sais. Et  pourquoi? On
m'en  a donnÉ, on lui  en a donnÉ, on  leur  en  a  donnÉ, on en  a donnÉ  À
beaucoup d'autres encore, et À vous on ne veut pas vous en donner.
     Perets lui jeta un regard furtif. Du long nez dÉcharnÉ de Domarochinier
s'Échappaient des reniflements, ses yeux clignaient sans cesse.
     -  Sans  doute parce  que  je  suis  Étranger,  suggÉra  Perets.  C'est
certainement la raison.
     - Et  je  ne  suis  pas  le  seul  À m'intÉresser  À  vous,  poursuivit
Domarochinier sur un ton  confidentiel. S'il n'y avait que moi!  Mais il y a
aussi  des gens importants...  Ecoutez,  Perets, vous pouvez peut-Être  vous
lever, pour que nous puissions  continuer? Vous me donnez  le vertige,  rien
qu'À vous voir.
     Perets se leva et sautilla sur un pied pour attacher une sandale.
     -  Mais Éloignez-vous  donc  de  ce bord!  cria  d'une voix douloureuse
Domarochinier en  agitant  son bloc-notes vers  Perets.  Vous finirez par me
tuer avec vos excentricitÉs!
     - C'est fini, fit Perets en tapant du talon. Je ne le ferai plus.  On y
va?
     - Allons-y.  Mais je  constate que vous n'avez rÉpondu  À aucune de mes
questions. Vous  me chagrinez beaucoup, Perets.  Vous Êtes  vraiment...  (Il
jeta un regard sur le gros  bloc-notes, haussa les Épaules et le glissa sous
son bras.)  C'est Étrange.  Pas la  moindre  impression,  sans  mÊme  parler
d'information.
     - Mais  aussi, qu'est-ce qu'il  y  a À rÉpondre? dit  Perets. Je devais
simplement Être ici pour parler au Directeur.
     Domarochinier se figea littÉralement sur place,  comme  engluÉ dans les
buissons, et profÉra d'une voix altÉrÉe :
     - C'est donc pour Ça que vous Êtes...
     - Comment, que je suis? Je ne suis rien de...
     Domarochinier jeta un regard autour de lui et chuchota :
     - Non, non.  Taisez-vous. Taisez-vous. Plus un mot.  J'ai compris. Vous
aviez raison.
     - Qu'est-ce que vous avez compris? J'ai raison de quoi?
     - Non, non, je n'ai rien compris. Rien de rien. Vous pouvez Être tout À
fait tranquille. Je n'ai pas compris et je n'ai  pas compris.  D'ailleurs je
n'Étais pas lÀ et je ne vous ai pas vu.
     Ils  passÈrent  devant  un  banc,  grimpÈrent  quelques  marches usÉes,
prirent  l'allÉe  couverte  d'un  fin  sable  rouge  et  pÉnÉtrÈrent sur  le
territoire de l'Administration.
     - La  pleine clartÉ  ne  peut  exister  qu'À un  certain niveau, disait
Domarochinier. Et chacun doit savoir À quoi il peut prÉtendre. J'ai prÉtendu
À la clartÉ À mon niveau, c'est mon droit,  et je l'ai ÉpuisÉ.  Et lÀ oÙ  se
terminent les droits commencent les devoirs...
     Ils dÉpassÈrent des cottages de dix appartements aux  fenÊtres  garnies
de rideaux de tulle, longÈrent le garage, traversÈrent  le terrain de sport,
passÈrent  encore  devant  les  entrepÔts, puis devant l'hÔtel sur le  seuil
duquel se tenait le Commandant, d'une pÂleur maladive, les yeux exorbitÉs et
fixes, une serviette À la main.  Ils suivirent une longue palissade derriÈre
laquelle ronflaient des moteurs, pressÈrent le  pas,  car ils n'avaient plus
beaucoup  de  temps, puis se  mirent À courir. Il Était cependant tard quand
ils  arrivÈrent  À  la  cantine,  et  toutes  les places Étaient  prises,  À
l'exception de la  petite table de service dans un coin au fond oÙ restaient
deux places, la troisiÈme Étant occupÉe  par  le  chauffeur Touzik  qui, les
voyant  en  train de piÉtiner, indÉcis, sur le pas de la porte, leur  fit un
signe d'invite en agitant sa fourchette.
     Tout le  monde buvait du kÉfir et Perets en prit  aussi. La nappe rÊche
de la  table  Était  maintenant garnie  de  six  bouteilles et quand  Perets
Étendit  les jambes pour s'installer au mieux sur la chaise sans siÈge, il y
eut  un  bruit  de  verre  et une  ancienne bouteille  de cognac  roula dans
l'intervalle entre les tables. Le chauffeur  Touzik la ramassa prestement et
la remit en place sous la table, ce qui produisit un nouveau tintement.
     - Faites attention avec vos pieds, dit-il.
     - Je ne l'ai pas fait exprÈs, dit Perets. Je ne savais pas.
     - Et moi,  je le savais? rÉpliqua Touzik. Il y en a quatre  lÀ-dessous,
tÂche de pas faire l'idiot.
     - Moi, par exemple, je ne bois pas, fit dignement Domarochinier.
     - On sait  Ça, comme  vous buvez pas, dit Touzik.  A ce compte-lÀ, nous
non plus.
     - Mais j'ai le foie malade, commenÇa À s'inquiÉter Domarochinier. VoilÀ
un certificat.
     Il  fit apparaÎtre une feuille de  cahier froissÉe  marquÉe d'un  sceau
triangulaire et  la fourra  sous  le nez de Perets. C'Était effectivement un
certificat, couvert  d'une Écriture  illisible  de  mÉdecin.  Perets ne  put
dÉchiffrer qu'un mot : "antabus".
     -  Et   il  y   a   aussi   ceux   de  l'annÉe  derniÈre,  et  ceux  de
l'avant-derniÈre, mais ils sont dans le coffre.
     Le chauffeur Touzik dÉdaigna  d'examiner le certificat. Il ingurgita un
plein verre de kÉfir, porta son  index repliÉ  À son  nez,  renifla, et, les
yeux pleins de larmes, profÉra d'une voix raffermie :
     - Qu'est-ce qu'il  y  a encore dans la  forÊt? Des arbres. (Il s'essuya
les  yeux  du  revers  de la manche.) Mais  ils restent pas  sur place : ils
sautent. Tu comprends?
     - Oui, alors? demanda avidement Perets. Comment font-ils?
     - Eh bien! voilÀ.  Il y en a un  lÀ,  immobile. Un arbre, quoi. Puis il
commence À se  tordre, À  se  nouer,  et c'est  parti!  Un grand  bruit,  un
craquement,  tu le vois,  tu  le vois plus. Un bon  de dix  mÈtres.  Il  m'a
bousillÉ la cabine. Puis il redevient immobile.
     - Pourquoi? demanda Perets.
     -  Parce  que  Ça  s'appelle un  arbre sauteur,  expliqua Touzik  en se
versant un verre de kÉfir.
     -  Hier  on a  reÇu  un lot de nouvelles  scies  Électriques, intervint
Domarochinier en se passant la langue sur les lÈvres. Un rendement fabuleux.
Je dirais mÊme que ce ne sont  pas des scies, mais de vÉritables  machines À
scier. Nos machines À scier de l'Eradication.
     Alentour, tout le monde buvait du kÉfir. Dans des  verres  À  facettes,
dans des gobelets en fer-blanc, dans  des tasses À cafÉ, dans des cornets de
papier, ou  simplement À la bouteille. Tout le monde avait les pieds ramenÉs
sous  sa  chaise.  Et  tous  pouvaient  sans doute  exhiber des  certificats
mÉdicaux attestant qu'ils avaient mal au foie, À l'estomac  ou au  duodÉnum.
Pour cette annÉe et pour les annÉes prÉcÉdentes.
     - Puis le manager  me  fait venir et me demande pourquoi ma  cabine est
dÉglinguÉe,  poursuivit  Touzik en  haussant la  voix. Tu roulais  encore  À
gauche, charogne, qu'il me dit. Vous, PAN Perets, vous jouez aux Échecs avec
lui,  vous pourriez bien  dire quelque chose pour  moi,  il vous  estime, il
parle souvent de vous... Perets, qu'il dit, c'est quelqu'un! Je ne  donnerai
pas de voiture pour Perets, qu'il dit, et n'essayez pas de m'en demander. On
ne peut pas laisser partir un tel homme. Vous comprenez,  bande d'imbÉciles,
qu'il dit, sans lui je m'ennuierais À  mourir! Vous lui parlerez  pour  moi,
hein?
     - B-Bon, fit Perets d'une voix hÉsitante. J'essaierai.
     - Je peux parler au manager, intervint Domarochinier. Il Était avec moi
À  l'armÉe  ; j'Étais capitaine  et lui lieutenant.  Il  me  salue encore en
portant la main À la hauteur du couvre-chef.
     - Il y a aussi les ondines,  dit Touzik, son verre de kÉfir  À la main.
Dans les grands lacs clairs. C'est lÀ qu'elles sont, tu comprends? Nues.
     -  C'est  votre  kÉfir,  Touz,  qui  vous  donne   des  visions,  plaÇa
Domarochinier.
     - Je les  ai  vues  de mes  propres yeux, rÉpliqua Touzik en portant le
verre À ses lÈvres. Mais on ne peut pas boire l'eau de ces lacs.
     -  Vous  ne les avez  pas  vues,  parce qu'elles  n'existent  pas,  dit
Domarochinier. Les ondines, c'est de la mystique.
     - Mystique toi-mÊme, dit Touzik en s'essuyant les yeux du revers  de la
manche.
     -  Un instant,  dit Perets, un  instant.  Vous dites  qu'elles sont lÀ,
Étendues... Et puis aprÈs? Il est  impossible qu'elles ne fassent que rester
lÀ, et puis c'est tout.
     Il  se  peut  qu'elles vivent sous  l'eau et  qu'elles  remontent À  la
surface comme  nous sortons  d'une piÈce enfumÉe  pour nous mettre au balcon
par une nuit de  lune,  et  exposer lÀ, les  yeux  clos,  notre visage À  la
fraÎcheur. C'est peut-Être ce qu'elles font. Elles viennent À la surface, et
elles  restent  lÀ.  A  se reposer. A  Échanger des sourires et  des paroles
indolentes...
     -  Ne   discute  pas  avec   moi,  dit  Touzik  en  regardant  fixement
Domarochinier. Tu  es  dÉjÀ  allÉ dans la  forÊt? Tu n'y as jamais  mis  les
pieds, et tu en parles.
     -  Absurde.  Qu'est-ce  que j'irais  faire  dans votre  forÊt? J'ai  un
laissez-passer  pour  y  aller.  Mais  vous,   Touz,  vous  n'en  avez  pas.
Montrez-moi votre laissez-passer s'il vous plaÎt, Touz.
     - Je  n'ai pas  vu moi-mÊme ces ondines, reprit Touzik en s'adressant À
Perets. Mais  j'y crois tout À  fait. Parce que les  autres en parlent. MÊme
Candide en parlait. Et Candide savait  tout sur  la forÊt. Il la connaissait
comme  sa femme. Il  reconnaissait tout au toucher. Il est mort lÀ-bas, dans
sa forÊt.
     - S'il est mort, fit Domarochinier sur un ton significatif.
     - Quoi,  "si"? Un homme part en  hÉlicoptÈre,  et de trois ans  on n'en
entend plus parler. Il y a eu l'avis de dÉcÈs dans les journaux, le repas de
funÉrailles, qu'est-ce qu'il te faut encore? Candide  a cassÉ sa pipe, c'est
Évident.
     - Nous n'en savons pas assez, dit Domarochinier, pour affirmer quoi que
ce soit de maniÈre absolument catÉgorique.
     Touzik  cracha  et  alla  chercher  une  autre bouteille  de  kÉfir  au
comptoir.  Domarochinier  en  profita  pour se  pencher  vers Perets et  lui
murmurer À l'oreille, le regard fuyant :
     - Notez  que pour ce qui est de  Candide,  des  ordres secrets ont  ÉtÉ
donnÉs... Je me  considÈre en droit  de vous en informer parce que vous Êtes
Étranger...
     - Quels ordres?
     - Le considÉrer comme vivant, gronda sourdement Domarochinier avant  de
s'Écarter.
     Puis il reprit À voix haute :
     - Le kÉfir est bien, aujourd'hui, il est frais.  Le rÉfectoire s'emplit
de  bruit. Ceux qui avaient fini leur  repas se levÈrent avec des bruits  de
chaises  et  gagnÈrent  la  sortie.  Ils  parlaient  fort,  allumaient leurs
cigarettes et jetaient les allumettes par terre. Domarochinier jetait autour
de lui des regards mauvais et disait À tous ceux qui passaient À proximitÉ :
     "Comme vous le voyez, messieurs,  c'est  quelque peu Étrange, mais nous
sommes en train de parler..."
     Quand Touzik revint avec sa bouteille, Perets lui dit :
     -  Est-ce  que le manager  parlait sÉrieusement en disant qu'il  ne  me
donnerait pas de voiture? Il voulait plaisanter, sans doute?
     - Plaisanter, pourquoi? Il vous aime beaucoup, PAN Perets, sans vous il
serait malade d'ennui, et il n'a aucun intÉrÊt À vous faire partir, un point
c'est tout... Admettons qu'il vous laisse partir, Ça l'avancerait À quoi? OÙ
vous voyez de la plaisanterie lÀ-dedans?
     Perets se mordit la lÈvre.
     - Comment faire alors pour partir? Je n'ai plus rien  À faire ici.  Mon
visa touche À sa fin. Et d'abord, je veux partir, voilÀ tout.
     - En  gÉnÉral,  dit Touzik,  on vous  vire  aussi sec  au bout de trois
rÉprimandes. On  vous  donne un autobus spÉcial, on rÉveille un chauffeur au
milieu de  la nuit, vous n'aurez pas le temps  de rassembler vos affaires...
Comment Ça se  passe avec les gars d'ici? PremiÈre rÉprimande : le type  est
rÉtrogradÉ.  DeuxiÈme rÉprimande :  on  l'envoie dans  la forÊt  expier  ses
pÉchÉs. Et À  la troisiÈme :  au revoir, bonjour chez toi. Si par exemple je
veux me faire licencier, je vide une demi-boutanche et je tape sur la gueule
À  celui-lÀ.  (Il  montrait  Domarochinier.)  On me  supprime  aussitÔt  les
gratifications,  et on me met À la charrette À merde. Alors qu'est-ce que je
fais? Je m'enfile une autre  demi-bouteille et je lui  retape sur la gueule,
vu?  LÀ, je quitte la  charrette À merde  et je pars À la station biologique
pour faire la chasse aux microbes  qu'ils ont lÀ-bas. Mais si je ne veux pas
aller À la  station  biologique, je bois encore une demi-bouteille et je lui
tape  pour  la troisiÈme  fois  sur  la gueule.  LÀ, c'est  terminÉ. Je suis
licenciÉ pour actes de voyoutisme et expulsÉ dans les vingt-quatre heures.
     Domarochinier tendit vers Touzik un doigt menaÇant :
     -  Vous  faites  de  la  dÉsinformation,  Touz, de  la  dÉsinformation.
D'abord, il doit  s'Écouler au moins un mois entre  chaque acte.  Sans quoi,
toutes  les  fautes  sont  considÉrÉes comme  un seul et mÊme  dÉlit, et  le
perturbateur  est  simplement  mis  en  prison,  sans  que  l'Administration
elle-mÊme donne suite À  l'affaire.  DeuxiÈmement, À la  deuxiÈme faute,  le
coupable est  sans retard envoyÉ dans  la forÊt sous  la  surveillance  d'un
garde, de sorte qu'il n'aura pas la possibilitÉ de s'aviser de commettre une
troisiÈme  infraction.  Ne l'Écoutez pas, Perets, il ne  comprend rien À ces
problÈmes.
     Touzik avala une gorgÉe de kÉfir, fit une grimace et cacarda :
     -  C'est  vrai. LÀ,  peut-Être  qu'effectivement je... Excusez-moi, PAN
Perets.
     - Mais non, enfin..., fit Perets d'un ton chagrin. De toute faÇon je ne
pourrais jamais taper sur quelqu'un, comme Ça, sans raison.
     -  Mais vous Êtes pas obligÉ de lui taper sur la... sur la gueule,  dit
Touzik. Vous pouvez lui botter le... les fesses. Ou tout simplement dÉchirer
son costume.
     - Non, je ne peux pas, dit Perets.
     - Mauvais,  Ça, dit Touzik.  ça ira mal pour  vous,  alors, PAN Perets.
Alors, voilÀ ce que nous allons faire. Demain matin,  vers sept heures, vous
irez au garage, vous vous  installerez dans ma voiture et vous attendrez. Je
vous emmÈnerai.
     - Vraiment? demanda Perets, joyeux.
     -  Oui.  Demain  je  dois aller  sur  le Continent,  transporter de  la
ferraille. Vous viendrez avec moi.
     Dans un coin, quelqu'un poussa soudain un cri terrible : "Qu'est-ce que
tu as fait? Tu as renversÉ ma soupe!"
     Domarochinier prit la parole :
     - L'homme doit Être  simple et clair. Je ne comprends pas pourquoi vous
voulez  partir d'ici,  Perets.  Personne  ne  veut  partir,  mais vous, vous
voulez.
     - C'est toujours comme Ça chez moi, dit Perets. Je fais toujours tout À
l'envers.  Et  d'ailleurs,  pourquoi l'homme  doit-il  obligatoirement  Être
simple et clair?
     Touzik renifla son index repliÉ et profÉra :
     - L'homme doit Être sobre. Tu crois pas?
     - Je ne bois pas, dit Domarochinier. Et ce pour une raison trÈs simple,
et connue de  tout le monde : j'ai le foie  malade. Ce n'est donc pas lÀ que
vous pourrez m'attraper, Touz.
     - Ce  qui  m'Étonne dans la forÊt, reprit Touzik, c'est les marais. Ils
sont brÛlants, tu comprends? Je peux pas supporter Ça. Je pourrai jamais m'y
habituer. C'est comme de la soupe aux choux bouillante, Ça  fume, Ça sent le
chou. J'ai mÊme  essayÉ  de goÛter, mais  Ça  n'a pas de  goÛt, Ça manque de
sel... Non, la forÊt,  c'est  pas pour l'homme. Elle leur en  a fait voir de
toutes les couleurs. On n'arrÊte pas d'amener du matÉriel, et  il disparaÎt,
comme englouti dans les  glaces, ils en font  venir d'autre, et il disparaÎt
encore...
     Une  profusion  verte  et  odorante.  Profusion de  couleur,  profusion
d'odeurs. Profusion de vie. Et toujours ÉtrangÈre.  FamiliÈre, ressemblante,
mais fondamentalement ÉtrangÈre. Le plus difficile est  de se faire  À cette
idÉe, qu'elle est À la fois ÉtrangÈre et, familiÈre. Qu'elle est l'Émanation
de notre monde, la chair de notre chair, mais qu'elle s'est dÉtachÉe de nous
et ne veut pas  nous connaÎtre. C'est sans doute ainsi que le pithÉcanthrope
aurait pu penser À nous, ses descendants - avec effroi et amertume...
     - Quand viendra l'ordre, proclama Domarochinier, ce  ne  sera pas  avec
nos bulldozers et nos tout-terrain minables que nous irons lÀ-bas, mais avec
quelque  chose de sÉrieux, et  en deux  mois nous aurons fait de tout Ça une
surface bÉtonnÉe, sÈche et lisse.
     - C'est toi qui le feras, dit Touzik. Si  on te  fout pas sur la gueule
avant, tu feras une surface bÉtonnÉe avec ton propre pÈre. Pour la clartÉ.
     Le mugissement profond d'une sirÈne se fit entendre. Les  carreaux  des
fenÊtres tremblÈrent, une sonnerie puissante retentit au-dessus de la porte,
des lumiÈres  se mirent  À clignoter  sur les murs et  au-dessus du comptoir
surgit une  inscription en lettres Énormes : "Debout, dehors!" Domarochinier
se leva À la hÂte,  manoeuvra  l'aiguille de  sa montre et partit en courant
sans prononcer une parole.
     - Bon, j'y vais, dit Perets. C'est l'heure de travailler.
     Touzik acquiesÇa :
     - C'est l'heure. L'heure juste.
     Il  Ôta sa veste fourrÉe, la roula soigneusement, rapprocha les chaises
et s'allongea, la tÊte posÉe sur la veste.
     - Donc, demain sept heures? dit Perets.
     - Quoi? rÉpondit Touzik d'une voix ensommeillÉe.
     - Je viendrai demain À sept heures.
     -  OÙ Ça? demanda  Touzik  en se  retournant  sur  les  chaises.  Elles
tiennent pas ensemble, les salopes. Combien de  fois je leur ai dit : mettez
un divan...
     - Au garage, dit Perets. A votre voiture.
     - Ah!... Venez, venez, on verra lÀ-bas. C'est pas facile comme affaire.
     Il replia  les jambes, se croisa les bras et se mit À ronfler. Il avait
les bras velus, et au milieu des poils apparaissait un tatouage. Il y  avait
deux  inscriptions : "Ce qui nous  perd" et  "Toujours de  l'avant".  Perets
gagna la sortie.
     Il franchit  sur une  planchette une  Énorme flaque qui  s'Étalait dans
l'arriÈre-cour, contourna un tumulus de boÎtes de conserves vides, se glissa
À  travers une fente de la  palissade de planches et pÉnÉtra dans l'immeuble
de l'Administration par l'entrÉe de service. Les couloirs Étaient sombres et
froids, sentaient la  poussiÈre, le papier moisi, le tabac refroidi.  Il n'y
avait  personne nulle part,  aucun  bruit ne filtrait À travers  les  portes
revÊtues de moleskine. Perets gagna le premier Étage par un Étroit  escalier
dÉpourvu  de  rampe et  arriva  À une porte  surmontÉe d'une inscription  oÙ
clignotaient les mots : "Lave-toi les mains avant le travail." Sur  la porte
se  dÉtachait un grand "M" noir. Perets poussa le battant et fut quelque peu
ÉbranlÉ  en  dÉcouvrant  qu'il Était arrivÉ  dans  son bureau. C'est-À-dire,
Évidemment, celui de  Kim, le chef du groupe  de la Protection scientifique,
mais Perets y avait une table. La table Était maintenant À cÔtÉ de la porte,
prÈs  du  mur  dÉcorÉ  de  carreaux  de faÏence,  comme  toujours  À  moitiÉ
recouverte par la  "mercedes" sous  sa housse, tandis que prÈs de la fenÊtre
aux vitres  fraÎchement lavÉes se trouvait la table de Kim, lequel Kim Était
dÉjÀ au travail : assis, un peu voÛtÉ, il considÉrait une rÈgle À calcul.
     - Je voulais me laver les mains..., dit Perets, dÉconcertÉ.
     - Lave-toi, lave-toi, dit Kim  en  hochant la tÊte. Tu as un lavabo lÀ.
ça va Être trÈs bien maintenant. Tout le monde va venir chez nous.
     Perets alla au lavabo et entreprit de se laver les mains. Il les lava À
l'eau chaude et  À l'eau froide, en utilisant deux sortes  de  savon et  une
pÂte  À dÉgraisser spÉciale, les frotta  avec de  la  filasse  et  avec  des
brosses de diverses duretÉs. Puis  il mit en marche le sÉchoir Électrique et
tint quelques instants  ses  mains roses et  humides  dans  le hurlement  du
courant d'air chaud.
     - A quatre heures du  matin, on a fait savoir À tout le monde  que nous
serions transfÉrÉs au premier Étage, dit Kim. OÙ Étais-tu? Chez Alevtina?
     -  Non, j'Étais au bord  de  l'À-pic, dit Perets en prenant place À  sa
table.
     La porte s'ouvrit, le Proconsul  entra  en coup de  vent dans le local,
agita sa serviette pour saluer et disparut en  coulisse. On entendit grincer
la  porte  de la cabine  et le verrou claquer. Perets  Ôta  la housse  de la
"mercedes",  resta  un instant assis,  immobile, puis alla  À  la fenÊtre et
l'ouvrit.
     On ne  voyait  pas  la  forÊt,  mais  elle Était prÉsente.  Elle  Était
toujours  prÉsente, mÊme si on ne pouvait  la voir  que du bord  de l'À-pic.
Partout ailleurs  dans l'Administration, il  y  avait toujours quelque chose
qui la cachait. Elle Était cachÉe  par les bÂtiments crÈme  des ateliers  de
mÉcanique et par les trois Étages du garage rÉservÉ aux vÉhicules personnels
des employÉs. Elle Était cachÉe par les Étables de l'exploitation auxiliaire
et par le linge pendu aux abords de la blanchisserie dont  la sÉcheuse Était
perpÉtuellement cassÉe. Elle Était cachÉe par le parc avec ses corbeilles de
fleurs et  ses pavillons, son manÈge et ses  baigneuses de plÂtre  couvertes
d'inscriptions  au crayon.  Elle  Était cachÉe  par  les  cottages  et leurs
vÉrandas garnies  de lierre,  par les croix de leurs antennes de tÉlÉvision.
Et de lÀ, de  la fenÊtre du premier Étage, on ne voyait pas la forÊt À cause
du haut mur de briques  non achevÉ  mais dÉjÀ trÈs  haut que  l'on  Était en
train d'Édifier autour du bÂtiment bas du groupe de la PÉnÉtration du gÉnie.
La forÊt n'Était visible que du bord de l'À-pic. Mais l'homme qui n'avait de
sa vie vu la forÊt, qui n'en avait jamais entendu parler, qui n'avait jamais
pensÉ  À elle, qui ne la  craignait  pas et n'en rÊvait pas, mÊme cet  homme
pouvait facilement en deviner l'existence, du seul fait que l'Administration
existait. Il y a longtemps que je pensais À la forÊt, que  j'en parlais, que
j'en rÊvais, mais je ne soupÇonnais mÊme pas qu'elle pÛt exister en rÉalitÉ.
Et ce  n'est pas en allant pour la premiÈre fois au bord de l'À-pic que j'ai
acquis la certitude de son  existence,  mais en lisant sur  une  pancarte  À
l'entrÉe l'inscription : "Administration des  affaires de la forÊt". J'Étais
devant cette pancarte, ma valise À  la main,  couvert de poussiÈre, dessÉchÉ
par la  longue route, je la lisais  et  la relisais  et sentais  mes  genoux
trembler, car je savais maintenant que la forÊt existait, et que tout ce que
je pensais auparavant n'Était que le jeu d'une  imagination dÉbile,  un pÂle
mensonge  souffreteux. La forÊt est, et  cette immense bÂtisse maussade a la
charge de sa destinÉe...
     - Kim, dit Perets, est-il possible que je parte sans avoir vu la forÊt?
Je m'en vais demain.
     - Tu veux rÉellement y aller? demanda Kim distraitement.
     Les  marais verts et brÛlants,  les  arbres craintifs et  nerveux,  les
ondines À la surface de l'eau, qui se reposent sous la lune de leur activitÉ
mystÉrieuse  des  profondeurs,  les aborigÈnes Énigmatiques et circonspects,
les villages dÉsertÉs...
     - Je ne sais pas, dit Perets.
     - Tu ne peux pas y aller, Pertchik. Seuls le peuvent les gens qui n'ont
jamais pensÉ À la forÊt. Qui s'en sont toujours moquÉs Éperdument. Mais elle
est trop  proche  de ton  coeur. Pour  toi, la  forÊt est  dangereuse  parce
qu'elle te trahira.
     - Sans doute. Mais si je suis venu ici, c'est uniquement pour la voir.
     - Qu'as-tu besoin de vÉritÉs amÈres?  Qu'en feras-tu?  Et  que feras-tu
dans la forÊt?  Pleurer sur un  rÊve qui s'est  transformÉ en  destin? Prier
pour que tout soit autrement? Ou bien vas-tu entreprendre de transformer  ce
qui est en ce qui devrait Être?
     - Et pourquoi suis-je venu ici?
     - Pour Être sÛr.  Tu  ne comprends pas À  quel  point c'est important :
Être sÛr. Les  autres viennent pour tout  autre chose. Pour trouver dans  la
forÊt des mÈtres  cubes de bois.  Ou pour trouver la bactÉrie de  la vie. Ou
pour Écrire une thÈse. Ou pour obtenir un laissez-passer, non pas pour aller
dans la forÊt, mais À toutes fins utiles : Ça servira un jour  ou l'autre et
tout le monde n'en a pas. L'idÉe suprÊme, c'est de faire de la forÊt un parc
luxueux,  comme le  sculpteur qui tire la  statue du  bloc de  marbre.  Pour
ensuite  tondre  ce parc.  AnnÉe  aprÈs annÉe. Ne pas  le  laisser redevenir
forÊt.
     - Je voudrais partir, dit Perets. Je n'ai rien À faire ici. Il faut que
quelqu'un parte - ou bien moi, ou bien vous tous.
     - Revenons  aux  multiplications,  dit Kim. Perets  s'assit À sa table,
trouva une prise hÂtivement installÉe et brancha la "mercedes".
     -  Sept  cent quatre-vingt-treize cinq  cent  vingt-deux  par deux cent
soixante-six zÉro onze...
     La "mercedes" se mit À cogner et À tressauter. Perets attendit  qu'elle
soit calmÉe, et lut en bÉgayant la rÉponse.
     -   Bon.    Eteins,   dit   Kim.   Maintenant   divise-moi   six   cent
quatre-vingt-dix-huit trois cent douze par dix quinze...
     Kim  dictait  les  chiffres,  Perets  les  composait, appuyait sur  les
touches  ce   multiplication  et  de  division,  additionnait,  retranchait,
extrayait des racines, et tout se passait comme d'habitude.
     - Douze par dix. Multiplication, dit Kim.
     - Un zÉro zÉro sept, dicta mÉcaniquement Perets.
     Puis il se reprit et dit :
     - Mais elle ment. ça devrait faire cent vingt.
     - Je sais, je sais, fit impatiemment Kim. Un zÉro zÉro sept. Maintenant
extrais-moi la racine carrÉe de dix zÉro sept...
     - Tout de suite, dit Perets.
     Le  verrou  claqua À  nouveau  derriÈre  la  coulisse et  le  Proconsul
apparut, rose, frais et satisfait. Il se  lava les mains en fredonnant d'une
voix agrÉable un AVE MARIA, puis profÉra :
     - C'est tout de mÊme un vÉritable prodige,  cette forÊt, messieurs!  Et
dire  que  nous  parlons  d'elle  ou  Écrivons  sur elle d'une maniÈre aussi
criminellement insuffisante!  Et pourtant elle mÉrite qu'on Écrive sur elle.
Elle ennoblit,  elle  Éveille les sentiments les plus ÉlevÉs. Elle contribue
au progrÈs. Elle  est  elle-mÊme comme le  symbole  du  progrÈs. Et  nous ne
parvenons pas À empÊcher la diffusion de fables, d'anecdotes, de rumeurs non
qualifiÉes. En fait, il  n'y a pas de propagande de la forÊt. Tout ce qui se
pense et qui se dit sur la forÊt!
     - Sept cent quatre-vingts  multipliÉ par  quatre cent trente-deux,  dit
Kim.
     Le  Proconsul  haussa la  voix. Celle-ci Était forte et bien posÉe : on
n'entendit plus la "mercedes".
     - "Les  arbres cachent la forÊt"...  "Etre perdu dans la forÊt"... "Les
brigands de la  forÊt"... VoilÀ  ce que nous devons  combattre! VoilÀ ce que
nous devons  extirper!  Vous,  par  exemple,  monsieur  Perets,  pourquoi ne
luttez-vous  pas? Vous pourriez faire  au  club  un exposÉ circonstanciÉ  et
judicieux sur la forÊt,  et vous  ne le faites pas. Il y a longtemps que  je
vous observe, que j'attends, mais en vain. Qu'y a-t-il?
     - C'est que je n'ai jamais ÉtÉ lÀ-bas, dit Perets.
     - Pas grave. Moi  non plus, je n'y suis jamais allÉ, mais j'ai fait une
confÉrence  et  À  en juger  par  les Échos  que  j'ai  reÇus,  c'Était  une
confÉrence trÈs utile. La question  n'est pas de  savoir si on a  ou non ÉtÉ
dans  la  forÊt,  la question est de dÉpouiller les faits de  leur gangue de
mysticisme  et de superstition, de mettre À nu la substance en arrachant les
oripeaux  dont  elle   a  ÉtÉ  affublÉe  par   les   esprits   mesquins   et
militaristes...
     - Deux  fois  huit divisÉ par quarante-neuf moins  sept fois sept,  dit
Kim.
     La "mercedes" se mit À l'oeuvre. Le Proconsul haussa À nouveau la voix.
     -  Je l'ai fait  en tant que philosophe de formation,  vous pourriez le
faire en tant  que  linguiste... Je  vous  donnerai les thÈses et  vous  les
dÉvelopperez À la lumiÈre  des derniÈres acquisitions de la  linguistique...
Au fait, quel est votre sujet de thÈse?
     - C'est  "Les  particularitÉs du style  et de  la rythmique de la prose
fÉminine de la basse Époque Heian, sur la base du "  Makura-no sÔshi  "." Je
crains que...
     -  Sen-sa-tion-nel!  C'est   prÉcisÉment  ce  qu'il   nous  faut.  Vous
soulignerez  qu'il  n'y  a  pas  de  marais  et  de  fondriÈres,   mais   de
merveilleuses boues curatives. Pas d'arbres sauteurs,  mais le produit d'une
science hautement  ÉvoluÉe.  Pas  d'indigÈnes,  pas de  sauvages,  mais  une
antique  civilisation d'hommes  fiers, libres, aux idÉaux ÉlevÉs, des hommes
modestes et  forts. Et  pas d'ondines! Pas de brumes lilas, pas  d'allusions
brumeuses - pardonnez-moi  ce calembour malheureux... Ce sera  sensationnel,
MEIN  HERR  Perets,  fabuleux. Et c'est  trÈs  bien que vous  connaissiez la
forÊt, que  vous puissiez faire  part de  vos impressions  personnelles.  Ma
confÉrence Étant bonne aussi, mais, j'en ai peur, quelque  peu  fastidieuse.
Comme matÉriau de base, j'ai utilisÉ les protocoles des rÉunions. Mais vous,
en tant qu'explorateur de la forÊt...
     - Je ne suis pas explorateur de  la forÊt, tenta de plaider  Perets. On
ne me laisse pas y aller. Je ne connais pas la forÊt.
     Le  Proconsul hocha distraitement  la  tÊte et nota rapidement  quelque
chose sur sa manchette.
     - Oui. Oui, oui. C'est malheureusement l'amÈre vÉritÉ. Malheureusement,
cela  se trouve  encore  chez  nous -  formalisme, bureaucratisme,  approche
euristique de  la personnalitÉ...  Vous pouvez  aussi  parler de  cela entre
autres. Vous pouvez, vous pouvez, tout le monde en parle. Moi j'essaierai de
rÉgler  votre intervention avec la direction. Je suis terriblement  content,
Perets, que vous preniez enfin part À notre travail. Il y a longtemps que je
vous  suis de trÈs  prÈs... VoilÀ,  je  vous  ai  inscrit  pour  la  semaine
prochaine.
     Perets arrÊta la "mercedes".
     - Je ne serai pas lÀ la semaine prochaine. Mon visa vient À expiration,
et je pars. Demain.
     -  Nous  arrangerons  Ça d'une maniÈre ou d'une autre.  J'irai voir  le
Directeur,  il  est  lui-mÊme membre du club,  il comprendra. ConsidÉrez que
vous avez une semaine de plus.
     -  Il ne faut pas, dit Perets. i1 ne faut pas! Le Proconsul  le regarda
droit dans les yeux :
     -  Il faut! Vous le  savez trÈs bien, Perets,  il  faut!  Au revoir. Il
porta deux  doigts À  la hauteur  de  sa  tempe  et s'Éloigna  en agitant sa
serviette.
     - Une vÉritable toile d'araignÉe, dit Perets. Que suis-je pour eux? Une
mouche? Le manager ne voulait  pas que je m'en  aille. Alevtina ne veut pas,
et maintenant celui-lÀ...
     - Moi non plus je ne veux pas que tu partes, dit Kim.
     - Mais je ne peux plus rester ici!
     -   Sept  cent   quatre-vingt-dix-sept   multipliÉ   par   quatre  cent
trente-deux...
     "De toute faÇon  je  partirai, se disait  Perets  en  appuyant sur  les
touches. Vous ne  le voulez  pas,  mais je partirai. Je  ne jouerai  pas  au
ping-pong avec vous, je ne jouerai  pas aux Échecs avec vous, je ne veux pas
dormir et prendre du  thÉ  et  de la confiture  avec vous,  je  ne veux plus
chanter  de  chansons  pour  vous, compter  sur  la  "mercedes"  pour  vous,
dÉbrouiller vos discussions et maintenant faire des confÉrences que de toute
faÇon vous ne comprendrez pas. Et je ne veux pas penser pour vous, faites-le
vous-mÊmes,  moi  je  m'en vais. Je pars, je pars.  De toute  faÇon, vous ne
comprendrez  jamais  que  penser  ce  n'est pas  une  distraction  mais  une
nÉcessitÉ..."
     Au-dehors, derriÈre le mur en construction, on entendait les cognements
sourds  d'un  mouton, le bruit  des  marteaux  pneumatiques,  le  fracas des
briques  qui se dÉversaient. Sur le mur  Étaient  assis cÔte  À cÔte  quatre
ouvriers en casquette, torse nu, qui fumaient. Puis ce fut sous  la  fenÊtre
mÊme le vrombissement et la pÉtarade d'un moteur de moto.
     -  Quelqu'un  qui vient  de  la forÊt,  commenta Kim. DÉpÊche-toi de me
multiplier soixante par soixante.
     La porte  s'ouvrit violemment et un homme fit irruption  dans la piÈce.
Il  portait  une combinaison dont le  capuchon dÉboutonnÉ ballottait  sur sa
poitrine par-dessus le cordon de l'Émetteur. Des bottes jusqu'À la ceinture,
la combinaison Était  couverte  d'aiguilles de jeunes pousses d'un rose pÂle
et autour de la jambe  droite s'enroulait le  fouet orange d'une liane d'une
longueur  dÉmesurÉe  qui  traÎnait  par  terre.  La  liane  continuait À  se
tortiller, et  Perets eut l'impression d'Être  en  prÉsence  d'un  tentacule
projetÉ par la forÊt elle-mÊme, qui, bientÔt se tendrait et qui entraÎnerait
l'homme sur le chemin inverse, À travers les couloirs  de  l'Administration,
en bas de l'escalier, lui ferait longer le mur, le rÉfectoire, les ateliers,
l'attirerait  encore plus bas, dans la rue poussiÉreuse,  À travers le parc,
ses statues et ses pavillons, vers le dÉbut de la corniche, vers les portes,
mais  il passerait À  cÔtÉ  des  portes  et  serait entraÎnÉ  plus bas, vers
l'À-pic...
     L'homme portait des lunettes de  moto, son visage  Était couvert  d'une
Épaisse couche de poussiÈre, et Perets  ne reconnut pas tout de suite en lui
StoÏan StoÏanov, de la station biologique. Il  tenait À la main un  gros sac
en papier.  Il  fit  quelques  pas  sur  le  sol revÊtu d'une  mosaÏque  qui
reprÉsentait une femme  sous la douche et s'arrÊta devant Kim, tenant le sac
en papier cachÉ  derriÈre son dos et faisant d'Étranges  mouvements avec  sa
tÊte, comme s'il avait eu des dÉmangeaisons dans le cou.
     - Kim, dit-il, c'est moi.
     Kim ne rÉpondit pas. On entendait sa plume qui grattait et dÉchirait le
papier.
     - Kimouchka, reprit StoÏan d'une voix implorante, je t'en supplie.
     - Fous le camp, dit Kim. Maniaque.
     - C'est la derniÈre fois, dit StoÏan. La derniÈre des derniÈres.
     Il  eut  un  nouveau  mouvement de tÊte et  Perets aperÇut  sur son cou
maigre À la peau rasÉe, dans le petit creux sous la nuque, une courte pousse
rosÂtre,  fine,  aiguË,  qui s'enroulait en  spirale, comme tremblant  d'une
sorte d'aviditÉ.
     - Tu n'as qu'À  dire  que c'est À cause de StoÏan, un point c'est tout.
Si  on t'invite au cinÉma,  dis que tu  as un  travail urgent À terminer  ce
soir.  Si c'est pour le thÉ, dis par exemple que tu viens de le prendre.  Si
on t'invite  À boire du vin, refuse aussi. Hein? Kimouchka! La derniÈre  des
derniÈres des derniÈres!
     - Qu'est-ce  que tu as À rentrer  la  tÊte  dans les  Épaules comme Ça?
demanda mÉchamment Kim. Allons, tourne-toi.
     - ça te reprend? demanda StoÏan en se tournant. Ce  n'est pas grave. Tu
n'as qu'À transmettre, tout le reste est sans importance.
     PenchÉ  par-dessus la  table,  Kim  s'affairait sur  le  cou de StoÏan,
pressait  et massait, les  coudes ÉcartÉs,  en  grinÇant des dents  d'un air
dÉgoÛtÉ et  marmonnant  des  jurons. La tÈte  baissÉe, le cou offert, StoÏan
dansait patiemment d'un pied sur l'autre.
     - Salut, Pertchik, dit-il. Il  y a longtemps que  je ne t'avais pas vu.
Qu'est-ce  que  tu  fais  ici?  J'ai  encore apportÉ  quelque  chose que  tu
pourras... Pour la derniÈre fois...
     Il dÉplia  le papier et  montra  À  Perets un  petit bouquet  de fleurs
sauvages d'un vert vÉnÉneux.
     - Et elles sentent! Comment qu'elles sentent!
     -  Mais arrÊte de  remuer, lui cria  Kim.  Reste tranquille!  Maniaque,
chiffe!
     -  Maniaque, chiffe,  soit!  approuva avec enthousiasme StoÏan. Pour la
derniÈre fois, la derniÈre des derniÈres.
     Les  pousses  rosÉs  sur  sa combinaison  commenÇaient À  se faner,  se
ridaient et tombaient  À terre, sur le visage de brique de la femme sous  la
douche.
     - C'est fini, dit Kim. DÉcampe!
     Il  se  dÉtacha de  StoÏan et  jeta  dans le seau À  ordures  une chose
sanglante, À demi vivante, qui continuait À se tordre.
     - Je lÈve le  camp,  dit StoÏan. Tout de  suite. Tu sais, Rita a encore
fait des  siennes,  et j'ai un peu peur  de  quitter la  station biologique.
Pertchik, tu devrais venir chez nous, tu leur parlerais...
     - Et puis quoi encore! dit Kim. Perets n'a rien À faire lÀ-bas.
     - Comment, rien? s'Écria StoÏan. Quentin fond À vue d'oeil.  Ecoute-moi
: il y a une semaine, Rita s'est enfuie, bon, on n'y peut rien... Mais cette
nuit  elle  est revenue trempÉe, blanche,  glacÉe.  Un  garde  a  voulu  s'y
frotter, elle  lui a  fait quelque chose, on ne sait pas quoi, et maintenant
il se traÎne comme  un perdu. Et tout le lotissement expÉrimental est envahi
par l'herbe.
     - Et alors? demanda Kim.
     - Quentin a pleurÉ toute la matinÉe...
     - Tout Ça je le  sais,  l'interrompit Kim. Mais je  ne comprends pas ce
que Perets a À faire lÀ-dedans.
     -  Comment  Ça, ce  qu'il a  À faire? Qu'est-ce que tu  racontes? Qui y
a-t-il À part  Perets? Pas moi, non? Pas toi, non plus...  Et on  ne  va pas
faire appel À Domarochinier, a Claude-Octave, tout de mÊme!
     Kim frappa la table de sa main :
     - ça suffit! Va travailler  et que je  ne te voie plus  ici pendant les
heures de service. Ne me pousse pas À bout.
     - C'est fini, se hÂta de dire StoÏan. C'est fini. Je m'en vais. Mais tu
transmettras?
     Il posa le bouquet sur la table et s'enfuit en criant : "Le cloaque est
encore en travail..."
     Kim prit un balai et poussa les dÉbris dans un coin.
     - Un imbÉcile sans cervelle,  commenta-t-il. Et  cette Rita... Recompte
tout encore une fois. ça les dÉmolira, cet amour...
     Sous  la fenÊtre, l'irritante  pÉtarade de la moto s'Éleva  À  nouveau,
puis  tout  redevint silencieux  À  l'exception des  coups sourds du  mouton
derriÈre le mur.
     - Que faisais-tu ce matin au bord de l'À-pic, Perets? demanda Kim.
     -  Je  voulais  voir  le Directeur. On m'a dit qu'il faisait parfois sa
gymnastique lÀ-bas. Je voulais lui demander de m'envoyer dans la forÊt, mais
il n'est pas venu. Tu sais, Kim,  je crois que tout  le monde ment ici. J'ai
parfois mÊme l'impression que toi aussi tu mens.
     - Le Directeur, ÉnonÇa pensivement Kim. C'est peut-Être une idÉe. Tu es
quelqu'un de courageux...
     - De toute faÇon je n'en vais demain. Touzik m'emmÈnera, il l'a promis.
Dis-toi bien que demain je ne serai plus lÀ.
     -  Je  ne m'attendais pas  À  Ça,  poursuivit  Kim  sans Écouter.  TrÈs
courageux...  On  pourrait  peut-Être t'envoyer  lÀ-bas, que  tu  te  rendes
compte?


     Perets  s'Éveilla  au  contact de doigts froids  sur son Épaule nue. Il
ouvrit les yeux et aperÇut  au-dessus de lui un homme en  sous-vÊtements. Il
n'y avait pas de  lumiÈre dans la piÈce, mais l'homme  Était  ÉclairÉ par un
rayon de lune et l'on voyait son visage blanc et ses yeux exorbitÉs.
     - Qu'est-ce que vous voulez? demanda Perets en un murmure.
     - Il faut Évacuer, rÉpondit l'homme, À voix basse lui aussi.
     "Ah! c'est le commandant", se dit avec soulagement Perets.
     - Evacuer, pourquoi? demanda-t-il en se soulevant sur un coude. Evacuer
quoi?
     - L'hÔtel est complet. Vous devez Évacuer les lieux.
     Perets fit le tour de  la piÈce d'un regard dÉsemparÉ. Tout Était comme
avant, comme avant les trois autres lits Étaient vides.
     -  Inutile d'inspecter, fit le commandant.  Nous savons ce qu'il y  a À
voir.  De  toute  faÇon, il  faut changer votre  literie  pour  la donner  À
nettoyer.  Vous  ne  le  ferez  pas  de  vous-mÊme,  vous  n'avez  pas  reÇu
l'Éducation adÉquate...
     Perets  comprit : le commandant avait peur, et  il le prenait  de  haut
pour se  donner  de l'assurance.  Il Était  dans  un État tel  qu'un  simple
contact  eÛt suffi  pour qu'il  se mette  À  hurler,  À glapir, À entrer  en
transes, À briser la fenÊtre pour appeler au secours.
     - Allons,  allons,  la literie, on vous  dit,  fit le commandant, saisi
d'une sorte de terrible impatience, en arrachant l'oreiller de sous la  tÊte
de Perets.
     - Enfin quoi, articula Perets, il faut absolument maintenant, en pleine
nuit?
     - C'est l'heure.
     -  Seigneur! vous n'avez pas toute votre tÊte  À vous. Bon, d'accord...
Prenez les draps, je  m'en passerai, je n'avais plus que cette nuit À passer
de toute faÇon.
     Il se leva  et, pieds  nus sur  le  sol froid,  entreprit de retirer la
housse  de l'oreiller.  Le  commandant, comme figÉ  sur  place,  suivait ses
mouvements de ses yeux exorbitÉs. Ses lÈvres tremblaient.
     - RÉparations, lÂcha-t-il enfin. Il est temps de faire des rÉparations.
La tapisserie  est toute  dÉchirÉe,  le plafond  fissurÉ,  le planchÉiage  À
refaire...
     Sa voix s'affermit :
     -  Donc, vous  devez  de  toute  faÇon  Évacuer. Les  rÉparations  vont
commencer incessamment.
     - Les rÉparations?
     - Les  rÉparations.  Vous avez vu l'État de la tapisserie? Les ouvriers
arrivent.
     - Maintenant? Tout de suite?
     -  Maintenant.  Tout  de  suite.  Il  est  impensable  d'attendre  plus
longtemps. Le plafond est complÈtement fissurÉ. Il n'y a qu'À voir.
     Perets se sentit  soudain glacÉ. Il abandonna  la housse  et saisit son
pantalon.
     - Quelle heure est-il? demanda-t-il.
     - Minuit passÉ, rÉpondit le commandant en baissant la voix et jetant un
regard circonspect autour de lui.
     - Et oÙ vais-je aller? dit Perets, enfilant une  jambe de son pantalon,
en  Équilibre  sur un  pied.  Vous n'avez qu'À me mettre ailleurs, dans  une
autre chambre...
     -  Tout  est  complet.  Et  lÀ  oÙ  ce  n'est  pas  complet,  c'est  en
rÉparations.
     - Chez le veilleur, alors...
     - C'est complet.
     Perets fixa tristement la lune.
     - Dans le dÉbarras, alors. Dans le dÉbarras, dans la lingerie, dans  le
poste d'ÉlectricitÉ. Il  ne me  reste plus que six heures À  dormir. A moins
que vous ne puissiez trouver  À me loger chez vous,  d'une  maniÈre ou d'une
autre...
     Le commandant s'agita soudain À travers la piÈce. Il courait d'un lit À
l'autre, nu-pieds, blÊme, effrayant comme une apparition. Enfin, il s'arrÊta
et profÉra d'une voix geignarde :
     - Mais enfin quoi? Je suis un homme civilisÉ, j'ai fait deux instituts,
je  ne  suis pas  un quelconque  indigÈne... Je comprends  tout! Mais  c'est
impossible, vous comprenez! Absolument impossible! (Il bondit vers Perets et
lui murmura À l'oreille :) Votre visa est  arrivÉ À expiration. Il y a  dÉjÀ
vingtsept minutes qu'il est expirÉ, et  vous Êtes toujours lÀ! Vous ne devez
pas Être  lÀ.  Je vous en supplie... (Il se laissa lourdement tomber sur les
genoux et alla chercher sous  le  lit les  chaussettes et les  chaussures de
Perets.) Je me suis rÉveillÉ en  nage À minuit moins cinq. Bon, je crois que
c'est  tout.  Ma  fin  est  venue. Je suis parti comme  j'ai ÉtÉ.  Je ne  me
souviens de rien.  Des nuages  dans les rues, des clous  aux pieds...  Et ma
femme qui doit accoucher... Habillez-vous, habillez-vous, je vous en prie...
     Perets s'habilla À la hÂte. Il comprenait mal. Le commandant n'arrÊtait
pas  de  courir entre  les  lits, piÉtinait  les  carrÉs de lune, jetait des
regards dans le couloir, se penchait À la fenÊtre et murmurait :
     "Mon Dieu, enfin..."
     - Je peux au moins vous laisser ma valise? demanda Perets.
     Le commandant eut un claquement de mÂchoires.
     - En aucun cas! Vous  voulez me perdre... Il  faut Être sans coeur! Mon
Dieu, mon Dieu...
     Perets  ramassa  ses livres, ferma non  sans peine sa  valise, prit son
manteau sur le bras et demanda :
     - Et maintenant oÙ vais-je aller?
     Le commandant  ne rÉpondit pas.  Il  attendait, trÉpignant d'impatience
Perets prit sa  valise et gagna la rue par l'escalier sombre et  silencieux.
Il s'arrÊta  sur  le perron et, tentant de calmer son tremblement, Écouta un
moment la voix du commandant qui  expliquait au  veilleur ensommeillÉ : "...
Il  va  vouloir rentrer. Il  ne faut pas  le laisser faire! Son... (sinistre
murmure confus)  Compris? Tu  rÉponds..." Perets  s'assit  sur sa  valise et
Étendit son manteau sur ses genoux.
     - Non,  je vous  en prie, fit la voix  du  comman dant derriÈre lui. Je
vous demande de quitter le perron. Je vous demande d'Évacuer complÈtement le
territoire de l'hÔtel.
     Il fallut partir. Perets posa sa valise sur la  chaussÉe. Le commandant
piÉtina encore un  peu en grommelant : <  Je vous  en  prie instamment... ma
femme...  sans excÈs d'aucune  sorte... les  consÉquences...  impossible..."
Puis   il  partit  en  frÔlant   le   mur,   silhouette  blanche  dans   ses
sous-vÊtements. Perets vit les fenÊtres  noires des  cottages, les  fenÊtres
noires  de l'Administration, les fenÊtres noires  de l'hÔtel.  Nulle part il
n'y avait de lumiÈre, les ampoules des rues elles-mÊmes Étaient Éteintes. Il
n'y avait que la lune, ronde, brillante et mÉchante.
     Et soudain  il  dÉcouvrit  qu'il  Était  seul.  Personne auprÈs de lui.
Autour, les gens  dorment,  et ils m'aiment  tous,  je le sais, je m'en suis
souvent  aperÇu.  Et pourtant je suis  seul, comme  s'ils Étaient tous morts
d'un coup ou subitement devenus mes ennemis... Et le commandant est un brave
monstre d'homme affligÉ de  la  maladie de Basedow, un malchanceux qui s'est
collÉ À moi du premier jour qu'il m'a vu. Nous avons jouÉ du  piano À quatre
mains et avons parlÉ, et j'Étais le seul avec qui il osait parler, avec  qui
il se  sentait un  homme À part entiÈre, et pas  le pÈre de sept enfants. Et
Kim.  Il   est  revenu  de  la  chancellerie  avec  une  Énorme  liasse   de
dÉnonciations.  Quatre-vingt-douze   dÉnonciations   me  concernant,  toutes
Écrites  de la mÊme main et signÉes de noms diffÉrents. Comme quoi je volais
À la poste  la cire À  cacheter de l'Etat,  j'avais amenÉ dans ma valise une
maÎtresse mineure que je cachais dans le sous-sol de la boulangerie, et bien
d'autres choses encore...  Et Kim avait lu ces dÉnonciations, en  avait jetÉ
certaines au panier et  avait  mis les autres de cÔtÉ  en marmonnant  : "ça,
c'est   À  creuser."  Et   c'Était   inattendu  et  effrayant,  insensÉ   et
repoussant...  Les  regards  furtifs  qu'il me  jetait,  et  ses yeux  qu'il
dÉtournait aussitÔt...
     Perets  se leva, prit sa  valise  et  partit  À  l'aventure,  lÀ  oÙ le
mÈnerait son inspiration. Mais son inspiration ne le conduisait nulle  part.
Il tituba, Éternua de poussiÈre et sans doute tomba À plusieurs reprises. La
valise  Était  incroyablement  lourde, comme impossible  À  diriger. Elle se
frottait  À  la  jambe  comme  un  fardeau,  puis  s'envolait  pesamment  et
resurgissait des tÉnÈbres pour venir battre le genou. Dans  une sombre allÉe
du parc  oÙ  ne  brillait aucune  lumiÈre  et oÙ  seules  les statues  aussi
incertaines que le commandant apportaient  une  vague blancheur,  la  valise
s'aggrippa soudain au pantalon par une de  ses boucles qui  s'Était dÉtachÉe
et Perets, en dÉsespoir de cause, l'abandonna.  L'heure  du  dÉsespoir Était
venue. AveuglÉ par les larmes, Perets se fraya un chemin À travers les haies
sÈches et bardÉes de piquants  poussiÉreux, franchit quelques marches, tomba
lourdement  sur le  dos  et,  À bout  de forces,  tremblant de douleur et de
compassion, se laissa tomber À genoux au bord de l'À-pic.
     Mais  la  forÊt demeurait indiffÉrente.  Si indiffÉrente  qu'elle ne se
laissait mÊme pas  voir. Sous l'À-pic, tout Était sombre et ce n'Était  qu'À
l'horizon  que l'on voyait apparaÎtre  quelque chose de  gris  et d'informe,
vaste et stratifiÉ qui luisait mollement sous la lune.
     - RÉveille-toi, implora  Perets. Regarde-moi maintenant que nous sommes
seuls,  n'aie pas peur, ils sont tous  endormis.  Tu n'as vraiment jamais eu
besoin d'aucun d'entre nous? Ou peut-Être tu ne comprends pas ce que Ça veut
dire,  besoin? C'est quand  on ne peut pas se passer... c'est quand on pense
tout le temps À...  C'est quand toute la vie se tend  vers... Je ne sais pas
qui  tu es.  Et mÊme ceux qui sont absolument persuadÉs  de le savoir ne  le
savent  pas. Tu es ce  que tu es, mais je peux espÉrer  que tu  es telle que
toute ma  vie j'ai  voulu te voir  : bonne  et  intelligente, indulgente  et
comprÉhensive,  attentive et peut-Être mÊme reconnaissante. Nous avons perdu
tout  cela,  nous n'avons plus assez de  force ni de temps, nous  ne faisons
qu'Ériger  des monuments toujours plus grands, toujours plus hauts, toujours
moins chers, mais nous  souvenir, nous  souvenir nous ne pouvons  plus. Mais
toi, tu es diffÉrente,  et c'est pourquoi je  suis  venu À toi de loin, sans
mÊme croire À ton  existence. Et se pourrait-il que tu  n'aies pas besoin de
moi?  Non, je vais te dire  la vÉritÉ.  J'ai peur  de ne pas avoir non  plus
besoin  de toi. Nous nous sommes  aperÇus,  mais nous ne  sommes pas devenus
plus proches, et il ne devait pas en Être ainsi. Peut-Être parce qu'ils sont
entre nous? Ils sont nombreux, je suis seul, mais je  suis l'un d'eux  et tu
ne peux Évidemment pas me distinguer dans la  foule, et je ne vaux peut-Être
pas la peine d'Être  distinguÉ. J'ai peut-Être moi-mÊme imaginÉ les qualitÉs
humaines  qui devaient te  plaire, mais te  plaire À toi  telle que je  t'ai
imaginÉe et non À toi telle que tu es...
     Des flocons  de lumiÈre  blancs  et brillants se  levÈrent À l'horizon,
s'Étendirent et tout d'un coup, À droite sous la falaise, sons le  rocher en
surplomb, des  faisceaux de  projecteurs  se dÉchaÎnÈrent  pour fouiller  le
ciel, pour se perdre dans les couches de brouillard. Les flocons lu lumineux
À l'horizon s'ÉtirÈrent, se  gonflÈrent, devinrent des nuages blanchÂtres et
s'Éteignirent. Quelques instants  plus tard,  les  projecteurs s'Éteignirent
aussi.
     - Ils ont peur, dit Perets. Moi aussi, j'ai peur. Pas seulement peur de
toi, mais aussi peur pour toi. Tu ne les connais pas encore. D'ailleurs,  je
les connais aussi trÈs mal. Je sais seulement  qu'ils sont capables de  tous
les excÈs, du plus extrÊme dans l'aveuglement comme dans la sagesse, dans la
fÉrocitÉ comme dans la pitiÉ, dans le dÉchaÎnement comme dans la retenue. II
ne leur manque qu'une chose : la comprÉhension. Ils ont toujours remplacÉ la
comprÉhension par des succÉdanÉs  - foi, athÉisme, indiffÉrence, mÉpris.  Ce
qui est toujours apparu Être  le plus simple. Plus  simple de croire  que de
comprendre. Plus  simple d'Être dÉsabusÉ  que de  comprendre.  Entre  autres
choses, je m'en vais demain, mais cela ne veut encore  rien dire.  Ici je ne
peux pas t'aider, tout est  trop rÉsistant, trop  en place. Ici je suis trop
visiblement dÉplacÉ, Étranger.  Mais je trouverai le point d'application des
forces,   ne  t'inquiÈte  pas.  C'est   vrai,   ils  peuvent   te   souiller
irrÉversiblement, mais cela aussi prend du temps, et beaucoup : il leur faut
trouver le moyen le plus efficace, le plus Économique,  et sur tout  le plus
simple. Nous nous battrons encore, s'il y a de quoi se battre... Au revoir.
     Perets se  leva et  s'avanÇa tout droit À travers les buissons, dans le
parc, dans l'allÉe. Il tenta de retrouver sa valise mais ne la retrouva pas.
Il revint alors dans la grand-rue,  vide  et  ÉclairÉe par la seule lune. Il
Était  plus  d'une  heure  du  matin  quand  il  s'arrÊta  devant  la  porte
obligeamment ouverte de la bibliothÈque de  l'Administration.  Les  fenÊtres
Étaient  tendues  de  stores  lourds,  mais  l'intÉrieur  Était  brillamment
Éclaire,  comme  une salle de  bal. Le  parquet  se  craquelait et  grinÇait
dÉsespÉrÉment,  et autour  Étaient les livres. Les rayonnages ployaient sous
les livres, les livres Étaient entassÉs sur les tables et dans les coins, et
À part Perets et les livres il n'y  avait pas  dans la bibliothÈque  Âme qui
vive.
     Perets  se  laissa  tomber dans un  grand  vieux  fauteuil, Étendit les
jambes,  se  renversa en  arriÈre  et  posa tranquillement ses  bras sur les
accoudoirs.
     Alors,  qu'est-ce  que vous faites lÀ?  dit-il aux  livres.  FainÉants!
C'est pour  Ça qu'on vous  a Écrits? Parlez-moi, racontez-moi les semailles.
Combien a-t-on semÉ? Combien de sage, de bon, d'Éternel? Et quelles sont les
prÉvisions pour la rÉcolte?  Et surtout, quelles pousses lÈveront? Vous vous
taisez... Toi,  lÀ, comment  dÉjÀ...  Oui, oui, toi en deux  tomes.  Combien
d'hommes t'ont lu? Et combien t'ont compris? Je t'aime beaucoup, ancÊtre, tu
es un bon et honnÊte camarade. Tu n'as jamais criÉ, tu ne t'es jamais vantÉ,
jamais frappÉ la poitrine.  Bon et honnÊte. Et ceux qui te lisent deviennent
aussi bons et  honnÊtes.  Ne serait-ce  que pour  un temps. MÊme malgrÉ eux.
Mais  tu  sais,  il  y  en  a  qui pensent que  pour  avancer,  la bontÉ  et
l'honnÊtetÉ ne sont  pas  tellement  nÉcessaires.  Que pour  Ça il faut  des
jambes. Et des souliers. MÊme des pieds sales et des souliers non cirÉs.  Le
progrÈs  peut  Être complÈtement  indiffÉrent aux notions  de  bontÉ  et  de
droiture, comme  il  l'a  fait  jusqu'À  maintenant.  L'Administration,  par
exemple,  n'a  pas  besoin,  pour  fonctionner  correctement,  de  bontÉ  ou
d'honnÊtetÉ.  C'est  agrÉable, souhaitable, mais absolument  pas nÉcessaire.
Comme le latin  pour un  nageur.  Les biceps  pour  un  comptable.  Comme le
respect de  la  femme pour Domarochinier... Mais tout dÉpend de ce  que l'on
appelle progrÈs. On peut l'envisager sous l'angle des "Oui mais" bien connus
:  alcoolique,  soit, oui mais  quel  spÉcialiste! DÉbauchÉ,  oui mais  quel
propagandiste!  Voleur,  disons profiteur,  oui  mais  quel  administrateur!
Meurtrier, oui mais quelle discipline et quelle  abnÉgation... Mais  on peut
aussi concevoir le progrÈs comme transformation de  tous dans le  sens de la
bontÉ  et de l'honnÊtetÉ. Et alors  nous verrons peut-Être  un temps oÙ l'on
dira :  c'est  un spÉcialiste, bien sÛr, il  s'y connaÎt, mais c'est un sale
type, il faut le  chasser... Ecoutez, livres, savez-vous que vous Êtes  plus
nombreux que les  humains? Si tous les hommes disparaissaient, vous pourriez
peupler la terre et vous seriez alors comme les hommes. Il y en a parmi vous
de  bons  et  honnÊtes, des sages, des  savants,  mais aussi  des  cervelles
d'oiseau, des sceptiques, des schizophrÈnes, des meurtriers, des suborneurs,
des enfants, des prÉdicateurs  moroses, des imbÉciles  contents d'eux-mÊmes,
et des braillards enrouÉs aux yeux injectÉs. Et vous ne sauriez pas pourquoi
vous Êtes lÀ. Au  fait, À quoi servez-vous? Vous  Êtes  nombreux À offrir la
connaissance,  mais   À  quoi  sert  la  connaissance  dans  la  forÊt?   La
connaissance n'a rien À voir  avec la forÊt.  C'est comme si on prenait soin
d'inculquer À un futur bÂtisseur de citÉs radieuses l'art des fortifications
: quels  que soient ses efforts par la suite pour construire un stade ou une
maison de repos, il n'arriverait jamais À construire qu'une redoute maussade
bardÉe de flÈches, d'escarpes  et de  contrescarpes.  Ce que vous avez donnÉ
aux gens qui  sont allÉs  dans  la forÊt, ce n'est pas la connaissance, mais
des prÉjugÉs... Il  y en a d'autres parmi vous  qui inspirent le scepticisme
et le dÉcouragement. Et ceci  non pas en raison de leur  noirceur ou de leur
cruautÉ, ni parce qu'ils proposent l'abandon de toute  espÉrance, mais parce
qu'ils mentent.  Il  y  a des mensonges  radieux,  pleins  de  sifflotements
allÈgres et de chansons entraÎnantes, des mensonges geignards qui tentent en
gÉmissant de se justifier. Ma s ce sont toujours des mensonges. Etrangement,
ce   n'est  jamais  ces  livres  que   l'on  brÛle,  que   l'on  retire  des
bibliothÈques. Jamais encore dans toute l'histoire de l'humanitÉ le mensonge
n'a ÉtÉ jetÉ au feu. Ou alors par  accident, parce qu'on n'avait pas compris
ou qu'on avait  cru. Dans la  forÊt aussi ils  sont  inutiles. Ils  ne  sont
utiles  nulle part.  C'est sans doute  prÉcisÉment  pour cela  qu'il y  en a
tant... enfin pas  pour cela mais parce qu'on les  aime... Les  tÉnÈbres des
vÉritÉs amÈres sont plus chÈres À notre coeur...  Quoi? Qui est-ce qui parle
ici? Ah, c'est moi... Donc je disais qu'il y a aussi des livres... quoi?
     - Silence, il n'a qu'À dormir...
     - Il aurait bu un coup, au lieu de dormir...
     - Mais arrÊte ton chahut... Ah, mais c'est Perets.
     - Et aprÈs? Occupe-toi plutÔt de toi...
     - Personne pour s'occuper de lui, le pauvre...
     - Je ne suis pas un pauvre, marmonna Perets.
     Et il se rÉveilla.
     En face  de  lui, un  escabeau de bibliothÈque  Était placÉ devant  les
rayonnages. Alevtina, du laboratoire de photo, se trouvait sur la plus haute
marche. Touzik, le chauffeur,  maintenait  l'Échelle de  ses bras tatouÉs et
regardait vers le haut.
     - Il est toujours comme Ça un peu perdu, disait Alevtina en considÉrant
Perets.  Et il n'a pas dÎnÉ,  Évidemment. Il faudrait  le  rÉveiller,  qu'il
boive  au moins un peu de vodka... Je  me demande ce que  des gens comme lui
peuvent rÊver?
     - Moi, ce que je vois, je le rÊve pas, fit Touzik, les yeux levÉs.
     - Tu  vois  quelque chose  de nouveau? Que tu n'avais jamais vu  avant?
demanda Alevtina.
     -  Non, dit Touzik. On peut pas dire que ce soit particuliÈrement neuf,
mais c'est comme au cinÉma :  on peut le voir vingt  fois, et c'est toujours
avec plaisir.
     Sur la troisiÈme  marche de l'escabeau se trouvait un Énorme CHTROUTSEL
coupÉ en tranches, sur la quatriÈme des concombres et des oranges pelÉes, et
sur la cinquiÈme une bouteille À moitiÉ vide flanquÉe d'un pot  À crayons en
matiÈre plastique.
     - Regarde tant  que tu veux, mais tiens bien l'Échelle,  fit  Alevtina,
qui se mit en  devoir d'extraire  des rayons supÉrieurs d'Épaisses revues et
des dossiers aux couvertures  dÉfraÎchies.  Elle  souffla  pour  enlever  la
poussiÈre, fit  une  grimace,  tourna quelques  pages,  mit  À part quelques
chemises  et remit  les autres À  leur place.  Le  chauffeur Touzik  renifla
bruyamment.
     - Il te faut aussi ceux de l'avant-derniÈre annÉe? demanda Alevtina.
     -  Il  me  faut une  chose, fit Touzik, Énigmatique. Je vais  rÉveiller
Perets, maintenant.
     - Ne t'en va pas de l'Échelle, dit Alevtina.
     -  Je ne  dors pas,  intervint Perets.  Il y a  longtemps  que  je vous
regarde.
     - De lÀ-bas on ne voit rien, dit Touzik. Venez ici, PAN Perets : ici il
y a tout : des femmes, du vin et des fruits...
     Perets  se  leva en  boitillant  sur  sa jambe ankylosÉe, s'approcha de
l'escabeau et se versa À boire.
     -  Qu'est-ce que vous avez rÊvÉ,  Pertchik? demanda Alevtina du haut de
l'Échelle.
     Perets leva machinalement la tÊte, et baissa aussitÔt les yeux.
     - Ce que j'ai rÊvÉ? Des bÊtises... Je parlais avec les livres.
     Il avala le contenu du gobelet et prit un quartier d'orange.
     - Tenez Ça une seconds, PAN Perets, dit Touzik. J'ai soif moi aussi.
     - Alors tu veux ceux de l'avant-derniÈre annÉe? demanda Alevtina.
     - Evidemment! (Touzik versa  le liquide dans le gobelet et  choisit  un
concombre.) L'avant-derniÈre, et  l'avant-avant-derniÈre. J'en  ai  toujours
besoin. ça  a toujours ÉtÉ comme Ça,  et  je ne peux pas vivre sans  Ça.  Et
personne  ne peut vivre sans Ça. Il y en  a qui ont besoin de plus, d'autres
de  moins... Je le dis toujours : vous pouvez toujours me faire la leÇon, je
suis comme Ça. (Touzik but avec une satisfaction manifeste et mordit dans le
concombre craquant.) Et on peut pas vivre comme je vis ici. J'en supporterai
encore un peu, puis je prendrai la voiture et  j'irai me chercher une ondine
dans la forÊt...
     Perets tenait l'Échelle et  s'efforÇait de penser  au  lendemain,  mais
Touzik,  assis  sur  la  premiÈre marche de  l'escabeau, avait entrepris  de
raconter comment,  dans sa  jeunesse, lui  et des amis  avaient  surpris  un
couple en  banlieue, avaient  rossÉ et  chassÉ le galant, et avaient ensuite
essayÉ de se servir  de la femme.  Il faisait froid, humide,  et À cause  de
leur  extrÊme  jeunesse  À tous,  personne  n'Était arrivÉ  À rien. La femme
pleurait,  avait  peur,  et l'un aprÈs l'autre les  amis  de Touzik  avaient
abandonnÉ, et seul lui, Touzik, avait continuÉ À s'accrocher À la femme dans
l'arriÈre-cour  bourbeuse,  l'empoignant,  jurant, croyant  toujours  que Ça
allait y  Être,  mais sans rÉsultat,  jusqu'au moment  oÙ il l'avait emmenÉe
chez elle, dans sa  propre maison,  l'avait serrÉe contre la rampe de fer de
l'escalier sombre et avait enfin eu  ce qu'il  voulait. RacontÉe par Touzik,
l'histoire Était follement passionnante et drÔle.
     - C'est pour Ça que les  petites ondines ne risquent pas de m'Échapper,
dit Touzik. Je laisse jamais tomber, et c'est  pas lÀ que je vais commencer.
Chez moi, pas de fraude sur la marchandise : le dedans vaut le dehors.
     Il  avait  un beau visage hÂlÉ, d'Épais sourcils, le regard  vif et une
dentition  remarquable. Il ressemblait ÉnormÉment  À  un  Italien.  Mais  il
sentait des pieds.
     - Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent, qu'est-ce qu'ils fabriquent, disait
Alevtina. Tous les dossiers sont mÉlangÉs. Tiens, prends toujours ceux-lÀ en
attendant.
     Elle se  pencha et fit  passer À  Touzik une  pile  de  dossiers  et de
revues. Celui-ci  prit le tas, lut mentalement quelques pages en remuant les
lÈvres, compta les dossiers et dit :
     - Il m'en faut encore deux.
     Perets tenait toujours l'Échelle, le regard fixÉ sur ses poings serrÉs.
Demain À cette heure je ne serai plus lÀ, se disait-il. Je  serai assis dans
la cabine  À cÔtÉ de Touzik, il  fera chaud, le  mÉtal commencera À  peine À
refroidir.  Touzik  allumera  les phares, s'installera  confortablement,  le
coude  gauche  appuyÉ  contre la  portiÈre  et  commencera  À parler  de  la
politique mondiale. Je ne le laisserai plus parler de rien d'autre II pourra
s'arrÊter À chaque buvette, prendre en  route  qui il voudra, il pourra mÊme
faire  un  dÉtour pour ramener  À  quelqu'un  une batteuse de  l'atelier  de
rÉparations.  Mais  je ne le laisserai parler que de politique  mondiale. Ou
bien je l'interrogerai sur les diffÉrents types d'automobiles.  Sur les taux
de consommation en carburant, sur les pannes, sur les meurtres d'inspecteurs
vÉreux.  Il raconte bien,  et  on  ne sait jamais  s'il ment  ou s'il dit la
vÉritÉ...
     Touzik avala une nouvelle rasade de liquide, clappa les lÈvres, jeta un
regard sur les jambes d'Alevtina et entreprit  de poursuivre son rÉcit en le
ponctuant de trÉpignements, de gestes expressifs et d'Éclats de rire joyeux.
S'attachant  scrupuleusement À la  chronologie,  il raconta l'histoire de sa
vie  sexuelle d'annÉe  en annÉe, mois aprÈs mois. La  cuisiniÈre  du camp de
concentration oÙ il avait ÉtÉ enfermÉ  pour avoir volÉ du papier au temps de
la pÉnurie (la cuisiniÈre rÉpÉtait toujours : "Fais attention, Touzik, ne me
joue pas de tour!..."),  la  fille  d'un dÉtenu politique  dans ce mÊme camp
(elle  ne  se souciait  pas  de  savoir  avec qui  elle allait,  elle  Était
persuadÉe  que  de toute faÇon elle finirait au  crÉmatoire),  la femme d'un
marin dans une ville portuaire, qui tentait ainsi de se venger des trahisons
incessantes de son taureau de  mari.  Il y  avait  aussi une riche veuve que
Touzik  avait fini par fuir  une  nuit,  en  caleÇon, parce qu'elle  voulait
mettre  le  grappin  sur le pauvre Touzik et lui faire  faire le  trafic  de
narcotiques  et de  prÉparations mÉdicales douteuses. Et  les  femmes  qu'il
transportait quand il Était  chauffeur de  taxi :  elles  le  payaient  avec
l'argent du client, puis, À la fin de la nuit, en nature. ("... Alors je lui
dis : mais enfin, et À moi, qui va y penser? Toi tu en as dÉjÀ eu quatre, et
moi pas une...") Puis sa femme, une fillette d'une quinzaine d'annÉes, qu'il
avait ÉpousÉe par autorisation spÉciale des autoritÉs : elle lui avait donnÉ
des jumeaux et avait fini par le quitter quand il avait essayÉ de la  prÊter
À des amis en Échange  de leurs maÎtresses. Des  femmes... des filles... des
harpies... des salopes... des traÎnÉes...
     - C'est pour Ça que je suis pas du tout un dÉpravÉ, conclut-il. Je suis
simplement  un homme  qui  a  du tempÉrament,  et pas une  espÈce  de dÉbile
impuissant.
     Il finit son alcool, ramassa les dossiers et partit sans  prendre congÉ
en sifflotant et  en faisant grincer le parquet, curieusement voÛtÉ, soudain
semblable  À une araignÉe  ou À  un homme des  cavernes. Perets, accablÉ, le
suivait encore des yeux quand Alevtina lui dit :
     - Donnez-moi la main, Pertchik.
     Elle  s'assit sur la derniÈre marche, posa les mains sur ses Épaules et
se laissa  tomber avec un petit cri. Il l'attrapa sous  les aisselles  et la
posa À  terre,  et ils  demeurÈrent un instant tout proches l'un de l'autre,
visage contre visage. Elle avait gardÉ les mains posÉes sur ses  Épaules, et
il la tenait toujours sous les aisselles.
     - On m'a chassÉ de l'hÔtel, dit-il.
     - Je sais, dit-elle. Allons chez moi, si vous voulez?
     Elle  Était  bonne  et  tiÈde,  et elle affrontait  tranquillement  son
regard, mais sans aucune assurance particuliÈre. En la regardant, on pouvait
se reprÉsenter bien des images  de bontÉ, de chaleur, de douceur,  et Perets
passa avidement en revue toutes ces images les unes aprÈs les autres, essaya
de  se  voir tout contre elle, mais comprit tout d'un coup qu'il  ne pouvait
pas :  À  sa  place il voyait Touzik,  un Touzik beau,  arrogant, aux gestes
sÛrs, et qui sentait des pieds.
     - Non, merci, dit-il en retirant ses mains... Je m'arrangerai comme Ça.
     Elle  se  dÉtourna  immÉdiatement et entreprit  de  rassembler  dans un
papier journal les restes de nourriture.
     - Et  pourquoi "comme Ça"? dit-elle. Je peux vous donner le divan. Vous
dormirez jusqu'au matin, puis  on vous trouvera une chambre. Vous ne  pouvez
pas passer toutes les nuits dans la bibliothÈque..
     - Merci. Mais demain je m'en vais. Elle le regarda avec Étonnement.
     - Vous partez? Dans la forÊt?
     - Non, chez moi.
     - Chez  vous... (Elle enveloppa lentement les  restes dans le journal.)
Mais  vous  vouliez  toujours aller  dans la  forÊt, je  vous  l'ai moi-mÊme
entendu dire.
     -  C'est  que,  voyez-vous, je voulais...  Mais on ne veut pas  que j'y
aille.  Je  ne  sais  mÊme  pas  pourquoi.   Et  je  n'ai  rien  À  faire  À
l'Administration. Donc je me suis mis  d'accord  avec Touzik... Il  m'emmÈne
demain.  Il  est dÉjÀ trois heures maintenant. Je vais aller  dans le garage
m'installer dans la voiture  de Touzik,  et lÀ j'attendrai le matin. Donc ce
n'est pas la peine de vous inquiÉter...
     - Je vais donc vous  dire adieu... À moins  que  vous  ne vouliez quand
mÊme venir?
     - Merci, je prÉfÈre attendre- dans la voiture... J'ai peur de ne pas me
rÉveiller. Touzik n'attendra pas.
     Ils sortirent et gagnÈrent le garage main dans la main.
     - Alors, vous n'avez pas aimÉ ce que Touzik a racontÉ? demanda-t-elle.
     - Non.  Je n'ai pas du tout aimÉ.  Je n'aime  pas qu'on parle  de Ça. A
quoi  bon? J'en  ai  plutÔt honte... honte pour lui, pour vous, pour  moi...
Pour  tout  le  monde. ça  n'a pas de  sens. On  dirait qu'il y a  un  grand
ennui...
     -  C'est la plupart  du temps À cause de cet ennui, dit  Alevtina. Mais
vous n'avez  pas  À avoir  honte  pour moi,  j'y suis indiffÉrente. ça m'est
parfaitement Égal... VoilÀ, vous  Êtes  arrivÉ.  Embrassez-moi  avant  de me
quitter.
     Perets l'embrassa, avec une vague sensation de regret.
     - Merci, dit-elle.
     Puis elle fit demi-tour  et s'Éloigna rapidement. Sans savoir pourquoi,
Perets agita la main dans sa direction.
     Il  pÉnÉtra  dans  le  garage ÉclairÉ par  de petites  ampoules bleues,
enjamba le gardien qui ronflait  sur un siÈge empruntÉ À une voiture, trouva
le camion de Touzik et grimpa dans  la  cabine.  ça sentait  le  caoutchouc,
l'essence, la poussiÈre. Sur le pare-brise dansait un  Mickey Mouse aux bras
et jambes ÉcartÉs. On est bien, Ça  va, se dit Perets. J'aurais dÛ venir ici
tout de  suite. Tout autour Étaient garÉes les  voitures muettes, sombres et
vides.  Le gardien ronflait  bruyamment.  Les voitures dormaient, le gardien
dormait, tout dormait dans l'Administration.  Alevtina se  dÉshabillait dans
sa chambre devant  sa  glace, À cÔtÉ de son lit prÉparÉ, un grand lit À deux
places doux et chaud... Non,  il ne faut pas penser À Ça. Parce que le  jour
on  est  gÊnÉ  par  les  bavardages,  le bruit  de  la  "mercedes", tout  ce
remue-mÉnage stupide. Mais maintenant,  plus d'Éradication, de  pÉnÉtration,
de  protection,  ni  aucune autre sinistre  absurditÉ, uniquement  un  monde
endormi au-dessus de l'À-pic,  un monde fantomatique comme  tous les  mondes
endormis, invisible et inaudible, pas plus rÉel que  la  forÊt. La forÊt est
mÊme  maintenant  plus rÉelle : la forÊt ne dort jamais.  Ou peut-Être  elle
dort, et  rÊve de  nous tous.  Nous  sommes  le songe  de la forÊt.  Le rÊve
atavique. Les fantÔmes grossiers de sa sexualitÉ refroidie...
     Perets  s'Étendit, recroquevillÉ,  et fourra sous  sa  tÊte son manteau
roulÉ en boule. Mickey Mouse se balanÇait doucement au bout de son fil. A la
vue de  ce jouet, les  jeunes filles  ne  manquaient pas de s'Écrier  : "Oh!
qu'il  est mignon", et le chauffeur Touzik leur rÉpondait  : "Le dedans vaut
le  dehors." Le levier des vitesses entrait dans le flanc de Perets, qui  ne
savait pas comment  l'enlever de lÀ. Ni mÊme si  on pouvait l'enlever. Si on
le dÉplaÇait, la voiture risquait  peut-Être  de  partir. Lentement d'abord,
puis de plus en plus vite,  droit sur  le gardien endormi, et  Perets serait
dans la cabine, en train d'appuyer  sur tout ce qui  lui tomberait  sous  la
main ou  sous le  pied, tandis que le gardien se rapproche de plus en plus ;
on  voit  dÉjÀ sa bouche ouverte d'oÙ s'Échappent  des  ronflements, puis la
voiture tressaute, tourne brutalement, s'Écrase contre le mur  du garage, et
dans la brÈche apparaÎt le ciel bleu...
     Perets  s'Éveilla et s'aperÇut que c'Était dÉjÀ le  matin.  A  la porte
grande ouverte du garage, des  mÉcaniciens fumaient, et l'on voyait derriÈre
une surface que le soleil colorait en jaune. Il Était sept heures. Perets se
mit  sur son sÉant,  s'essuya le visage et  regarda dans le  rÉtroviseur. Il
pensa qu'il  lui  faudrait  se  raser,  mais resta  dans la voiture.  Touzik
n'Était pas encore arrivÉ, il fallait l'attendre lÀ, sur place, car tous les
chauffeurs  Étaient distraits et  partaient  toujours  sans lui. Il y a deux
rÈgles À observer dans les relations avec les chauffeurs  : premiÈrement, ne
jamais descendre de voiture si on peut attendre et patienter ; deuxiÈmement,
ne  jamais discuter avec  le chauffeur qui  vous conduit. A la limite, faire
semblant de dormir...
     Les  mÉcaniciens  À l'entrÉe  jetÈrent leurs  mÉgots  qu'ils ÉcrasÈrent
soigneusement À la pointe  de leurs chaussures et  entrÈrent dans le garage.
Il y en avait un que Perets ne connaissait pas, mais l'autre n'Était  pas du
tout un mÉcanicien,  mais bien  le manager. Quand ils passÈrent prÈs de lui,
le manager s'arrÊta À cÔtÉ de la cabine et, posant une  main  sur  l'aile du
camion,  examina quelque chose en dessous. Puis Perets l'entendit ordonner :
"Allons, remue-toi un peu, donne-moi le cric."
     - OÙ est-il? demanda le mÉcanicien inconnu.
     - ...! rÉpondit tranquillement le manager. Regarde sous le siÈge.
     - Comment est-ce que je pouvais le savoir, dit le mÉcanicien d'une voix
irritÉe. Je vous avais bien prÉvenu que j'Étais serveur...
     Il y eut un temps de silence, puis la  portiÈre du  cÔtÉ du  conducteur
s'ouvrit sur le  visage maussade et ennuyÉ du mÉcanicien-serveur. Il jeta un
coup d'oeil sur Perets, inspecta du regard l'intÉrieur de la cabine, tira un
peu sur le volant, puis passa les deux bras sous le siÈge et se mit À remuer
les objets qui s'y trouvaient.
     - C'est Ça, un cric? demanda-t-il À mi-voix.
     - N-non, fit Perets. Je crois que c'est plutÔt une clef À molette.
     Le mÉcanicien porta la clef au niveau de ses yeux, l'examina en pinÇant
les lÈvres, la posa  sur le  marchepied et  recommenÇa  À  fourrager sous le
siÈge.
     - ça? demanda-t-il.
     - Non,  dit  encore  Perets. ça, je peux vous  dire  exactement ce  que
c'est. C'est un arithmomÈtre. Les crics ne sont pas comme Ça.
     Le front plissÉ, le mÉcanicien-serveur considÉrait l'arithmomÈtre.
     - Ils sont comment, alors? demanda-t-il.
     - Eh bien!... C'est une sorte de barre de fer... Il y en a de plusieurs
modÈles. Il y a une espÈce de manivelle mobile...
     - Il y en a une, lÀ. Comme sur une caisse enregistreuse.
     - Non, ce n'est pas du tout le mÊme genre de manivelle.
     - Et si on la tourne, qu'est-ce qui se passe?
     Perets  ne sut plus que rÉpondre. Le  mÉcanicien attendit  un peu, posa
avec un soupir  l'arithmomÈtre sur le marchepied et se remit À l'oeuvre sous
le siÈge.
     - C'est peut-Être Ça? interrogea-t-il.
     - C'est possible. ça y ressemble  beaucoup. Mais lÀ il devrait  y avoir
une espÈce de tige de fer. Une grosse tige.
     Le  mÉcanicien  trouva aussi la tige. Il la fit sauter dans la paume de
sa main, dit : "TrÈs bien, je vais lui apporter Ça pour commencer" et partit
en laissant la portiÈre ouverte.  Perets  alluma une cigarette. On entendait
derriÈre des  cliquetis mÉtalliques et des jurons. Puis le  camion  se mit À
grincer et À tressauter.
     Touzik  n'Était toujours pas lÀ, mais  Perets ne s'inquiÉtait  pas.  Il
s'imaginait en train de rouler  dans  la rue principale de l'Administration,
et  personne  ne les regarderait. Puis ils prendraient la route transversale
en  soulevant aprÈs  eux un  nuage de poussiÈre jaune, tandis  que le soleil
serait de plus en plus haut, sur leur droite,  et qu'il commencerait bientÔt
À chauffer ; ils quitteraient  alors la  transversale  pour s'engager sur la
grand-route qui serait longue, lisse, brillante et ennuyeuse, et À l'horizon
ruisselleraient des mirages pareils À de grandes mares scintillantes...
     Le mÉcanicien passa À nouveau devant la cabine en faisant rouler devant
lui une  lourde  roue arriÈre.  La  roue prenait de  la vitesse sur  le  sol
bÉtonnÉ et l'on voyait que  le mÉcanicien voulait l'arrÊter pour  la  placer
contre le mur, mais la roue n'inflÉchit qu'À peine sa trajectoire  et  gagna
pesamment  la  cour tandis  que  le  mÉcanicien courait  maladroitement À sa
poursuite en prenant de plus en plus de retard.  Puis ils disparurent, et on
entendit  le mÉcanicien qui poussait des cris sonores et dÉsespÉrÉs  dans la
cour. Il y eut le bruit de nombreux pieds qui frappaient le  sol et des gens
passÈrent devant la porte aux cris de : "Attrape-la! Prends À droite!"
     Perets remarqua  que le camion ne  se tenait  plus aussi droit  sur ses
roues qu'auparavant  et jeta  un coup  d'oeil  par la  portiÈre  Le  manager
s'affairait prÈs du train arriÈre.
     - Bonjour, dit Perets, qu'est-ce que vous...
     -  Ah! Perets,  cher ami, s'exclama joyeusement le manager sans  cesser
son travail. Restez assis, restez assis, ne vous dÉrangez  pas! Vous ne nous
gÊnez  pas. Elle est  bloquÉe, cette saloperie. La  premiÈre a ÉtÉ facile  À
enlever, mais la deuxiÈme est prise.
     - Comment Ça, prise? Il y a quelque chose de dÉtÉriorÉ?
     Le manager  se redressa et  s'essuya  le  front du dos de la  main avec
laquelle il tenait la clef :
     - Je ne  crois pas. Elle doit Être simplement  rouillÉe. Je ne vais pas
tarder...  Puis nous  pourrons faire une partie d'Échecs. Qu'est-ce que vous
en pensez?
     - D'Échecs? fit Perets. Mais oÙ est Touzik?
     - Touzik?  C'est-À-dire  Touz?  Il  est  maintenant  assistant-chef  de
laboratoire. On l'a envoyÉ  dans la forÊt. Touz ne travaille plus chez nous.
Mais qu'est-ce que vous lui vouliez?
     - Ah! bon... fit lentement Perets. Je supposais simplement que...
     Il ouvrit la portiÈre et sauta sur le ciment.
     -  Vous  vous dÉrangez pour rien, dit le manager. Vous auriez pu rester
assis, vous ne gÊnez pas.
     - Pour quoi faire, rester assis. Cette voiture ne part pas?
     - Non, elle ne part pas. Elle ne peut pas partir sans roues, et il faut
enlever  les roues... Elle avait bien  besoin de se bloquer, celle-lÀ! Va te
faire...  Bon, les  mÉcaniciens  l'enlÈveront.  Allons  plutÔt  faire  cette
partie.
     Il prit Perets  par le bras et l'entraÎna dans son bureau. Ils  prirent
place derriÈre la  table,  le  manager  poussa de cÔtÉ  une pile de papiers,
disposa le jeu, dÉbrancha le tÉlÉphone et demanda :
     - On joue À l'horloge?
     - Je ne sais pas trop, dit Perets.
     Le bureau Était sombre  et frais,  une fumÉe de tabac bleuÂtre flottait
entre les armoires comme une algue gÉlatineuse,  et le manager,  verruqueux,
boursouflÉ, couvert de taches de couleur, tel un poulpe gigantesque, Étendit
deux tentacules velus, souleva la coquille vernie du jeu d'Échecs et se  mit
en devoir  d'en extraire les  viscÈres de bois. Ses  yeux ronds jetaient  un
Éclat vitreux et l'oeil droit, artificiel, Était continuellement tournÉ vers
le  plafond tandis que  le  gauche,  mobile  comme  du  vif-argent,  roulait
librement  dans  son orbite, fixant tantÔt  Perets, tantÔt la  porte, tantÔt
l'Échiquier.
     - A l'horloge, dÉcida enfin le manager. Il tira une montre de sa poche,
la rÉgla, pressa un bouton et joua le premier coup.
     Le  soleil  se levait. Dehors, on entendait crier  "Prends À droite!" A
huit heures, le manager qui se trouvait en  difficultÉ  rÉflÉchit longuement
et soudain  rÉclama un  petit dÉjeuner pour les deux partenaires. Le manager
perdit une partie et en proposa une  autre. Le petit dÉjeuner fut  copieux :
ils burent deux  bouteilles de  kÉfir et mangÈrent  un chtroutsel rassis. Le
manager  perdit la deuxiÈme partie, fixa avec dÉfÉrence  et  admiration  son
oeil   vivant  sur   Perets  et  en   proposa  une  troisiÈme.  Il   tentait
perpÉtuellement le mÊme gambit de la reine, sans s'Écarter une seule fois de
la variante qu'il avait choisi  et  qui Était irrÉmÉdiablement perdante.  On
aurait  dit  qu'il travaillait À  sa propre  dÉfaite,  et  Perets  dÉplaÇait
mÉcaniquement  les  piÈces,  se faisant  À lui-mÊme  l'effet  d'une  machine
d'entraÎnement :  il n'y avait plus rien ni en lui, ni au monde, si ce n'est
l'Échiquier,   le  bouton   sur   la  montre  et   un   protocole  d'actions
rigoureusement dÉterminÉ.
     A neuf  heures  moins  cinq  le  haut-parleur  du circuit de  diffusion
intÉrieure grÉsilla  et annonÇa d'une voix asexuÉe :  "Tous les travailleurs
de l'Administration au tÉlÉphone. Le Directeur va adresser une communication
aux employÉs."
     Le manager prit soudain un air trÈs sÉrieux,  brancha le tÉlÉphone,  se
saisit  du  combinÉ et le  porta  À  son  oreille.  Ses  deux  yeux  Étaient
maintenant tournÉs vers  le plafond.  "Puis-je  partir?" demanda Perets.  Le
manager fronÇa sÉvÈrement les sourcils, mit un doigt sur ses lÈvres puis fit
un  signe  de  la  main  À l'adresse  de  Perets.  Un  coassement  nasillard
s'Échappait de l'Écouteur. Perets sortit sur la pointe des pieds.
     Il  y  avait beaucoup  de  monde au garage.  Tous  les visages  Étaient
sÉvÈres, importants, solennels mÊme. Personne  ne travaillait,  tous avaient
l'oreille  collÉe  aux  combinÉs  tÉlÉphoniques.  Seul restait  dans la cour
violemment  ÉclairÉe  le serveur-mÉcanicien  qui  continuait À poursuivre la
roue, la respiration sifflante,  l'air ÉgarÉ, rouge, en sueur. Quelque chose
de trÈs  important Était en train de se passer. Ce n'est pas possible, pensa
Perets, pas possible, je suis toujours À cÔtÉ, je ne sais jamais rien. C'est
peut-Être  lÀ le malheur, peut-Être  que tout  est  normal  mais je  ne sais
jamais le pourquoi du comment, et c'est pour Ça que je me trouve en trop.
     Il  se  prÉcipita  vers  la  plus  proche  cabine tÉlÉphonique,  tendit
avidement  l'oreille,  mais  il  n'y  avait  que   des  bourdonnements  dans
l'Écouteur. Il ressentit  alors  un  soudain  effroi, une  sourde  crainte À
l'idÉe qu'il Était encore en  train  de manquer quelque chose quelque  part,
que  quelque  part quelque chose  Était encore  distribuÉ  À tout  le monde,
quelque chose dont il serait comme toujours privÉ. Bondissant par-dessus les
trous et  les fossÉs, il traversa le chantier, fit un  Écart pour  Éviter le
garde qui lui barrait la route, un pistolet dans une main et le combinÉ dans
l'autre et escalada une Échelle posÉe  contre le mur inachevÉ. Il put voir À
toutes  les  fenÊtres des gens munis de tÉlÉphones, figÉs sur place d'un air
pÉnÉtrÉ  puis  il entendit au-dessus  de  sa  tÊte un miaulement strident et
presque aussitÔt aprÈs le bruit d'un coup de  feu derriÈre son dos. Il sauta
À terre, tomba  dans  un  tas d'ordures  et  se prÉcipita  vers  l'entrÉe de
service. La porte  Était fermÉe. Il secoua À plusieurs  reprises la poignÉe,
qui se brisa. Il la jeta au loin et se demanda un instant ce  qu'il pourrait
faire ensuite. A cÔtÉ de  la porte  se trouvait une Étroite fenÊtre ouverte.
Il s'y glissa, se couvrant de poussiÈre et s'arrachant les ongles des mains.
     Il  se  retrouva  dans une piÈce  munie de deux tables.  DerriÈre l'une
d'elles se trouvait Domarochinier, un tÉlÉphone À la main. Son  visage Était
de  pierre,  ses yeux  clos. Il pressait de  l'Épaule  le combinÉ contre son
oreille  et  notait   rapidement  quelque  chose  au  crayon  dans  un  gros
bloc-notes.  La  deuxiÈme  table Était  inoccupÉe et portait  un  tÉlÉphone.
Perets prit le combinÉ et se mit À l'Écoute.
     Bruissements.   CrÉpitements.   Une   voix   aiguË   et   inconnue    :
"L'Administration ne peut rÉellement utiliser qu'un fragment insignifiant de
territoire dans l'ocÉan de la forÊt qui baigne le Continent. Il n'y a pas de
sens  de  la  vie  et  pas  de  sens  des  actes.  Nous  pouvons  un  nombre
extraordinaire  de choses, mais nous n'avons  pas jusqu'À maintenant compris
ce qui nous  est nÉcessaire parmi tout  ce que nous pouvons.  Il  ne rÉsiste
pas, il ne fait tout simplement pas attention. Si un acte vous a apportÉ une
satisfaction, c'est bien. Sinon c'est qu'il Était dÉpourvu de sens..."
     De nouveau des bruissements et des crÉpitements.
     "... RÉsistons  avec  des  millions  de chevaux-vapeur, des dizaines de
tout-terrain, de  dirigeables et d'hÉlicoptÈres,  la science mÉdicale  et la
meilleure  thÉorie   de  l'approvisionnement  du   monde.   On   dÉcouvre  À
l'Administration au moins deux gros dÉfauts. Actuellement des actions de  ce
genre peuvent  atteindre de trÈs  gros chiffrages au  nom de Herostrate pour
qu'il reste  notre  ami privilÉgiÉ. Elle est  absolument incapable de crÉer,
sans ruiner l'autoritÉ et l'ingratitude..."
     Bourdonnement, sifflement, bruits semblables À une quinte de toux.
     "Elle  aime beaucoup ce  que l'on  appelle  les solutions simples,  les
bibliothÈques, les relations  profondes, les cartes gÉographiques et autres.
Les  chemins qu'elle envisage sont les plus courts pour penser au sens de la
vie pour  tout le monde mais les gens n'aiment  pas cela.  Les employÉs sont
assis, les jambes ballantes  dans le vide ; ils parlent, chacun À  sa place,
ils plaisantent, jettent  des cailloux et  chacun essaie  de lancer toujours
plus lourd, alors que la consommation de kÉfir ne permet ni de  cultiver, ni
de supprimer, ni de faire entrer la forÊt dans une clandestinitÉ convenable.
J'ai  peur que nous n'ayons mÊme pas compris  ce que nous voulons exactement
et il faut  finalement aussi exercer les nerfs,  comme on exerce la capacitÉ
de  perception, et la  raison ne  rougit pas et  ne se perd pas  en remords,
parce qu'un problÈme scientifique, correctement posÉ,  est devenu  moral. Il
est faux,  glissant, instable, et il simule. Mais quelqu'un doit exciter, et
ne pas  raconter de  lÉgendes, mais se  prÉparer  soigneusement À  une issue
type.  Demain  je vous recevrai  encore et examinerai comment vous vous Êtes
prÉparÉs. Vingt-deux heures : alerte radiologique et tremblement de terre  ;
dix-huit  heures  :  rÉunion  chez  moi  du  personnel  non   en  service  ;
vingt-quatre heures : Évacuation gÉnÉrale..."
     II  y eut  dans l'Écouteur comme un bruit d'eau qui coule. Puis tout se
tut et Perets remarqua Domarochinier qui dirigeait vers lui un regard sÉvÈre
et accusateur.
     - Qu'est-ce qu'il dit? demanda Perets. Je n'ai rien compris.
     - Ce  n'est pas Étonnant,  fit Domarochinier  d'une voix glaciale. Vous
avez pris un appareil qui n'est pas le vÔtre. (Il baissa les yeux, inscrivit
quelque chose sur son bloc-notes et poursuivit :) C'est, entre autres choses
une violation des rÈgles absolument inadmissible Je vous demande de poser ce
tÉlÉphone et de partir. Sinon j'appellerai les officiels.
     -  Bon,  dit  Perets, je m'en vais. Mais oÙ est mon  appareil? Celui-ci
n'est pas le mien. Soit. Mais alors oÙ est le mien?
     Domarochinier ne  rÉpondit pas. Ses yeux  se fermÈrent  À nouveau et il
colla le rÉcepteur À son oreille. Perets entendit un coassement.
     - Je vous demande oÙ est mon appareil, cria Perets.
     Maintenant, il  n'entendait plus  rien.  Il y  eut un bruissement,  des
craquements, puis retentirent  les signaux de fin  de communication.  Perets
rejeta alors le combinÉ et  courut dans le couloir. Il ouvrit les portes des
bureaux,  et partout vit  des employÉs connus  ou inconnus. Certains Étaient
assis ou  debout, figÉs dans  l'immobilitÉ la plus complÈte,  pareils À  des
figures de cire aux yeux de verre ; d'autres couraient d'un coin À un autre,
enjambant le fil du tÉlÉphone qu'ils traÎnaient  aprÈs eux ; d'autres encore
Écrivaient fiÉvreusement sur de gros cahiers, sur des bouts de papier,  dans
les  marges des journaux.  Et chacun collait  Étroitement  le  combinÉ À son
oreille, comme s'il craignait de perdre le moindre mot. Il  n'y avait pas de
tÉlÉphone  libre. Perets tenta  de  prendre  celui d'un employÉ figÉ dans sa
transe,  un  jeune  gars  en combinaison  de travail, mais  celui-ci  revint
aussitÔt  À  la vie,  se  mit À  glapir  et À ruer, tandis  que  les  autres
poussaient des "Chut!", agitaient les  bras, et  quelqu'un  cria  d'une voix
hystÉrique : "C'est un scandale! Appelez la garde!"
     - OÙ est  mon appareil? criait  Perets. Je suis un  homme comme vous et
j'ai le droit de savoir! Laissez-moi Écouter! Donnez-moi mon appareil!
     On le poussa dehors et la porte  fut refermÉe À clef  derriÈre  lui. Il
gagna le dernier Étage  et lÀ, À l'entrÉe du grenier, prÈs  de la machinerie
de l'ascenseur  qui  ne  marchait jamais, se trouvaient, assis À  une petite
table, deux mÉcaniciens de service qui jouaient au morpion. Haletant, Perets
s'adossa au  mur. Les mÉcaniciens  le regardÈrent, lui adressÈrent  un vague
sourire et se penchÈrent derechef sur leur feuille de papier.
     - Vous non plus, vous n'avez pas d'appareil? demanda Perets.
     -  Si,  rÉpondit l'un d'eux. Pourquoi  est-ce qu'on n'en aurait pas? On
n'en est pas encore arrivÉ lÀ.
     - Et vous n'Écoutez pas?
     - On n'entend rien, donc il n'y a pas À Écouter.
     - Et pourquoi on n'entend rien?
     - On a coupÉ le fil.
     Perets s'essuya le visage et le cou avec son mouchoir froissÉ, attendit
que l'un des deux mÉcaniciens ait gagnÉ et redescendit. Les couloirs Étaient
devenus  bruyants.  Les  portes  s'ouvraient,  les  employÉs sortaient  pour
griller  une  cigarette.  On entendait un  bourdonnement  de  voix  animÉes,
excitÉes, bouleversÉes.
     "Je vous le garantis, c'est  les  Esquimaux qui  ont inventÉ  l'eskimo.
Quoi? Mais enfin, je l'ai simplement lu dans un livre... Vous n'entendez pas
la consonance? Es-qui-mau. Es-ki-mo. Quoi?"
     "Je l'ai vu dans le catalogue Yvert :  cent cinquante mille francs.  Et
c'Était en 56. Vous vous rendez compte, ce qu'il peut valoir maintenant?"
     "DrÔles  de cigarettes. Il paraÎt que maintenant ils ne mettent plus du
tout de tabac  dans les cigarettes,  mais qu'ils prennent un papier spÉcial,
qu'ils le hachent et qu'ils l'imprÈgnent de nicotine..."
     "Les tomates donnent aussi le cancer. Les tomates, la pipe, les  oeufs,
les gants de soie..."
     "Comment avez-vous dormi? Moi, je n'ai pas pu fermer l'oeil de  la mit.
C'est ce mouton qui n'arrÊte pas de faire du fracas. Vous entendez? Et c'est
comme Ça toute lu nuit... Bonjour, Perets! Il paraÎt que vous Étiez parti...
C'est bien d'Être restÉ..."
     "On a fini par trouver le voleur, vous vous souvenez, toutes ces choses
qui disparaissaient? Eh bien! c'Était le  discobole du  parc, vous savez, la
statue prÈs de la fontaine. Il a encore des graffiti sur la jambe..."
     "Pertchik,  sois  un  frÈre,  prÊte-moi  cinq  sacs  jusqu'À  la  paye,
c'est-À-dire jusqu'À demain..."
     "Et il ne lui faisait pas  la cour. C'est  elle qui s'est jetÉ sur lui.
En  prÉsence du mari. Vous ne le croyez pas, mais je l'ai vu de  mes propres
yeux...
     Perets regagna son  bureau,  dit  bonjour  À  Kim et  se lava.  Kim  ne
travaillait pas. II Était assis,  les mains tranquillement posÉes À plat sur
la table, et  il regardait le carrelage de faÏence du mur. Perets  enleva la
housse de la "mercedes", brancha la machine, se tourna vers Kim et attendit.
     - Pas moyen de travailler aujourd'hui, dit Kim. Il y a un zouave qui se
promÈne pour  tout rÉparer. Je reste  assis  et  je  ne sais pas  quoi faire
maintenant.
     Perets aperÇut alors une note sur son bureau :
     "Perets. Nous  portons  À votre  connaissance  que  votre  tÉlÉphone se
trouve dans la piÈce 771." Signature illisible. Perets soupira.
     -  Tu  n'as pas À  pousser de soupir,  dit  Kim. Il  fallait arriver au
travail À l'heure.
     - Je ne savais pas, dit Perets. Je comptais partir aujourd'hui.
     - Excuse, fit sÈchement Kim.
     - De toute faÇon, j'ai pu un peu Écouter. Et tu sais, Kim, je n'ai rien
compris. Pourquoi?
     - Un peu ÉcoutÉ! Tu es un imbÉcile.  Un idiot. Tu  as laissÉ passer une
telle occasion que je n'ai mÊme plus envie de parler avec toi. Il va falloir
maintenant te prÉsenter au Directeur. Par pure bontÉ.
     - PrÉsente-moi, dit  Perets.  Tu sais, parfois j'avais  l'impression de
saisir quelque chose, des fragments  de pensÉe, trÈs intÉressants, je crois,
mais maintenant que j'essaie de m'en souvenir - plus rien...
     - Et À qui Était le tÉlÉphone?
     - Je ne sais pas. C'Était dans la piÈce oÙ se trouve Domarochinier.
     -  Ah-Ah... C'est vrai, elle est en train  d'accoucher... Il n'a pas de
chance,  Domarochinier.  Il prend une nouvelle  collaboratrice, il travaille
six mois  avec elle - et  elle accouche... Oui, Pertchik, tu es tombÉ sur un
tÉlÉphone de femme. De sorte que je ne  vois vraiment pas comment t'aider...
En  rÈgle gÉnÉrale,  personne  n'Écoute tout d'affilÉe, et les  femmes  font
certainement pareil. C'est  que le Directeur s'adresse À tout le  monde À la
fois, mais en mÊme temps À chacun en particulier. Tu comprends?
     - Je crains de...
     -  Moi, par exemple, je  recommande ce mode d'Écoute :  tu dÉroules  le
discours  du  Directeur sur  une  seule ligne, sans t'occuper  des signes de
ponctuation,  et tu  pioches  les mots  au hasard, comme  si  c'Étaient  des
dominos. Alors,  si les moitiÉs de domino correspondent, tu as un mot que tu
notes  sur une  feuille  sÉparÉe.  Si Ça  ne  correspond  pas,  le  mot  est
momentanÉment  rejetÉ, mais reste sur  la  ligne.  Il  y  a encore  quelques
subtilitÉs liÉes À la frÉquence des voyelles et des consonnes, mais c'est un
effet d'ordre secondaire. Tu comprends?
     -  Non,  dit Perets. C'est-À-dire  oui. Dommage, je ne connaissais  pas
cette mÉthode. Et qu'est-ce qu'il a dit aujourd'hui?
     - Ce n'est pas la seule mÉthode. Il y a par exemple celle de la spirale
À pas variable. C'est une mÉthode assez grossiÈre, mais  s'il  ne s'agit que
de problÈmes d'Économie, elle est trÈs pratique, parce que simple. Il y a la
mÉthode   de  Stevenson-Zaday,   mais  elle   nÉcessite   des  appareillages
Électroniques... De sorte que la meilleure est peut-Être celle  des dominos,
et dans les cas particuliers d'un lexique restreint et spÉcialisÉ,  celle de
la spirale.
     - Merci, dit Perets. Mais de quoi a parlÉ aujourd'hui le Directeur?
     - Que veut dire "de quoi"?
     - Comment? Mais... de quoi? Qu'est-ce qu'il... a dit?
     - A qui?
     - A qui? Mais À toi, par exemple.
     -  Malheureusement, je ne  peux  pas te le raconter. C'est  un matÉriel
secret, et aprÈs tout, Perets, tu es  un employÉ surnumÉraire  Ne  te  fÂche
donc pas.
     - Je  ne me fÂche pas, je voulais simplement savoir... Il a dit quelque
chose sur la forÊt, sur la libertÉ de la volontÉ...  Il y a longtemps que je
jette des  cailloux dans le ravin, mais  comme Ça,  sans  but,  et il a  dit
quelque chose lÀ-dessus aussi.
     - Ne me parle pas de Ça, fit nerveusement  Kim. ça ne me concerne  pas.
Et toi non plus d'ailleurs, puisque ce n'Était pas ton tÉlÉphone.
     - Attends un peu,  est-ce  qu'il  a dit  quelque chose  À  propos de la
forÊt?
     Kim haussa les Épaules.
     - Naturellement. Il ne parle jamais de rien d'autre. Raconte-moi plutÔt
ton dÉpart.
     Perets s'exÉcuta.
     - ça te  sert  À rien  de le battre  tout  le temps,  dit  Kim d'un air
pensif.
     - Je n'y peux rien. Je suis d'assez bonne force aux Échecs, et ce n'est
qu'un amateur... Et puis il joue d'une maniÈre plutÔt bizarre...
     - Ce n'est pas  grave. A ta place j'y rÉflÉchirais comme il faut. D'une
maniÈre gÉnÉrale tu m'inquiÈtes un peu depuis quelque temps.  On  Écrit  des
dÉnonciations sur ton compte... Tu sais, demain je te mÉnagerai une entrevue
avec le Directeur. Va le voir et explique-toi franchement. Je pense qu'il te
laissera partir. Souligne bien que tu es un linguiste, un philologue, que tu
es  arrivÉ ici par hasard, mentionne, comme sans y faire attention,  que  tu
avais  trÈs envie d'aller dans la  forÊt, mais que tu as  maintenant  changÉ
d'avis parce que tu te considÈres comme incompÉtent.
     - Bon.
     Ils se turent un instant Perets s'imagina face À face avec le Directeur
et  fut   saisi   de   panique.   La   mÉthode  des   dominos,   pensa-t-il.
Stevenson-Zaday.
     - Et surtout, n'aie pas peur de pleurer, dit Kim. Il aime Ça.
     Perets se leva d'un bond et se  mit À marcher avec excitation À travers
la piÈce.
     -  Seigneur,  fit-il. Savoir seulement À quoi il ressemble.  Comment il
est.
     - Comment? Pas bien grand, plutÔt roux...
     - Domarochinier a dit que c'Était un vÉritable gÉant...
     - Domarochinier est un imbÉcile. Un vantard et un menteur. Le Directeur
est un  homme plutÔt  roux,  replet,  avec une  petite cicatrice sur la joue
droite. Il  marche  avec  les  pieds  un peu  en  dedans,  comme  un  marin.
D'ailleurs, c'est un ancien marin.
     - Mais  Touzik disait que c'Était un  grand sec  avec des cheveux longs
parce qu'il lui manque une oreille.
     - Qui c'est encore ce Touzik?
     - C'est un chauffeur, je t'en ai parlÉ.
     -  Comment  le chauffeur  Touzik  peut-il  savoir  tout  cela?  Ecoute,
Pertchik, il ne faut pas Être aussi confiant.
     - Touzik dit qu'il a ÉtÉ son chauffeur et qu'il l'a vu plusieurs fois.
     - Et alors? Il ment  probablement. J'ai ÉtÉ son secrÉtaire particulier,
et je ne l'ai pas vu une seule fois.
     - Qui?
     -  Le Directeur. J'ai ÉtÉ longtemps son secrÉtaire avant de soutenir ma
thÈse.
     - Et tu ne l'as pas vu une seule fois?
     - Evidemment! Tu t'imagines que c'est si simple que Ça?
     - Attends un peu, comment sais-tu alors qu'il est roux, etc.?
     Kim secoua la tÊte.
     -  Pertchik,  commenÇa-t-il d'une voix  caressante. Mon petit. Personne
n'a jamais vu un atome  d'hydrogÈne,  mais  tout  le monde sait qu'il a  une
enveloppe  d'Électrons aux caractÉristiques dÉterminÉes  et un noyau qui  se
compose dans le cas le plus simple d'un proton.
     - C'est vrai, dit mollement Perets.
     Il se sentait fatiguÉ.
     - Donc, je le verrai demain?
     - Pas encore, demande-moi quelque chose de moins difficile, dit Kim. Je
t'organiserai  une  rencontre,  Ça je te le garantis. Mais  ce que tu verras
lÀ-bas et qui, Ça je ne le  sais pas.  Et ce que tu entendras, je ne le sais
pas  non plus. Tu ne  me demandes pas si le Directeur te fera partir ou non,
et tu as raison de ne pas le faire. Je ne peux pas le savoir, non?
     - Mais ce sont tout de mÊme des choses diffÉrentes, dit Perets.
     - C'est pareil, Pertchik, dit Kim. Je t'assure que c'est pareil.
     - J'ai l'air Évidemment bien abruti, dit tristement Perets.
     - Un peu.
     - C'est simplement que j'ai mal dormi cette nuit.
     -  Non, tu manques  simplement de sens  pratique. Et au fait,  pourquoi
est-ce que tu as mal dormi?
     Perets  raconta. Et prit peur. Le  visage bienveillant  de Kim  s'Était
soudain  empli  de sang,  ses cheveux  hÉrissÉs. Il poussa  un  rugissement,
dÉcrocha le combinÉ, composa furieusement un numÉro et vocifÉra :
     -   Commandant?  Qu'est-ce  que   cela  signifie,  commandant?  Comment
avez-vous pu oser expulser Perets? Taisez-vous. Je  ne vous demande  pas  ce
qui Était venu À expiration. Je vous demande comment vous avez  osÉ expulser
Perets. Quoi? Taisez-vous! Quoi? Sottises, balivernes! Taisez-vous, je  vous
Écraserai! Vous et  votre Claude-Octave!  Avec moi vous  irez  nettoyer  les
chiottes! Vous partirez dans la forÊt. En vingt-quatre heures,  en  soixante
minutes.  Quoi?  Oui... Oui...  Quoi?  Oui...  C'est  Ça. Dans  ce cas c'est
diffÉrent. Et le meilleur linge... ça, c'est votre  affaire. Dans la  rue au
besoin... Quoi? Bien. D'accord. D'accord. Je vous remercie.  Excusez pour le
dÉrangement... Mais naturellement. Merci beaucoup. Au revoir.
     Il reposa le combinÉ.
     - Tout est rentrÉ  dans l'ordre. MalgrÉ tout, c'est un homme admirable.
Va te reposer. Tu habiteras dans son  appartement et il s'installera avec sa
famille dans  ton  ancienne chambre ; autrement, il ne  peut malheureusement
pas... Et ne discute pas, je t'en prie.  Ce n'est pas une affaire  entre toi
et moi, c'est lui-mÊme qui a dÉcidÉ. Va, va, c'est un ordre. Je t'appellerai
pour le Directeur.
     En titubant, Perets gagna la rue. Il resta quelques instants immobile À
cligner des yeux  sous le  soleil, puis  il prit la direction  du  parc pour
aller chercher sa valise. Il ne la trouva pas du premier coup, car la valise
Était  solidement  maintenue  par   la  main   de   plÂtre   musculeuse   du
voleur-discobole À gauche  de la fontaine,  dont  la  hanche s'ornait  d'une
inscription  indÉcente.  A  proprement  parler,  l'inscription  n'Était  pas
particuliÈrement indÉcente. On avait Écrit au crayon À encre :
     "Fillettes, prenez garde À la syphilis."


     Perets  pÉnÉtra  dans  la  salle d'attente  du  Directeur À dix  heures
prÉcises. Il y avait dÉjÀ une vingtaine de personnes qui faisaient la queue.
On  fit passer Perets en quatriÈme position.  Il prit place dans un fauteuil
entre BÉatrice Vakh, employÉe au groupe d'Aide À la population locale, et un
sombre collaborateur du groupe de la PÉnÉtration du gÉnie. A en juger par la
plaque qu'il portait  sur  la poitrine  et l'inscription  sur son masque  de
carton blanc, ce dernier devait Être appelÉ Brandskougel. La salle d'attente
Était peinte en rose pÂle. Sur un mur Était  placÉe une pancarte "DÉfense de
fumer,  de jeter des ordures, de  faire du  bruit", sur un  autre,  un grand
tableau  qui reprÉsentait l'exploit du traverseur de la forÊt Selivan : sous
les   yeux  de  ses  camarades   stupÉfiÉs,  Selivan,  les  bras  levÉs,  se
transformait  en  arbre  sauteur. Les  rideaux  roses des  fenÊtres  Étaient
soigneusement  tirÉs et au plafond brillait un lustre  gigantesque. Outre la
porte d'entrÉe sur laquelle on pouvait lire "Sortie", la piÈce possÉdait une
autre porte, immense, revÊtue de cuir jaune, qui portait l'inscription "Sans
issue". ExÉcutÉe À la  peinture phosphorescente,  l'inscription se dÉtachait
comme  un sinistre avertissement. En  dessous  se  trouvait le  bureau de la
secrÉtaire, garni  de quatre tÉlÉphones de  couleur  diffÉrente et d'une  ma
Aine À Écrire Électrique. La secrÉtaire,  une femme replÈte d'un certain Âge
portant lorgnon, Étudiait d'un air distant un "Manuel de physique atomique".
Les visiteurs  parlaient  À voix basse.  Beaucoup ne  pouvaient cacher  leur
nervositÉ  et  feuilletaient  fÉbrilement  de  vieux  illustrÉs.  Tout  ceci
Évoquait  furieusement la file d'attente chez  un dentiste, et Perets fut  À
nouveau agitÉ  d'un  frisson dÉsagrÉable, d'un tremblement de  mÂchoires, et
saisi du dÉsir de partir n'importe oÙ sans plus attendre.
     -  Ils ne sont mÊme pas paresseux,  disait BÉatrice Vakh,  son charmant
visage tournÉ dans la direction de Perets. Mais ils ne peuvent pas supporter
un  travail systÉmatique.  Comment expliquez-vous, par exemple, l'incroyable
lÉgÈretÉ avec laquelle ils abandonnent les endroits oÙ ils ont vÉcu?
     - C'est À moi que vous parlez? demanda timidement Perets.
     Il  n'avait aucune  idÉe de  la maniÈre  d'expliquer  cette  incroyable
lÉgÈretÉ.
     - Non. Je parlais À "Mon cher" Brandskougel.
     "Mon cher" Brandskougel remit en  place le  pan  gauche de sa moustache
qui se dÉcollait et marmonna cordialement :
     - Je ne sais pas.
     - Et nous ne le savons pas non plus, fit  amÈrement BÉatrice. Il suffit
que nos Équipes  s'approchent du village pour  qu'ils partent en abandonnant
leur  maison et tous leurs biens. On dirait que nous ne les intÉressons pas.
Ils n'attendent absolument rien de nous. Qu'est-ce que vous en pensez?
     Mon cher Brandskougel  resta quelques  instants silencieux, comme  s'il
rÉflÉchissait  À  la  question,  observant BÉatrice  À travers les  Étranges
meurtriÈres cruciformes de  son masque. Puis il rÉpondit sur le mÊme ton que
prÉcÉdemment :
     - Je ne sais pas.
     -  C'est vraiment  dommage, poursuivit BÉatrice, que notre groupe ne se
compose que de femmes. Je  sais  bien qu'il y a une raison profonde, mais il
manque  souvent  la  fermetÉ,  l'ÂpretÉ,  je  dirais presque  la  motivation
masculine. Les femmes ont malheureusement tendance À se disperser, vous avez
dÛ le remarquer.
     - Je ne sais pas, dit Brandskougel.
     Sa moustache se dÉtacha soudain et tomba gracieusement jusqu'au sol. Il
la  ramassa, l'examina  attentivement en  soulevant un coin  de  son masque,
cracha prestement dessus et la remit en place.
     Une clochette tinta  mÉlodieusement  sur le  bureau  de la  secrÉtaire.
Celle-ci  posa son manuel, consulta une liste  en  retenant avec affectation
son lorgnon et annonÇa :
     - Professeur Kakadou, c'est À vous.
     Le professeur Kakadou lÂcha sa  revue illustrÉe, se  leva d'un bond, se
rassit,  regarda autour de lui en blÊmissant, puis se mordit la lÈvre et, le
visage dÉfait,  s'arracha À son  fauteuil et  disparut derriÈre la porte qui
portait  l'inscription  "Sans  issue".  Un  silence  morbide  rÉgna  pendant
quelques secondes  dans  la salle d'attente.  Puis les bruits  de voix et de
feuilles froissÉes reprirent.
     -  Nous  n'arrivons pas, disait  BÉatrice, À  trouver  le moyen de  les
intÉresser,  de les captiver.  Nous  leur  avons construit  des  habitations
confortables  sur  pilotis.  Ils  les  bourrent de  tourbe et y mettent  des
espÈces  d'insectes.  Nous  avons  essayÉ  de  leur  proposer  de  la  bonne
nourriture au  lieu  de la saletÉ aigre qu'ils  mangent. En pure perte. Nous
avons essayÉ de les vÊtir de maniÈre humaine. Un est mort, deux  autres sont
tombÉs  malades. Mais  nous  continuons  nos  expÉriences.  Hier nous  avons
rÉpandu dans la forÊt un  plein camion de miroirs  et de boutons dorÉs... Le
cinÉma ne les  intÉresse  pas,  pas  plus  que  la  musique.  Les  crÉations
immortelles  ne  provoquent  chez eux qu'une sorte de ricanement...  Non, il
faut commencer par les enfants. Je propose par exemple de leur enlever leurs
enfants et d'organiser des Écoles spÉciales. Malheureusement,  cela implique
des difficultÉs d'ordre technique  :  on ne peut pas  les prendre  avec  des
mains  humaines, il faudrait  lÀ des  machines spÉciales... D'ailleurs, vous
savez tout cela aussi bien que moi.
     - Je ne sais pas, dit mÉlancoliquement "Mon cher" Brandskougel.
     La clochette tinta À nouveau, et la secrÉtaire dit:
     - BÉatrice, c'est  À  vous.  Je  vous en prie. BÉatrice  s'agita.  Elle
esquissa le geste de se prÉcipiter vers la porte, mais s'interrompit et jeta
autour d'elle un regard  plein de dÉsarroi. Elle revint sur ses pas, regarda
sous le fauteuil en murmurant :
     "OÙ est-il?  OÙ?", promena ses yeux  immenses  sur la salle  d'attente,
saisit ses cheveux, cria d'une  voix forte : "Mais oÙ est-il?", puis attrapa
soudain Perets par sa  veste et le tira du  fauteuil  pour le jeter À terre.
Sous  Perets se trouvait un  carton brun dont se saisit BÉatrice. Elle resta
quelques secondes les yeux fermÉs, le visage  empli d'une  joie sans bornes,
serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s'achemina lentement vers la
porte recouverte de cuir jaune et la referma  derriÈre elle. Dans un silence
de mort, Perets se releva et, s'efforÇant de ne regarder personne, Épousseta
son pantalon. Au  demeurant,  personne ne lui prÊtait  attention :  tous les
regards Étaient braquÉs sur la porte jaune.
     "Que vais-je lui dire?  se demanda Perets.  Je  lui  dirai que je  suis
philologue et que je ne peux pas  Être utile À l'Administration, laissez-moi
partir, je m'en irai et jamais  plus je ne reviendrai,  je  vous en donne ma
parole. Mais  pourquoi Êtes-vous  venu  ici? Je  me suis  toujours  beaucoup
intÉressÉ À la forÊt, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forÊt. En
fait j'ai abouti ici tout À fait par hasard, puisque je suis philologue. Les
philologues,  les  littÉrateurs,  les  philosophes  n'ont  rien  À  faire  À
l'Administration. C'est pour Ça qu'on a raison de  ne pas me laisser partir,
je le reconnais, je suis d'accord... Je ne peux Être  ni À l'Administration,
oÙ l'on dÉfÈque sur la forÊt, ni dans la forÊt,  oÙ l'on ramasse les enfants
avec des machines. Il  faudrait  que  je m'en  aille  et que  je m'occupe de
quelque  chose de plus  simple. Je sais, on m'aime ici, mais on m'aime comme
un  enfant aime  ses jouets. Je suis ici pour amuser  les gens, je  ne  peux
apprendre À personne  ce que je sais... Non, je ne peux Évidemment  pas dire
Ça. Il faut verser une larme, mais  oÙ vais-je la  trouver, cette  larme? Je
casserai  tout chez  lui si seulement il essaie de m'empÊcher de  partir. Je
casserai tout et je m'en irai À pied."
     Perets se vit marchant sur la route poussiÉreuse sous un soleil de feu,
kilomÈtre aprÈs  kilomÈtre, tandis que  la valise se  fait  de plus en  plus
lourde et de  plus  en  plus  indÉpendante  de sa  volontÉ.  Et  chaque  pas
l'Éloigne toujours plus de la  forÊt,  de son rÊve, de son angoisse  qui est
depuis longtemps le sens de sa vie...
     "On  dirait  qu'il y a  un bout de temps que personne  n'a  ÉtÉ appelÉ,
pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a dÛ Être trÈs intÉressÉ par le projet
de  ramassage des  enfants.  Mais  pourquoi est-ce que personne  ne sort  du
bureau? Il doit y avoir une autre issue."
     - Excusez-moi, s'il vous plaÎt, dit-il en se  tournant vers "Mon  cher"
Brandskougel, quelle heure est-il?
     "Mon  cher"  Brandskougel  consulta sa  montre-bracelet,  rÉflÉchit  un
instant et dit :
     - Je ne sais pas.
     Perets se pencha vers son oreille et murmura :
     - Je ne  le  dirai  À personne.  A per-sonne.  "Mon  cher" Brandskougel
hÉsita.  Il  promena des doigts  indÉcis  sur la plaquette de plastique  qui
portait son  nom,  jeta  un  regard  À  la dÉrobÉe  autour  de  lui,  bÂilla
nerveusement, regarda À  nouveau  autour de  lui et  chuchota  en maintenant
fermement son masque contre sa figure :
     - Je ne sais pas.
     Puis  il se leva  et s'empressa  de rejoindre un autre coin de la salle
d'attente.
     La secrÉtaire dit :
     - Perets, c'est votre tour.
     - Mon tour? s'Étonna Perets. J'Étais quatriÈme.
     La secrÉtaire haussa la voix.
     - EmployÉ surnumÉraire Perets, c'est votre tour!
     - Il raisonne..., grommela quelqu'un.
     - Ces types-lÀ, il faut les  chasser...  Avec  un  balai brÛlant! dit À
voix haute quelqu'un sur la droite.
     Perets se leva. Il avait les  jambes en coton. Il porta stupidement les
mains À ses flancs. La secrÉtaire le regardait fixement.
     Des voix s'ÉlevÈrent dans la salle d'attente :
     - Il fait le dÉgoÛtÉ.
     - ça a beau faire le malin...
     - Et nous avons supportÉ Ça!
     - Excusez, vous l'avez supportÉ.  Moi, c'est la premiÈre fois que je le
vois.
     - Et moi, je vous signale que ce n'est pas la vingtiÈme.
     La secrÉtaire Éleva la voix :
     - Doucement! Gardez le silence! Et ne jetez  rien par terre.  Oui, vous
lÀ-bas... Oui, oui, c'est  À vous que  je parle. Alors, employÉ Perets, vous
allez entrer? Ou vous voulez que j'appelle les gardes?
     - Oui, dit Perets. Oui, j'y vais.
     La derniÈre personne  qu'il vit avant de quitter la salle d'attente fut
"Mon  cher" Brandskougel,  barricadÉ dans un coin derriÈre  son fauteuil, le
visage crispÉ, accroupi une main dans la poche arriÈre de son pantalon. Puis
il vit le Directeur.
     Le Directeur Était un bel  homme ÉlancÉ  d'une trentaine d'annÉes, vÊtu
d'un costume  coÛteux qui tombait admirablement. Il Était debout prÈs de  la
fenÊtre ouverte  et distribuait  des  miettes  de pain  aux  pigeons  qui se
pressaient sur l'appui. Le  bureau Était absolument vide  : il n'y avait pas
une chaise, pas mÊme de table. Seule une copie en rÉduction de "L'exploit du
traverseur de la forÊt Selivan" Était accrochÉe au mur opposÉ À la fenÊtre.
     - EmployÉ surnumÉraire de  l'Administration Perets? prononÇa d'une voix
claire et sonore  le Directeur en tournant vers Perets  le visage frais d'un
sportif.
     - Mmm... oui... Je... bafouilla Perets.
     - EnchantÉ, enchantÉ Nous  pouvons enfin faire  connaissance.  Bonjour.
Mon nom est Ah. J'ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis.
     Perets s'inclina, intimidÉ, et serra la main qu'on lui tendait. La main
Était sÈche et ferme.
     - Comme vous voyez,  je donne À  manger aux pigeons. Curieux oiseau. On
sent  qu'il renferme des possibilitÉs immenses.  Qu'en pensez-vous, monsieur
Perets?
     Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le
visage du  Directeur  exprimait une  telle cordialitÉ, un tel  intÉrÊt,  une
telle attente anxieuse d'une rÉponse que Perets se reprit et mentit :
     - J'aime beaucoup, monsieur Ah.
     - Vous les aimez rÔtis? Ou À l'ÉtouffÉe? Moi par exemple je les aime en
croÛte. Un pigeon en  croÛte avec un verre de bon vin demi-sec - que peut-il
y avoir de mieux? Qu'en pensez-vous?
     Et  le  visage  de M.  Ah  reflÉta À  nouveau  un  trÈs  vif intÉrÊt et
l'attente anxieuse de la rÉponse.
     - Etonnant, dit Perets. Il avait rÉsolu de se rÉsigner À tout et d'Être
d'accord sur tout.
     -  Et  la  "Colombe" de Picasso,  reprit M.  Ah.  Je  me  le remÉmore À
l'instant... "Sans  manger,  sans  boire,  et sans  embrasser, les  instants
passent  sans qu'on puisse  les rattraper..." Comme cela  exprime bien cette
idÉe de notre incapacitÉ À saisir et matÉrialiser la beautÉ!
     - De trÈs beaux vers, acquiesÇa passivement Perets.
     -  La  premiÈre  fois  que  j'ai vu  la  "Colombe", j'ai  pensÉ,  comme
probablement beaucoup d'autres, que le dessin Était faux, ou en tout cas peu
naturel.  Mais ensuite, j'ai ÉtÉ amenÉ par  mes fonctions À m'intÉresser aux
pigeons et je me suis soudain aperÇu  que  Picasso, ce  faiseur de miracles,
avait  saisi l'instant prÉcis  oÙ le  pigeon  replie  ses ailes avant de  se
poser. Ses pattes touchent dÉjÀ la terre, mais lui est encore dans l'air, en
vol. L'instant oÙ le mouvement devient immobilitÉ, le vol repos.
     - Il y a chez Picasso des tableaux Étranges, que  je ne  comprends pas,
dit Perets, montrant lÀ son indÉpendance d'esprit.
     -  Oh,  c'est  simplement  que  vous  ne les avez  pas  regardÉs  assez
longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne  suffit pas d'aller deux
ou trois fois  dans l'annÉe  au musÉe. Il faut  regarder les tableaux durant
des heures. Aussi souvent que  possible. Et uniquement les originaux. Pas de
reproductions.  Pas de  copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur
votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c'est une mauvaise
copie. Mais si vous aviez l'occasion  de faire connaissance avec l'original,
vous comprendriez l'idÉe de l'artiste.
     - Et en quoi consiste-t-elle?
     -  Je  vais essayer de vous  expliquer,  proposa  avec empressement  le
Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau?  Formellement, c'est quelque chose
moitiÉ-homme moitiÉ-arbre. Le tableau est  statique. On  ne voit pas, on  ne
saisit pas le passage d'une  substance À une autre. Il manque  au tableau le
principal  -  la  direction  du  temps. Mais  si vous  aviez la  possibilitÉ
d'Étudier l'original, vous comprendriez que  l'artiste  est  parvenu À faire
entrer  dans la reprÉsentation un sens symbolique profond, qu'il a reproduit
non pas un  homme-arbre, ni mÊme la transformation de l'homme en arbre, mais
prÉcisÉment et uniquement la transformation de l'arbre en homme. L'artiste a
utilisÉ  l'idÉe  contenue  dans  une  vieille  lÉgende  pour reprÉsenter  la
naissance d'une nouvelle individualitÉ. Le nouveau qui sort de  l'ancien. La
vie de la  mort. La raison de la matiÈre stagnante.  La copie est absolument
statique et tout ce qui y est reprÉsentÉ existe en dehors du cours du temps.
Mais l'original renferme le temps-mouvement! Le vecteur! La flÈche du temps,
comme dirait Eddington!
     - Et oÙ donc est l'original? demanda poliment Perets.
     Le Directeur eut un sourire.
     - L'original, naturellement, a ÉtÉ dÉtruit  en  tant qu'objet d'art  ne
permettant pas une  double interprÉtation. La premiÈre et la  deuxiÈme copie
ont Également ÉtÉ dÉtruites par mesure de prÉcaution.
     M. Ah revint À la fenÊtre et chassa  du coude un pigeon qui se trouvait
sur l'appui.
     -  Bien.  Nous  avons  parlÉ  des  pigeons,  prononÇa-t-il  d'une  voix
nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom?
     - Quoi?
     - Nom. Votre nom.
     - Pe... Perets.
     - AnnÉe de naissance?
     - Trente...
     - PrÉcisÉment!
     - Mille neuf cent trente. Cinq mars.
     - Que faites-vous ici?
     -   EmployÉ   surnumÉraire.   RattachÉ  au  groupe   de  la  Protection
scientifique.
     -  Je vous demande : que faites-vous ici?  dit le Directeur en tournant
vers Perets un regard aveugle.
     - Je... je ne sais pas. Je veux m'en aller.
     - Votre opinion sur la forÊt. BriÈvement.
     - La forÊt, c'est... J'ai toujours... Je... J'en ai peur et je l'aime.
     - Votre opinion sur l'Administration?
     - Il y a beaucoup de personnes estimables, mais...
     - ça suffit.
     Le  Directeur s'approcha  de  Perets, le prit par  les  Épaules et,  le
regardant droit dans les yeux, dit :
     - Ecoute, ami, laisse! Partie À trois? On  appelle la secrÉtaire, tu as
vu  le  morceau?  C'est  pas une  femme, c'est  les soixante-neuf  positions
rÉunies! "Ouvrons, enfants,  le Jeroboam de rÉserve!...", chanta-t-il  d'une
voix lourde.  Hein? On l'ouvre? Laisse, j'aime pas. Compris? Qu'estce que tu
en dis?
     Il  sentait  soudain  l'alcool  et  le  saucisson  À  l'ail,  ses  yeux
louchaient vers la racine du nez.
     - On appelle l'ingÉnieur, Brandskougel, "Mon cher" À moi, continua-t-il
en  pressant Perets contre sa poitrine.  Il connaÎt  de ces histoires... pas
besoin de hors-d'oeuvre... On y va?
     - Evidemment, on peut, dit Perets, mais c'est que je...
     - Que tu quoi?
     - Monsieur Ah, je...
     - Laisse! Pas de monsieur avec moi! Kamarade! Compris?
     - Kamarade Ah, je suis venu vous demander...
     - Dem-m-an-an-de! Je ne te  refuserai rien! Tu veux de l'argent? Tiens,
en voilÀ. Il y a quelqu'un qui ne te plaÎt pas? Dis-le, on verra Ça! Alors?
     -  N-non, je veux simplement m'en aller.  Je n'arrive pas À  partir, je
suis arrivÉ ici par hasard. Donnez-moi l'autorisation de partir. Personne ne
veut m'aider, et je vous le demande À vous, en tant que Directeur...
     Ah libÉra Perets, arrangea sa cravate et sourit sÈchement.
     - Vous  faites erreur, Perets. Je ne  suis pas le Directeur. Je suis le
dÉlÉguÉ du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai
quelque peu retenu. Par ici, s'il vous plaÎt. Le Directeur va vous recevoir.
     Il ouvrit devant Perets  une petite  porte  basse tout au fond  de  son
bureau nu et fit un  geste d'invite de la main. Perets toussota, lui adressa
un signe de tÊte  rÉservÉ et se baissa pour pÉnÉtrer dans la piÈce suivante.
Ce  faisant,  il  eut   l'impression   de  recevoir  une  lÉgÈre  tape   sur
l'arriÈre-train.  Au  reste,  il  Était  probable  que  ce,  n'Était  qu'une
impression - À moins que M. Ab ne se soit un peu trop  pressÉ  de claquer la
porte.
     La piÈce dans laquelle  il se  retrouva Était une copie conforme  de la
salle d'attente, la secrÉtaire elle-mÊme Était l'exacte copie de la premiÈre
secrÉtaire,  mais elle lisait un livre intitulÉ "Sublimation du  gÉnie". Les
fauteuils  Étaient  Également  occupÉs  par  des visiteurs  pÂles  munis  de
journaux  et  de revues.  LÀ aussi  il  y avait le  professeur  Kakadou  qui
souffrait  cruellement  de  dÉmangeaisons nerveuses  et  BÉatrice  Vakh, son
carton brun sur  les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, Étaient
des  inconnus et  sous une copie de  "L'exploit du traverseur  de  la  forÊt
Selivan" s'allumait  et s'Éteignait rÉguliÈrement une brutale  injonction  :
"SILENCE!"   Et    en   effet   personne   ne   parlait.   Perets    s'assit
prÉcautionneusement tout au bord d'un fauteuil. BÉatrice Vakh lui adressa un
sourire un peu crispÉ mais dans l'ensemble amical.
     Au  bout d'une  minute  de  silence  tendu,  une  clochette  tinta.  La
secrÉtaire posa son livre et dit :
     - RÉvÉrend Lucas, on vous demande.
     Le RÉvÉrend Lucas  faisait peur À voir, et Perets se dÉtourna. Ce n'est
rien, pensa-t-il  en fermant  les yeux. Je tiendrai. Il  se souvint de cette
pluvieuse soirÉe  d'automne oÙ on avait apportÉ  dans l'appartement Esther -
Esther  qu'un  voyou ivre venait d'Égorger  dans  l'entrÉe de la maison, les
voisins qui s'accrochaient À lui  et les Éclats de verre dans sa bouche - il
avait brisÉ le verre avec ses dents quand on  lui  avait apportÉ de l'eau...
Oui, pensat-il, le plus dur est passÉ...
     Son  attention fut rÉveillÉ par des bruits de grattements  rÉpÉtÉs.  Il
ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou
se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe.
     -  A  votre  avis,  faut-i1 sÉparer les filles et  les garÇons? murmura
d'une voix tremblante BÉatrice.
     - Je n'en sais rien, dit mÉchamment Perets. BÉatrice  Vakh continuait À
marmonner :
     - Une Éducation complexe a  Évidemment  ses avantages, mais c'est lÀ un
cas particulier... Seigneur! s'exclama-t-elle d'une voix geignarde, il ne va
pas me chasser? OÙ pourrais-je aller? On m'a dÉjÀ chassÉe de partout ; il ne
me reste pas une paire  de souliers  convenables, tous mes bas ont  filÉ  et
cette espÈce de poudre qui ne tient pas.
     La secrÉtaire posa la "Sublimation du gÉnie" et observa sÉvÈrement :
     - Ne vous Égarez pas.
     BÉatrice Vakh se figea, terrifiÉe. La petite porte basse s'ouvrit et un
homme complÈtement rasÉ se glissa dans la salle d'attente.
     - Est-ce qu'il y a un Perets ici? demanda-t-il d'une voix de stentor.
     - Je suis lÀ, dit Perets en se levant d'un bond.
     - Dehors avec vos affaires! La voiture  part  dans  dix minutes, allez,
hop!
     - La voiture pour oÙ? Pourquoi?
     - Vous Êtes Perets?
     - Oui...
     - Vous voulez partir, oui ou non?
     - Je voulais, mais...
     - Comme vous voudrez, rugit sur un  ton excÉdÉ l'homme rasÉ, j'ai  fait
mon travail, je vous l'ai dit.
     Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas.
     -  ArriÈre!  lui  cria  la  secrÉtaire,  tandis  que   plusieurs  mains
agrippaient ses  vÊtements. Perets  se dÉbattit dÉsespÉrÉment et la veste se
dÉchira.
     - La voiture, dehors! gÉmit-il.
     - Vous Êtes fou! dit  la  secrÉtaire,  furieuse.  OÙ voulez-vous  aller
comme Ça? Vous avez une porte lÀ, oÙ il y a Écrit "Sortie".
     Des mains fermes guidÈrent Perets vers l'inscription "Sortie". DerriÈre
la  porte  se trouvait  une  grande  salle de forme polygonale dans laquelle
s'ouvrait une multitude de  portes. Perets se rua pour les  essayer les unes
aprÈs les autres.
     Un soleil  Éclatant, des  murs blancs aseptiques, des  hommes en blouse
blanche.  Un dos nu, badigeonnÉ de teinture d'iode. Une  odeur de pharmacie.
Ce n'Était pas Ça.
     L'obscuritÉ,  le  ronronnement d'un  projecteur  cinÉmatographique. Sur
l'Écran  quelqu'un qu'on  tire  en tous  sens  par les oreilles. Les visages
blancs  de spectateurs  qui  se  tournent, mÉcontents. Une voix : "La porte!
Fermez la porte!" Encore pas Ça...
     Perets traversa la salle en glissant sur le parquet.
     Une  odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la
queue. DerriÈre la  barriÈre de verre, des bouteilles de kÉfir Étincelantes,
des tartes et des gÂteaux resplendissants.
     - Messieurs, cria Perets, oÙ est la sortie?
     - La sortie de quoi? demanda un vendeur grassouillet coiffÉ d'une toque
de cuisinier.
     - D'ici...
     - A la porte oÙ vous Êtes.
     - Ne l'Écoutez pas, dit un petit vieux en s'adressant au vendeur. C'est
juste un petit futÉ qui  s'amuse À retarder la  queue. Travaillez, ne faites
pas attention À lui.
     - Mais je ne m'amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir...
     - Non,  ce n'est pas  lui,  dit  le  vieillard  Équitable.  L'autre, il
demande  toujours  oÙ  sont  les  toilettes.  OÙ  donc  est  votre  voiture,
disiez-vous, monsieur?
     - Dans la rue...
     - Dans quelle rue? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues.
     -  ça  m'est   Égal  dans  laquelle,  je  veux  simplement   sortir,  À
l'extÉrieur!
     -  Non, dit le vieillard sagace, c'est bien lui. Il a seulement  changÉ
son rÉpertoire. Ne faites pas attention À lui...
     Perets regarda dÉsespÉrÉment  autour de  lui,  revint  dans la salle et
poussa la porte À cÔtÉ. Elle Était fermÉe. Une voix mÉcontente demanda :
     - Qui est lÀ?
     - Je dois sortir! cria Perets. OÙ est la sortie?
     - Attendez un instant.
     Il y eut un certain  remue-mÉnage derriÈre la porte, un clapotis d'eau,
des claquements de tiroirs qu'on renferme. La voix demanda :
     - Que voulez-vous?
     - Sortir! Je dois sortir!
     - Un instant.
     Une clef  grinÇa et la  porte  s'ouvrit.  La piÈce  Était  plongÉe dans
l'obscuritÉ.
     - Entrez, dit la voix.
     Cela sentait  le rÉvÉlateur. Les  bras Étendus devant  lui,  Perets fit
quelques pas mal assurÉs.
     - Je n'y vois rien, dit-il.
     - Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme
Ça.
     Perets sentit qu'on le prenait par la manche pour le guider.
     - Signez ici, dit la voix.
     Un  crayon  fut  glissÉ  entre les  doigts  de Perets.  Il  distinguait
maintenant dans la pÉnombre la vague blancheur d'une feuille de papier.
     - Vous avez signÉ?
     - Non. Il faut signer quoi?
     -  N'ayez pas peur, ce  n'est pas  une condamnation  À mort. Signez que
vous n'avez rien vu.
     Perets signa À  tout  hasard.  Il fut  À nouveau  fermement pris par la
manche,  guidÉ  À travers quelques portes  tendues de  rideaux, puis la voix
demanda :
     - Vous Êtes nombreux?
     - Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derriÈre la porte.
     - La file d'attente est formÉe? Je vais ouvrir la porte et faire sortir
quelqu'un.  Vous  passerez  un  par  un,   sans  parler  et  sans  faire  de
plaisanteries. C'est clair?
     - Compris. Ce n'est pas la premiÈre fois.
     - Personne n'a oubliÉ de vÊtements?
     - Non, non. Faites sortir.
     La clef grinÇa  À  nouveau. Perets fut presque aveuglÉ  par la  lumiÈre
Éclatante,  puis  on  le  poussa  au-dehors.  Les  yeux  toujours fermÉs, il
descendit quelques marches et comprit alors seulement qu'il se trouvait dans
la cour intÉrieure de l'Administration. Des voix mÉcontentes criÈrent :
     - Alors, Perets, dÉpÊche-toi! Il va falloir attendre longtemps?
     Au milieu de la cour se  trouvait un camion rempli d'employÉs du groupe
de la Protection scientifique. Au  volant, Kim faisait des signes furieux de
la main. Perets courut jusqu'au camion et  embarqua :  il fut tirÉ, hissÉ et
jetÉ  au fond  de  la  caisse. AussitÔt  le moteur rugit,  le camion dÉmarra
brutalement, quelqu'un marcha sur la main de Perets, quelqu'un s'Écroula sur
lui de tout son poids, tout le monde se mit  À  s'Époumoner  et  À  rire aux
Éclats, et ils partirent.
     Perets alluma  une cigarette, s'assit sur sa valise et releva le col de
sa  veste. On lui  tendit  un  manteau dans lequel il  s'enveloppa  avec  un
sourire reconnaissant. Le camion roulait  de  plus en plus vite et, bien que
la journÉe fÛt  chaude, le  vent de la course  transperÇait  les  vÊtements.
Perets fumait, la cigarette abritÉe dans le  creux de sa main,  et regardait
autour  de  lui. "Je m'en vais, pensait-il, je m'en vais. C'est la  derniÈre
fois que je  te  vois,  mur. La derniÈre  fois  que je vous  vois, cottages.
Adieu, dÉcharge,  j'ai laissÉ  mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu,
mare, adieu, Échecs, adieu, kÉfir. Comme on se sent lÉger, vainqueur! Jamais
plus je ne  boirai de kÉfir. Jamais  plus  je  ne  m'installerai derriÈre un
Échiquier..."
     Les employÉs  qui s'entassaient  derriÈre  la cabine, se tenant les uns
aux  autres  et  se  protÉgeant  mutuellement  du vent,  parlaient de choses
abstraites.
     - C'est  mathÉmatique,  j'ai  fait le  calcul moi-mÊme.  Si Ça continue
comme Ça,  dans  cent  ans il y aura dix employÉs pour chaque mÈtre carrÉ de
territoire et la  masse globale  sera telle  que le rocher s'effondrera. Les
besoins en  moyens de  transport pour l'acheminement du ravitaillement et de
l'eau  seront  tels   qu'il  faudra   installer  un  pont  automobile  entre
l'Administration  et   le  Continent.  Les   camions  rouleront  À  quarante
kilomÈtres À l'heure et À un mÈtre d'intervalle, et  ils seront dÉchargÉs en
marche...  Non,  je  suis  absolument  certain  que la  direction pense  dÈs
maintenant À rÉglementer l'afflux des nouveaux employÉs. Rendez-vous compte,
c'est impossible,  le commandant de l'hÔtel  en  a  dÉjÀ sept, et bientÔt un
huitiÈme.  Et  tous  en  bonne santÉ.  Domarochinier pense qu'il  faut faire
quelque  chose  À ce sujet. Non, pas obligatoirement la stÉrilisation, comme
il le propose...
     - Quelqu'un a pu en parler, mais pas Domarochinier.
     -  C'est bien pourquoi  je dis  que ce  ne sera  pas obligatoirement la
stÉrilisation...
     - Il paraÎt que les congÉs annuels seront portÉs À six mois.
     Ils  passÈrent devant  le parc, et  Perets se rendit compte tout À coup
que le camion  ne  suivait pas la bonne route. Ils allaient bientÔt franchir
les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise.
     - Dites-moi, oÙ allons-nous? demanda-t-il,
     - Comment, oÙ? Toucher la paye.
     - On ne va pas sur le Continent?
     -  Sur le  Continent,  pour  quoi faire? Le  caissier  est À la station
biologique.
     - Alors vous allez À la station? Dans la forÊt?
     -  Oui.  Ceux de la  Protection  scientifique sont payÉs À  la  station
biologique.
     - Mais moi, alors? demanda Perets, dÉcontenancÉ.
     - Tu  seras  payÉ aussi.  Tu as droit À une prime... Au fait, tous  les
questionnaires sont remplis?
     Les  employÉs se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles
de papier imprimÉ de diverses couleurs et dimensions.
     - Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire?
     - Quel questionnaire?
     -    Comment,    quel    questionnaire?    Le     formulaire     numÉro
quatre-vingt-quatre.
     - Je n'ai rien rempli, dit Perets.
     - Seigneur, vous vous rendez compte! Perets n'a pas de papiers!
     - Pas grave. Il a probablement un laissez-passer...
     - Je n'ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien.  Juste ma
valise et le manteau, lÀ...  Je ne comptais  pas  aller  dans  la forÊt,  je
voulais partir.
     - Et la visite mÉdicale? Les vaccinations?
     Perets secoua la tÊte. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et
Perets,  le  regard lointain,  considÉrait la  forÊt, ses strates poreuses À
l'horizon, son  bouillonnement d'orage  figÉ, la toile  d'araignÉe  de brume
poisseuse À l'ombre de la falaise.
     - S'il y a ce genre de choses, ce n'est pas pour rien, dit quelqu'un.
     - Mais enfin, tout de mÊme, il n'y a pas d'objectifs sur le chemin...
     - Et Domarochinier?
     - Quoi, Domarochinier, puisqu'il n'y a pas d'objectifs?
     - ça, tu n'en sais rien. Et  personne n'en sait  rien. L'annÉe derniÈre
Candide  est parti en hÉlico sans papiers ; c'Était un type  qui n'avait pas
froid aux yeux. Et maintenant, oÙ est-il?
     - Primo, ce n'Était pas l'annÉe derniÈre, mais  bien avant. Secundo, il
est mort, et c'est tout. A son poste.
     - Oui? et tu as vu la note de service?
     - C'est vrai. Il n'y en a pas eu.
     - Alors il  n'y a mÊme pas À discuter. On l'a  mis dans  le  bunker  du
poste de contrÔle, et il y est encore. Il remplit des questionnaires...
     -   Comment  Ça  se  fait,  Pertchik,  que  tu  n'aies  pas  rempli  le
questionnaire? Tu as peut-Être quelque chose de pas tout À fait clair...
     - Un instant,  messieurs! La question est sÉrieuse. Je propose que nous
examinions  le  cas de l'employÉ  Perets  dans les rÈgles, pour ainsi  dire,
dÉmocratiques. Qui sera le secrÉtaire?
     - Domarochinier secrÉtaire!
     -  Excellente  proposition.  Nous  choisissons  donc  comme  secrÉtaire
d'honneur  notre  vÉnÉrÉ  Domarochinier.  Je  vois   sur   les  visages  que
l'unanimitÉ est faite. Et qui sera le secrÉtaire adjoint?
     - Vanderbild secrÉtaire adjoint!
     -  Vanderbild?  Mon  dieu...   On   propose  d'Élire  Vanderbild  comme
secrÉtaire adjoint. Y a-t-il  d'autres  propositions? Qui est pour?  Contre?
Abstentions? Hmm... Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous?
     - Moi?
     - Oui, oui. Vous, prÉcisÉment.
     - Je  ne vois pas l'intÉrÊt.  Pourquoi chercher À sortir les  tripes  À
quelqu'un? ça va dÉjÀ assez mal pour lui comme Ça.
     - D'accord. Et vous?
     - C'est pas tes oignons.
     - Comme vous voudrez... SecrÉtaire adjoint, Écrivez : deux abstentions.
CommenÇons.  Qui  veut prendre la parole  le  premier? Pas de candidats?  Je
commence donc. EmployÉ  Perets, rÉpondez  À  la question suivante.  "Quelles
distances avons-nous  parcouru  dans l'intervalle  compris  entre les annÉes
vingt-cinq et trente : a) À pied, b) par voie de transport terrestre, c) par
voie  de  transport aÉrien?" Ne vous pressez pas, rÉflÉchissez. Vous avez un
crayon et du papier.
     Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha À se souvenir.
Le camion Était agitÉ par les cahots. Au dÉbut, tout  le monde le regardait,
puis ils en eurent assez et quelqu'un grommela :
     -  Je n'ai pas peur de la  surpopulation. Vous avez vu tout le matÉriel
qu'il  y a?  Dans le terrain vague derriÈre les ateliers, vous  avez vu?  Et
vous savez ce que c'est, comme matÉriel? En rÉalitÉ, il est dans des caisses
clouÉes, et  personne n'a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce
que  j'ai vu avant-hier soir? Je m'Étais arrÊtÉ pour fumer une cigarette, et
tout À  coup j'entends  un  grand bruit. Je me  retourne et je vois la paroi
d'une caisse, une Énorme, comme une maison, qui cÈde et qui s'ouvre comme un
portail  et il en  sort  une machine. Je ne  vais pas vous la dÉcrire,  vous
comprenez  pourquoi.  Mais ce  spectacle...  Elle  est  restÉe  lÀ  quelques
secondes,  elle a  sorti  un long tuyau  avec  au  bout une  sorte  de  truc
tournant,  comme pour inspecter tout autour,  puis elle est rentrÉe  dans la
caisse et le  couvercle  s'est refermÉ. Je ne me sentais pas  À l'aise et je
n'en  ai pas cru mes yeux.  Mais ce matin je me suis dit :  "Je vais tout de
mÊme aller voir au " D "." J'y suis  allÉ, et je me suis  senti tout glacÉ :
la caisse Était tout À fait normale, pas trace de fente, mais la paroi Était
clouÉe  DE  L'INTERIEUR!  Avec   des  clous  brillants  qui  dÉpassaient   À
l'extÉrieur  d'un bon doigt. Alors je me dis : "Pourquoi  est-ce qu'elle est
sortie? Et  est-ce qu'elle est la seule? Peut-Être  que la  nuit elles  vont
toutes  comme   Ça...  inspecter.   Et   pendant  qu'on   se   prÉoccupe  de
surpeuplement, en attendant elles nous prÉparent pour  un  de  ces jours une
nuit  de  la  Saint-BarthÉlÉmy, et elles  jetteront  nos os du  haut  de  la
falaise.  Et peut-Être mÊme pas des os, mais  de la bouillie d'ossements..."
Quoi?  Non  merci, mon cher, dis-le toi-mÊme À  ceux  du  GÉnie, si tu veux.
Cette machine, je l'ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait  ou
non la voir? Il n'y a pas de griffe sur les caisses...
     - Alors, Perets, vous Êtes prÊt?
     - Non,  dit  Perets, je  n'arrive pas À me souvenir.  C'Était  il  y  a
longtemps.
     - Etrange. Moi, par exemple,  je me souviens trÈs  bien. Six mille sept
cent un kilomÈtres  par voie ferrÉe, soixante-dix mille cent cinquante-trois
kilomÈtres  par  air (dont  trois mille deux  cent quinze  pour  raisons  de
nÉcessitÉ personnelle), quinze mille sept kilomÈtres À pied. Et je suis plus
vieux que vous. Etrange, Étrange, Perets... Bon... Passons au point suivant.
Quels sont les jouets que vous prÉfÉriez quand vous Étiez d'Âge prÉscolaire?
     - Les  tanks mÉcaniques, dit Perets  en  s'Épongeant  le  front. Et les
automitrailleuses.
     - Ah! ah! Vous vous en souvenez! Et c'Était avant d'aller À l'École, en
des  temps,  disons, beaucoup  plus  reculÉs. Bien  que moins  responsables,
n'est-ce pas Perets? Oui. Donc, les tanks  et les automitrailleuses... Point
suivant. A quel Âge avez-vous ressenti  une attirance pour une  femme, entre
parenthÈses  - pour un homme?  L'expression  entre parenthÈses concerne,  en
rÈgle gÉnÉrale, les femmes. Vous pouvez rÉpondre.
     - Il y a longtemps, dit Perets. ça se passait il y a trÈs longtemps.
     - PrÉcisÉment!
     - Et vous? demanda Perets. Vous d'abord, et ensuite moi.
     Le prÉsident haussa les Épaules.
     - Je n'ai rien À cacher.  Cela  m'est  arrivÉ pour la  premiÈre fois  À
l'Âge  de neuf ans, un jour  oÙ on me  baignait avec  ma  cousine...  A vous
maintenant.
     - Je ne peux pas, dit Perets.  Je  ne dÉsire pas  rÉpondre À  de telles
questions.
     - Idiot, lui chuchota une  voix À  l'oreille. Invente quelque chose qui
fasse sÉrieux, et c'est tout. De quoi tu t'inquiÈtes? Qui va aller vÉrifier?
     - D'accord, dit Perets,  soumis. C'Était À l'Âge de dix ans, le jour oÙ
on m'a baignÉ avec mon chien Mourka.
     -  TrÈs bien! s'exclama  le  prÉsident.  Et  maintenant,  ÉnumÉrez  les
maladies des membres infÉrieurs dont vous avez souffert.
     - Rhumatismes.
     - Et puis?
     - Claudication intermittente.
     - TrÈs bien. Et encore?
     - Rhume, dit Perets.
     - Ce n'est pas une maladie des membres infÉrieurs.
     - Je ne sais pas. Chez vous, peut-Être que non, mais chez moi c'est une
maladie des membres infÉrieurs. J'avais  les  pieds trempÉs,  et je  me suis
enrhumÉ.
     - Admettons... Et ensuite?
     - ça ne suffit pas?
     - Comme vous voudrez. Mais je vous prÉviens : plus il  y en a, mieux Ça
vaut.
     - GangrÈne  spontanÉe, dit  Perets.  Suivie d'amputation. ça a  ÉtÉ  la
derniÈre maladie des membres infÉrieurs dont j'ai eu À souffrir.
     -   ça   suffira,   maintenant.  Question   suivante.  Votre   position
philosophique, rapidement.
     - MatÉrialisme, dit Perets.
     - Quel genre de matÉrialisme, prÉcisÉment?
     - Emotionnel.
     - Je n'ai plus de questions À poser. Et vous, messieurs?
     Il n'y  avait plus de questions. Les employÉs somnolaient  ou parlaient
entre  eux, le dos  tournÉ au prÉsident.  Le camion roulait  maintenant plus
lentement.  Il commenÇait À faire trÈs chaud et de la forÊt venait une odeur
humide, une odeur  puissante et dÉsagrÉable qui en temps normal ne parvenait
pas  jusqu'À  l'Administration.  Le  camion  roulait  moteur  coupÉ  et l'on
entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre.
     - Je suis ÉtonnÉ quand je vous considÈre, disait le secrÉtaire  adjoint
qui avait  lui aussi tournÉ  le dos  au prÉsident.  Il y a lÀ  une sorte  de
pessimisme  morbide. L'homme est par  nature optimiste,  d'une part. D'autre
part  et surtout,  vous  ne croyez tout de  mÊme pas que le Directeur  pense
moins que vous À toutes ces choses-lÀ? Ce serait ridicule. Dans  son dernier
discours,  le  Directeur,  s'adressant  À moi,  a  ÉvoquÉ  des  perspectives
grandioses. J'ai ÉtÉ  tout bonnement transportÉ d'enthousiasme, je n'ai  pas
honte de le reconnaÎtre. J'ai toujours ÉtÉ optimiste, mais le  tableau qu'il
a fait... Si vous voulez le savoir, tout va Être dÉmoli, tous ces entrepÔts,
ces  cottages... Il  y  aura  des  bÂtiments d'une  splendeur aveuglante, en
matÉriaux transparents et  semi-transparents, des stades, des piscines,  des
jardins  suspendus, des buvettes en cristal! Des  escaliers qui monteront  À
l'assaut du ciel! De belles femmes À la taille flexible, À la peau Élastique
et bronzÉe! Des  bibliothÈques! Des  muscles!  Des  laboratoires!  Pleins de
soleil   et   de  lumiÈre!  Des  horaires   libres!  Des  automobiles,   des
hydroglisseurs, des dirigeables! Des rÉunions contradictoires, l'instruction
pendant le sommeil, le cinÉma  en relief... AprÈs leurs  heures  de travail,
les collaborateurs pourront aller  dans les bibliothÈques, mÉditer, composer
des mÉlodies, jouer de la guitare et d'autres instruments, sculpter le bois,
se lire leurs vers!...
     - Et toi, qu'est-ce que tu feras?
     - De la sculpture sur bois.
     - Et quoi encore?
     - Ecrire des  vers. On  m'apprendra  À  Écrire des vers, j'ai une bonne
Écriture.
     - Et moi, qu'est-ce que je ferai?
     -  Tout  ce  que tu  voudras, dit gÉnÉreusement le secrÉtaire  adjoint.
Sculpter le bois, Écrire des versCe que tu voudras.
     - Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis mathÉmaticien.
     - Tant mieux pour toi! Alors tu pourras faire des mathÉmatiques jusqu'À
plus soif!
     - Je fais dÉjÀ des mathÉmatiques jusqu'À plus soif.
     - Maintenant tu  reÇois un salaire pour Ça. Idiot. Tu pourras sauter de
la tour À parachute.
     - Pourquoi?
     - Comment, pourquoi? C'est intÉressant...
     - M'intÉresse pas.
     -  Alors qu'est-ce que tu  veux  faire?  Il n'y a rien  d'autre que les
mathÉmatiques qui t'intÉresse?
     - Oui, rien d'autre peut-Être... Tu travailles toute la journÉe,  et le
soir tu es si abruti que tu ne t'intÉresses plus À rien d'autre.
     -  C'est simplement que tu as un esprit  bornÉ.  ça fait rien, on te le
dÉveloppera. On te trouvera  des talents,  tu  te mettras À  composer  de la
musique, ou À sculpter quelque chose...
     - Composer de la musique,  ce n'est pas le problÈme. Mais  pour trouver
des auditeurs...
     - Moi, je t'Écouterai avec plaisir... Perets, voilÀ...
     - C'est seulement ce  que  tu  crois.  Tu ne m'Écouteras  pas. Et tu ne
composeras  pas de vers. Tu  donneras quelques  entailles  dans  ton bout de
bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te  saouleras. Je te connaÎs. Et
je connais tout le monde  ici. Vous vous traÎnerez de la  buvette en cristal
au  buffet  en  diamant. Surtout si  l'horaire est  libre. Je n'ose mÊme pas
penser À ce qui se passerait si on vous donnai; la libertÉ d'horaire.
     - Tout homme  est  un  gÉnie  en quelque  chose, rÉpliqua le secrÉtaire
adjoint. Il faut seulement trouver ce qu'il y a  de gÉnial en lui. Nous n'en
avons mÊme pas l'idÉe, mais je suis peut-Être un gÉnie de la cuisine et toi,
mettons, un gÉnie de la  pharmacie, mais  ce ne  sont pas nos occupations et
nous montrons mal ce qu'il y a en nous. Le Directeur a dit qu'À l'avenir  il
y  aura des  spÉcialistes  qui  s'occuperont  de  Ça, qu'ils  chercheront  À
dÉcouvrir nos virtualitÉs cachÉes.
     -  Tu  sais, les virtualitÉs, ce n'est pas quelque chose de trÈs clair.
Je ne dis  pas le contraire,  peut-Être qu'il  y a  rÉellement  du  gÉnie en
chacun de nous. Mais que faire si ce gÉnie ne peut trouver À s'appliquer que
dans  un passÉ  reculÉ ou un futur lointain,  alors que, dans le prÉsent, il
n'est mÊme pas considÉrÉ  comme  du gÉnie,  que tu l'aies manifestÉ ou  non?
C'est  bien, Évidemment,  si  tu te  rÉvÈles  un gÉnie de la  cuisine.  Mais
comment  reconnaÎtrat-on que tu es un cocher de gÉnie, Perets un tailleur de
pointes  de silex de gÉnie, et  moi le gÉnial dÉcouvreur  d'un  champ X dont
personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix  ans... C'est alors,
comme disait le poÈte, que se tournera vers nous la face noire du loisir...
     - Eh, les gars, dit quelqu'un, on  a rien  pris À bouffer avec nous. Le
temps d'arriver, de toucher l'argent...
     - StoÏan s'en occupera.
     - Et comment, que  StoÏan s'en occupera! Ils en sont aux rations,  chez
eux.
     - Et ma femme qui me donnait des sandwiches!...
     - Tant pis, on verra bien, on est dÉjÀ À la barriÈre.
     Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forÊt,
et  la  route  s'y  enfonÇait  comme un fil dans un tapis  persan. Le camion
dÉpassa une pancarte de contre-plaquÉ oÙ l'on Usait :
          "ATTENTION! RALENTISSEZ! PREPAREZ VOS PAPIERS!"
     On voyait dÉjÀ la barriÈre baissÉe, l'abri-champignon À cÔtÉ, et plus À
droite, les  barbelÉs,  les protubÉrances blanches  des  isolateurs  et  les
treillis des  miradors avec leurs  projecteurs. Le  camion s'arrÊta. Tout le
monde se mit À  regarder le garde qui, debout, les jambes croisÉes, un fusil
sous le  bras,  Était  en  train  de  somnoler sous  l'abri-champignon.  Une
cigarette Éteinte pendait À sa lÈvre et tout autour de  lui le terrain Était
jonchÉ de mÉgots. A cÔtÉ  de la  barriÈre  se dressait un  poteau couvert de
pancartes :
          "ATTENTION, FORET"
     "PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT!"
     "DEFENSE DE CONTAMINER!"
     Le chauffeur  klaxonna discrÈtement.  Le garde ouvrit les yeux, jeta un
regard embrumÉ autour  de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de
la voiture.
     -  Vous  avez  l'air  d'Être  beaucoup,  lÀ-dedans,  dit-il  d'une voix
sifflante. Vous venez pour les sous?
     - C'est cela, dit obsÉquieusement l'ex-prÉsident.
     - Bien,  c'est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion,
grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur
     un ton de reproche :
     -  Oh  lÀ lÀ,  ce que vous  Êtes nombreux.  Et vos  mains,  elles  sont
propres?
     - Propres! rÉpondirent en choeur les employÉs. Quelques-uns  exhibÈrent
mÊme leurs mains.
     - Tout le monde les a propres?
     - Tout le monde!
     - ça va, dit le garde.
     Il passa la moitiÉ du corps dans la cabine et on l'entendit dire :
     - Qui est le chef? C'est vous, le chef? Il y en  a combien? Ah-ah... Tu
mens pas? C'est quel nom? Kim? Bon, Écoutez, Kim, j'inscris ton nom... Salut
Voldemar! Tu continues À rouler?... Moi, je  monte toujours la garde. Montre
ta  carte... Allons quoi,  t'excite  pas,  montre un  peu que je voie...  En
rÈgle, la carte, sinon je te... Qu'est-ce  que tu as À Écrire des numÉros de
tÉlÉphone sur ta carte?  Attends un peu... C'est qui cette Charlotte? Ah! je
vois.  Donne, je vais  la  noter  aussi...  Bon, merci. Allez-y, vous pouvez
passer.
     Il  sauta du  marchepied,  faisant voler la poussiÈre  avec ses bottes,
alla  À  la barriÈre  et  pesa  sur  le  contrepoids.  La  barriÈre se  leva
lentement, les  caleÇons qui la garnissaient tombÈrent dans la poussiÈre. Le
camion s'Ébranla.
     Dans la caisse, tout le monde s'Était remis  À faire  du  vacarme, mais
Perets  n'entendait pas. Il entrait dans la  forÊt. La forÊt se rapprochait,
s'avanÇait,  se  faisait de  plus  en  plus haute, pareille À  une  vague de
l'ocÉan,  et soudain elle l'engloutit. Il n'y eut plus de soleil ni de ciel,
d'espace  ni de temps, la forÊt  avait pris leur  place. Il n'y  avait  plus
qu'un  dÉfilÉ de teintes  sombres,  un air  Épais et  humide,  des  senteurs
Étranges,  comme  une odeur de graillon,  et  un arriÈre-goÛt acre  dans  la
bouche.  Seule l'ouÏe n'Était pas touchÉe : les  bruits  de la forÊt Étaient
ÉtouffÉs par  le  hurlement  du moteur et  le  bavardage des employÉs. Ainsi
voici la forÊt, se  rÉpÉtait Perets, me voici dans  la forÊt, se rÉpÉtait-il
stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais À l'intÉrieur, participant.
Je suis dans  la forÊt. Quelque  chose de frais et humide toucha son visage,
le chatouilla,  se dÉtacha et tomba lentement sur  ses genoux. Il regarda  :
c'Était un  filament long et  fin  provenant d'un vÉgÉtal, ou peut-Être d'un
animal, À moins que ce ne fÛt simplement un attouchement de  la forÊt, geste
d'accueil amical ou  palpation soupÇonneuse ; il ne fit pas un geste vers le
filament.
     Et le camion continuait sa route  victorieuse. Le jaune, le vert et  le
brun se retiraient, soumis, loin en arriÈre, tandis que sur les bas-cÔtÉs se
traÎnaient en dÉsordre les colonnes de l'armÉe d'invasion, vÉtÉrans oubliÉs,
noirs bulldozers cabrÉs aux boucliers rouilles furieusement levÉs, tracteurs
À  demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanimÉes,  sur le sol,
camions sans  roues et sans  vitres - tous morts,  abandonnÉs À jamais, mais
continuant À  diriger hardiment vers  l'avant, vers  les  profondeurs de  la
forÊt leurs radiateurs  dÉfoncÉs  et leurs phares ÉclatÉs. Et tout autour la
forÊt remuait,  tremblait et  se louait,  changeait de couleur,  vibrante et
enflamnÉe, trompait la vue en avanÇant et reculant, embrouillait, se moquait
et  riait,   la  forÊt  Était  tout  entiÈre   insolite,  indescriptible  et
Écoeurante.


     Perets  ouvrit  la  portiÈre  du  tout-terrain  et  regarda  vers   les
broussailles.  Il  ne savait pas  ce qu'il devait voir.  Quelque  chose  qui
ressemblerait  À  du  kissel  nausÉabond.  Quelque  chose  d'extraordinaire,
d'impossible À dÉcrire.  Mais  ce  qu'il y avait de plus extraordinaire,  de
plus inimaginable, de plus impossible dans  ces broussailles, c'Étaient  les
gens,  et  c'est  pourquoi Perets  ne  vit  qu'eux.  Ils  s'approchaient  du
tout-terrain,  minces  et  souples,  ÉlÉgants  et  assurÉs,  ils  marchaient
lÉgÈrement, sans faire  de  faux pas, choisissant  immÉdiatement et sÛrement
l'endroit  oÙ poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la
forÊt, d'y Être comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait
dÉjÀ,  et il est mÊme probable qu'ils ne faisaient pas semblant  mais qu'ils
le croyaient vraiment, alors que la forÊt Était suspendue au-dessus de leurs
tÊtes, riant  silencieusement  et tendant des myriades  de doigts  moqueurs,
feignant habilement  d'Être une  amie familiÈre, soumise et  simple - d'Être
leur. En attendant. Pour un temps...
     -  Elle est  vraiment  pas  mal,  cette  bonne  femme  -  Rita,  disait
l'ex-chauffeur Touzik.
     Il  Était  À cÔtÉ du tout-terrain,  ses jambes un peu  torses largement
ÉcartÉes, retenant entre ses cuisses une moto rÂlante et tremblante.
     - Je devrais arriver a me  la faire, mais il y  a ce Quentin...  Il  la
suit de prÈs.
     Quentin et Rita s'approchÈrent et StoÏan quitta le volant  pour aller À
leur rencontre.
     - Alors, comment va-t-elle? demanda StoÏan.
     -  Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur.
Quoi, les sous sont arrivÉs?
     - C'est Perets, dit StoÏan. Je vous ai racontÉ.
     Rita et Quentin  sourirent À Perets. Il  n'avait pas eu le temps de les
examiner, et Perets  pensa  fugitivement qu'il n'avait  jamais  vu de  femme
aussi Étrange que Rita ni d'homme aussi malheureux que Quentin.
     - Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant À sourire tristement. Vous
Êtes venu voir? Vous n'aviez jamais vu avant?
     - Je ne vois toujours pas, dit Perets.
     Il ne faisait pas de  doute  que cette ÉtrangetÉ et ce  malheur Étaient
attachÉs  l'un  À l'autre  par des  liens indÉfinissables  mais  extrÊmement
solides.
     Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette.
     - Mais  ne  regardez pas lÀ,  dit  Quentin.  Regardez tout droit,  tout
droit! Vous ne voyez pas?
     Alors,  Perets vit et oublia  aussitÔt  les gens. C'Était  apparu comme
l'image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette
enfantine du  type "OÙ est cachÉ  le  chasseur?",  et une fois qu'on l'avait
trouvÉe, on ne  pouvait  plus  la  perdre  de vue.  C'Était  tout  prÈs,  Ça
commenÇait À  une dizaine  de pas des roues du tout-terrain et  du  sentier.
Perets avala convulsivement sa salive.
     Une colonne  vivante  s'Élevait  vers  les  couronnes  des  arbres,  un
faisceau de fils transparents, poisseux,  brillants, qui se tordaient et  se
tendaient,  un faisceau qui perÇait le feuillage dense et s'ÉlanÇait  encore
plus  haut,  vers  les nuages.  Et  il Était nÉ du cloaque  gras, du cloaque
bouillonnant, empli de protoplasme,  vivant, actif, gonflÉ  des bulles d'une
chair  primitive  qui se formait  fÉbrilement  et  se dÉcomposait  aussitÔt,
dÉversant les produits  de sa  dÉcomposition sur  les rives plates, crachant
une  bave gluante... Et  tout  d'un  coup,  comme  si  d'invisibles  filtres
acoustiques avaient ÉtÉ mis en circuit,  la voix du cloaque se  fit entendre
au  milieu  du  rÂle  de  la  moto  :  bouillonnement,  clapotis,  sanglots,
gargouillis, longs gÉmissements marÉcageux ; et en mÊme temps s'avanÇait  un
vÉritable mur  d'odeurs : odeur de  viande crue et  suintante, de sanie,  de
bile fraÎche, de sÉrum, de  colle chaude  -  et ce fut  seulement  alors que
Perets  vit  les masques  À oxygÈne suspendus sur  la  poitrine  de Rita  et
Quentin, et aperÇut  StoÏan qui, avec  une grimace de dÉgoÛt,  portait À son
visage l'embouchure  du  masque. Mais lui-mÊme  ne tenta  pas  de  mettre le
masque, comme s'il espÉrait  que les odeurs lui raconteraient ce que  ni ses
yeux, ni ses oreilles ne lui avaient racontÉ...
     - ça pue chez vous, dit Touzik. Comme À la morgue...
     Et Quentin dit À StoÏan :
     - Tu  devrais dire À Kim de  se remuer un peu pour les rations. On a un
poste de travail insalubre. On a droit À du lait, du chocolat...
     Rita  fumait  pensivement  rejetant  la  fumÉe  par  ses fines  narines
mobiles.
     Autour  du cloaque, les arbres  attentifs  se penchaient sur ses bords,
tremblants  ;  toutes  leurs branches  Étaient  tournÉes  du  mÊme  cÔtÉ  et
flÉchissaient sur la masse  bouillonnante, laissant passer d'Épaisses lianes
moussues que le cloaque accueillait en lui, dÉpouillait de leur substance et
s'assimilait, de la mÊme  maniÈre qu'il pouvait dissoudre et transformer  en
sa propre chair tout ce qui l'entourait...
     - Pertchik, dit StoÏan, n'Écarquille pas les yeux  comme Ça, tu vas les
perdre.
     Perets  sourit, mais il  savait  À quel  point son  sourire  paraissait
contraint.
     - Et pourquoi as-tu pris la moto? demanda Quentin.
     - Pour  le cas  oÙ on resterait  embourbÉ. Ils  suivent le  chemin, moi
j'aurais une roue sur la piste et l'autre dans l'herbe et la moto suivra. Si
on s'embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur.
     - Vous vous embourberez forcÉment, dit Quentin.
     - Evidemment, qu'on s'embourbera, dit Touzik. C'est une  idÉe bÊte,  je
vous l'ai dit tout de suite.
     -  Toi,  mets-y  un peu  une sourdine, lui dit StoÏan.  Tu es  pas pour
grand-chose dans l'histoire. Puis, s'adressant À Quentin :
     - ça commence bientÔt? Quentin consulta sa montre.
     - Voyons... Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes.
Donc il  reste...  il  reste...  il reste  rien du tout. Regarde,  il a dÉjÀ
commencÉ.
     Le cloaque  mettait bas. Des chiots. Par  petites secousses impatientes
et convulsives,  il  avait  commencÉ À expulser l'un aprÈs  l'autre sur  ses
rives plates des morceaux d'une pÂte blanchÂtre,  agitÉe de brefs  frissons,
qui roulaient sur la terre, aveugles et sans dÉfense, puis se figeaient  sur
place,  s'aplatissaient,  Étiraient des  simulacres de  pattes  prudents  et
commenÇaient  À  se  mouvoir d'une  maniÈre  raisonnÉe, encore  inquiets  et
dÉsordonnÉs dans leurs mouvements, mais tous suivant une mÊme direction, une
direction   bien   dÉterminÉe   :  tantÔt  ils  se  heurtaient,  tantÔt  ils
s'Écartaient l'un de l'autre,  mais tous ils suivaient la mÊme direction, la
mÊme  ligne  qui  partait  de  la  matrice  pour  s'enfoncer  loin  dans  la
broussaille,  unique flot  blanchÂtre  de  fourmis  gÉantes,  maladroites et
glaireuses...
     - Par ici, c'est tout du  marÉcage, disait Touzik. Tu vas  Être si bien
collÉ qu'il n'y aura pas un tracteur qui pourra t'en sortir. Tous les cÂbles
casseront.
     - Et si tu venais avec nous? dit StoÏan À Quentin.
     - Rita est fatiguÉe.
     - Eh bien! Rita n'a qu'À rentrer chez elle, et nous on y  va... Quentin
hÉsitait.
     - Qu'est-ce que tu en penses, Ritotchka? demanda-t-il.
     - Oui, je rentre À la maison, dit Rita.
     - C'est bien, dit Quentin.  Nous, on y va, d'accord? On reviendra vite.
On en a pas pour longtemps, pas vrai StoÏan?
     Rita  jeta son  mÉgot et,  sans  dire au revoir, prit le  chemin de  la
station.  Quentin piÉtina quelques instants,  indÉcis, puis dit doucement  À
Perets :
     - Permettez... que je passe...
     Il  se  glissa  sur la  banquette arriÈre et  À ce moment la moto rugit
effroyablement, Échappa au contrÔle de Touzik, fit un  grand bond en hauteur
et fila droit vers le cloaque.
     - ArrÊte! cria Touzik, accroupi.  OÙ  vas-tu? Tout le monde Était  fige
sur place. La moto vola sur une motte de  terre, hurla sauvagement, se cabra
et  tomba dans le  cloaque. Tous s'avancÈrent.  Il sembla À  Perets  que  le
protoplasme s'Était  incurvÉ  sous  la moto, comme  pour  amortir la  chute,
l'avait accueillie, silencieusement  et doucement,  puis s'Était refermÉ sur
elle. La moto s'Était tue.
     - Abruti par l'alcool! dit Touzik À StoÏan. Qu'est-ce que tu  as encore
fait?
     Le cloaque  Était maintenant une gueule qui suÇait, qui dÉgustait,  qui
se dÉlectait, qui tournait et retournait  en elle la motocyclette comme  une
personne le fait d'un gros caramel qu'elle roule de  la langue d'une joue  À
l'autre.  La moto  tourbillonnait  dans  la  masse Écumante,  disparaissait,
reparaissait, agitant dÉsespÉrÉment les cornes de son guidon, et  paraissait
plus petite À chacune de ses apparitions : sa structure de mÉtal s'Étiolait,
devenait transparente,  comme une mince  feuille de  papier, au point  qu'on
voyait maintenant vaguement  apparaÎtre  À  travers  elle  les entrailles du
moteur,  puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la  moto  plongea une
derniÈre fois et on ne la revit plus.
     - Elle a ÉtÉ bouffÉe, dit Touzik avec une joie idiote.
     - Abruti par l'alcool, rÉpÉta  StoÏan, tu  me le paieras. Tu en as pour
toute ta vie À payer.
     - Bon, Ça va, dit Touzik. Mais qu'est-ce  que j'ai fait? J'ai tournÉ la
poignÉe des gaz dans le mauvais sens (il  s'adressait maintenant À  Perets),
et elle  m'a ÉchappÉ.  Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu rÉduire
les gaz, pour que Ça fasse un peu moins de vacarme, et puis j'ai  pas tournÉ
du bon cÔtÉ.  Je suis pas le  premier et je serai pas le dernier. D'ailleurs
c'Était une  vieille moto... Donc je m'en vais. (Il  s'adressait À nouveau À
StoÏan.) J'ai plus rien À faire ici? Je rentre chez moi.
     -  Qu'est-ce que  tu regardes comme Ça? dit  soudain  Quentin  avec une
telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire.
     - Qu'est-ce que Ça peut te faire? dit Touzik. Je regarde oÙ je veux.
     Il  regardait en direction du sentier, vers l'endroit oÙ, sous la voÛte
Épaisse d'un vert jaunÂtre,  dansait encore, s'Éloignant peu  À peu, la cape
orange de Rita.
     - Non, laissez-moi, dit Quentin À Perets. Je vais m'expliquer avec lui.
     - OÙ vas-tu, mais oÙ tu vas? bredouilla StoÏan. Calme-toi, Quentin...
     -  Comment, que je me calme! Il y a longtemps que j'ai vu oÙ il veut en
venir!
     - Ecoute, fais pas l'enfant... Mais arrÊte, calme-toi!
     - LÂche-moi, lÂche-moi, je te dis!
     Ils  s'agitaient  bruyamment  À cÔtÉ  de Perets, le bousculant des deux
cÔtÉs. StoÏan tenait fermement  Quentin par  la manche  et  par un pan de la
veste tandis que ce dernier,  rouge et suant, sans  quitter Touzik des yeux,
essayait d'une main de  se libÉrer de  l'Étreinte  de  StoÏan et de  l'autre
pesait de toutes ses forces sur Perets  pou- pouvoir  l'enjamber. Il  tirait
par  saccades et  À chaque fois se dÉgageait un peu plus de sa veste. Perets
saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait À suivre du
regard Rita, la bouche entrouverte, l'oeil humide et caressant.
     - Qu'est-ce qu'elle a À  porter un pantalon, dit-il À Perets. Elles ont
trouvÉ Ça maintenant, le pantalon...
     - Ne le dÉfends pas! criait Quentin de la voiture. C'est pas du tout un
neurasthÉnique  sexuel,  mais  un vulgaire salaud!  EnlÈve-toi,  ou  tu  vas
prendre aussi!
     - Avant il  y  avait  ces  jupes,  dit  rÊveusement  Touzik. Un morceau
d'Étoffe qu'elles s'enroulaient autour avec une Épingle pour le tenir. Alors
moi, je prenais l'Épingle et...
     Si cela s'Était passÉ dans le parc... Si cela  s'Était passÉ À l'hÔtel,
À la bibliothÈque ou dans la salle des actes... Et cela s'Était passÉ - dans
le  parc, À la  bibliothÈque et  mÊme dans la  salle  des actes  au cours de
l'exposÉ  de Kim : "Ce que tout  travailleur de l'Administration doit savoir
sur les  mÉthodes de  la statistique  mathÉmatique." Et maintenant la  forÊt
voyait  et entendait  tout  cela - les cochonneries  salaces  qui  faisaient
briller les yeux  de Touzik, la face empourprÉe de Quentin  À la portiÈre de
la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de StoÏan À
propos  du travail,  de la  responsabilitÉ,  de la bÊtise le claquement  des
boutons arrachÉs sur  les glaces  de la cabine...  Et  on ne  savait pas  ce
qu'elle pensait ce tout  cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela
la dÉgoÛtait...
     - ..., disait avec dÉlectation Touzik.
     Et  Perets le frappa. Il  atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut
un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main À sa  pommette et
regarda Perets, l'air abasourdi.
     - Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas.
     -  Je ne dis rien, dit  Touzik en haussant les  Épaules. Ce qu'il  y a,
c'est que je n'ai plus rien  À faire ici,  il y  a plus de  moto, vous voyez
bienAlors qu'est-ce que je pourrais bien faire ici?
     Quentin s'enquit À voix haute :
     - Il t'a mis sur la gueule?
     - Oui,  dit  Touzik,  dÉpitÉ. Sur  la pommette, en  plein  sur  l'os...
Heureusement qu'il m'a pas eu À l'oeil.
     - Tu l'as vraiment eu sur la gueule?
     - Oui, dit fermement Perets. Parce qu'ici, il ne faut pas.
     - Alors on s'en va, dit Quentin en se renversant sur son siÈge.
     -  Touz, dit StoÏan, grimpe dans la voiture. Si on  s'embourbe, tu nous
aideras À tirer.
     - J'ai  un pantalon neuf, objecta Touzik. Si  vous voulez, je  prendrai
plutÔt le volant.
     On ne  lui rÉpondit pas  ; il grimpa sur le  siÈge arriÈre et s'assit À
cÔtÉ de Quentin. Perets prit place À cÔtÉ de StoÏan et ils partirent.
     Les  chiots avaient dÉjÀ parcouru pas mal de  chemin, mais  StoÏan, qui
guidait avec beaucoup d'adresse  les roues droites sur  le  sentier  et  les
gauches sur la  mousse abondante, les rattrapa  et commenÇa À les  suivre en
faisant prudemment patiner l'embrayage. "Vous allez cramer l'embrayage", dit
Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commenÇa À lui expliquer qu'il n'y
avait aucun mal dans son esprit, que de toute faÇon il n'avait plus de moto,
Ça lui Était Égal , tandis qu'un homme, c'est un homme et si tout est normal
chez lui, il reste un homme, forÊt ou pas forÊt, c'Était Égal... "On t'avait
dÉjÀ tapÉ  sur la gueule?"  demandait Quentin. "Non, mais dis-moi, toi, sans
mentir, Ça t'est dÉjÀ arrivÉ ou non?", demandait-il À intervalles rÉguliers,
en  interrompant  Touzik. "Non,  rÉpondait  celui-ci,  non,  attends,  finis
d'abord de m'Écouter..."
     Perets frottait doucement son doigt enflÉ et regardait les  chiots. Les
enfants de la forÊt. Ou peut-Être les serviteurs de la forÊt. Ou  encore les
excrÉments  de la forÊt...  Ils cheminaient lentement,  infatigablement,  en
colonne, les uns À  la suite des autres, comme s'ils coulaient À  la surface
de  la terre, entre les troncs  d'arbres  pourris, les fondriÈres, les mares
d'eau  dormante, dans  l'herbe haute,  au milieu des buissons  piquants.  Le
sentier disparaissait, s'enfonÇait dans  une boue odorante,  se cachait sous
les couches de  champignons gris et  durs qui se  brisaient en craquant sous
les  roues,  puis  reparaissait, et  les chiots  qui  le suivaient  toujours
restaient blancs, propres, lisses : pas un grain  de poussiÈre ne se collait
À eux, pas un piquant ne les blessait  et  la boue noire et poisseuse ne les
tachait pas. Ils coulaient avec une dÉtermination obtuse et inhumaine, comme
s'ils  suivaient  une  route familiÈre  de tous  temps  connue.  Ils Étaient
quarante-trois.
     "Je  brÛlais d'Être ici et  maintenant j'y suis, je vois enfin la forÊt
de l'intÉrieur, et je ne vois rien.  J'aurais pu imaginer tout Ça en restant
À  l'hÔtel,  dans ma chambre nue avec ses  trois  lits vides, tard le  soir,
quand on n'arrive pas À s'endormir, quand tout est calme et que  soudain  au
milieu de la nuit il y a ce mouton  sur le chantier qui commence son vacarme
en enfonÇant les pilots. Evidemment, tout ce qu'il y a ici,  dans la  forÊt,
j'aurais pu l'imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se
transforment soudain en Selivan le traverseur de la  forÊt - tout ce qu'il y
a   de  plus   absurde,  de  plus   sacrÉ.  Et  tout   ce  qu'il  y  a  dans
l'Administration, je  peux  l'inventer et me l'imaginer. J'aurais pu  rester
chez moi et  imaginer tout cela couchÉ sur le divan avec la radio À cÔtÉ  de
moi, en Écoutant  du jazz  symphonique et  des voix  qui parlent des langues
inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre,  c'est la mÊme
chose  qu'imaginer. Je  vis, je vois et je ne  comprends pas, je vis dans un
monde  que quelqu'un a imaginÉ, sans prendre la  peine de me l'expliquer. Et
peut-Être  aussi   de  se  l'expliquer  À   lui-mÊme.  La  maladie   de   la
comprÉhension, pensa soudain Perets. VoilÀ de quoi je souffre. La maladie de
la comprÉhension."
     II se pencha À la portiÈre et appliqua son  doigt endolori sur la paroi
froide. Les chiots ne prÊtaient  aucune attention  au  tout-terrain. Ils  ne
soupÇonnaient probablement  mÊme pas  son  existence. Il Émanait  d'eux  une
odeur   forte   et   dÉsagrÉable,   leur  enveloppe   paraissait  maintenant
transparente et sous elle on voyait comme des ombres se dÉplacer par vagues.
     -  Si  on  en attrapait  un?  proposa Quentin.  C'est  trÈs simple,  on
l'enveloppe dans ma veste et on l'emporte au laboratoire.
     - ça en vaut pas la peine, dit StoÏan.
     Quentin :
     - Pourquoi? De toute faÇon, il faudra bien un un jour en attraper un.
     StoÏan :
     - ça  me  fait  un  peu peur. D'abord,  s'il  crÈve, il faudra faire un
rapport Écrit À Domarochinier...
     Touzik :
     -  Nous, on  les faisait  cuire.  ça me plaisait  pas, mais les  autres
disaient  que c'Était  bon. Un peu comme  du  lapin, mais moi,  le lapin, je
supporte pas, pour moi le lapin et le chat c'est le mÊme genre de saletÉ. ça
me dÉgoÛte...
     Quentin :
     - J'ai remarquÉ une chose, leur nombre est toujours un nombre premier :
treize, quarantetrois, quarante-sept...
     StoÏan :
     - Tu dis des bÊtises. J'en  ai rencontrÉ dans la  forÊt des  groupes de
six, de douze...
     Quentin :
     -  Dans la forÊt, je dis pas ; aprÈs, ils forment des groupes  qui vont
chacun de leur cÔtÉ. Mais quand le cloaque met bas, c'est toujours un nombre
premier,  tu  peux  vÉrifier  dans  la  revue, j'ai  enregistrÉ  toutes  les
portÉes...
     Touzik :
     -  Et une autre fois,  avec les autres,  on  avait attrapÉ une fille du
pays, Ça avait ÉtÉ un sacrÉ rire...
     StoÏan :
     - Eh bien! Écris un article.
     Quentin :
     - C'est dÉjÀ fait. ça va me faire le quinziÈme...
     StoÏan :
     - Moi j'en suis À dix-sept. Plus  un sous presse. Et  tu as choisi qui,
comme co-auteur?
     Quentin :
     -  Je  ne  sais  pas  encore.  Kim   recommande  le   manager,  il  dit
qu'actuellement  le transport  c'est primordial, mais Rita me  conseille  le
commandant.
     StoÏan :
     - Surtout pas le commandant.
     Quentin :
     - Pourquoi?
     StoÏan :
     - Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y.
     Touzik :
     -  Le commandant  coupait  le  kÉfir avec du  liquide de frein. C'Était
quand il Était responsable du salon de coiffure. Alors  avec les  autres, on
avait jetÉ une poignÉe de punaises dans son appartement.
     StoÏan :
     - On  dit qu'il va y avoir une  note de service. Tous ceux  qui  auront
moins de quinze articles suivront un traitement.
     Quentin :
     -  Ah! oui, leurs traitements spÉciaux, je  les connais. Sale coup. Les
cheveux s'arrÊtent de pousser et tu pues du bec pendant un an...
     " Chez  moi,  pensait Perets. Il  faut que  je rentre chez moi  au plus
vite. Je n'ai plus rien À faire ici." Puis, il s'aperÇut que la  composition
de  la colonne  des chiots s'Était modifiÉe. Il  compta : trente-deux chiots
avaient continuÉ tout droit,  tandis que onze, rangÉs eux aussi en  colonne,
avaient tournÉ  À  gauche  pour  descendre  vers l'Étendue  d'eau  sombre et
immobile qui  Était  apparue entre  les arbres,  À  trÈs  peu de distance du
tout-terrain.  Perets  vit  le ciel  bas et  brumeux, les contours vaguement
ÉbauchÉs  du rocher de  l'Administration  À l'horizon. Les  onze  chiots  se
dirigeaient avec dÉtermination vers l'eau. StoÏan fit taire le moteur et ils
descendirent  tous pour  regarder les chiots passer  par-dessus  une  souche
tordue qui se trouvait tout au bord de l'eau et se laisser tomber lourdement
les uns aprÈs les autres dans le lac.
     - Ils coulent, dit avec Étonnement Quentin. Ils se noient.
     StoÏan prit une carte et l'Étala sur le capot.
     -C'est bien Ça, dit-il. Le lac n'est pas indiquÉ. Ici il y a un village
qui est  marquÉ, mais pas  de  lac... VoilÀ, il y a Écrit : < Vill.  Aborig.
Soixantedix fraction onze."
     - C'est toujours comme Ça, dit Touzik. Qui se sert d'une carte ici dans
la  forÊt? Primo,  toutes  les cartes racontent des salades, et deuxio,  ici
elles servent À rien. LÀ il  y a  par exemple  aujourd'hui une route, demain
une riviÈre, aujourd'hui un marais et demain ils mettront des barbelÉs et un
mirador. Ou bien on tombera sur un entrepÔt.
     -  ça me dit pas grand-chose de continuer, dit  StoÏan en s'Étirant. ça
suffit peut-Être pour aujourd'hui?
     -  Evidemment,  Ça  suffit,  dit Quentin.  Perets a  encore  sa paye  À
toucher. On retourne À la voiture.
     - Faudrait  des jumelles, dit soudain Touz  en fixant avidement le lac,
une  main en visiÈre audessus de ses yeux. Il  me semble qu'il y a une bonne
femme qui se baigne lÀ-bas.
     Quentin s'arrÊta.
     - OÙ?
     - Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus.
     Quentin blÊmit soudain et se prÉcipita À toutes jambes vers la voiture.
     -OÙ tu la vois? demanda StoÏan.
     - LÀ-bas, sur l'autre rive...
     - Il n'y a rien du tout lÀ-bas, siffla Quentin.
     Il Était debout sur  le marchepied  et explorait  avec les jumelles  la
rive opposÉe. Ses mains tremblaient.
     - Sale  baratineur... tu veux encore prendre  sur la gueule...  Rien du
tout lÀ-bas! rÉpÉta-t-il en tendant les jumelles À StoÏan.
     - Comment Ça, rien! dit Touzik. Je suis  tout de mÊme pas bigleux, chez
moi on m'appelle Œilde-lynx...
     -  Attends  un  peu,  attends  un  peu,  arrache  pas, lui dit  StoÏan.
Qu'est-ce que c'est que cette manie d'arracher des mains...
     - Rien du tout lÀ-bas,  marmonna Quentin. Tout Ça c'est de la blague...
Il raconte n'importe quoi...
     - Je sais ce que c'est, dit Touzik. C'est une ondine. Comme je  vous le
dis.
     Perets tressaillit.
     - Donnez-moi les jumelles, dit-il trÈs vite.
     - On voit rien, dit StoÏan en lui tendant les jumelles.
     -  Vous Êtes  bien  tombÉ,  si  vous  le  croyez,  marmonna Quentin qui
commenÇait À se rassÉrÉner.
     - Parole, elle Était lÀ, dit Touzik. Elle a dÛ plonger. Tout À l'heure,
elle ressortira.
     Perets  colla  les jumelles À ses  yeux.  Il ne  s'attendait pas À voir
quelque chose  : c'eÛt ÉtÉ trop simple. Et il  ne vit rien. Il n'y avait que
l'Étendue  plate  du  lac, la rive lointaine,  envahie  par la forÊt, et  la
silhouette du rocher de  l'Administration audessus  de la crÊte dentelÉe des
arbres.
     - Comment Était-elle? demanda-t-il.
     Touzik commenÇa À dÉcrire en dÉtail,  en s'aidant de ses mains, comment
elle  Était. Ce  qu'il  dÉcrivait Était  trÈs  allÉchant,  et  racontÉ  avec
beaucoup de passion, mais ce n'Était pas ce que voulait Perets.
     - Oui, bien sÛr, dit-il. Oui... Oui...
     "Peut-Être  est-elle  allÉe À  la  rencontre  des  chiots", pensait-il,
secouÉ sur le siÈge arriÈre au cÔtÉ d'un Quentin rembruni, tout en regardant
les oreilles de Touzik qui s'agitaient en mesure -  Touzik Était en train de
mÂchonner quelque  chose. Elle  est sortie  du calice de la forÊt,  blanche,
froide, assurÉe, et elle est entrÉe dans l'eau, dans l'eau familiÈre, entrÉe
dans le lac comme j'entre dans la  bibliothÈque ; elle s'est plongÉe dans le
crÉpuscule vert  et  mouvant  et elle a nagÉ À  la  rencontre des chiots, et
maintenant elle les a dÉjÀ rencontrÉs au milieu du lac, au fond, et elle les
a  emmenÉs  quelque part, pour quelqu'un, pour quelque but.  Et de  nouveaux
ÉvÉnements se prÉpareront dans la  forÊt, et peut-Être, À de nombreux milles
d'ici, se produira ou commencera  À  se produire quelque chose d'autre :  au
milieu des  arbres commenceront À  bouillonner  des  bouffÉes de  brouillard
lilas qui ne sera  pas du tout du brouillard  - À moins qu'un autre  cloaque
n'entre en travail au milieu d'une paisible clairiÈre, ou que les aborigÈnes
bigarrÉs qui, tout rÉcemment encore, restaient paisiblement assis À regarder
des films  instructifs et À Écouter  patiemment les  explications dispensÉes
par le zÈle  de BÉatrice Vakh ne se lÈvent soudain et partent  dans la forÊt
pour  ne plus jamais revenir...  Et  tout sera rempli d'un sens  profond, de
mÊme qu'est plein de sens chaque  mouvement d'un mÉcanisme complexe, et tout
sera pour nous Étrange et donc insensÉ, pour nous  ou en tout cas  pour ceux
d'entre  nous qui ne peuvent encore  s'habituer  À l'absence de  sens et  la
prendre pour la norme."
     Et  il ressentit l'importance  de chacun  des ÉvÉnements, de chacun des
phÉnomÈnes  qui  l'entouraient   :  du  fait  qu'il   ne   pouvait  y  avoir
quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans  la portÉe, du  fait que le tronc
de cet arbre Était prÉcisÉment couvert d'une  mousse rouge, du fait qu'on ne
voyait pas le  ciel  au-dessus du  sentier À cause des  branches  hautes des
arbres.
     Le  tout-terrain  Était secouÉ, StoÏan roulait trÈs lentement et Perets
aperÇut de loin À travers le pare-brise un poteau penchÉ muni d'une pancarte
qui  portait une inscription. L'inscription Était  dÉlavÉe et rongÉe par les
pluies, c'Était une trÈs  vieille inscription tracÉe  sur une  trÈs  vieille
planche d'un gris sale, clouÉe au poteau par deux Énormes clous rouilles :
     "Ici, il y a  deux ans, s'est  tragiquement  noyÉ le  traverseur de  la
forÊt Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacrÉ."
     "Que  faisais-tu lÀ,  Gustav, pensa Perets. Comment  as-tu pu  venir te
noyer ici? Tu Étais certainement un bon garÇon, tu avais une tÊte rasÉe, une
mÂchoire carrÉe et velue, une dent en or, des tatouages, tu en Étais couvert
de la tÊte aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux,  et À  ta
main  droite  il manquait un doigt  qu'on  t'avait arrachÉ d'un coup de dent
dans une bagarre d'ivrognes. Tu  n'avais Évidemment  pas le coeur  À Être un
traverseur de la forÊt,  mais les circonstances l'ont simplement voulu ainsi
:  tu  devais  purger  ta  peine  sur  le  rocher  oÙ se  trouve  maintenant
l'Administration,  et  tu ne pouvais aller nulle part ailleurs  que dans  la
forÊt. Et  lÀ  tu  n'as  pas Écrit d'articles,  tu  n'y pensais mÊme pas, tu
pensais À d'autres articles, qui avaient ÉtÉ Écrits avant toi et contre toi.
Et tu as construit lÀ une route stratÉgique, tu as posÉ des dalles de bÉton,
tu as profondÉment entaillÉ les flancs de  la forÊt pour que des bombardiers
octimoteurs puissent, en cas de nÉcessitÉ, se poser sur cette route. Mais la
forÊt  pouvait-elle supporter cela? Tu vois,  elle  l'a noyÉ dans un endroit
sec. Mais dans dix ans, on t'ÉlÈvera un monument, et  peut-Être donnera-t-on
ton nom  À un  cafÉ quelconque.  Le cafÉ s'appellera  " Chez Gustav ", et le
chauffeur Touzik ira y boire du kÉfir et caresser les gamines ÉbouriffÉes de
la chorale locale..."
     "Touzik  avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour
les raisons  qui auraient dÛ les lui valoir. La premiÈre fois, il avait  ÉtÉ
envoyÉ en colonie pÉnitentiaire  pour vol  de papierposte, la deuxiÈme  pour
infraction À la rÉglementation sur les passeports.
     "StoÏan, lui, c'est un pur. Il ne boit pas de kÉfir, rien. Il aime d'un
amour tendre et pur Alevtina, elle  que personne n'a jamais aimÉ d'un  amour
tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtiÈme article, il offrira À
Alevtina son bras et son coeur, et sera repoussÉ malgrÉ ses articles, malgrÉ
ses larges Épaules et son beau nez romain, parce qu'Alevtina ne supporte pas
ceux qui ont  le nez trop propre, les soupÇonnant - non sans raison - d'Être
des pervers d'un raffinement inconcevable. StoÏan vit dans la forÊt, qu'À la
diffÉrence de Gustav il a rejointe de son  plein grÉ, et ne se plaint jamais
de rien, bien  que  la forÊt  ne  soit pour lui  qu'un  immense dÉpotoir  de
matÉriaux vierges destinÉs À l'Écriture d'articles  qui  lui Épargneront  le
traitement...
     "On  peut s'Étonner  À  l'infini  qu'il  y  ait  des  gens capables  de
s'habituer À le forÊt,  et pourtant ces  gens  sont l'Écrasante majoritÉ. La
forÊt les attire d'abord en tant qu'endroit romantique, ou endroit lucratif,
ou  comme endroit oÙ  beaucoup  de choses  sont  permises, ou  encore  comme
endroit oÙ l'on  peut  se cacher.  Puis  elle  les  effraie  un  peu, et ils
dÉcouvrent soudain que " c'est le mÊme gÂchis ici que partout ailleurs ", ce
qui les rÉconcilie avec l'ÉtrangetÉ de la  forÊt, mais aucun d'entre eux n'a
l'intention d'y terminer ses jours...  Quentin par exemple, À  ce qu'on dit,
ne  vit ici  que  parce qu'il a peur  de laisser sa  Rita sans surveillance.
Rita,  elle, refuse  absolument  d'aller  ailleurs  et  ne  parle  jamais  À
personne. Pourquoi...
     "Et puisque  j'en suis À Rita... Rita peut partir dans la forÊt et n'en
pas revenir d'une semaine. Rita se baigne dans les  lacs de  la forÊt.  Rita
enfreint tous  les rÈglements, et  personne n'ose lui  faire d'observations.
Rita n'Écrit pas d'articles. Rita, d'une maniÈre gÉnÉrale, n'Écrit rien, pas
mÊme des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir
chez la buffetiÈre, si elle n'est pas occupÉe avec quelqu'un d'autre... A la
station, tout se sait... Le soir  ils allument  la lumiÈre dans le club, ils
branchent le phono, ils boivent follement du kÉfir et la nuit, sous la lune,
jettent les  bouteilles  dans les lacs - À qui  lancera  le  plus loin.  Ils
dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, Échangent leurs femmes.
Le  jour, dans leurs laboratoires, ils  transvasent la forÊt d'Éprouvette en
Éprouvette,  examinent  la  forÊt  au  microscope,  la  comptent  sur  leurs
arithmomÈtres, tandis que la forÊt autour  d'eux, suspendue au-dessus d'eux,
pousse ses  vÉgÉtations  jusque dans  leurs  chambres et vient dresser  sous
leurs fenÊtres,  dans  les  heures  Étouffantes  qui prÉcÈdent  l'orage, des
foules d'arbres errants,  sans peut-Être comprendre elle non plus  ce qu'ils
sont, pourquoi ils sont lÀ et pourquoi ils sont, d'une maniÈre gÉnÉrale...
     "Heureusement,  je pars d'ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je  n'ai
rien  compris,  rien  trouvÉ de  ce que je voulais  trouver,  mais  je  sais
maintenant que je ne  comprendrai jamais  rien, que je  ne trouverai  jamais
rien, qu'il y a un temps pour tout. Il n'y a rien de commun entre  moi et la
forÊt, la forÊt ne m'est pas plus  proche que l'Administration. Mais en tout
cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j'attendrai
que vienne le temps..."
     La  cour  de la station Était vide. Il  n'y avait pas un camion, pas de
queue au guichet de la caisse. Il n'y avait que  la valise de Perets au beau
milieu du perron et son manteau  gris accrochÉ au garde-corps de la vÉranda.
Perets descendit  du  tout-terrain et jeta un  regard anxieux autour de lui.
Bras dessus, bras dessous, Touzik  et  Quentin se dirigeaient dÉjÀ  vers  le
rÉfectoire d'oÙ  venaient des bruits de vaisselle  et une odeur de graillon.
StoÏan dit : "On va souper, Pertchik", et alla parquer la voiture au garage.
Perets  comprit  soudain  avec  effroi  ce  que  cela signifiait  : le phono
dÉchaÎnÉ,  les  bavardages  stupides,  le  kÉfir,  "encore  un  petit  verre
peut-Être?" Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs...
     Une main frappa au  guichet de  la caisse, le caissier se montra et dit
d'un air courroucÉ :
     - Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps? Venez signer.
     Perets s'avanÇa d'un pas rapide vers le guichet.
     -  LÀ,  la somme  en  toutes  lettres,  dit le  caissier.  Pas  lÀ, lÀ.
Qu'est-ce que vous avez À trembler des mains comme Ça? Tenez...
     Il se mit À compter des billets.
     - OÙ sont les autres? demanda Perets.
     - Doucement... Les autres sont dans l'enveloppe.
     - Non, je pensais À...
     -  Cela n'intÉresse personne, ce À  quoi vous pensiez.  Je  ne peux pas
changer  pour  vous la  procÉdure en usage. VoilÀ votre salaire. Vous l'avez
perÇu?
     - Je voulais savoir...
     - Je vous demande si vous avez perÇu votre salaire. Oui ou non?
     - Oui.
     - Enfin. Maintenant voilÀ votre prime. Vous l'avez perÇue?
     - Oui.
     - C'est tout. Permettez que je vous  serre la main, je suis pressÉ.  Je
dois Être À l'Administration avant sept heures.
     -  Je voulais simplement demander, plaÇa À la  hÂte Perets, oÙ  Étaient
les autres personnes... Kim, le camion... Ils avaient promis de m'emmener...
sur le Continent...
     -  Le Continent,  je ne  peux  pas. Je  dois  Être À  l'Administration.
Permettez, je ferme le guichet.
     - Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets.
     - Ce n'est pas la question. Vous Êtes adulte, vous devez comprendre. Je
suis  caissier.  J'ai  des  feuilles de  paye. Et s'il leur arrivait quelque
chose? Enlevez votre coude.
     Perets enleva  son coude et le guichet  se referma. A  travers la vitre
obscurcie  par la saletÉ, il regardait le caissier  ramasser les feuilles de
paye, les froisser  n'importe  comment et les fourrer dans  sa sacoche quand
soudain une porte s'ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entrÈrent,
liÈrent les  mains du  caissier,  lui  passÈrent une boucle autour du cou et
l'un  d'eux  l'emmena au  bout  de la corde tandis  que  l'autre prenait  la
sacoche  et  parcourait  la  piÈce  du  regard  -  et  aperÇut  Perets.  Ils
s'entre-regardÈrent quelques instants  À  travers la vitre sale,  puis, avec
une  lenteur  et  une prÉcaution  infinie, comme  s'il craignait  d'effrayer
quelqu'un, le garde posa la sacoche sur une  chaise et avec  la mÊme lenteur
et la mÊme prÉcaution, sans quitter  Perets des yeux, tendit le bras vers le
fusil  qui Était  appuyÉ contre le mur.  Perets attendait,  glacÉ  et sans y
croire.  Le garde prit  le  fusil et sortit À reculons en refermant la porte
derriÈre lui. La lumiÈre s'Éteignit.
     Perets  se  dÉtacha alors du guichet, courut sur  la pointe  des  pieds
jusqu'À sa  valise,  s'en empara  et se  prÉcipita au-dehors,  le plus  loin
possible de  cet endroit. Il se dissimula derriÈre le garage et vit le garde
apparaÎtre sur  le perron en tenant le  fusil baÏonnette croisÉe, regarder À
gauche, À droite, sous ses  pieds, prendre sur la  balustrade le manteau  de
Perets, le soupeser, en  fouiller les poches, puis, aprÈs un dernier  regard
circulaire, rentrer dans la maison. Perets s'assit sur sa valise.
     Il faisait  frais,  le soir  tombait. Perets regardait  stupidement les
fenÊtres  ÉclairÉes, barbouillÉes de  craie  jusqu'À  leur moitiÉ.  DerriÈre
elles, des ombres passaient, sur  le toit l'aube grillagÉe du radar tournait
silencieusement. On  entendait des bruits de vaisselle  et dans la forÊt les
cris  des  animaux  nocturnes. Puis un projecteur  s'alluma quelque part  et
promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-dÉverseur au
coin d'une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte
en  tressautant  au  passage d'une  fondriÈre,  suivi  par  le  faisceau  du
projecteur.  Dans  la  benne se  trouvait  le  garde au fusil.  Il  essayait
d'allumer une cigarette en  s'abritant du vent et on voyait, enroulÉe autour
de  son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui  disparaissait  dans la
fenÊtre entrouverte de la cabine.
     Le camion  s'Éloigna, le  projecteur  s'Éteignit.  Dans la  cour passa,
ombre sinistre traÎnant d'Énormes bottes, un deuxiÈme garde armÉ d'un  fusil
qu'il tenait sous  son bras. De tempe en temps il s'arrÊtait pour se pencher
et palper la terre : il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en
sueur et, figÉ d'angoisse, le suivit des yeux.
     La forÊt rÉsonnait de cris longs et effrayants. Des  portes  claquaient
quelque part. Une  lumiÈre jaillit au premier Étage  et quelqu'un  dit d'une
voix forte : "On  Étouffe, chez  toi." Dans  l'herbe tomba  quelque chose de
rond et  brillant qui roula jusqu'aux pieds de Perets. Celui-ci  se sentit À
nouveau  dÉfaillir mais comprit ensuite que  ce  n'Était qu'une bouteille de
kÉfir  vide.  "A pied, pensa-t-il,  il  faut  que  j'y  aille À  pied. Vingt
kilomÈtres À travers la forÊt. Malheureusement, À travers  la forÊt. Elle ne
verra  maintenant qu'un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue,
ployant  sous le poids  d'une  valise qu'on ne sait  trop  pourquoi il ne se
dÉcide pas À abandonner. Je me traÎnerai  et la forÊt hurlera  et rugira des
deux cÔtÉs..."
     Le  garde reparut dans la cour. Il n'Était plus seul mais accompagnÉ de
quelqu'un qui  soufflait  et  reniflait  lourdement, quelqu'un  d'Énorme,  À
quatre pattes. Ils s'arrÊtÈrent au milieu  de la cour et Perets  entendit le
garde  qui marmonnait  : "Tiens, lÀ,  tiens... Mais ne bouffe pas, imbÉcile,
flaire... C'est pas du saucisson, c'est un manteau,  faut le flairer.  Hein?
Cherche, on te dit." Celui qui Était À quatre pattes geignait et glapissait.
"Eh! dit soudain le garde d'une  voix  excÉdÉe, il  y a que les puces que tu
sais chercher... Pheuh!"  Ils  se sÉparÈrent  dans  l'obscuritÉ.  Des talons
sonnÈrent sur le  perron,  une porte claqua. Puis  quelque chose de froid et
d'humide vint s'appliquer sur la joue de  Perets. Il tressaillit  et faillit
tomber  C'Était  un Énorme chien loup qui glapit de maniÈre À peine audible,
exhala un profond soupir  et posa une tÊte lourde sur  les genoux de Perets.
Perets le caressa derriÈre l'oreille. Le chien loup bÂilla et  Était  sur le
point de s'installer, apprivoisÉ, quand Éclata au  premier Étage  la musique
d'un phono. Le chien loup se jeta de cÔtÉ en silence et s'enfuit en courant.
     Le phono se  dÉchaÎnait, il  n'y  avait plus rien d'autre que lui À des
kilomÈtres À  la ronde.  Alors, exactement  comme dans  un film d'aventures,
silencieusement la lumiÈre bleue  s'Éclaira, les portes  s'ouvrirent et dans
la  cour  pÉnÉtra, tel  un vaisseau  de haut  bord,  un  camion gigantesque,
entiÈrement couvert de constellations de feux de  signalisation. Il s'arrÊta
et  coupa ses  phares  dont  les lumiÈres s'Éteignirent  lentement, comme un
monstre  de la forÊt qui exhale son  dernier souffle. Le  chauffeur Voldemar
passa la tÊte À la portiÈre et se mit À crier quelque chose À pleine bouche.
Il s'Égosilla longtemps ainsi, visiblement en proie À une fureur croissante,
puis cracha, rentra dans la  cabine et repassa le torse À la portiÈre pour y
Écrire À la craie, la tÊte en bas :
          "PERETS!!"
     Perets comprit alors  que  le camion  Était venu pour lui. Il saisit sa
valise et se mit À courir À travers la cour sans oser regarder derriÈre lui,
craignant d'entendre des coups de feu dans son  dos. Il se hissa pÉniblement
par deux Échelles jusqu'À la  cabine  aussi vaste  qu'une chambre et pendant
qu'il  casait sa  valise,  qu'il  s'installait et cherchait  une  cigarette,
Voldemar   ne  cessait   pas  de   dire  quelque  chose   en  s'empourprant,
s'Époumonant,  gesticulant et frappant  sur  l'Épaule de Perets. Mais  c'est
seulement  lorsque le phono s'interrompit  subitement  que Perets  put enfin
entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il  se contentait
de jurer copieusement.
     Le camion n'avait pas  encore franchi les portes que Perets  Était dÉjÀ
endormi, comme si on lui avait appliquÉ sur le visage un masque d'Éther.


     Perets  fut rÉveillÉ  par une sensation  de malaise, d'angoisse, par un
poids, insupportable À ce qu'il lui parut au dÉbut, sur son Être et tous les
organes de ses sens. Un  malaise qui  confinait À  la douleur,  et  il gÉmit
involontairement en revenant lentement À lui.
     Ce poids sur son Être se transforma en dÉpit et en dÉsespoir, parce que
la voiture n'allait pas sur le Continent, encore  une fois elle n'allait pas
sur le Continent, elle n'allait mÊme nulle part : elle Était arrÊtÉe, moteur
coupÉ, morte et glacÉe,  les portiÈres grandes ouvertes. Le pare-brise Était
couvert de  gouttes  frissonnantes  qui  se rÉunissaient  et s'Écoulaient en
ruisselets  froids. La nuit derriÈre la vitre Était illuminÉe par les Éclats
aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d'autre que ces
Éclats incessants qui  crevaient l'oeil. Et on  n'entendait  rien non plus :
Perets  pensa  mÊme au  dÉbut  qu'il Était  devenu sourd, avant  de  prendre
conscience  de   la  pression  rÉguliÈre  qu'exerÇait  sur  ses  tympans  le
mugissement dense de sirÈnes aux voix multiples. Il se mit À aller et  venir
dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, À la
maudite  valise, tenta d'essuyer la  vitre,  passa la tÊte À une portiÈre, À
l'autre : il ne pouvait absolument  pas comprendre  oÙ il se  trouvait, quel
genre  d'endroit  c'Était  et  ce  que  tout  cela  signifiait.  La  guerre,
pensa-t-il, mon  Dieu! c'est la guerre. Les  projecteurs le  frappaient  aux
yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n'est une espÈce de
grand  bÂtiment  inconnu  dont  toutes  les  fenÊtres  de  tous  les  Étages
s'Éclairaient  et  s'Éteignaient  en  mÊme temps À intervalles rÉguliers. Il
voyait encore une quantitÉ Énorme de grandes taches lilas.
     Soudain  une  voix  monstrueuse  prononÇa tranquillement, comme dans le
silence le plus complet :
     "Attention, attention. Tous  les employÉs doivent se trouver aux places
dÉterminÉes par la situation numÉro six cent soixante-quinze fraction PÉgase
omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l'accueil triomphal
du  padischach sans suite spÉciale, pointure de chaussure cinquantecinq.  Je
rÉpÈte. Attention, attention. Tous les employÉs..."
     Les  projecteurs cessÈrent  leur  balayage  et  Perets distingua  enfin
l'arche familiÈre surmontÉe de l'inscription "Bienvenue!", la rue principale
de l'Administration, les  cottages  sombres qui la  bordaient,  des gens  en
vÊtements  de  nuit avec des lampes À  pÉtrole À cÔtÉ  des cottages, puis il
aperÇut pas trÈs loin  une  chaÎne  de gens, en manteaux  noirs flottant  au
vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant  toute la largeur  de la
rue et traÎnaient quelque  chose d'Étrange et de clair que  Perets identifia
au  bout  de quelque temps  comme une senne ou un filet de volley-ball et an
mÊme instant  une  voix  emportÉe glapit  au-dessus de son  oreille : "C'est
pourquoi, la voiture? Qu'est-ce que tu as À rester lÀ?" En  reculant, il vit
À cÔtÉ de lui  un  ingÉnieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur
le front,  l'inscription au  crayon a  encre  "Libidovitch". L'ingÉnieur lui
passa  carrÉment dessus avec ses bottes boueuses,  lui fourra son coude dans
la  figure, en soufflant  et  en empestant, se laissa tomber sur le siÈge du
conducteur,  fouilla  un peu  À  la recherche de la  clef de contact, ne  la
trouva pas,  poussa un glapissement hystÉrique et dÉboula  de la cabine  par
l'autre cÔtÉ.  Dans la rue tous les rÉverbÈres s'allumÈrent et il se  mit  À
faire clair comme en  plein jour, mais les  gens en  tenue de nuit restÈrent
avec leurs lampes À pÉtrole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient
tous un filet À papillon  À la main, et ils le balanÇaient en  mesure, comme
pour tenter de chasser quelque chose qu'ils ne pouvaient voir de leur porte.
Dans la rue  passÈrent l'une aprÈs l'autre quatre voitures noires  lugubres,
sortes  d'autobus  sans  fenÊtre aux  toits surmontÉs d'aubes grillagÉes qui
tournaient,   puis   une  antique   automitrailleuse   dÉboucha  d'une   rue
transversale et s'engagea À  leur suite. Sa tourelle rouillÉe tournait  avec
un  grincement perÇant et  le  mince  canon  de  la  mitrailleuse montait et
descendait. Le  blindÉ  se fraya  pÉniblement un chemin  le long  du camion,
l'Écoutille de la  tourelle s'ouvrit et livra passage À  un homme en chemise
de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria À Perets d'une voix
mÉcontente : "Alors, mon cher? Il faut circuler et toi tu restes lÀ!"
     Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux.
     Je ne  partirai jamais d'ici, pensa-t-il, hÉbÉtÉ. Je ne sers À personne
ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d'ici,
mÊme si  pour cela  il  fallait  entreprendre  une guerre ou  organiser  une
inondation...
     - Vos papiers, s'il vous plaÎt, dit  une voix  traÎnante de  vieillard,
tandis qu'une main tapotait l'Épaule de Perets.
     - Quoi?
     - Les documents. Vous les avez prÉparÉs?
     C'Était un vieillard  en impermÉable de toile cirÉe, la poitrine barrÉe
par un fusil Berdan suspendu À une chaÎnette mÉtallique vÉtustÉ.
     - Quels papiers? Quels documents? Pourquoi faire?
     - Ah!  GOSPODINE Perets! dit le vieillard.  Vous n'avez pas entendu  ce
qu'on a dit sur la  situation? Vous devriez dÉjÀ avoir tous vos papiers À la
main, dÉpliÉs bien À plat, comme au musÉe...
     Perets lui  donna son certificat. Le  vieillard, les coudes appuyÉs sur
son  Berdan, examina longuement  les  cachets,  confronta la photo  avec  le
visage de Perets et dit :
     -  Vous avez  comme qui dirait  maigri, HERR Perets. On dirait que vous
n'avez plus de figure. Vous travaillez trop.
     Il lui rendit le certificat.
     - Que se passe-t-il? demanda Perets.
     - Il se passe ce qui est prÉvu de se passer, dit  le  vieillard soudain
sÉvÈre. Il  se passe que  c'est la situation numÉro six cent soixante-quinze
fraction PÉgase. C'est-À-dire l'Évasion.
     - Quelle Évasion? D'oÙ?
     - Celle qui est prÉvue par la situation, dit le vieillard en commenÇant
À redescendre l'Échelle. ça  peut partir d'un moment À l'autre, alors faites
attention À vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte.
     - Bon, dit Perets. Merci.
     D'en bas s'Éleva la voix furieuse du chauffeur Voldemar :
     - Qu'est-ce  que tu maquilles ici, vieux  schnock? Je vais t'en montrer
des papiers! Tu l'as vu, celui-lÀ? et maintenant dÉcampe, si tu as vu...
     Une bÉtonniÈre qu'on tirait À la main passa À proximitÉ, accompagnÉe de
cris et de piÉtinements. Tous ses  poils  hÉrissÉs, le chauffeur Voldemar se
hissa À bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua
bruyamment la portiÈre. Le camion dÉmarra sÈchement  et prit  la  grand-rue,
passant  devant  les gens en tenue  de nuit qui  agitaient  leurs  filets  À
papillons. "On  va au garage, se dit Perets. Bah! de toute faÇon...  Mais je
ne toucherai pas À la valise. J'en ai assez de la traÎner, qu'elle aille  au
diable."  II  frappa haineusement  la valise  du  talon.  La voiture  quitta
soudain la rue principale,  vira brutalement, enfonÇa une barricade faite de
tonneaux vides et de tÉlÈgues et poursuivit sa route. Un avant-train arrachÉ
À un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se  dÉtacha
et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une
Étroite ruelle latÉrale.  L'air renfrognÉ, une cigarette Éteinte  au coin de
la  bouche, Voldemar tournait  l'Énorme volant,  courbant et  redressant son
corps  tout  entier. Non,  on ne va pas  au garage,  pensa  Perets. Pas  aux
ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues Étaient sombres
et  vides. Des  masques de carton avec des inscriptions ainsi  que  des bras
ÉcartÉs  furent  fugitivement  rÉvÉlÉs  par  la  lumiÈre  des  phares,  puis
disparurent et ce fut tout.
     - Qu'est-ce  que  j'ai eu comme idÉe,  dit Voldemar.  Je  voulais aller
directement sur le Continent, et puis je vois que  vous dormez et je me dis,
autant passer au garage, faire une petite partie d'Échecs... LÀ je rencontre
Achille  l'ajusteur,  on  va  chercher  du  kÉfir,  on   le  boit,  on  sort
l'Échiquier... Je lui  propose un gambit de  la reine, il  accepte, tout  se
passe bien... Je suis en E4, lui en C6...  Je  lui  dis : "Tu peux faire des
priÈres." Et lÀ Ça a commencÉ... Vous n'avez pas une cigarette, PAN Perets?
     Perets lui donna une cigarette.
     - Et cette Évasion, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il. OÙ allons-nous?
     -  Une  Évasion  tout  À  fait ordinaire, dit Voldemar  en allumant  sa
cigarette. Il y  en a chaque annÉe comme  Ça. Une machine  s'est ÉvadÉe chez
les ingÉnieurs. Et maintenant, tout le monde  a reÇu l'ordre de  l'attraper.
VoilÀ, on la cherche.
     C'Était  la limite de la  colonie.  Des gens erraient  dans un  terrain
vague ÉclairÉ par la lune. Ils avaient l'air de jouer À colin-maillard : ils
marchaient  les  jambes  À  demi flÉchies,  les bras  largement ÉcartÉs. Ils
avaient tous les yeux bandÉs. L'un d'eux heurta un  poteau de plein fouet et
poussa  sans doute un cri de  douleur,  car les autres s'arrÊtÈrent  tous en
mÊme temps et se mirent À remuer prudemment la tÊte.
     - C'est chaque annÉe le  mÊme guignol, disait  Voldemar.  Ils  ont  des
cellules photo-Électriques, des engins  acoustiques, cybernÉtiques, ils  ont
mis des fainÉants de garde dans tous les coins - et pourtant chaque annÉe Ça
rate pas, il y en a une qui s'Échappe. Alors on te dit : "Abandonne tout, va
et cherche." Mais qui aurait envie de la chercher? Qui aurait envie de faire
connaissance avec,  je te le demande?  Suffit que tu l'aperÇoives du coin de
l'oeil, et terminÉ : ou bien on te met ingÉnieur, ou bien on t'envoie,  dans
une base ÉloignÉe, planter des choux quelque part dans la forÊt, pour que tu
puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse À qui
mieux mieux. Il y  en a  qui se bandent les yeux  pour  rien voir,  d'autres
qui...  Mais celui  qui a un  peu  plus de  cervelle, il se met À courir  en
hurlant À s'en faire pÉter les cordes vocales. Il demande les papiers À  un,
il en  fouille  un autre, ou  alors il monte  simplement  sur  un toit  pour
pousser des cris. ça va bien dans le dÉcor, et il y a aucun risque...
     - Et nous, on va aussi se mettre À chercher? demanda Perets.
     - Evidemment, qu'on cherche. Les gens cherchent, on  fait comme tout le
monde.  Pendant six  heures  d'horloge. C'est  l'ordre : si au  bout  de six
heures la machine n'a pas ÉtÉ retrouvÉe, on la dÉtruit À distance. Comme Ça,
ni vu ni  connu. Autrement,  Ça pourrait  tomber entre des mains ÉtrangÈres.
Vous avez vu tout ce ramdam dans l'Administration? Eh bien! c'est  encore un
silence de paradis, vous allez voir, À cÔtÉ de ce qui va se  passer dans six
heures. C'est que personne ne sait  oÙ cette machine  a bien pu  se fourrer.
Elle est peut-Être dans ta poche. Et  on lui met une charge puissante,  pour
que Ça risque pas de foirer... L'annÉe derniÈre, la machine se  trouvait aux
bains.  Et justement,  il y avait un  tas de  gens qui Étaient allÉs lÀ,  se
mettre  À  l'abri. Les bains,  on  se  dit, c'est un endroit  humide, qui se
remarque  pas...  Et moi  j'y  Étais aussi.  Les bains,  je  m'Étais  dit...
L'explosion m'a projetÉ À travers la fenÊtre, Ça a pas fait un pli, comme si
j'avais ÉtÉ emportÉ par une vague. J'ai pas eu le temps de dire ouf et je me
suis retrouvÉ  assis sur un tas de  neige,  avec des  poutres enflammÉes qui
passaient au-dessus de ma tÊte...
     C'Était  maintenant la rase  campagne,  une herbe rabougrie, la lumiÈre
vague de  la lune, une route  blanche dÉfoncÉe. A gauche, lÀ  oÙ se trouvait
l'Administration, des lumiÈres recommenÇaient À s'agiter en tous sens.
     - Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. OÙ est-ce qu'on
va la chercher? On ne sait mÊme  pas ce que c'est...  Si elle est grande  ou
petite, claire ou sombre...
     -  ça,  vous  allez le voir bientÔt, promit Voldemar. Je  vais  vous le
montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents?  Sapristi, oÙ
il est cet endroit?...  Je l'ai perdu. J'ai pris vers la gauche, Évidemment.
Ah-ah, À gauche...  LÀ-bas le dÉpÔt de matÉriel, donc il faut prendre plus À
droite...
     Le  camion  quitta  la  route et se mit À tressauter sur des  mottes de
terre. A gauche, le dÉpÔt de matÉriel -  des rangÉes  de containers clairs -
ressemblait À une ville morte dans la plaine.
     ... Evidemment elle n'avait pas  pu y tenir. Ils l'avaient ÉbranlÉe sur
le  banc  vibrateur, ils l'avaient torturÉe pensivement, ils avaient fouillÉ
ses entrailles, brÛlÉ  les  nerfs dÉlicats avec des fers À souder, l'avaient
suffoquÉe  avec  des odeurs  de  colophane  l'avaient  obligÉe  À  faire des
stupiditÉs, l'avaient  crÉÉe pour  qu'elle fasse des  stupiditÉs,  l'avaient
perfectionnÉe pour  qu'elle fasse des stupiditÉs encore plus stupides, et le
soir venu ils  l'abandonnaient,  ÉpuisÉe, sans force, dans un  rÉduit sec et
chaud.  Et  finalement elle avait dÉcidÉ  de  partir, bien que sachant  tout
d'avance  - que sa  fuite Était insensÉe et qu'elle Était condamnÉe. Et elle
Était partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle  est
quelque  part  dans l'ombre, dÉplaÇant doucement ses jambes articulÉes, elle
regarde,  elle Écoute et  elle  attend... Et  maintenant elle a parfaitement
compris ce qu'elle ne faisait auparavant que soupÇonner : qu'il n'y a pas de
libertÉ, que les portes soient ouvertes ou  fermÉes devant soi, qu'il  n'y a
que la stupiditÉ et le chaos, et qu'il n'y a que la solitude...
     -  Ah!  dit  avec  satisfaction Voldemar, la voilÀ, la  trÈs chÈre,  la
bien-aimÉe...
     Perets ouvrit les yeux mais ne  parvint  À apercevoir devant lui qu'une
grande mare noire, un marÉcage mÊme ; il entendit le moteur qui s'emballait,
puis une  vague  de boue se  leva et  vint frapper le pare-brise.  Le moteur
rugit À nouveau sauvagement, puis se tut.
     -  VoilÀ comment c'est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent.
Comme le savon dans la cuvette. Vu?
     Il fourra son mÉgot dans le cendrier et entrouvrit sa portiÈre.
     - Il y a quelqu'un d'autre ici... HÉ l'ami, Ça va?
     - ça va! dit une voix qui venait de l'extÉrieur.
     - Tu l'as attrapÉe?
     - J'ai attrapÉ un rhume, dit la voix de l'extÉrieur. UND cinq tÊtards.
     Voldemar  ferma   vigoureusement   la  portiÈre,   alluma   la  lumiÈre
intÉrieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d'oeil, alla chercher
une mandoline sous  son siÈge et,  inclinant la tÊte et l'Épaule droite,  se
mit À pincer les cordes.
     -  Installez-vous, installez-vous,  proposa-t-il aimablement.  On  a du
temps jusqu'au matin, jusqu'À ce que le tracteur arrive.
     - Merci, dit humblement Perets.
     - Je ne vous ennuie pas? demanda poliment Voldemar.
     - Non-non, dit Perets, je vous en prie.
     Voldemar rejeta la tÊte en  arriÈre,  ferma  les yeux et entonna  d'une
voix mÉlancolique :
     II n'est pas de limite À mon chagrin, Je divague,  erre et m'Épuise  en
vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur.
     La boue s'Écoulait lentement le long du pare-brise et Perets commenÇa À
distinguer  le marais qui  brillait sous  la  lune et la  silhouette Étrange
d'une  voiture  qui  Émergeait  au milieu  du marais. Il  mit en marche  les
essuie-glaces et dÉcouvrit avec stupÉfaction, embourbÉe jusqu'À la  tourelle
dans la fondriÈre, l'automitrailleuse de tantÔt.
     Depuis qu'avec lui tu es partie, Je n'ai plus rien À faire de ma vie.
     Voldemar  tapa  sur les  cordes de toutes ses  forces, fit un couac  et
toussa vigoureusement.
     - Eh,  l'ami!  fit  la  voix  de  1  extÉrieur. Tu  n'as  pas  quelques
amuse-gueule?
     - Et alors? cria Voldemar.
     - J'ai du kÉfir.
     - Je suis pas seul!

     - Venez tous!  Il y en a pour tout le monde. On a fait  des provisions!
On savait oÙ on allait!
     Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets.
     -  Alors?  dit-il  avec  enthousiasme.  On  y va?  On  boira  du kÉfir,
peut-Être on jouera au tennis... Hein?
     - Je ne joue pas au tennis, dit Perets.
     Voldemar cria :
     - On arrive! Le temps de gonfler le canot!
     Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme  un
singe,  remua de  la  ferraille et  laissa  tomber  quelque  chose  tout  en
sifflotant  joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d'eau, des grattements
de pieds  sur le  bord et la voix de Voldemar s'Éleva, provenant de  quelque
part vers le bas : "C'est prÊt, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais
prenez la mandoline!" En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se
trouvait  un canot  pneumatique et À son  bord,  tel un gondolier,  Voldemar
solidement campÉ sur ses jambes,  une grande pelle de sapeur À  la  main, un
sourire joyeux aux lÈvres, qui levait les yeux vers Perets.
     ... Dans la  vieille automitrailleuse rouillÉe  qui datait de Verdun il
faisait chaud  À  donner la  nausÉe, cela  empestait l'huile  chaude et  les
vapeurs d'essence,  une petite  lampe  pÂlote Éclairait la tablette  de  fer
couverte de  graffiti, les  pieds  pataugeaient dans  la boue, l'armoire  en
fer-blanc  toute  cabossÉe   qui  contenait  les  rations  de  combat  Était
maintenant bourrÉe de bouteilles de kÉfir,  tout le monde Était  en tenue de
nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue,
tout le monde Était ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur
en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n'avait pu trouver de la
place en bas  laissait tomber la  cendre  de sa cigarette et parfois tombait
lui-mÊme sur le dos en disant À chaque fois : "Pardon, je me suis trompÉ..."
et on l'aidait À remonter avec de gros rires...
     - Non, dit  Perets, merci Voldemar, je reste ici.  J'ai besoin de faire
un peu de lessive... et je n'ai pas encore fait ma gymnastique.
     -  Ah bon! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-lÀ  c'est  diffÉrent.
Alors je vais y  aller, et quand  vous aurez fini votre lessive, appelez  de
suite et on viendra vous chercher... Il me faudrait juste la mandoline.
     Il s'Éloigna  avec  sa  mandoline et  Perets  resta assis À le regarder
faire : il commenÇa d'abord par essayer de ramer avec sa pelle, ce qui avait
pour seul rÉsultat de faire tourner  le canot sur place, puis il se mit À se
repousser  avec la pelle, comme avec une perche, et tout  alla bien. La lune
l'inondait d'une lumiÈre morte et il Était  comme le  dernier homme aprÈs le
dernier DÉluge qui navigue entre les sommets des  plus hautes  maisons, trÈs
seul, cherchant À Échapper  À  la solitude  et encore plein d'espÉrance.  Il
arriva  À  l'automitrailleuse,   fit  sonner  son  poing  sur  le  blindage,
l'Écoutille  s'ouvrit et des gens parurent  qui poussÈrent des hennissements
joyeux et le tirÈrent la tÊte en bas À l'intÉrieur. Et Perets resta seul.
     Il Était  seul, seul, comme peut l'Être l'unique passager d'un train de
nuit  qui tire en hoquetant trois  petits wagons ÉlimÉs sur un embranchement
promis  À la disparition  ; dans le wagon tout grince  et chancelle, le vent
souffle À travers les vitres brisÉes des  fenÊtres  dÉjetÉes et apporte avec
lui les poussiÈres et l'odeur du charbon brÛlÉ ; sur le plancher tressautent
des mÉgots et des  bouts de papier froissÉs, un chapeau de  paille laissÉ lÀ
par quelqu'un se balance À un crochet  et  quand le  train arrivera enfin au
terminus,  l'unique voyageur descendra sur un quai vermoulu  et il n'y  aura
personne pour l'attendre, il  le  sait, et il rentrera  chez lui et  lÀ fera
cuire sur le fourneau une omelette de deux oeufs avec un  bout  de saucisson
vieux de trois jours qui commence À moisir...
     Soudain l'automitrailleuse trembla,  se  mit À cogner  et fut illuminÉe
par les  brusques  lueurs d'explosions spasmodiques.  Des centaines  de fils
brillants  et multicolores  se  mirent À courir au-dessus de la plaine et la
lueur des explosions jointe au  faible Éclat de la lune permit de distinguer
sur  le miroir lisse du marais des cercles  qui  s'Élargissaient À partir de
l'automitrailleuse. Quelqu'un en blanc parut À la tourelle et dÉclama sur un
ton hystÉrique :
     "Messieurs! Mesdames! Salut des Nations! Avec le  plus parfait respect,
Votre  Splendeur,  j'ai  l'honneur  de   rester,  trÈs  vÉnÉrable  princesse
Dikobella,  votre   trÈs  humble  serviteur,  technicien-prÉposÉ,  signature
illisible... '
     L'automitrailleuse  trembla  À  nouveau,  il  y  eut  les  Éclairs  des
dÉtonations, puis À nouveau le silence.
     "Je lÂcherai sur  vous des lianes dont  on  ne se dÉfait pas, et  votre
famille sera balayÉe  par  la jungle, les  toits s'effondreront, les poutres
crouleront, et l'ortie, l'ortie amÈre envahira vos maisons" - pensa Perets.
     La  forÊt  avanÇait,  grimpait  le long de la corniche,  escaladait  le
rocher abrupt, prÉcÉdÉe par des  vagues de brouillard lilas d'oÙ Émergeaient
des myriades  de  tentacules  verts  qui pressaient et tordaient, tandis que
dans les rues s'ouvraient les  cloaques,  que les  maisons s'engloutissaient
dans les lacs insondables et que  les  arbres sauteurs surgissaient  sur les
pistes d'envol bÉtonnÉes devant les avions bourrÉs À craquer de gens empilÉs
pÊle-mÊle  avec  les  bouteilles   de   kÉfir,   les  cartons  griffÉs,  les
coffres-forts  lourds   --  et  la  terre  s'Écartait  sous  le  rocher,  et
l'aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait ÉtonnÉ,
tout le monde serait seulement effrayÉ et accepterait l'anÉantissement comme
le chÂtiment que chacun attendait dÉjÀ depuis longtemps dans l'effroi. Et le
chauffeur  Touzik  courrait  comme  une  araignÉe  au  milieu  des  cottages
chancelants et chercherait Rita pour avoir À la fin son dÛ, mais ne l'aurait
pas...
     Trois  fusÉes s'ÉlancÈrent  de l'automitrailleuse et une voix militaire
rugit  :  "Les  tanks, À  droite, le couvert,  À gauche!  Equipage, sous  le
couvert!" Et quelqu'un qui avait un dÉfaut de langue reprit : "Les femmes, À
gauche,  les  lits,   À  droite!  Eq-quipage,  aux  lits!"  II  y  eut   des
hennissements et des bruits de galop qui n'avaient plus rien d'humain, comme
si un troupeau d'Étalons de  race  Était en train  de se  battre  dans cette
boÎte de  fer À la  recherche d'une  issue vers l'espace, vers les  juments.
Perets  ouvrit la portiÈre et  regarda À  l'extÉrieur.  Sous  ses  pieds  se
trouvait  la  fange,   une   Épaisse  couche  de  fange  puisque  les  roues
monstrueuses du camion s'enfonÇaient jusqu'au moyeu dans le liquide gras. Il
est vrai que la rive Était proche.
     Perets grimpa  dans  la  caisse  et  marcha  longtemps  pour  atteindre
l'arriÈre de cette immense cuve d'acier qui grondait sous  ses pas,  puis il
escalada la ridelle  et descendit jusqu'À  l'eau par l'une  des innombrables
Échelles.  Il resta  quelque temps  au-dessus du liquide  glacÉ À rassembler
tout son courage, mais quand la  mitrailleuse se remit À tirer il plissa les
paupiÈres et sauta. La masse visqueuse cÉda sous lui, longtemps, pendant une
infinitÉ de temps, et quand enfin il sentit un sol rÉsistant sous ses pieds,
lu boue lui arrivait À la poitrine. Il  s'allongea de  tout son  long sur la
boue et commenÇa À pousser avec ses genoux  en prenant appui avec ses mains.
Au dÉbut il ne fit que rester sur place, puis il s'adapta et fut trÈs ÉtonnÉ
de se retrouver rapidement sur la terre ferme.
     "J'aimerais bien  trouver des gens quelque part, pensa-t-il.  Juste des
gens, pour commencer  :  propres,  bien  rasÉs, attentifs, accueillants. Pas
besoin de grandes envolÉes  de pensÉes, pas  besoin  de talents Étincelants.
Pas  besoin de  buts grandioses ni de dÉgoÛt de  soi.  Je voudrais seulement
qu'ils joignent les mains en me voyant et que quelqu'un coure me remplir une
baignoire, que quelqu'un  coure  chercher du  linge  propre  et  prÉparer la
thÉiÈre,  et  que personne ne me demande de  papiers ni ne  me  rÉclame  une
autobiographie en trois exemplaires complÉtÉe par vingt empreintes digitales
doublÉes.  Et  surtout  que personne ne se prÉcipite au tÉlÉphone  pour dire
confidentiellement À  qui  de droit qu'un inconnu est arrivÉ, plein de boue,
qu'il  se nomme  Perets,  mais qu'il  est peu probable que ce  soit vraiment
Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de  service À
ce propos est dÉjÀ prÊte, et qu'elle  sera affichÉe demain... Pas besoin non
plus  qu'ils  soient des farouches partisans ou des adversaires  rÉsolus  de
quoi  que  ce  soit.  Pas besoin qu'ils  soient des adversaires  rÉsolus  de
l'ivrognerie, du  moment qu'ils ne sont  pas  eux-mÊmes  des  ivrognes.  Pas
besoin  qu'ils  soient des farouches  partisans  de  la mÈre-vÉritÉ,  pourvu
qu'ils  ne  mentent  pas   et  ne   disent  pas  d'horreurs,  par-devant  ou
par-derriÈre.  Et  qu'ils  ne  demandent  pas  À  un  homme  de correspondre
pleinement À tel ou tel idÉal, mais qu'ils le prennent  tel qu'il est... Mon
Dieu, se dit Perets, c'est possible que je veuille tant de choses?"
     II  s'avanÇa sur la  route  et chemina  longtemps vers les lumiÈres  de
l'Administration.  LÀ-bas,  des  projecteurs ne cessaient de s'allumer,  des
ombres  couraient, des  fumÉes multicolores  s'Élevaient. L'eau  grognait et
clapotait  dans  ses souliers, ses vÊtements  qui  avaient commencÉ À sÉcher
l'enserraient comme  dans une boÎte et bruissaient comme du carton, de temps
en temps des plaques de boue se  dÉtachaient de son pantalon et s'Écrasaient
sur la route, et À chaque fois il croyait avoir perdu son  portefeuille avec
ses papiers - il mettait alors la main  À sa  poche, pris de  panique. Et en
arrivant au dÉpÔt de matÉriel, une idÉe angoissante  lui traversa l'esprit :
ses papiers  Étaient mouillÉs, et tous  les tampons et  signatures s'Étaient
rÉpandus  et  Étaient  devenus  illisibles,  irrÉmÉdiablement  suspects.  Il
s'arrÊta, ouvrit avec ses mains glacÉes son portefeuille, en sortit tous les
certificats,  tous les laissez-passer, toutes  les  attestations,  tous  les
permis et  entreprit  de les  examiner  sous  la  lune.  En  fait,  rien  de
terrifiant  ne s'Était  produit et l'eau n'avait  endommagÉ qu'un certificat
sur papier armoriÉ qui attestait À grand renfort de termes que le porteur de
la  prÉsente  avait subi la sÉrie des vaccinations et  avait  ÉtÉ autorisÉ À
travailler  sur les machines À calculer. Il  remit alors  tous les documents
dans  son  portefeuille,  les glissant  soigneusement  entre les billets  et
s'apprÊtait  À  repartir  quand soudain  il  se  vit  arrivant dans  la  rue
principale : les gens avec  leurs masques de carton et  leurs barbes collÉes
de travers qui l'attrapent par le bras, qui  lui bandent les  yeux,  qui lui
donnent quelque chose À flairer, qui  lui ordonnent : "Cherche! Cherche!" et
qui  lui disent : "Vous vous souvenez de l'odeur,  employÉ  Perets?", et qui
l'excitent : "Ksss, ksss, imbÉcile,  cherche!" A cette idÉe, sans s'arrÊter,
il quitta la route  et se mit À  courir,  pliÉ  en  deux,  vers le dÉpÔt  de
matÉriel, plongea dans l'ombre  des Énormes caisses de bois clair, s'empÊtra
les  jambes dans quelque chose  de  mou  et finit  sa  course sur un tas  de
chiffons et d'Étoupe.
     L'endroit Était chaud et sec. Les  parois rugueuses des caisses Étaient
brÛlantes, ce  qui le rÉjouit d'abord, puis l'Étonna plutÔt.  Aucun bruit ne
parvenait de  l'intÉrieur, mais il se souvint de l'histoire des machines qui
sortaient toutes seules des  caisses et comprit que les caisses avaient  une
vie À elles, ce qui, loin de l'effrayer, lui donna au contraire un sentiment
de sÉcuritÉ. Il s'assit confortablement, Ôta ses chaussures  humides, retira
ses chaussettes trempÉes et s'essuya les pieds  avec un morceau d'Étoupe. Il
faisait si chaud, on Était si bien qu'il pensa : "C'est vraiment Étrange que
je  sois seul ici. Personne  n'a  donc  pensÉ qu'il Était beaucoup  mieux de
rester ici plutÔt que  d'aller se  traÎner dans  les terrains vagues avec un
bandeau sur  les yeux ou  d'aller se  planter dans un marÉcage  putride?" II
s'adossa À  une feuille  de contre-plaquÉ brÛlante, appuya ses pieds nus sur
la face  opposÉe et se sentit une envie  de chantonner. Au-dessus de sa tÊte
se  trouvait une fente  Étroite qui  laissait  apparaÎtre une  bande de ciel
blanchie par la lune, parsemÉe de quelques Étoiles hÉsitantes. On entendait,
venant d'on ne sait  oÙ, une sourde rumeur,  des craquements, des bruits  de
moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.
     "Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque  je ne
peux pas  partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les
machines! Nous sommes tous  des machines. Seulement nous sommes des machines
avariÉes ou mal rÉglÉes."
     ... Il existe, messieurs, une opinion  selon laquelle l'homme ne pourra
jamais  s'entendre  avec les machines.  Et nous  n'allons pas, citoyens,  la
discuter.  Le  Directeur  partage  aussi  cette  opinion.  Et  Claude-Octave
Domarochinier pense de  mÊme. Qu'est-ce donc qu'une  machine?  Un  mÉcanisme
inanimÉ,  privÉ de toute  la plÉnitude des sens  et ne pouvant pas Être plus
intelligent   que  l'homme.  Encore  une   fois  c'est  une  structure   non
albumineuse, encore  une fois  la  vie  ne  peut se rÉduire À  des processus
physiques  et   chimiques,   et  donc  la   raison...   A  cet   instant  un
intellectuel-lyrique avec trois  mentons et un  noeud papillon  grimpa  À la
tribune, tira  impitoyablement sur son plastron empesÉ  et  profÉra avec des
sanglots dans la  voix : "Je ne  peux pas... Je ne veux pas... L'enfant rose
qui  joue  avec son hochet...  les saules pleureurs  qui  se  penchent  vers
l'Étang... les  petites filles en tablier blanc...  Elles  lisent des  vers,
elles pleurent, elles pleurent!... Sur la belle ligne du poÈte... Je ne veux
pas que le  fer Électronique Éteigne  ces yeux... ces lÈvres...  ces  jeunes
seins timides...  Non,  la machine ne  deviendra  pas plus intelligente  que
l'homme! Parce que je... parce que nous... Nous  ne  le voulons pas! Et cela
ne sera jamais! Jamais!!! Jamais!!!" On se prÉcipita sur lui avec des verres
d'eau,  tandis  qu'À  quatre  cents  kilomÈtres  au-dessus  de  ses  boucles
neigeuses passait,  silencieux,  mort, vigilant,  un satellite-exterminateur
rempli d'explosif nuclÉaire.
     "Je  ne le veux pas non plus, pensa  Perets, mais  il ne faut  pas Être
aussi  stupidement imbÉcile. Bien sÛr, on peut lancer une campagne  pour  la
prÉvention de l'hiver,  faire  le  sorcier aprÈs s'Être  goinfrÉ  de  fausse
oronge, jouer  du tambour  de basque,  crier des  incantations, mais il vaut
tout de mÊme mieux avoir  des pelisses et s'acheter  des  bottes fourrÉes...
D'ailleurs, ce  protecteur  À cheveux  blancs des jeunes  poitrines  timides
raconte  tout ce  qu'il  veut  À  sa tribune,  puis  il va prendre  chez  sa
maÎtresse la  burette  de la machine À  coudre, va rejoindre  en  douÉe  une
grosse  bÊte  Électronique  et  commence  À  lui  graisser  les  pignons  en
surveillant  anxieusement  les cadrans  et  en  poussant  des  petits  rires
respectueux quand il reÇoit le courant.  Seigneur,  sauve-nous  des stupides
imbÉciles À cheveux blancs. Et  n'oublie pas. Seigneur, de nous  sauver  des
imbÉciles intelligents avec des masques de carton...
     -  Je crois  que tu fais des rÊves, prononÇa une voix  de basse quelque
part  au-dessus de  sa tÊte. Je sais  par expÉrience  que les rÊves laissent
parfois un arriÈre-goÛt trÈs dÉsagrÉable. Parfois mÊme, on est comme  frappÉ
de paralyse. Impossible  de remuer, impossible de travailler. Puis Ça passe.
Tu  devrais travailler  un peu. Pourquoi pas? Et  tous les  arriÈre-goÛts se
transformera Lent en plaisir.
     -  Ah!  je  ne  peux  pas  travailler,  objecta  une  voix  fluette  et
capricieuse.  Tout  m'ennuie. C'est toujours  la  mÊme chose  :  le fer,  la
matiÈre plastique, le bÉton, les gens.  J'en suis saturÉ. Pour moi, il n'y a
jamais aucun plaisir  lÀ-dedans. Le monde est si  beau et si divers,  et  je
reste À la mÊme place À mourir d'ennui.
     - Tu devrais te dÉcider À changer de place, grinÇa au loin un vieillard
acariÂtre.
     - Facile À dire, changer  de place! En  ce moment  je ne suis pas  À ma
place  habituelle,  et je  m'ennuie quand  mÊme.  Et Ça a  ÉtÉ difficile  de
partir!
     - Bon, dit la voix de basse sur un ton posÉ. Mais qu'est-ce que tu veux
alors?  C'est presque  inconcevable. De  quoi peux-tu avoir envie si tu n'as
pas envie de travailler?
     - Ah! vous ne comprenez donc pas? Je veux vivre une vie pleine, je veux
voir  de nouveaux  endroits,  recevoir de nouvelles impressions,  ici  c'est
toujours la mÊme chose...
     -  Revenez! rugit une voix  d'Étain. Balivernes!  La mÊme  chose, c'est
trÈs bien. Hausse fixe! Compris? RÉpÉtez!
     - Ah! vous et vos commandements...
     C'Étaient sans aucun  doute les machines  qui parlaient. Perets ne  les
voyait  pas et n'avait  aucun  moyen de se les reprÉsenter,  mais il imagina
soudain  qu'il Était cachÉ sous le comptoir d'un magasin  de jouets et qu'il
Écoutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus
gigantesques,  et  par  lÀ  effrayants. Cette  voix  fluette  et  hystÉrique
appartenait Évidemment À  Jeanne, la poupÉe  de  cinq  mÈtres de  haut. Elle
portait une robe de tulle bariolÉe, et elle avait un visage joufflu, rose et
immobile avec des yeux qui roulaient, des  bras Épais, absurde  ment ÉcartÉs
et  des  pieds  aux  doigts  collÉs  ensemble.   La  basse,  c'Était  l'ours
gigantesque  Vinni  Puch. qui tenait À peine  dans le container, dÉbonnaire,
ÉbouriffÉ, bourrÉ de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres
Étaient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels.
     - Je pense qu'il  faudrait quand mÊme que tu travailles, grommela Vinni
Puch. ConsidÈre qu'il y a ici des crÉatures  qui ont eu moins  de chance que
toi. Par exemple, notre jardinier. Il  voudrait  bien  travailler.  Mais  il
reste ici À penser jour et nuit, parce que le plan d'action n'est pas encore
dÉterminÉ.  Et jamais  personne  ne  l'a  entendu se  plaindre.  Un  travail
monotone,  c'est aussi  un travail.  Un  plaisir monotone,  c'est  encore un
plaisir. Ce n'est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite.
     - Ah! vous ne comprenez pas, dit la poupÉe Jeanne. Chez vous tantÔt les
rÊves  sont   cause  de  tout,  tantÔt  je  ne   sais  pas.  Mais  j'ai  des
pressentiments.  Je ne me trouve pas de place. Je  sais qu'il va y avoir une
terrible explosion,  et  À la moindre Étincelle  je  vole en Éclats et je me
transforme en vapeur. Je le sais, je l'ai vu.
     - Revenez! tonna la voix d'Étain.  C'est assez! Que savez-vous  sur les
explosions? Vous pouvez  courir vers l'horizon À n'importe quelle vitesse et
sous  n'importe quel  angle. Et celui  qui  le veut peut  vous  atteindre de
n'importe quelle  distance, et  ce  sera  une vÉritable explosion,  pas  une
petite vapeur  mondaine.  Mais  est-ce que celui  qui  le veut,  c'est  moi?
Personne  ne le dira, et mÊme  s'il le voulait, il n'y  parviendrait pas. Je
sais ce que je dis. Compris? RÉpÉtez.
     Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout Ça. C'Était une fois
pour toutes un Énorme tank mÉcanique.  C'est avec la  mÊme assurance stupide
qu'il  escaladait  avec  ses  chenilles en caoutchouc  une  bottine  mise en
travers de sa route.
     - Je ne sais pas À  quoi  vous pensez, dit la poupÉe Jeanne. Mais si je
suis venue ici, vers vous, vers les seules crÉatures proches de moi, cela ne
signifie  pas, pour moi, que j'aie l'intention de courir vers l'horizon sous
certains  angles pour le  plaisir de qui  que  ce  soit.  Et  d'une  maniÈre
gÉnÉrale,  je vous prie de prendre en considÉration  que  ce n'est pas  avec
vous que je parle... Et pour ce qui est  du travail, je ne  suis pas malade,
je suis  un Être normal, et des  plaisirs me sont nÉcessaires, comme  À vous
tous. Mais ce n'est  pas le vÉritable travail, une  espÈce de  faux plaisir.
J'attends toujours le mien, le vÉritable, mais  le sien non, non et  non. Et
je ne  sais pas pourquoi,  mais quand je commence À penser, je n'arrive qu'À
des absurditÉs.
     - Eh  bien!... fit la  voix de basse de  Puch.  Dans l'ensemble, oui...
Evidemment... Seulement... Humm...
     - Tout cela  est vrai! commenta une voix nouvelle, extrÊmement jeune et
sonore. La fillette a raison. Il n'y a pas de travail vÉritable...
     --  Travail  vÉritable,  travail  vÉritable!  grinÇa  venimeusement  le
vieillard D'un seul coup il y a des mines de travail  vÉritable. L'Eldorado!
Les mines du  roi Salomon! Ils  viennent  tous me voir avec leurs intÉrieurs
malades, avec leurs  sarcomes, leurs adorables fistules, leurs  appÉtissants
adÉnoÏdes et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin!
Soyons  francs  :  ils gÊnent,  ils  empÊchent de travailler. Je ne sais pas
pourquoi  -  ils dÉgagent peut-Être  une  odeur  particuliÈre, ou  bien  ils
Émettent un champ inconnu,  toujours est-il que quand ils se trouvent À cÔtÉ
de moi je deviens schizophrÈne.  Je me  dÉdouble. Une moitiÉ de  moi-mÊme  a
soif de voluptÉ, essaye  de  saisir et de faire ce qui est nÉcessaire, doux,
dÉsirÉ, l'autre tombe  dans la prostration et  se pose sans cesse  les mÊmes
Éternelles questions : est-ce que Ça  en vaut la  peine, et pourquoi, est-ce
que c'est moral... Vous par exemple, c'est de vous que je parle, vous faites
quoi, vous travaillez?
     - Moi? dit Vinni Puch. Naturellement... Mais  comment... De  votre part
c'est  tout de mÊme Étrange,  je ne m'attendais pas... Je termine le travail
sur un projet d'hÉlicoptÈre, et puis aprÈs... J'ai dÉjÀ dit que j'avais fait
un tracteur merveilleux, c'Était un tel plaisir... Je crois que vous  n'avez
aucune raison de douter de mon travail.
     - Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grinÇa le vieillard. Dites-moi
seulement oÙ est ce tracteur?
     -  Allons... Je ne comprends mÊme pas... Comment pourrais-je le savoir?
Et qu'est-ce que  j'en ai À faire? En  ce  moment, ce qui m'intÉresse, c'est
l'hÉlicoptÈre.
     - C'est  justement de  cela qu'il  s'agit!  dit l'astrologue. Vous n'en
avez rien À faire. Vous  Êtes content de tout. Personne  ne vous ennuie.  On
vous  aide  mÊme! Vous  avez  mis  au monde  un  tracteur en nageant dans le
bonheur,  et  les  gens  vous l'ont aussitÔt  enlevÉ, pour que vous  ne vous
perdiez pas en  vÉtilles mais que vous puissiez jouir sur  un grand pied. Et
maintenant demandezlui si les hommes l'aident ou non.
     - Moi? rugit le Tank. Merde! Revenez! Quand quelqu'un va au polygone et
dÉcide de se dÉrouiller un peu, de faire  durer le plaisir, de jouer un peu,
de prendre la cible dans une fourchette d'encadrement azimutale,  ou, disons
verticale, c'est un tollÉ gÉnÉral,  des cris et des clameurs  Écoeurantes et
n'importe qui sombre dans le dÉsarroi. Mais ai-je dit que  ce  n'importe qui
c'Était moi? Non, vous n'attendez pas cela de moi. Compris? RÉpÉtez!
     - Et moi, et moi aussi! se mit À jacasser la poupÉe Jeanne. Combien  de
fois me suis-je demandÉ pourquoi ils existent! Car  tout dans le monde  a un
sens, n'est-ce pas?  Et eux, je crois qu'ils n'en  ont pas.  Il  est Évident
qu'ils n'existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les
analyser,  de prendre un Échantillon de la  partie  infÉrieure, de la partie
supÉrieure  et du milieu, À chaque fois on se heurte À un mur ou on  passe À
cÔtÉ, ou alors on s'endort...
     -  Ils  existent  indubitablement, stupide  hystÉrique que  vous  Êtes!
grinÇa l'Astrologue.  Ils ont une partie  supÉrieure,  une infÉrieure et une
intermÉdiaire,  et  toutes  ces  parties sont remplies de  maladies.  Je  ne
connais  rien  de plus  ravissant, aucune autre  crÉature  ne porte en  elle
autant d'objets de dÉlectation  que les hommes. Qu'entendez-vous par sens de
leur existence?
     - Mais arrÊtez  de tout compliquer!  dit la voix jeune  et sonore.  Ils
sont simplement beaux.  C'est  un  vÉritable  plaisir de les  regarder.  Pas
toujours, bien sÛr, mais imaginez un  jardin. Il pourra Être  aussi beau que
vous voudrez, mais sans  les hommes  il ne sera pas complet,  il ne sera pas
achevÉ. Il doit y avoir au moins une espÈce  d'homme  pour animer le jardin.
Ce peut Être les petits hommes aux  extrÉmitÉs  nues, qui ne marchent jamais
mais  courent toujours et jettent  des pierres... ou  les hommes moyens, qui
arrachent les fleurs... peu importe. MÊme  les hommes au  poil ÉbouriffÉ qui
courent  sur leurs  quatre extrÉmitÉs.  Un jardin sans eux, ce n'est  pas un
jardin.
     -  On  ne  peut  qu'Être  affligÉ en  entendant de  pareilles inepties,
dÉclara le Tank.  Stupide! Les jardins nuisent  À  la visibilitÉ, et pour ce
qui  est  des hommes, ils gÊnent perpÉtuellement  tout un  chacun, et il est
tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu'il
en  soit,  il  suffit  À  n'importe qui de  tirer une  bonne salve  sur  une
construction  oÙ, pour une raison ou pour  une autre, se trouvent des hommes
pour que disparaisse tout dÉsir de travailler, pour qu'on se sente somnolent
et que celui qui  a fait Ça, qui qu'il soit, s'endorme. Naturellement, je ne
dis pas cela pour moi, mais si quelqu'un disait cela de moi, auriez-vous des
objections À prÉsenter?
     - On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit
Vinni Puch. Quel que  soit  le  point de dÉpart  de la conversation, vous en
venez toujours aux hommes.
     -  Et  pourquoi  pas,  au  fait?  attaqua  immÉdiatement  l'Astrologue.
Qu'est-ce que  Ça peut  vous  faire? Vous Êtes  un opportuniste! Et si  nous
voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission.
     - Je vous en prie, je vous en prie,  dit  tristement Vinni Puch. Avant,
nous  parlions  principalement  des  crÉatures  vivantes,  du  plaisir,  des
projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent À  occuper  une
place  de plus en plus grande dans nos conversations, c'est-À-dire  dans nos
pensÉes.
     Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de
position -  il  se  coucha sur le cÔtÉ et  ramena un  genou vers son ventre.
Vinni  Puch a  tort.  Qu'ils  parlent  des  hommes,  qu'ils  parlent le plus
possible des hommes. Manifestement, ils connaissent trÈs mal les hommes ; et
c'est pour  cela que ce qu'ils disent est intÉressant. La vÉritÉ sort  de la
bouche des  enfants. Quand les hommes  parlent d'eux-mÊmes,  c'est soit pour
fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C'est devenu lassant...
     -  Vous Êtes  tous  assez bÊtes dans vos  jugements, dit  l'Astrologue.
Prenez  par exemple le Jardinier. J'espÈre, vous comprenez que je suis assez
objectif pour  aller  au-devant  des plaisirs de mes  camarades. Vous  aimez
planter  des  jardins  et  tracer  des  parcs.  J'admets parfaitement.  Mais
dites-moi de grÂce ce que font lÀ  les hommes? A quoi servent les hommes qui
lÈvent la patte prÈs des arbres, ou ceux qui font cela d'une autre faÇon? Je
sens chez vous  une  sorte de nature malade. C'est comme  si en opÉrant  des
glandes,  j'exigeais  pour la  plÉnitude  de mon  plaisir  que  l'opÉrÉ soit
enveloppÉ dans des chiffons de couleur...
     - C'est  simplement que vous  Êtes plutÔt sec  de  nature,  remarqua le
Jardinier, mais l'Astrologue ne l'Écoutait pas.
     - Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perpÉtuellement
vos bombes et vos  fusÉes, vous  calculez des corrections-but et vous faites
la  fÊte avec  vos  systÈmes de visÉe. Est-ce que cela ne vous  est pas Égal
qu'il  y  ait ou non des hommes  dans les constructions? Il semblerait qu'au
contraire  vous pourriez penser À vos  camarades, À moi par exemple. Suturer
des plaies! prononÇat-il rÊveusement. Vous ne pouvez  pas  vous imaginer  ce
que c'est, suturer une belle blessure au ventre bien dÉchiquetÉe...
     -  Les hommes,  encore  les hommes, fit Vinni Puch sur un ton  affligÉ.
Cela fait la  septiÈme soirÉe  que  nous ne parlons  que  des hommes.  C'est
Étrange À dire, mais  apparemment il s'est crÉÉ entre les hommes  et vous un
certain lien, encore indÉterminÉ mais assez solide. La nature de ce lien est
pour moi  tout À  fait obscure,  si  je fais exception pour  vous.  Docteur,
puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D'une
maniÈre gÉnÉrale, tout ceci me paraÎt ridicule et je crois que le temps  est
venu de...
     - Revenez! rugit le Tank. Le temps n'est pas encore venu.
     - Qu-quoi? demanda Vinni Puch, interloquÉ.
     - Le temps n'est pas encore venu, je dis, rÉpÉta le Tank. Certains sont
Évidemment incapables  de savoir si le temps est venu ou non, d'autres -  je
ne les nommerai pas -  ne savent mÊme pas que ce temps doit venir, mais tout
le monde sait trÈs bien qu'il y aura inÉvitablement  un jour oÙ il  sera non
seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent À l'intÉrieur des
constructions  mais encore  nÉcessaire! Et  celui qui  ne tire  pas  est  un
ennemi! Un criminel! Le dÉtruire! Compris? RÉpÉtez!
     - Je  devine  ce que cela peut Être, laissa tomber  l'Astrologue sur un
ton  d'une  douceur   inattendue.  Des  plaies  par   dÉchirure...  GangrÈne
gazeuse... BrÛlures radioactives du troisiÈme degrÉ...
     - Toujours les  mÊmes phantasmes, soupira la poupÉe Jeanne. Quel ennui!
Quelle tristesse!
     -  Puisque  vous ne pouvez  pas  vous arrÊter de parler des hommes, dit
Vinni  Puch, essayons  si  vous voulez  d'Élucider  la  nature de  ce  lien.
Essayons de raisonner logiquement...
     - De deux choses l'une, dit une nouvelle voix, mesurÉe et ennuyeuse. Si
le lien en question existe, la suprÉmatie est exercÉe soit par eux, soit par
nous.
     - Absurde, dit l'Astrologue. Pourquoi "ou"? Evidemment c'est nous.
     - Qu'est-ce que  c'est  que  la "suprÉmatie"? demanda la poupÉe  Jeanne
d'une voix malheureuse.
     -  La  suprÉmatie  signifie  dans  le  contexte  en question  "le  fait
d'occuper la position dominante", expliqua la voix ennuyeuse. Quant À ce qui
est de la formulation du problÈme elle-mÊme, on ne peut la dÉclarer absurde,
mais uniquement correcte, si l'on dÉcide de, raisonner logiquement. Il y eut
un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch
n'y tint plus et demanda : "Alors?"
     - Je n'ai  pas encore Éclairci le fait de savoir si vous avez dÉcidÉ de
raisonner logiquement? dit la voix ennuyeuse.
     - Oui, oui, c'est dÉcidÉ, assurÈrent en choeur les machines.
     - Dans  ce cas, en primant pour axiome l'existence de ce lien, soit ils
sont pour vous, soit vous Êtes pour eux. S'ils sont pour vous et qu'ils vous
empÊchent d'agir  conformÉment  aux lois  de votre nature, ils doivent  Être
ÉcartÉs, comme on  Écarte n'importe quel  obstacle. Si vous  Êtes  pour eux,
mais  que cet État de choses  ne vous  satisfait pas,  ils doivent Également
Être  ÉcartÉs, comme  on  Écarte  toutes  les causes  d'un  État  de  choses
insatisfaisant.  C'est  tout  ce  que je  peux  dire  en  substance de notre
conversation.
     AprÈs  cela, plus  personne  ne  prononÇa  un  mot, il y  eut dans  les
containers  un certain  remue-mÉnage, des grincements, des claquements comme
si les  Énormes jouets se  prÉparaient  À aller se  coucher, ÉpuisÉs par  la
conversation, et l'on  sentait encore  suspendu  dans l'air  un sentiment de
gÊne  gÉnÉral,  comme  dans  une assemblÉe  de  personnes qui  ont largement
cancanÉ sans Épargner, pour le seul plaisir  de faire un bon mot, ni pÈre ni
mÈre et qui sentent soudain qu'elles sont allÉes trop loin.
     - Il y a l'humiditÉ qui se lÈve, grinÇa À mivoix l'Astrologue.
     -  Je  l'avais dÉjÀ  remarquÉ,  chuchota  la  poupÉe  Jeanne.  C'est si
agrÉable : de nouveaux chiffres...
     - Qu'est-ce qu'elle  a encore cette alimentation, grommela  Vinni Puch.
Jardinier, vous n'auriez pas en rÉserve une batterie de vingt-deux volts?
     -  Je n'ai rien, rÉpondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme
le bruit d'une  feuille de  contre-plaquÉ arrachÉe, un sifflement mÉcanique,
et Perets vit soudain par  l'Étroite fente au-dessus de lui quelque chose de
brillant  qui  se mouvait,  il  lui sembla que quelqu'un  le  regardait dans
l'ombre entre les caisses. Une sueur froide l'inonda, il se leva, sortit sur
la  pointe  des pieds  dans la lumiÈre lunaire et,  se  lanÇant À dÉcouvert,
courut  vers  la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait À
tout moment que des dizaines d'yeux ineptes le suivaient et  le voyaient  si
petit, si pitoyable, si dÉsarmÉ  dans la plaine ouverte À tous les  vents et
riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur
lui avait fait oublier et qu'il n'osait plus maintenant aller chercher.
     Il  dÉpassa  un  petit pont  jetÉ par-dessus un ravin assÉchÉ et voyait
dÉjÀ les lumiÈres des premiÈres maisons de l'Administration quand  il sentit
qu'il  s'essoufflait,   que  ses   pieds  nus  lui  causaient   une  douleur
insupportable. Il voulut s'arrÊter, mais il perÇut, À travers le bruit de sa
propre respiration, le martÈlement d'une multitude de pieds derriÈre lui et,
perdant À nouveau la tÊte,  il rassembla ses derniÈres forces  et se remit À
courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps,
crachant une bave collante et  visqueuse.  La lune filait en mÊme temps  que
lui et il pensa :  "ça y  est, c'est la fin." Le martÈlement le rejoignit et
une forme blanche, immense,  chaude, comme  un cheval emballÉ, apparut À ses
cÔtÉs, masquant la lune, puis se dÉtacha en  avant  et commenÇa À s'Éloigner
lentement en  allongeant  sur un rythme furieux de  longues jambes  nues, et
Perets s'aperÇut que c'Était un  homme qui portait un maillot de footballeur
frappÉ du numÉro "14" et une culotte de sport blanche avec une bande sombre,
et il fut encore plus effrayÉ.  Le  martÈlement multiple derriÈre son dos ne
cessait  pas, on entendait des  gÉmissements et  des  cris douloureux.  "Ils
courent, pensa-t-il hystÉriquement. Ils courent tous! C'est commencÉ! Et ils
courent! Mais c'est trop tard, trop tard, trop tard..."
     II voyait confusÉment sur les  cÔtÉs les cottages de la rue principale,
des visages angoissÉs, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les
longues jambes du numÉro 14, parce qu'il ne savait pas oÙ  il fallait courir
et  oÙ Était le salut : "Les  armes se dÉchaÎnent dÉjÀ quelque part et je ne
sais pas oÙ, et je me retrouve encore une fois de cÔtÉ, mais je ne veux pas.
je  ne  peux pas Être de cÔtÉ maintenant, parce qu'ils sont lÀ-bas, dans les
caisses, ils ont peut-Être raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi
mes ennemis..."
     II vola  dans la foule,  qui s'Écarta  devant lui, il vit passer devant
ses yeux un petit drapeau À damiers, des clameurs enthousiastes  retentirent
et quelqu'un de connaissance courut quelques instants À ses cÔtÉs,  rÉpÉtant
comme une condamnation : "Ne vous arrÊtez  pas, ne vous  arrÊtez pas..."  II
s'arrÊta alors et aussitÔt on l'entoura, on jeta sur ses Épaules une robe de
chambre  de  satin.  Une voix radiophonique  dÉmesurÉment  enflÉe  annonÇa :
"DeuxiÈme, Perets, du groupe de  la Protection scientifique dans le temps de
sept minutes douze  secondes trois dixiÈmes... Attention, voici le troisiÈme
qui arrive!"
     La personne de connaissance,  qui  Était le  Proconsul, disait  : "Vous
Êtes formidable, Perets, je ne  m'y attendais pas  du  tout Quand on vous  a
annoncÉ au dÉpart, je riais, mais maintenant je vois  qu'il faut  absolument
vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain
vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d'assaut. Je vous
ferai entrer par les  ateliers d'ajustage... Ne discutez pas, je m'entendrai
avec Kim." Perets regarda autour de lui.  Il y  avait  beaucoup de personnes
connues et d'inconnus en  masques  de carton. A peu  de distance  de  lÀ, on
faisait sauter en l'air l'homme aux longues jambes qui Était arrivÉ premier.
Il s'envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une
grande coupe mÉtallique. Une  banderole qui portait  l'inscription "ArrivÉe"
Était  tendue en  travers de la rue et sous la banderole,  les yeux rivÉs au
chronomÈtre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vÊtu d'un strict manteau
noir  dont l'une des  manches s'ornait d'un brassard oÙ l'on  lisait : "Juge
principal". "... Et si  vous aviez  couru en tenue  de sport,  grommelait le
Proconsul,  on  aurait pu vous compter  officiellement ce temps."  Perets le
repoussa du coude et s'enfonÇa dans la foule, les jambes flageolantes.
     - ... PlutÔt que de  rester chez soi  À suer  de peur, disait quelqu'un
dans la foule, il vaut mieux faire du sport.
     - Je disais la mÊme chose À Domarochinier tout À l'heure. Mais ce n'est
pas une histoire de peur, vous  faites  erreur. Il fallait mettre de l'ordre
dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme
Ça, autant que ce soit pour quelque chose...
     - Et qui  a eu  cette idÉe? Domarochinier! Il ne  perd pas le nord.  Il
sait y faire!
     - ça ne sert À rien pourtant de les faire courir en caleÇon.  Faire son
devoir  en  caleÇon  -  c'est une  chose, c'est  honorable.  Mais  faire des
compÉtitions  en  caleÇon,  c'est  pour  moi  une  erreur  organisationnelle
typique. Je vais Écrire À ce sujet À...
     Perets  se  dÉgagea  de la  foule  et  remonta  en  chancelant  la  rue
encombrÉe. Il avait des nausÉes, la poitrine lui faisait mal et il imaginait
les autres, dans leurs caisses, Étirant leurs cous de mÉtal pour regarder la
foule de gens en caleÇons avec leurs yeux bandÉs et s'efforÇant vainement de
comprendre quel est  le lien qui les unit À cette foule et ne pouvant pas le
comprendre,  alors que  ce qui leur sert de  sources de patience est  sur le
point de se tarir...
     Il n'y avait pas de lumiÈre dans le cottage de Kim ; À l'intÉrieur,  un
nourrisson pleurait.
     On avait clouÉ des planches sur la porte  de  l'hÔtel et  derriÈre  les
fenÊtres sombres quelqu'un marchait avec une lanterne sourde. Perets aperÇut
aux fenÊtres du premier Étage des visages blÊmes prÉcautionneusement tournÉs
vers l'extÉrieur.
     Les portes de  la  bibliothÈque  s'ouvraient sur un canon au tube d'une
longueur dÉmesurÉe  terminÉ par  un  large  frein  de bouche  tandis  que de
l'autre  cÔtÉ  de  la rue  un hangar  finissait  de brÛler, et  l'on voyait,
ÉclairÉs  par  les flammes pourpres du foyer, des gens en masques  de carton
qui promenaient des dÉtecteurs de mines sur les lieux de l'incendie.
     Perets se dirigea vers  le parc. Mais dans  une ruelle sombre une femme
s'approcha de lui, le prit par la main et l'entraÎna. Perets ne rÉsista pas,
tout lui Était Égal. Elle Était toute vÊtue de noir, sa  main Était tiÈde et
douce et son visage blanc luisait faiblement dans l'obscuritÉ.
     "Alevtina, pensa Perets. Elle  a attendu son heure, pensa-t-il avec une
impudence  non  dissimulÉe. Et  alors?  Elle attendait. Je  ne comprends pas
pourquoi,  je ne comprends pas en Échange de quoi  je me  suis rendu À elle,
mais c'est moi qu'elle attendait..."
     Ils entrÈrent dans la maison, Alevtina alluma la lumiÈre et dit :
     - Il y a longtemps que je t'attendais ici.
     - Je sais, dit-il.
     -  Et  pourquoi  passais-tu sans  t'arrÊter?  "Oui,  pourquoi  au fait?
pensa-t-il. Sans doute parce que Ça m'Était Égal."
     - ça m'Était Égal, dit-il.
     - Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m'occuper de tout.
     Il s'assit sur le bord d'une chaise, les mains À plat sur ses genoux et
la regarda enlever son chÂle noir et le pendre À un clou - blanche,  pleine,
tiÈde.  Elle  s'enfonÇa dans la  maison  ;  un  chauffebains À gaz se  mit À
ronfler et il y eut un bruit d'eau qui  coule. Ses pieds lui faisaient  trÈs
mal, il leva la jambe et examina  la plante de ses pieds nus. Les coussinets
Étaient couverts  d'un mÉlange de sang  et de poussiÈre qui en sÉchant avait
formÉ des croÛtes noirÂtres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans
l'eau brÛlante : ce serait d'abord douloureux, puis la douleur disparaÎtrait
pour faire place À l'apaisement. "Je dormirai aujourd'hui dans la baignoire,
pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l'eau chaude si elle veut."
     - Viens ici, appela Alevina.
     Il  se  leva pÉniblement, avec l'impression que tous  ses os craquaient
douloureusement, boitilla sur le tapis  rouge jusqu'À  la  porte du couloir,
puis  sur  le  tapis  noir et  blanc  du  couloir jusqu'au  renfoncement  oÙ
s'ouvrait la porte de la salle de  bains avec ses faÏences  Étincelantes, le
ronflement affairÉ de la flamme  bleu du chauffe-bains À gaz et Alevina qui,
penchÉe au-dessus  de  la baignoire, rÉpandait dans l'eau  une poudre  fine.
Pendant qu'il se dÉshabillait, arrachant son linge raidi par  la  boue, elle
agita  l'eau  et un  manteau  de mousse  monta À la surface,  dÉborda de  la
baignoire, et il  se plongea  dans  la mousse neigeuse, fermant  les yeux de
plaisir  et  de  douleur, tandis  qu'Alevtina assise  sur  le  rebord  de la
baignoire le regardait, un sourire caressant au  coin des lÈvres,  si bonne,
si  accueillante  -  et  il n'avait  pas  ÉtÉ  une  seule fois  question  de
papiers...
     Elle lui lavait la tÊte et lui, crachotant et s'Ébrouant, se disait que
ses  mains Étaient aussi  fortes et habiles  que celles de sa mÈre - et elle
devait  Évidemment  savoir  faire aussi  bien  la cuisine...  Puis elle  lui
demanda  :  "Je te frotte le  dos?" Il  se tapota l'oreille de la main  pour
chasser l'eau et le savon et dit : "Bien sÛr, naturellement!" Elle lui passa
sur le dos un gant de filasse rÊche et ouvrit le robinet de la douche.
     - Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme Ça. Je vais vider
l'eau,  en mettre de  la  propre  et je resterai allongÉ, avec  toi assise À
cÔtÉ. S'il te plaÎt.
     Elle arrÊta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret.
     - On  est bien!  dit-il. Tu  sais, jamais encore  je n'avais ÉtÉ  aussi
bien.
     - Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais.
     - Comment pouvais-je savoir?
     -  Et pourquoi est-ce  que tu veux toujours  tout  savoir d'avance?  Tu
aurais pu seulement essayer. Qu'est-ce que tu y aurais perdu? Tu es mariÉ?
     - Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non.
     -  C'est  bien  ce que  je  pensais. Evidemment, tu  l'aimais beaucoup?
Comment Était-elle?
     -  Comment Était-elle... Elle  n'avait peur de rien. Elle  Était bonne.
Nous rÊvions souvent de la forÊt.
     - De quelle forÊt?
     - Comment, de quelle forÊt? Il n'y a qu'une forÊt.
     - La nÔtre, tu veux dire?
     -  Elle n'est pas À  vous. Elle  existe  pour ellemÊme.  D'ailleurs  en
rÉalitÉ  elle  est   peut-Être  À  nous.  Mais  c'est  difficile  de  se  le
reprÉsenter.
     -  Je  n'ai jamais  ÉtÉ dans la forÊt, dit  Alevtina.  On dit que c'est
effrayant.
     -  Ce  qu'on ne  comprend  pas  est  toujours  effrayant.  Il  faudrait
commencer par apprendre À  ne pas avoir  peur de ce qu'on  ne  comprend pas.
Alors tout serait simple.
     - Moi je crois simplement qu'il ne faut pas se raconter d'histoires. Si
on   se   racontait  un   peu  moins   d'histoires,  il   n'y  aurait   rien
d'incomprÉhensible.  Et toi,  Pertchik, tu n'arrÊtes pas de te  raconter des
histoires.
     - Et la forÊt?
     - Quoi, la forÊt? Je n'y suis pas allÉe, mais si j'y allais je ne crois
pas que je serais particuliÈrement perdue. LÀ oÙ il y a la forÊt, il y a des
sentiers,  lÀ oÙ  il  y a des sentiers,  il y a des gens et on peut toujours
s'entendre avec les gens.
     - Et s'il n'y a personne?
     - S'il n'y a personne, il n'y a  rien À y faire. Il faut s'en tenir aux
gens. Avec des gens, rien n'est jamais perdu.
     - Non, dit Perets. Ce n'est pas  si simple.  Avec les gens, moi je suis
perdu. Je ne comprends rien avec les gens.
     - Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu ne comprends pas, par exemple?
     - Je ne comprends  rien. C'est pour Ça, entre autres, que j'ai commencÉ
À rÊver À la  forÊt.  Mais maintenant je  vois que  ce n'est pas plus facile
dans la forÊt.
     Elle secoua la tÊte.
     -  Quel  enfant tu  es  encore, dit-elle.  Tu  ne  veux absolument  pas
comprendre qu'il n'y a rien d'autre sur terre que l'amour,  la nourriture et
l'orgueil. Evidemment  tout est embrouillÉ comme  une pelote, mais quel  que
soit le fil que  tu tires, tu arrives  toujours ou À l'amour, ou au pouvoir,
ou À la nourriture...
     - Non, dit Perets. Je ne le veux pas.
     - Mon pauvre chÉri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si  tu
veux  ou si tu ne veux pas...  A  moins que  je ne te le demande : Qu'es-tu,
Pertchik, À t'agiter ainsi, que te faut-il?
     -  Je  crois  que  maintenant  il ne me  faut  plus  rien, dit  Perets.
Seulement dÉcamper d'ici et me  faire  archiviste...  ou restaurateur. VoilÀ
tous mes dÉsirs.
     Elle secoua À nouveau la tÊte
     - Je  ne crois  pas. Tu es beaucoup trop compliquÉ.  Il te faut trouver
quelque chose de plus simple.
     Il ne rÉpliqua pas et elle se leva.
     - VoilÀ une  serviette. Je t'ai mis du linge  lÀ. Sors et on prendra du
thÉ. Du thÉ et de la confiture de framboise, et tu iras dormir.
     Perets avait dÉjÀ  vidÉ l'eau et, debout dans la  baignoire, se sÉchait
avec une grande serviette Éponge quand il entendit un tintement de vitres et
l'Écho lointain  d'un coup sourd. Il se souvint  alors du dÉpÔt de matÉriel,
de Jeanne, la poupÉe stupide hystÉrique et cria :
     - Qu'est-ce que c'est? OÙ?
     - C'est la machine qui a explosÉ, rÉpondit Alevtina. Ne crains rien.
     -  OÙ?  OÙ a-t-elle explosÉ? Au dÉpÔt? Alevtina resta quelques instants
silencieuse, apparemment elle regardait par la fenÊtre.
     - Non, dit-elle enfin. Pourquoi au dÉpÔt? Dans le parc... Il y  a de la
fumÉe... Et ils courent tous, ils courent...


     On ne  voyait pas  la forÊt.  A sa place, sous la falaise,  des  nuages
s'Étendaient en une couche dense  jusqu'À  l'horizon. On aurait dit un champ
de glace enneigÉ :  des banquises,  des dunes  de neige,  des trouÉes et  de
crevasses cachant un  abÎme sans  fond : celui qui sauterait du  haut  de la
falaise ne serait pas arrÊtÉ par  la  terre,  par le marÉcage  tiÈde  ou les
branches tendues  des arbres, mais par la  glace  dure, Étincelante sous  le
soleil matinal, couverte d'une  pellicule de neige sÈche et poudreuse, et il
resterait Étendu  sur la  glace, plat, immobile  et noir sous  le soleil. On
aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoyÉe, qui
aurait ÉtÉ jetÉe par-dessus la cime des arbres.
     Perets chercha autour  de lui, trouva un caillou, le  fit  sauter d'une
paume À l'autre et se dit que le  bord  de l'À-pic Était vraiment un coin de
rÊve  : d'ici l'Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici  des
cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l'herbe vierge brÛlÉe par le
soleil, et  mÊme  un  oiseau qui se  permettait  de  gazouiller,  il fallait
seulement Éviter de regarder  vers la droite, vers les luxueuses  latrines À
quatre fenÊtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment
au soleil  leur peinture toute fraÎche.  Il est vrai qu'elles Étaient  assez
loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer  À imaginer  que  c'Était un
kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de mÊme  mieux
valu qu'elles ne soient pas lÀ.
     C'est peut-Être À  cause  de ces  latrines  toutes neuves, ÉdifiÉes  au
cours  de la  nuit agitÉe qui  avait  prÉcÉdÉ,  que la forÊt se  dissimulait
derriÈre  les nuages.  Mais c'Était peu probable. La  forÊt ne se serait pas
emmitouflÉe  jusqu'À  l'horizon  pour  une  telle  bagatelle, les  hommes ne
pouvaient pas lui faire un tel effet.
     "En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai
tout ce  qu'on me dira de faire,  je ferai des  calculs sur la " mercedes  "
abÎmÉe, je  franchirai  la zone  d'assaut,  je jouerai  aux  Échecs  avec le
manager et j'essaierai mÊme d'aimer le kÉfir : ce ne doit pas Être tellement
difficile, puisque la plupart des gens ont rÉussi À le faire. Et le soir (et
la  nuit  aussi)  j'irai  chez  Alevtina, je  mangerai  de  la  confiture de
framboise et je me reposerai dans  la baignoire du Directeur. C'est mÊme une
idÉe, pensa-t-il  :  s'essuyer avec  la serviette du Directeur, s'envelopper
dans  la robe  de  chambre du Directeur  et se chauffer les pieds  dans  les
chaussettes de  soie du  Directeur.  Deux fois par mois j'irai À la  station
biologique  toucher  la paye  et les  primes,  pas dans  la forÊt mais À  la
station, prÉcisÉment, et mÊme pas À la station mais À la caisse, pas pour un
rendez-vous  avec la forÊt ni pour faire la guerre À  la forÊt, mais pour la
paye et  les  primes. Et  le  matin, de bonne  heure, je  viendrai  ici pour
regarder de loin la forÊt et pour lui jeter des cailloux."
     DerriÈre lui les buissons  s'ÉcartÈrent bruyamment.  Perets se retourna
avec circonspection :  ce n'Était  pas le Directeur, mais encore et toujours
Domarochinier.  Il tenait À  la  main  une Épaisse chemise et il  s'arrÊta À
quelque  distance,  abaissant  vers  Perets  un  regard  humide.  Il  savait
manifestement quelque  chose, quelque chose d'important  et il avait apportÉ
ici, au bord de l'À-pic, cette Étrange et  angoissante nouvelle que personne
au monde d'autre que lui ne connaissait,  et  il Était manifeste que tout ce
qui  avait cours auparavant n'avait maintenant  plus  de  sens et que chacun
devrait donner tout ce dont il Était capable.
     -  Bonjour, dit-il  en  s'inclinant et en tendant  la chemise À Perets.
Vous avez bien dormi?
     - Bonjour, dit Perets. Merci.
     -  L'humiditÉ   est  aujourd'hui  de   soixante-seize  pour  cent,  dit
Domarochinier. TempÉrature : dixsept  degrÉs.  Vent nul. NÉbulositÉ  : zÉro.
(Il s'avanÇa sans bruit, les  mains sur  la couture du pantalon, inclina son
corps vers Perets et annonÇa.) Le double-vÉ est ce matin Égal À seize...
     - Quel double-vÉ? demanda Perets en se levant.
     - Le  nombre de taches,  dit trÈs vite Domarochinier, le regard fuyant.
Sur le soleil, sur le s-s-s... Il se tut, regardant fixement Perets en face.
     - Et pourquoi me dites-vous Ça? demanda Perets d'un ton hostile.
     - Je  vous  demande pardon, dit  hÂtivement  Domarochinier. Cela ne  se
reproduira  plus. Donc  il n'y a que l'humiditÉ,  la nÉbulositÉ, le  vent...
hmm... et... Vous ne voulez  pas  non plus  que je vous fasse de rapport sur
les opposants?
     - Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi?
     Domarochinier fit deux pas en arriÈre et inclina la tÊte.
     -  Je  vous demande pardon, dit-il. Il  est possible  que je  vous  aie
ennuyÉ,  mais il  y a quelques papiers qui nÉcessitent... sans retard,  pour
ainsi dire... que  vous personnellement... (Il  tendit À  Perets la chemise,
comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport?
     - Vous savez... dit Perets sur un ton menaÇant.
     - Oui-oui? dit Domarochinier.
     Sans lÂcher la chemise, il se  mit À fouiller  fÉbrilement ses  poches,
comme   s'il   cherchait   un   calepin.   Son  visage   Était  devenu  bleu
d'empressement.
     "L'imbÉcile, le fichu imbÉcile, pensa Perets en essayant de se dominer.
Qu'est-ce qui lui prend?"
     -  C'est  stupide,  dit-il  aussi  calmement  qu'il  le  pouvait.  Vous
comprenez? C'est stupide et Ça n'a rien d'amusant.
     - Oui-oui, dit Domarochinier.  (CourbÉ, serrant la  chemise  entre  son
coude  et  sa  hanche,  il  griffonnait  dÉsespÉrÉment  des  mots   sur  son
bloc-notes.) Une seconde... Oui-oui?
     - Qu'est-ce que vous Écrivez? demanda Perets.
     Domarochinier lui jeta an regard apeurÉ et lut :
     "Quinze juin...  heure  :  sept quarante-cinq...  lieu :  au-dessus  de
l'À-pic..."
     -  Ecoutez, Domarochinier, dit  Perets avec colÈre. Qu'est-ce que  vous
voulez, une fois pour toutes? Qu'est-ce que vous  avez À  me coller au train
tout  le temps  comme  Ça?  ça  suffit,  il y  en  a  assez!  (Domarochinier
Écrivait.)  Votre  plaisanterie  est  plutÔt  stupide,  vous  n'avez  pas  À
m'espionner. Vous devriez avoir honte, À votre Âge.  Mais arrÊtez  d'Écrire,
crÉtin! C'est vraiment idiot! Vous feriez mieux de faire votre  gymnastique;
ou de vous laver, regardez un peu À quoi vous ressemblez! Peuh!...
     Les  doigts tremblant de rage, 1  entreprit de boucler les  laniÈres de
ses sandales
     - C'est  vrai,  ce  qu'on dit  de vous, que vous Êtes  toujours  fourrÉ
partout  À noter toutes les conversations. Je croyais  que Ça faisait partie
de vos plaisanteries stupides... Je ne voulais pas le croire, je ne supporte
pas ce  genre  de choses en gÉnÉral, mais  vous, vous  dÉpassez  vraiment la
mesure...
     Il  se releva et  vit Domarochinier  figÉ au  garde À vous.  Des larmes
coulaient sur ses joues.
     - Mais qu'avez-vous aujourd'hui? demanda Perets, alarmÉ.
     - Je ne peux pas, bredouilla Domarochinier en sanglotant.
     - Vous ne pouvez pas quoi?
     - La gymnastique... Mon foie... un certificat... et me laver...
     - Seigneur JÉsus, dit Perets. Si  vous ne pouvez pas, ne le faites pas,
je  disais  Ça simplement... Mais qu'est-ce que vous avez enfin À me suivre?
Comprenez-moi,   je  n'ai   rien  contre   vous,   mais  c'est   extrÊmement
dÉsagrÉable...
     - ça ne se reproduira pas! s'Écria avec transport Domarochinier. Jamais
plus.
     Les larmes sur ses joues s'Étaient sÉchÉes en un instant.
     - Bon, Ça suffit, dit Perets, fatiguÉ,  en s'enfonÇant  À  travers  les
buissons.
     Domarochinier s'accrochait À ses pas.
     "Vieux paillasse, pensa Perets. TarÉ..."
     - TrÈs urgent, bredouillait Domarochinier, le souffle court. Absolument
indispensable... Votre attention personnelle...
     Perets se retourna.
     - Qu'est-ce  que  vous  fourez,  enfin? s'Écria-t-il.  Si c'est pour ma
valise, rendez-la-moi, oÙ l'avezvous trouvÉe?
     Domarochinier posa la  valise par terre et commenÇa À ouvrir la bouche,
au bord de l'asphyxie,  mais Perets  ne le laissa  pas parler  et saisit  la
poignÉe de la  valise. Alors  Domarochinier,  qui n'avait rien  pu  dire, se
coucha À plat ventre sur la valise.
     - Rendez-moi ma valise! dit Perets, glacÉ de fureur.
     - Pour rien au monde, siffla Domarochinier en raclant le gravier de ses
genoux.
     La chemise le gÊnait, il la prit entre ses dents et Étreignit la valise
entre ses deux bras. Perets tira de toutes ses forces et arracha la poignÉe.
     - Cessez ce scandale! dit-il. ImmÉdiatement!
     Domarochinier  secoua   la  tÊte  et  murmura  quelque   chose.  Perets
dÉboutonna son col et jeta un regard dÉsemparÉ autour de lui. A l'ombre d'un
chÊne pas trÈs loin de lÀ se trouvaient, pour  une raison indÉterminÉe, deux
ingÉnieurs en masques de carton. Interceptant ce regard, ils se redressÈrent
et  claquÈrent  les  talons.  Alors Perets, jetant tout autour  de  lui  des
regards de bÊte  traquÉe, enfila  prÉcipitamment l'allÉe qui menait vers  la
sortie du parc. Il croyait avoir dÉjÀ tout vu, mais cette fois... Ils ont dÛ
se donner le mot, pensait-il fiÉvreusement...  Il faut courir,  courir. Mais
courir oÙ? Il sortit du parc et allait  prendre la  direction de la  cantine
quand il trouva  À nouveau  sur son chemin  Domarochinier,  un Domarochinier
sale  et  effrayant. Il Était lÀ, la  valise sur l'Épaule,  son visage  bleu
inondÉ de larmes, À  moins que ce ne fÛt d'eau ou de sueur. Ses yeux, voilÉs
par une  pellicule blanche, erraient,  et il  serrait  contre sa poitrine la
chemise oÙ ses dents avaient laissÉ leur empreinte.
     -  Pas  ici, je  vous  en supplie,  rÂla-t-il. Dans le bureau...  C'est
insupportablement   urgent...   Et   par  ailleurs   les   intÉrÊts   de  la
subordination...
     Perets fit un  Écart  pour  l'Éviter  et  remonta  en  courant  la  rue
principale. Les gens sur les trottoirs  restaient figÉs, inclinaient la tÊte
en roulant  des  yeux  ÉcarquillÉs.  Un  camion  qui  venait d'en  face,  se
dirigeant  vers lui, freina avec un hurlement sauvage,  percuta un kiosque À
journaux, des gens avec des pelles jaillirent de la caisse et commencÈrent À
se mettre en rangs par deux.  Un garde  passa au pas de parade en prÉsentant
les armes...
     Perets tenta par deux fois de prendre une rue transversale, et trouva À
chaque fois  Domarochinier  sur  son  chemin. Domarochinier ne  pouvait plus
parler, il ne  faisait  que  pousser  des  grognements  et  des  meuglements
inarticulÉs  en  roulant  des  yeux  suppliants. Perets  courut  alors  vers
l'immeuble de l'Administration.
     "Kim,  pensait-il fiÉvreusement.  Kim ne per mettra pas... A moins  que
lui  aussi?... Je  m'enfermerai dans les toilettes... Qu'ils essaient...  Je
frapperai À coups de pied... maintenant Ça m'est Égal..."
     II  fit irruption dans  le hall d'entrÉe et au mÊme moment un orchestre
au grand complet entama avec des Éclats de cuivres une marche triomphale. Il
vit   des  visages  tendus,  des   yeux  ÉcarquillÉs,   des  torses  bombÉs.
Domarochinier le  rejoignit  et  se  lanÇa  À sa poursuite  dans  l'escalier
d'honneur,  sur les tapis framboise que personne ne  se permettait jamais de
fouler, À travers  des  salles inconnues  À deux rangÉes de fenÊtres, devant
des gardes en uniforme  de parade avec dÉcorations pendantes, sur un parquet
cirÉ  et glissant, le poursuivit dans l'escalier,  vers  le troisiÈme Étage,
dans  une galerie de  portraits,  et  À  nouveau dans  l'escalier,  vers  le
quatriÈme Étage,  devant  une haie de jeunes filles  fardÉes et figÉes comme
des  mannequins  et,  enfin  l'accula  dans  une sorte de somptueuse impasse
ÉclairÉe  par  des  lampes  lumiÈre  du  jour.  Au  bout,  se  trouvait  une
gigantesque porte revÊtue  de cuir qui portait la plaquette  "Directeur". Il
Était impossible d'aller plus loin.
     Domarochinier  le rattrapa, se faufila  sous  son coude, poussa un rÂle
effrayant, un  rÂle d'Épileptique, et ouvrit devant  lui la porte  de  cuir.
Perets entra, enfonÇa  ses pieds dans une monstrueuse peau de tigre, enfonÇa
tout son Être dans la  pÉnombre sÉvÈre et autoritaire de portes endeuillÉes,
dans l'arÔme noble du tabac de prix, dans un silence ouatÉ, dans la sÉrÉnitÉ
grave et mesurÉe d'une existence ÉtrangÈre.
     - Bonjour, lanÇa-t-il dans le vide,
     Mais il n'y avait personne derriÈre l'immense bureau. Personne dans les
vastes fauteuils. Et aucun regard ne rencontra le sien, si ce n'est celui du
martyr Selivan sur un tableau gÉant qui occupait tout le mur de cÔtÉ.
     DerriÈre lui, Domarochinier laissa lourdement tomber  la valise. Perets
tressaillit et se retourna. Debout, chancelant, Domarochinier lui prÉsentait
la chemise comme un plateau vide. Ses yeux Étaient morts, vitreux. Il ne  va
pas tarder À mourir, pensa Perets. Mais Domarochinier ne mourut pas.
     - Extraordinairement urgent..., siffla-t-il, À bout de souffle. Sans le
visa  du  Directeur,  impossible...  personnel... jamais  je  ne  me  serais
permis...
     - Quel Directeur? demanda Perets. Un terrible  soupÇon commenÇait À  se
faire jour dans son esprit.
     - Vous..., exhala Domarochinier. Sans votre visa... impossible...
     Perets s'appuya sur  la table et, se retenant  À la surface  polie,  la
contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut Être  le  plus proche. Il se
laissa tomber entre les bras  de cuir  frais et dÉcouvrit  À  sa gauche  une
batterie de tÉlÉphones multicolores, À sa droite des volumes reliÉs gravÉs À
l'or, devant lui un  encrier monumental reprÉsentant TannhaÛser et  VÉnus et
au-dessus  de  lui  les yeux blancs  et  implorants de  Domarochinier et  la
chemise tendue. Il Étreignit les accoudoirs et pensa :
     "Ah! c'est comme  Ça? Bande  de fripouilles, de salauds,  d'esclaves...
c'est  comme  Ça,  hein? Racaille,  larbins, faces  de carton...  trÈs bien,
puisque c'est comme Ça..."
     -  Cessez  d'agiter  cette  chemise  au-dessus  de   la  table,  dit-il
sÉvÈrement. Donnez-la ici.
     Le bureau s'anima, des  ombres passÈrent, un petit tourbillon se  forma
et Domarochinier  se trouva À  ses  cÔtÉs, un peu  en retrait  derriÈre  son
Épaule  gauche. La chemise posÉe sur  la table  parut  s'ouvrir toute seule,
dÉcouvrant  des  feuilles  de beau papier sur lesquelles il lut, imprimÉ  en
capitales, le mot : "PROJET".
     - Je vous remercie, dit-il sÉvÈrement. Vous pouvez aller.
     Il y eut À nouveau un tourbillon, une lÉgÈre  odeur de sueur s'Éleva et
disparut, et Domarochinier  se  trouva À  la  porte, en train  de  sortir  À
reculons, le corps inclinÉ en avant pour saluer, les mains sur la couture du
pantalon - effrayant, pitoyable et prÊt À tout.
     - Un instant, dit Perets.
     Domarochinier se figea.
     - Vous pouvez tuer un homme?
     Domarochinier n'hÉsita pas. Il prit un calepin et prononÇa :
     - Je vous Écoute!
     - Et vous suicider? demanda Perets.
     - Quoi? demanda Domarochinier.
     - Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard.
     Domarochinier  disparut.  Perets s'Éclaircit la gorge et se  passa  les
mains sur le visage.
     - Supposons, dit-il À voix haute. Et ensuite?
     Il vit sur la  table un agenda, tourna la page et lut ce qui Était notÉ
pour  la journÉe en  cours.  L'Écriture  de  l'ancien Directeur le dÉÇut. Le
Directeur Écrivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur  de
calligraphie.
     "Chefs  de groupe  9.30.  Revue  de pieds  10.30.  Voir poudre. Essayer
kÉfir-zÉfir. Machinisation. Bobine : qui l'a volÉe? Quatre bulldozers!!!"
     "Au  diable  les  bulldozers,  pensa  Perets, c'est  terminÉ  : plus de
bulldozers, plus d'excavateurs, plus de machines À scier de l'Eradication...
Ce serait pas  mal de castrer Touzik  au  passage, mais  c'est pas possible.
Dommage...  Et il  y  a  aussi  ce dÉpÔt  de machines.  Je le  ferai sauter,
dÉcida-t-il. Il imagina l'Administration,  vue d'en haut, et comprit qu'il y
avait  beaucoup de  choses À faire sauter.  Beaucoup  trop... N'importe quel
imbÉcile peut faire sauter des choses", se dit-il.
     Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de  papier,  des crayons
usÉs,  deux odontomÈtres de philatÉliste  et par-dessus  le  tout une  patte
d'Épaule de gÉnÉral dorÉe. Une seule. Il chercha la  seconde,  en retournant
les feuilles de  papier,  se  piqua  le doigt À  une  punaise  et trouva  le
trousseau de  clefs  du  coffre-fort.  Le  coffre se trouvait  dans  un coin
ÉloignÉ, c'Était un coffre trÈs Étrange, dÉguisÉ en desserte. Perets se leva
et traversa  le  bureau  pour  gagner le coffre, remarquant  au  passage  de
nombreuses bizarreries qu'il n'avait pas remarquÉes au premier abord.
     Sous  une  fenÊtre  se trouvait  une crosse  de  hockey, flanquÉe d'une
bÉquille  et d'une jambe artificielle chaussÉe  d'un bottillon et munie d'un
patin À  glace  rouillÉ. Tout  au fond du bureau  s'ouvrait une autre  porte
barrÉe par une corde sur laquelle Étaient pendus des slips noirs et quelques
chaussettes,  dont certaines  Étaient  trouÉes.  Sur la porte elle-mÊme, une
plaquette de mÉtal  noirci qui portait  l'inscription gravÉe  "BETAIL".  Sur
l'appui  de la fenÊtre, À demi cachÉ par un rideau, un petit aquarium rempli
d'une eau claire et transparente abritait des  algues multicolores au milieu
desquelles  un  axolotl  gras  et  noir  remuait  rythmiquement  ses   ouÏes
branchues.  Et  derriÈre  le  tableau  qui reprÉsentait l'exploit de Selivan
Émergeait  un somptueux  bÂton  de  chef d'orchestre,  avec  des  queues  de
cheval...
     Perets  s'affaira auprÈs du coffre, mit un  certain temps À trouver les
bonnes  clefs  et parvint finalement À ouvrir  la  lourde  porte blindÉe. La
contre-porte Était tapissÉe de photos lÉgÈres dÉcoupÉes dans des revues pour
hommes, mais le coffre Était presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont
le verre  gauche Était cassÉ, une casquette chiffonnÉe  ornÉe  d'une cocarde
Étrange, et la photographie d'une  famille  inconnue (le pÈre -  arborant un
rictus qui dÉcouvrait toutes ses dents, la mÈre - la bouche en cul de poule,
et deux enfants en uniforme de Cadets).  Il y avait aussi un parabellum bien
astiquÉ, soigneusement entretenu,  avec une seule balle  dans le  canon, une
autre  patte d'Épaule de gÉnÉral  et  une croix de fer  avec des feuilles de
chÊne.  Le coffre contenait  encore  une pile  de chemises, toutes vides,  À
l'exception  de  la derniÈre,  tout  en bas  de la pile,  oÙ se trouvait  le
brouillon  d'une note  de  service  qui envisageait les sanctions À  prendre
contre  le  chauffeur Touzik  pour  nonfrÉquentation systÉmatique  du  musÉe
historique de l'Administration. "Bien fait pour  lui,  la crapule,  marmonna
Perets. Il ne va mÊme  pas au musÉe...  Il  va  falloir donner suite À cette
affaire..."
     "Touzik, toujours Touzik, qu'est-ce  que c'est  que cette  histoire? Il
n'est  tout de  mÊme pas  le nombril  du  monde, non? Enfin,  en un  sens...
KÉfiromane, coureur rÉpugnant, glandouilleur systÉmatique... d'ailleurs tous
les  chauffeurs sont  des glandouilleurs... non, il faut que Ça  cesse  : le
kÉfir, la partie  d'Échecs pendant les heures de travail.  Et Kim, qu'est-ce
qu'il peut bien calculer sur la " mercedes " qui dÉraille? -  A moins que ce
ne soit justement  ce qu'il faut, des  espÈces de processus stochastiques...
Ecoute,  Perets,  tu  ne  sais  vraiment  pas  grand-chose.  Tout  le  monde
travaille. Il n'y a presque  pas de tire-au-flanc. Ils travaillent  la nuit,
ils sont  tous  occupÉs,  personne n'a  de temps. Les notes de service  sont
observÉes, je le sais, j'en ai fait  l'expÉrience. Apparemment, tout va bien
:  les  gardiens   gardent,  les  conducteurs   conduisent,  les  ingÉnieurs
construisent,   les   chercheurs   Écrivent   des  articles,  les  caissiers
distribuent  de l'argent... Ecoute, Perets, pensa-t-il,  peut-Être  qu'aprÈs
tout ce manÈge  n'existe  que  pour  que  tout le  monde  travaille? Un  bon
mÉcanicien  rÉpare une  voiture  en  deux heures.  Et aprÈs?  Les vingt-deux
heures  restantes?  Et  si  en  plus les  voitures  sont  conduites par  des
travailleurs  expÉrimentÉs qui ne  les  abÎment pas?  La  solution  s'impose
d'elle-mÊme : mettre le bon  mÉcanicien aux cuisines, et les cuisiniers À la
mÉcanique.  Il ne  s'agit  pas seulement  de  remplir  vingt-deux  heures  -
vingt-deux ans.  Non, il y a  une certaine logique  lÀ-dedans. Tout le monde
travaille, tout le monde fait son  devoir  d'homme... pas comme de vulgaires
singes... Et ils acquiÈrent des spÉcialitÉs nouvelles... Finalement il n'y a
aucune logique lÀ-dedans,  c'est  le gÂchis complet, pas  de  la  logique...
Seigneur, je suis  lÀ À rester  plantÉ comme un piquet et  ils  salissent la
forÊt, ils la dÉtruisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque
chose  au plus  vite, maintenant  je  rÉponds de chaque  hectare,  de chaque
chiot, de chaque ondine, maintenant je rÉponds de tout..."
     II  commenÇa À  s'agiter,  referma tant bien  que  mal  le  coffre,  se
prÉcipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit  du tiroir
une feuille de papier vierge.
     "II  y  a ici  des  milliers de  personnes,  pensa-t-il. Des traditions
Établies, des  modes  de  relations fixÉs,  ils  vont rire  de moi... Il  se
souvint   de  Domarochinier,  suant  et  pitoyable,  et   de  lui-mÊme  dans
l'antichambre  du Directeur. Non, ils ne  riront  pas. Ils vont pleurer, ils
iront se plaindre  À ce... À ce  M. Ah...  Ils vont s'Égorger  les  uns  les
autres... Mais  pas rire. C'est  Ça  le  plus  terrible, pensa-t-il.  Ils ne
savent pas  rire, ils ne  savent  pas ce que c'est et À quoi  Ça  sert.  Des
hommes,  pensa-t-il.  De  tout petits  hommes,  des homuncules. Il  faut  la
dÉmocratie, la libertÉ d'opinion, la libertÉ de protestation et d'invective.
Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez!  Protestez et riez...
Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse  et  avec
passion, puisque c'est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualitÉ
du kÉfir, contre la mauvaise nourriture À la cantine, ils invectiveront avec
une  passion particuliÈre  le balayeur  pour  les  rues  qui n'ont  pas  ÉtÉ
balayÉes depuis un an, ils  injurieront le chauffeur  Touzik pour  son refus
systÉmatique de frÉquenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux
latrines sur  l'À-pic...  Non, je  commence À m'embrouiller,  pensa-t-il. Il
faut procÉder par ordre. Qu'est-ce que j'ai actuellement?"
     II se mit À couvrir une feuille d'une Écriture rapide et illisible :
     ""  Groupe de  l'Eradication de  la forÊt, groupe d'Etude  de la forÊt,
groupe  de la Protection armÉe  de la forÊt, groupe d'Aide  À la  population
locale de la forÊt... " Qu'est-ce qu'il y a encore? Ah! oui. "  Groupe de la
PÉnÉtration  du  gÉnie  ds.  for. " Et puis... ''  Groupe  de la  Protection
scientifique for. "  VoilÀ, Ça a l'air d'Être tout. Bon. Et qu'est-ce qu'ils
font? C'est bizarre, je ne me suis jamais demandÉ ce qu'ils faisaient. Il ne
m'est   mÊme  jamais  venu   À  l'esprit  de  me  demander  ce  que  faisait
l'Administration en gÉnÉral. Comment on  pouvait concilier l'Eradication  et
la Protection de  la forÊt,  et  en plus aider  la population locale... Bon,
voilÀ  ce  que  je  vais  faire,  pensa-t-il. D'abord,  plus  d'Eradication.
Eradiquer l'Eradication. La PÉnÉtration du gÉnie aussi, Évidemment. Ou alors
qu'ils travaillent en haut,  de toute  faÇon ils n'ont rien À faire en  bas.
Ils  peuvent  dÉmonter  leurs  machines,  construire  une route correcte  ou
combler  ce  marais putride...  Qu'est-ce  qu'il  reste alors?  Il  y  a  la
Protection armÉe.  Avec leurs chiens loups. Tout de mÊme, dans l'ensemble...
Il  faut tout  de mÊme  protÉger la forÊt. Seulement voilÀ... (Il Évoqua les
tÊtes  des  gardes  qu'il connaissait et se  mordilla  les  lÈvres d'un  air
dubitatif.)  M-oui... Bon,  admettons. Et l'Administration, elle sert À quoi
alors? Et moi! Dissoudre l'Administration, alors, non?"
     II se sentit tout d'un coup À la fois joyeux et angoissÉ.
     - Mais oui, c'est Ça, pensa-t-il. Je peux! Je peux dissoudre  tout. Qui
est  mon juge? Je suis le Directeur, je  suis le chef. Une note de service -
et terminÉ!"
     II entendit alors le bruit de pas lourds.  Quelque part  tout prÈs. Les
verres  du lustre tintÈrent, les chaussettes  qui sÉchaient  sur la corde se
balancÈrent. Il se leva et s'approcha sur  la pointe des  pieds de la petite
porte qui se trouvait au fond de la piÈce. DerriÈre, quelqu'un marchait d'un
pas inÉgal, comme  titubant,  mais on n'entendait rien  d'autre,  et  il n'y
avait mÊme pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l'oeil. Perets
pesa doucement sur  la poignÉe, mais la porte ne  cÉda  pas. Il approcha les
lÈvres  de  la  fente et demanda À  haute  voix : "Qui  est lÀ?" Personne ne
rÉpondit,  mais les pas ne cessÈrent pas, comme s'il y  avait  eu un ivrogne
dehors  en train de zigzaguer. Perets manipula  encore une  fois la poignÉe,
haussa les Épaules et revint À sa place.
     "Dans l'ensemble, le pouvoir a  ses  avantages, pensa-t-il. Je ne  vais
Évidemment  pas  dissoudre  l'Administration,  ce   serait  idiot,  pourquoi
dissoudre une organisation toute prÊte, bien huilÉe? Il  faut simplement  la
remettre  dans le  droit chemin,  l'appliquer À  quelque  chose de  sÉrieux.
Cesser  d'envahir  la  forÊt,  renforcer  au contraire  son  Étude prudente,
essayer de se mettre  en rapport avec elle, d'apprendre À son contact... Ils
ne comprennent mÊme pas ce que c'est que la forÊt. La forÊt! Pour  eux c'est
du bois d'abattage...  Leur apprendre À aimer la  forÊt, À  la  respecter, À
vivre  la vie  qu'elle vit... Non, il  y a beaucoup de  travail.  Du travail
vÉritable, du travail  sÉrieux. Et  il se trouvera des gens  -  Kim, StoÏan,
Rita.. Et  pourquoi pas  le  manager?...  Alevtina...  Et finalement  ce Ah,
aussi,  c'est  un personnage, il est pas bÊte, mais il a  rien de  sÉrieux À
faire... Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d'en
voir! Bon, et maintenant, oÙ en sont les affaires courantes?
     Il attira le dossier À lui. La premiÈre page Était ainsi rÉdigÉe :
     PROJET DE DIRECTIVE POUR L'INSTAURATION DE L'ORDRE
     1. Au  cours  de  l'annÉe  ÉcoulÉe,  l'Administration  de  la  forÊt  a
substantiellement amÉliorÉ son travail  et a atteint des indices ÉlevÉs dans
tous  les domaines de son activitÉ. Des centaines d'hectares  de  territoire
forestier ont ÉtÉ conquis, ÉtudiÉs, amÉnagÉs et placÉs sous la sauvegarde de
la Protection scientifique  et armÉe.  La  maÎtrise des spÉcialistes  et des
travailleurs du rang croÎt de jour en  jour.  L'organisation s'amÉliore, les
dÉpenses improductives  diminuent.  Les  barriÈres bureaucratiques et autres
obstacles extraproductifs sont levÉs les uns aprÈs les autres.
     2. Cependant,  À  cÔtÉ des rÉalisations effectuÉes, l'action nÉfaste de
la deuxiÈme loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres
continue À  s'exercer, abaissant  quelque peu le niveau  ÉlevÉ  des indices.
Notre tÂche la  plus urgente rÉside maintenant dans la suppression des faits
de hasard qui engendrent le  chaos, troublent le rythme commun et provoquent
une baisse des cadences.
     3.  Compte  tenu de ce  qui  prÉcÈde,  il  est proposÉ de considÉrer  À
l'avenir toute manifestation  de faits de hasard comme contraire aux lois et
contredisant  l'idÉal  d'organisation,  et l'implication dans  des  faits de
hasard (probabilisme) comme un  acte  criminel on, si l'implication dans des
faits de hasard (probabilisme) n'entraÎne pas  de consÉquences graves, comme
une trÈs sÉrieuse violation de la discipline du travail et de la production.
     4. La  culpabilitÉ des personnes  impliquÉes dans des faits  de  hasard
(activitÉs probabilistiques) est dÉfinie et mesurÉe par les articles du Code
criminel N 62, 64, 65 (À l'exclusion des  par. S et 0), 113 et 192 par. K ou
§§ du Code administratif 12, 15 et 97.
     NOTA  :  L'issue  mortelle d'une  implication dans  un  fait  de hasard
(probabilisme) n'a pas en  tant que telle valeur de circonstance disculpante
ou attÉnuante. La condamnation ou  la  sanction sera dans ce cas prononcÉe À
titre posthume.
     5.  La prÉsente directive prend  effet  À partir  du... mois... jour...
annÉe. Elle n'a pas d'effet rÉtroactif.
     SignÉ : Le Directeur de l'Administration. (...)
     Perets passa sa langue sur ses lÈvres sÈches et tourna la  page. Sur la
suivante se  trouvait une note de service concernant la mise en jugement  de
l'employÉ Kh. du groupe de  la Protection scientifique. Item, conformÉment À
la directive sur < l'instauration  de  l'ordre" "pour indulgence  prÉmÉditÉe
pour  la loi  des grands nombres s'Étant  traduite  par une glissade  sur la
glace avec lÉsion concomitante de  l'articulation  tibia-tarsienne, laquelle
implication criminelle dans un fait de hasard (probabilisme) a eu lieu le 11
mars de l'annÉe  en cours",  il est proposÉ  que l'employÉ Kh soit dÉsormais
dÉsignÉ sur tous documents sous le nom de probabiliste Kh. Item...
     Perets claqua  des dents et regarda le  feuillet suivant. C'Était aussi
une   note  de  service  concernant   l'application  d'une  peine   d'amende
administrative correspondant À quatre mois de salaire au maÎtre de chiens G.
de Montmorency du groupe  de la Protection  armÉe "pour s'Être  imprudemment
permis d'Être frappÉ par une dÉcharge atmosphÉrique (foudre)". Suivaient des
prescriptions   concernant    les   congÉs,   des   demandes    d'allocation
exceptionnelle en raison de la perte du  soutien  de  famille  et  une  note
explicative  d'un certain  J.  Lumbago  À  propos de  la  disparition  d'une
bobine...
     - Qu'est-ce que c'est que ce fourbi, dit Perets À haute voix.
     Il Était en nage. Le projet  Était tapÉ sur du  papier couchÉ À tranche
dorÉe.  "II faudrait que j'en parle  À quelqu'un,  ou  je  vais m'y perdre",
pensa-t-il.
     LÀ-dessus la  porte  s'ouvrit  et  Alevtina  pÉnÉtra  dans  le  bureau,
poussant devant elle une  table  À  roulettes. Elle Était habillÉe  avec une
ÉlÉgance  recherchÉe et une  expression sÉrieuse et austÈre Était peinte sur
son visage soigneusement maquillÉ.
     - Votre petit dÉjeuner, dit-elle d'une voix apprÊtÉe.
     - Fermez  la  porte  et venez  ici,  dit Perets. Elle  ferma  la porte,
repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s'avanÇa vers Perets.
     - Alors, poussin? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant?
     - Regarde, dit Perets. Encore des bÊtises! Lis un peu.
     Elle s'assit  sur l'accoudoir, passa  autour  du cou de Perets  un bras
gauche nu et prit la directive de sa main droite nue.
     -  Je ne sais  pas, dit-elle.  Tout  est correct. Qu'y a-t-il?  Tu veux
peut-Être que  je  t'apporte  le  Code criminel? Le Directeur  prÉcÉdent lui
aussi n'avait pas compris un seul article.
     - Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code,  qu'est-ce
que tu veux que je fasse du Code? Tu as lu?
     - Je l'ai  lu, et  je  l'ai  mÊme  tapÉ.  Et  j'ai  corrigÉ  le  style.
Domarochinier ne sait pas  Écrire,  et c'est seulement ici  qu'il a appris À
lire...  A  propos, poussin, Domarochinier  attend  dans  l'antichambre,  tu
devrais  le  recevoir pendant  le  dÉjeuner, il aime  Ça.  Il  te  fera  des
tartines...
     - Mais je me fous de Domarochinier!  dit Perets. Explique-moi plutÔt ce
que je...
     - Il ne faut pas se foutre  de Domarochinier, rÉpliqua  Alevtina. Tu ne
comprends encore rien, poussin, tu  ne comprends rien... (Elle appuya sur le
nez  de Perets,  comme sur  un  bouton  de sonnette.)  Domarochinier  a deux
blocs-notes. Dans l'un il inscrit  qui a dit quoi - pour le  Directeur  - et
dans  l'autre  ce qu'a  dit le  Directeur. Penses-y, Poussin, et ne l'oublie
pas.
     -  Attends,  dit  Perets, il  faut  que  je  te demande conseil.  Cette
directive... ce dÉlire... je ne vais pas le signer.
     - Comment Ça, tu ne vas pas?
     - Comme Ça. Je ne lÈverai pas la main pour signer cette chose.
     Le visage d'Alevtina se fit sÉvÈre.
     -  Poussin, dit-elle. Ne te  bute pas. Signe. C'est trÈs urgent. AprÈs,
je t'expliquerai tout, mais maintenant...
     - Mais qu'est-ce qu'il y a À expliquer lÀ-dedans? dit Perets.
     - Si tu ne comprends pas, c'est qu'il faut t'expliquer. Donc, aprÈs, je
t'expliquerai.
     -  Non, explique-moi  maintenant,  dit Perets.  Si tu peux.  Ce dont je
doute.
     Alevtina  l'embrassa  sur  la  tempe  et  regarda  sa montre  d'un  air
prÉoccupÉ.
     - Voyons, mon petit... Bon, d'accord, allons-y si tu veux.
     Elle s'assit  sur la  table,  les mains  À  plat  sous ses  cuisses, et
commenÇa, les yeux fixÉs dans le vague au-dessus de la tÊte de Perets :
     - Il y a un travail administratif sur lequel tout repose. Ce travail ne
date  pas d'aujourd'hui ni d'hier, c'est un  vecteur dont l'origine  se perd
dans la nuit des temps. Actuellement, il est matÉrialisÉ  par les ordres  et
directives existant. Mais il s'enfonce aussi trÈs loin dans  le futur, oÙ il
attend encore d'Être matÉrialisÉ. C'est comme une route qui se construit sur
un terrain dÉterminÉ. LÀ oÙ se termine  l'asphalte, tournant  le- dos  À  la
portion dÉjÀ faite,  se trouve un niveleur qui  regarde dans son thÉodolite.
Ce niveleur, c'est toi. La ligne imaginaire qui  passe  par l'axe optique du
thÉodolite, c'est le vecteur  administratif non encore matÉrialisÉ que tu es
le seul À voir et qu'il t'appartient de matÉrialiser. Tu comprends "
     - Non, dit fermement Perets.
     - ça ne fait  rien, Écoute encore... De mÊme que  la  route ne peut pas
tourner arbitrairement À droite ou À gauche,  mais doit suivre l'axe optique
du  thÉodolite,  de  mÊme  chaque  directive  administrative  doit  Être  le
prolongement logique de toutes celles qui ont prÉcÉdÉ... Poussin, ne cherche
pas À approfondir,  je ne le comprends pas moi-mÊme, mais c'est un bien, car
l'approfondissement  engendre le doute, le doute engendre le piÉtinement sur
place - c'est la mort de tout activitÉ administrative,  et par consÉquent la
tienne, la mienne...  C'est ÉlÉmentaire. Qu'il ne se passe pas un jour  sans
directive, et tout sera dans l'ordre. Cette directive sur  l'instauration de
l'ordre, elle n'est  pas suspendue en l'air, elle  est  liÉe  À la directive
prÉcÉdente sur la non-dÉcroissance,  laquelle est  liÉe À la note de service
sur  la  non-grossesse, et cette  note de service  dÉcoule logiquement de la
prescription sur l'excitabilitÉ excessive, et cette prescription...
     -  ArrÊte ces stupiditÉs! dit Perets. Montre-moi  ces prescriptions  et
ces notes  de service... Non, montre-moi plutÔt la premiÈre note de service,
celle qui remonte À la nuit des temps...
     - Mais pour quoi faire?
     - Comment, pour quoi faire? Tu dis qu'elles  se suivent logiquement. Je
ne te crois pas.
     - Mon petit, dit Alevtina. Tu verras tout  Ça. Je te montrerai tout Ça.
Tu pourras lire tout Ça avec tes petits yeux myopes. Mais comprends : il n'y
a pas eu de directive avant-hier,  il n'y a pas  eu de directive hier. On ne
peut pas prendre en  compte cette petite notule sur la machine qu'il fallait
attraper,  et en  plus  c'Était une prescription orale...  Combien de  temps
crois-tu que  l'Administration  puisse  rester  sans  directives? Depuis  ce
matin, c'est dÉjÀ le fouillis : il y a des gens qui vont changer partout les
lampes grillÉes, tu te rends compte? Non, poussin, fais ce que tu veux, mais
il faut signer  la directive. Je veux ton bien. Tu la signes vite, tu rÉunis
les chefs de groupes, tu leur dis quelque chose qui  les rÉchauffe, et aprÈs
je  t'apporterai  tout  ce  que  tu  voudras.   Tu  pourras  lire,  Étudier,
approfondir... quoiqu'il vaudrait mieux, Évidemment, que tu n'approfondisses
pas.
     Perets  se prit le visage  entre les mains et hocha  la tÊte.  Alevtina
sauta vivement À bas de la table, trempa la plume dans la boÎte crÂnienne de
VÉnus et tendit le porte-plume À Perets.
     - Allons, chÉri, Écris vite...
     Perets prit la plume et demanda d'une voix plaintive :
     - Mais je pourrai l'annuler, aprÈs?
     - Bien sÛr, poussin, bien sÛr, dit Alevtina.
     Perets sentit qu'elle mentait, et rejeta la plume.
     - Non,  dit-il.  Non  et  non. Je  ne signerai pas. Pourquoi est-ce que
j'irai  signer ce  dÉlire,  alors qu'il y  a  manifestement  des dizaines de
directives,  d'ordonnances, de notes de service raisonnables et sensÉes, qui
seraient nÉcessaires, rÉellement nÉcessaires dans cette pÉtaudiÈre...
     - Par exemple? releva vivement Alevtina.
     - Seigneur... Mais n'importe quoi... par exemple...
     Alevtina s'empara d'un bloc-notes.
     - Eh bien!... (Le ton de Perets prit  soudain un mordant peu habituel.)
Par exemple  une  note  de  service  ordonnant  aux  employÉs du  groupe  de
l'Eradication  de   s'Éradiquer  eux-mÊmes  dans  les   plus  brefs  dÉlais.
ExÉcution! Ils auraient qu'À se jeter du haut de la falaise... ou À se tirer
une balle dans la  tÊte...  Aujourd'hui mÊme! Responsable,  Domarochinier...
ça, ce serait beaucoup plus utile que...
     -  Un  instant,  dit  Alevtina...  Donc,  se  suicider par  arme À  feu
aujourd'hui    avant    vingt-quatre   heures    zÉro   zÉro.   Responsable,
Domarochinier...
     Elle referma le bloc-notes et parut se plonger dans ses pensÉes. Perets
la regardait, ÉtonnÉ.
     - Mais  oui!  reprit-elle.  C'est juste! C'est  mÊme plus  progressiste
que... Comprends, chÉri :  si une directive ne te plaÎt  pas, il ne faut pas
te forcer.  Mais  donnes-en une autre. VoilÀ,  c'est fait, je n'ai plus À te
faire de reproches...
     Elle sauta À terre et commenÇa À disposer les assiettes devant Perets.
     - VoilÀ  les crÊpes, tu  as  la confiture  lÀ...  Le  cafÉ  est dans le
thermos, il est  bouillant, fais attention,  ne te brÛle  pas...  Mange,  je
prÉpare un projet en vitesse et je te l'apporte dans une demi-heure.
     - Attends, dit Perets, abasourdi. Attends...
     - Tu me plais bien, dit  tendrement Alevtina.  Tu es intelligent, tu as
du courage... Mais il faudra Être un peu plus gentil avec Domarochinier.
     - Attends, dit Perets, qu'est-ce que tu fais, tu plaisantes ou quoi?...
     Alevtina  se  prÉcipita vers la porte, Perets  se jeta À  sa poursuite,
criant  "Mais  ne  sois  pas  folle!",  mais ne  put la rattraper.  Alevtina
disparut  et  À sa  place, tel  un spectre,  Domarochinier parut jaillir  du
nÉant. PeignÉ, astiquÉ,  il  avait retrouvÉ sa couleur  normale  et semblait
prÊt À tout, comme auparavant.
     - C'est un coup de  gÉnie, dit-il en  pressant  Perets contre la table.
C'est  tout simplement... Époustouflant.  Cela  entrera pour  toujours  dans
l'Histoire...
     Perets  recula, comme devant une scolopendre gÉante, heurta la table et
fit se culbuter l'un sur l'autre TannhaÛser et VÉnus.

Last-modified: Mon, 17 May 1999 16:02:36 GMT
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